Je n'ennuierai point le lecteur du détail de ma réception à la
cour, qui fut conforme à la générosité d'un si grand prince, ni
des incommodités que j'essuyai faute d'une maison et d'un lit,
étant obligé de me coucher à terre enveloppé de ma couverture.
Chapitre VIII
_L'auteur, par un accident heureux, trouve le moyen de quitter
Blefuscu, et, après quelques difficultés, retourne dans sa patrie._
Trois jours après mon arrivée, me promenant par curiosité du côté
de l'île qui regarde le nord-est, je découvris, à une demi-lieue
de distance dans la mer, quelque chose qui me sembla être un
bateau renversé. Je tirai mes souliers et mes bas, et, allant dans
l'eau cent ou cent cinquante toises, je vis que l'objet
s'approchait par la force de la marée, et je connus alors que
c'était une chaloupe, qui, à ce que je crus, pouvait avoir été
détachée d'un vaisseau par quelque tempête; sur quoi, je revins
incessamment à la ville, et priai Sa Majesté de me prêter vingt
des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa
flotte, et trois mille matelots, sous les ordres du vice-amiral.
Cette flotte mit à la voile, faisant le tour, pendant que j'allai
par le chemin le plus court à la côte où j'avais premièrement
découvert la chaloupe. Je trouvai que la marée l'avait poussée
encore plus près du rivage. Quand les vaisseaux m'eurent joint, je
me dépouillai de mes habits, me mis dans l'eau, m'avançai jusqu'à
cinquante toises de la chaloupe; après quoi je fus obligé de nager
jusqu'à ce que je l'eusse atteinte; les matelots me jetèrent un
câble, dont j'attachai un bout à un trou sur le devant du bateau,
et l'autre bout à un vaisseau de guerre; mais je ne pus continuer
mon voyage, perdant pied dans l'eau. Je me mis donc à nager
derrière la chaloupe et à la pousser en avant avec une de mes
mains; en sorte qu'à la faveur de la marée, je m'avançai tellement
vers le rivage, que je pus avoir le menton hors de l'eau et
trouver pied. Je me reposai deux ou trois minutes, et puis je
poussai le bateau encore jusqu'à ce que la mer ne fût pas plus
haute que mes aisselles, et alors la plus grande fatigue était
passée; je pris d'autres câbles apportés dans un des vaisseaux,
et, les attachant premièrement au bateau et puis à neuf des
vaisseaux qui m'attendaient, le vent étant assez favorable et les
matelots m'aidant, je fis en sorte que nous arrivâmes à vingt
toises du rivage, et, la mer s'étant retirée, je gagnai la
chaloupe à pied sec, et, avec le secours de deux mille hommes et
celui des cordes et des machines, je vins à bout de la relever, et
trouvai qu'elle n'avait été que très peu endommagée.
Je fus dix jours à faire entrer ma chaloupe dans le port royal de
Blefuscu, où il s'amassa un grand concours de peuple, plein
d'étonnement à la vue d'un vaisseau si prodigieux.
Je dis au roi que ma bonne fortune m'avait fait rencontrer ce
vaisseau pour me transporter à quelque autre endroit, d'où je
pourrais retourner dans mon pays natal, et je priai Sa Majesté de
vouloir bien donner ses ordres pour mettre ce vaisseau en état de
me servir, et de me permettre de sortir de ses États, ce qu'après
quelques plaintes obligeantes il lui plut de m'accorder.
J'étais fort surpris que l'empereur de Lilliput, depuis mon
départ, n'eût fait aucune recherche à mon sujet; mais j'appris que
Sa Majesté impériale, ignorant que j'avais eu avis de ses
desseins, s'imaginait que je n'étais allé à Blefuscu que pour
accomplir ma promesse, suivant la permission qu'elle m'en avait
donnée, et que je reviendrais dans peu de jours; mais, à la fin,
ma longue absence la mit en peine, et, ayant tenu conseil avec le
trésorier et le reste de la cabale, une personne de qualité fut
dépêchée avec une copie des articles dressés contre moi. L'envoyé
avait des instructions pour représenter au souverain de Blefuscu
la grande douceur de son maître, qui s'était contenté de me punir
par la perte de mes yeux; que je m'étais soustrait à la justice,
et que, si je ne retournais pas dans deux jours, je serais
dépouillé de mon titre de _nardac_ et déclaré criminel de haute
trahison. L'envoyé ajouta que, pour conserver la paix et l'amitié
entre les deux empires, son maître espérait que le roi de Blefuscu
donnerait ordre de me faire reconduire à Lilliput pieds et mains
liés, pour être puni comme un traître.
Le roi de Blefuscu, ayant pris trois jours pour délibérer sur
cette affaire, rendit une réponse très honnête et très sage. Il
représenta qu'à l'égard de me renvoyer lié, l'empereur n'ignorait
pas que cela était impossible; que, quoique je lui eusse enlevé la
flotte, il m'était redevable de plusieurs bons offices que je lui
avais rendus, par rapport au traité de paix; d'ailleurs, qu'ils
seraient bientôt l'un et l'autre délivrés de moi, parce que
j'avais trouvé sur le rivage un vaisseau prodigieux, capable de me
porter sur la mer, qu'il avait donné ordre d'accommoder avec mon
secours et suivant mes instructions; en sorte qu'il espérait que,
dans peu de semaines, les deux empires seraient débarrassés d'un
fardeau si insupportable.
Avec cette réponse, l'envoyé retourna à Lilliput, et le roi de
Blefuscu me raconta tout ce qui s'était passé, m'offrant en même
temps, mais secrètement et en confidence, sa gracieuse protection
si je voulais rester à son service. Quoique je crusse sa
proposition sincère, je pris la résolution de ne me livrer jamais
à aucun prince ni à aucun ministre, lorsque je me pourrais passer
d'eux; c'est pourquoi, après avoir témoigné à Sa Majesté ma juste
reconnaissance de ses intentions favorables, je la priai
humblement de me donner mon congé, en lui disant que, puisque la
fortune, bonne ou mauvaise, m'avait offert un vaisseau, j'étais
résolu de me livrer à l'Océan plutôt que d'être l'occasion d'une
rupture entre deux si puissants souverains. Le roi ne me parut pas
offensé de ce discours, et j'appris même qu'il était bien aise de
ma résolution, aussi bien que la plupart de ses ministres.
Ces considérations m'engagèrent à partir un peu plus tôt que je
n'avais projeté, et la cour, qui souhaitait mon départ, y
contribua avec empressement. Cinq cents ouvriers furent employés à
faire deux voiles à mon bateau, suivant mes ordres, en doublant
treize fois ensemble leur plus grosse toile et la matelassant. Je
pris la peine de faire des cordes et des câbles, en joignant
ensemble dix, vingt ou trente des plus forts des leurs. Une grosse
pierre, que j'eus le bonheur de trouver, après une longue
recherche, près du rivage de la mer, me servit d'ancre; j'eus le
suif de trois cents boeufs pour graisser ma chaloupe et pour
d'autres usages. Je pris des peines infinies à couper les plus
grands arbres pour en faire des rames et des mâts, en quoi
cependant je fus aidé par des charpentiers des navires de Sa
Majesté.
Au bout d'environ un mois, quand tout fut prêt, j'allai pour
recevoir les ordres de Sa Majesté et pour prendre congé d'elle. Le
roi, accompagné de la maison royale, sortit du palais. Je me
couchai sur le visage pour avoir l'honneur de lui baiser la main,
qu'il me donna très gracieusement, aussi bien que la reine et les
jeunes princes du sang. Sa Majesté me fit présent de cinquante
bourses de deux cents _spruggs_ chacune, avec son portrait en
grand, que je mis aussitôt dans un de mes gants pour le mieux
conserver.
Je chargeai sur ma chaloupe cent boeufs et trois cents moutons,
avec du pain et de la boisson à proportion, et une certaine
quantité de viande cuite, aussi grande que quatre cents
cuisinières m'avaient pu fournir. Je pris avec moi six vaches et
six taureaux vivants, et un même nombre de brebis et de béliers,
ayant dessein de les porter dans mon pays pour en multiplier
l'espèce; je me fournis aussi de foin et de blé. J'aurais été bien
aise d'emmener six des gens du pays, mais le roi ne le voulut pas
permettre; et, outre une très exacte visite de mes poches, Sa
Majesté me fit donner ma parole d'honneur que je n'emporterais
aucun de ses sujets, quand même ce serait de leur propre
consentement et à leur requête.
Ayant ainsi préparé toutes choses, je mis à la voile le vingt-
quatrième jour de septembre 1701, sur les six heures du matin; et,
quand j'eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le vent étant
au sud-est, sur les six heures du soir je découvris une petite île
longue d'environ une demi-lieue vers le nord-est. Je m'avançai et
jetai l'ancre vers la côte de l'île qui était à l'abri du vent;
elle me parut inhabitée. Je pris des rafraîchissements et m'allai
reposer. Je dormis environ six heures, car le jour commença à
paraître deux heures après que je fus éveillé. Je déjeunai, et, le
vent étant favorable, je levai l'ancre, et fis la même route que
le jour précédent, guidé par mon compas de poche. C'était mon
dessein de me rendre, s'il était possible, à une de ces îles que
je croyais, avec raison, situées au nord-est de la terre de Van-
Diémen.
Je ne découvris rien ce jour-là; mais le lendemain, sur les trois
heures après midi, quand j'eus fait, selon mon calcul, environ
vingt-quatre lieues, je découvris un navire faisant route vers le
sud-est. Je mis toutes mes voiles, et, au bout d'une demi-heure,
le navire, m'ayant aperçu, arbora son pavillon et tira un coup de
canon. Il n'est pas facile de représenter la joie que je ressentis
de l'espérance que j'eus de revoir encore une fois mon aimable
pays et les chers gages que j'y avais laissés. Le navire relâcha
ses voiles, et je le joignis à cinq ou six heures du soir, le 26
septembre. J'étais transporté de joie de voir le pavillon
d'Angleterre. Je mis mes vaches et mes moutons dans les poches de
mon justaucorps et me rendis à bord avec toute ma petite cargaison
de vivres. C'était un vaisseau marchand anglais, revenant du Japon
par les mers du nord et du sud, commandé par le capitaine Jean
Bidell, de Deptford, fort honnête homme et excellent marin.
Il y avait environ cinquante hommes sur le vaisseau, parmi
lesquels je rencontrai un de mes anciens camarades nommé Pierre
Williams, qui parla avantageusement de moi au capitaine. Ce galant
homme me fit un très bon accueil et me pria de lui apprendre d'où
je venais et où j'allais, ce que je fis en peu de mots; mais il
crut que la fatigue et les périls que j'avais courus m'avaient
fait tourner la tête; sur quoi je tirai mes vaches et mes moutons
de ma poche, ce qui le jeta dans un grand étonnement, en lui
faisant voir la vérité de ce que je venais de lui raconter. Je lui
montrai les pièces d'or que m'avait données le roi de Blefuscu,
aussi bien que le portrait de Sa Majesté en grand, avec plusieurs
autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux bourses de deux
cents _spruggs_ chacune, et promis, à notre arrivée en Angleterre,
de lui faire présent d'une vache et d'une brebis pleines, pour
qu'il en eût la race quand ces bêtes feraient leurs petits.
Je n'entretiendrai point le lecteur du détail de ma route; nous
arrivâmes à l'entrée de la Tamise le 13 d'avril 1702. Je n'eus
qu'un seul malheur, c'est que les rats du vaisseau emportèrent une
de mes brebis. Je débarquai le reste de mon bétail en santé, et le
mis paître dans un parterre de jeu de boules à Greenwich.
Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je fis un
profit considérable en montrant mes animaux à plusieurs gens de
qualité et même au peuple, et, avant que je commençasse mon second
voyage, je les vendis six cents livres sterling. Depuis mon
dernier retour, j'en ai inutilement cherché la race, que je
croyais considérablement augmentée, surtout les moutons;
j'espérais que cela tournerait à l'avantage de nos manufactures de
laine par la finesse des toisons.
Je ne restai que deux mois avec ma femme et ma famille: la passion
insatiable de voir les pays étrangers ne me permit pas d'être plus
longtemps sédentaire. Je laissai quinze cents livres sterling à ma
femme et l'établis dans une bonne maison à Redriff; je portai le
reste de ma fortune avec moi, partie en argent et partie en
marchandises, dans la vue d'augmenter mes fonds. Mon oncle Jean
m'avait laissé des terres proches d'Epping, de trente livres
sterling de rente, et j'avais un long bail des Taureaux noirs, en
Fetterlane, qui me fournissait le même revenu: ainsi, je ne
courais pas risque de laisser ma famille à la charité de la
paroisse. Mon fils Jean, ainsi nommé du nom de son oncle,
apprenait le latin et allait au collège, et ma fille Élisabeth,
qui est à présent mariée et a des enfants, s'appliquait au travail
de l'aiguille. Je dis adieu à ma femme, à mon fils et à ma fille,
et, malgré beaucoup de larmes qu'on versa de part et d'autres, je
montai courageusement sur l'_Aventure_, vaisseau marchand de trois
cents tonneaux, commandé par le capitaine Jean Nicolas, de
Liverpool.
VOYAGE À BROBDINGNAG
Chapitre I
_L'auteur, après avoir essuyé une grande tempête, se met dans une
chaloupe pour descendre à terre et est saisi par un des habitants
du pays. Comment il en est traité. Idée du pays et du peuple._
Ayant été condamné par la nature et par la fortune à une vie
agitée, deux mois après mon retour, comme j'ai dit, j'abandonnai
encore mon pays natal et je m'embarquai, le 20 juin 1702, sur un
vaisseau nommé l'_Aventure_, dont le capitaine Jean Nicolas, de la
province de Cornouailles, partait pour Surate. Nous eûmes le vent
très favorable jusqu'à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, où
nous mouillâmes pour faire aiguade. Notre capitaine se trouvant
alors incommodé d'une fièvre intermittente, nous ne pûmes quitter
le cap qu'à la fin du mois de mars. Alors, nous remîmes à la
voile, et notre voyage fut heureux jusqu'au détroit de Madagascar;
mais étant arrivés au nord de cette île, les vents qui dans ces
mers soufflent toujours également entre le nord et l'ouest, depuis
le commencement de décembre jusqu'au commencement de mai,
commencèrent le 29 avril à souffler très violemment du côté de
l'ouest, ce qui dura vingt jours de suite, pendant lesquels nous
fûmes poussés un peu à l'orient des îles Moluques et environ à
trois degrés au nord de la ligne équinoxiale, ce que notre
capitaine découvrit par son estimation faite le second jour de
mai, que le vent cessa; mais, étant homme très expérimenté dans la
navigation de ces mers, il nous ordonna de nous préparer pour le
lendemain à une terrible tempête: ce qui ne manqua pas d'arriver.
Un vent du sud, appelé _mousson_, commença à s'élever.
Appréhendant que le vent ne devînt trop fort, nous serrâmes la
voile du beaupré et mîmes à la cape pour serrer la misaine; mais,
l'orage augmentant toujours, nous fîmes attacher les canons et
serrâmes la misaine. Le vaisseau était au large, et ainsi nous
crûmes que le meilleur parti à prendre était d'aller vent
derrière. Nous rivâmes la misaine et bordâmes les écoutes; le
timon était devers le vent, et le navire se gouvernait bien. Nous
mîmes hors la grande voile; mais elle fut déchirée par la violence
du temps. Après, nous amenâmes la grande vergue pour la dégréer,
et coupâmes tous les cordages et le robinet qui la tenaient. La
mer était très haute, les vagues se brisant les unes contre les
autres. Nous tirâmes les bras du timon et aidâmes au timonier, qui
ne pouvait gouverner seul. Nous ne voulions pas amener le mât du
grand hunier, parce que le vaisseau se gouvernait mieux allant
avec la mer, et nous étions persuadés qu'il ferait mieux son
chemin le mat gréé.
Voyant que nous étions assez au large après la tempête, nous mîmes
hors la misaine et la grande voile, et gouvernâmes près du vent;
après nous mîmes hors l'artimon, le grand et le petit hunier.
Notre route était est-nord-est; le vent était au sud-ouest. Nous
amarrâmes à tribord et démarrâmes le bras de dévers le vent,
brassâmes les boulines, et mîmes le navire au plus près du vent,
toutes les voiles portant. Pendant cet orage, qui fut suivi d'un
vent impétueux d'est-sud-ouest, nous fûmes poussés, selon mon
calcul, environ cinq cents lieues vers l'orient, en sorte que le
plus vieux et le plus expérimenté des mariniers ne sut nous dire
en quelle partie du monde nous étions. Cependant les vivres ne
nous manquaient pas, notre vaisseau ne faisait point d'eau, et
notre équipage était en bonne santé; mais nous étions réduits à
une très grande disette d'eau. Nous jugeâmes plus à propos de
continuer la même route que de tourner au nord, ce qui nous aurait
peut-être portés aux parties de la Grande-Tartarie qui sont le
plus au nord-ouest et dans la mer Glaciale.
Le seizième de juin 1703, un garçon découvrit la terre du haut du
perroquet; le dix-septième, nous vîmes clairement une grande île
ou un continent (car nous ne sûmes pas lequel des deux), sur le
côté droit duquel il y avait une petite langue de terre qui
s'avançait dans la mer, et une petite baie trop basse pour qu'un
vaisseau de plus de cent tonneaux pût y entrer. Nous jetâmes
l'ancre à une lieue de cette petite baie; notre capitaine envoya
douze hommes de son équipage bien armés dans la chaloupe, avec des
vases pour l'eau si l'on pouvait en trouver. Je lui demandai la
permission d'aller avec eux pour voir le pays et faire toutes les
découvertes que je pourrais. Quand nous fûmes à terre, nous ne
vîmes ni rivière, ni fontaines, ni aucuns vestiges d'habitants, ce
qui obligea nos gens à côtoyer le rivage pour chercher de l'eau
fraîche proche de la mer. Pour moi, je me promenai seul, et
avançai environ un mille dans les terres, où je ne remarquai qu'un
pays stérile et plein de rochers. Je commençais à me lasser, et,
ne voyant rien qui pût satisfaire ma curiosité, je m'en retournais
doucement vers la petite baie, lorsque je vis nos hommes sur la
chaloupe qui semblaient tâcher, à force de rames, de sauver leur
vie, et je remarquai en même temps qu'ils étaient poursuivis par
un homme d'une grandeur prodigieuse. Quoiqu'il fût entré dans la
mer, il n'avait de l'eau que jusqu'aux genoux et faisait des
enjambées étonnantes; mais nos gens avaient pris le devant d'une
demi-lieue, et, la mer étant en cet endroit pleine de rochers, le
grand homme ne put atteindre la chaloupe. Pour moi, je me mis à
fuir aussi vite que je pus, et je grimpai jusqu'au sommet d'une
montagne escarpée, qui me donna le moyen de voir une partie du
pays. Je le trouvai parfaitement bien cultivé; mais ce qui me
surprit d'abord fut la grandeur de l'herbe, qui me parut avoir
plus de vingt pieds de hauteur.
Je pris un grand chemin, qui me parut tel, quoiqu'il ne fût pour
les habitants qu'un petit sentier qui traversait un champ d'orge.
Là, je marchai pendant quelque temps; mais je ne pouvais presque
rien voir, le temps de la moisson étant proche et les blés étant
de quarante pieds au moins. Je marchai pendant une heure avant que
je pusse arriver à l'extrémité de ce champ, qui était enclos d'une
haie haute au moins de cent vingt pieds; pour les arbres, ils
étaient si grands, qu'il me fut impossible d'en supputer la
hauteur.
Je tâchais de trouver quelque ouverture dans la haie, quand je
découvris un des habitants dans le champ prochain, de la même
taille que celui que j'avais vu dans la mer poursuivant notre
chaloupe. Il me parut aussi haut qu'un clocher ordinaire, et il
faisait environ cinq toises à chaque enjambée, autant que je pus
conjecturer. Je fus frappé d'une frayeur extrême, et je courus me
cacher dans le blé, d'où je le vis s'arrêter à une ouverture de la
haie, jetant les yeux çà et là et appelant d'une voix plus grosse
et plus retentissante que si elle fût sortie d'un porte-voix; le
son était si fort et si élevé dans l'air que d'abord je crus
entendre le tonnerre.
Aussitôt sept hommes de sa taille s'avancèrent vers lui, chacun
une faucille à la main, chaque faucille étant de la grandeur de
six faux. Ces gens n'étaient pas si bien habillés que le premier,
dont ils semblaient être les domestiques. Selon les ordres qu'il
leur donna, ils allèrent pour couper le blé dans le champ où
j'étais couché. Je m'éloignai d'eux autant que je pus; mais je ne
me remuais qu'avec une difficulté extrême, car les tuyaux de blé
n'étaient pas quelquefois distants de plus d'un pied l'un de
l'autre, en sorte que je ne pouvais guère marcher dans cette
espèce de forêt. Je m'avançai cependant vers un endroit du champ
où la pluie et le vent avaient couché le blé: il me fut alors tout
à fait impossible d'aller plus loin, car les tuyaux étaient si
entrelacés qu'il n'y avait pas moyen de ramper à travers, et les
barbes des épis tombés étaient si fortes et si pointues qu'elles
me perçaient au travers de mon habit et m'entraient dans la chair.
Cependant, j'entendais les moissonneurs qui n'étaient qu'à
cinquante toises de moi. Étant tout à fait épuisé et réduit au
désespoir, je me couchai entre deux sillons, et je souhaitais d'y
finir mes jours, me représentant ma veuve désolée, avec mes
enfants orphelins, et déplorant ma folie, qui m'avait fait
entreprendre ce second voyage contre l'avis de tous mes amis et de
tous mes parents.
Dans cette terrible agitation, je ne pouvais m'empêcher de songer
au pays de Lilliput, dont les habitants m'avaient regardé comme le
plus grand prodige qui ait jamais paru dans le monde, où j'étais
capable d'entraîner une flotte entière d'une seule main, et de
faire d'autres actions merveilleuses dont la mémoire sera
éternellement conservée dans les chroniques de cet empire, pendant
que la postérité les croira avec peine, quoique attestées par une
nation entière. Je fis réflexion quelle mortification ce serait
pour moi de paraître aussi misérable aux yeux de la nation parmi
laquelle je me trouvais alors, qu'un Lilliputien le serait parmi
nous; mais je regardais cela comme le moindre de mes malheurs: car
on remarque que les créatures humaines sont ordinairement plus
sauvages et plus cruelles à raison de leur taille, et, en faisant
cette réflexion, que pouvais-je attendre, sinon d'être bientôt un
morceau dans la bouche du premier de ces barbares énormes qui me
saisirait? En vérité, les philosophes ont raison quand ils nous
disent qu'il n'y a rien de grand ou de petit que par comparaison.
Peut-être que les Lilliputiens trouveront quelque nation plus
petite, à leur égard, qu'ils me le parurent, et qui sait si cette
race prodigieuse de mortels ne serait pas une nation lilliputienne
par rapport à celle de quelque pays que nous n'avons pas encore
découvert? Mais, effrayé et confus comme j'étais, je ne fis pas
alors toutes ces réflexions philosophiques.
Un des moissonneurs, s'approchant à cinq toises du sillon où
j'étais couché, me fit craindre qu'en faisant encore un pas, je ne
fusse écrasé sous son pied ou coupé en deux par sa faucille; c'est
pourquoi, le voyant près de lever le pied et d'avancer, je me mis
à jeter des cris pitoyables et aussi forts que la frayeur dont
j'étais saisi me le put permettre. Aussitôt le géant s'arrêta, et,
regardant autour et au-dessous de lui avec attention, enfin il
m'aperçut. Il me considéra quelque temps avec la circonspection
d'un homme qui tâche d'attraper un petit animal dangereux d'une
manière qu'il n'en soit ni égratigné ni mordu, comme j'avais fait
moi-même quelquefois à l'égard d'une belette, en Angleterre.
Enfin, il eut la hardiesse de me prendre par les deux cuisses et
de me lever à une toise et demie de ses yeux, afin d'observer ma
figure plus exactement. Je devinai son intention, et je résolus de
ne faire aucune résistance, tandis qu'il me tenait en l'air à plus
de soixante pieds de terre, quoiqu'il me serrât très cruellement,
par la crainte qu'il avait que je ne glissasse d'entre ses doigts.
Tout ce que j'osai faire fut de lever mes yeux vers le soleil, de
mettre mes mains dans la posture d'un suppliant, et de dire
quelques mots d'un accent très humble et très triste, conformément
à l'état où je me trouvais alors, car je craignais à chaque
instant qu'il ne voulût m'écraser, comme nous écrasons d'ordinaire
certains petits animaux odieux que nous voulons faire périr; mais
il parut content de ma voix et de mes gestes, et il commença à me
regarder comme quelque chose de curieux, étant bien surpris de
m'entendre articuler des mots, quoiqu'il ne les comprit pas.
Cependant je ne pouvais m'empêcher de gémir et de verser des
larmes, et, en tournant la tête, je lui faisais entendre, autant
que je pouvais, combien il me faisait de mal par son pouce et par
son doigt. Il me parut qu'il comprenait la douleur que je
ressentais, car, levant un pan de son justaucorps, il me mit
doucement dedans, et aussitôt il courut vers son maître, qui était
un riche laboureur, et le même que j'avais vu d'abord dans le
champ.
Le laboureur prit un petit brin de paille environ de la grosseur
d'une canne dont nous nous appuyons en marchant, et avec ce brin
leva les pans de mon justaucorps, qu'il me parut prendre pour une
espèce de couverture que la nature m'avait donnée; il souffla mes
cheveux pour mieux voir mon visage; il appela ses valets, et leur
demanda, autant que j'en pus juger, s'ils avaient jamais vu dans
les champs aucun animal qui me ressemblât. Ensuite il me plaça
doucement à terre sur les quatre pattes; mais je me levai aussitôt
et marchai gravement, allant et venant, pour faire voir que je
n'avais pas envie de m'enfuir. Ils s'assirent tous en rond autour
de moi, pour mieux observer mes mouvements. J'ôtai mon chapeau, et
je fis une révérence très soumise au paysan; je me jetai à ses
genoux, je levai les mains et la tête, et je prononçai plusieurs
mots aussi fortement que je pus. Je tirai une bourse pleine d'or
de ma poche et la lui présentai très humblement. Il la reçut dans
la paume de sa main, et la porta bien près de son oeil pour voir
ce que c'était, et ensuite la tourna plusieurs fois avec la pointe
d'une épingle qu'il tira de sa manche; mais il n'y comprit rien.
Sur cela, je lui fis signe qu'il mît sa main à terre, et, prenant
la bourse, je l'ouvris et répandis toutes les pièces d'or dans sa
main. Il y avait six pièces espagnoles de quatre pistoles chacune,
sans compter vingt ou trente pièces plus petites. Je le vis
mouiller son petit doigt sur sa langue, et lever une de mes pièces
les plus grosses, et ensuite une autre; mais il me sembla tout à
fait ignorer ce que c'était; il me fit signe de les remettre dans
ma bourse, et la bourse dans ma poche.
Le laboureur fut alors persuadé qu'il fallait que je fusse une
petite créature raisonnable; il me parla très souvent, mais le son
de sa voix m'étourdissait les oreilles comme celui d'un moulin à
eau; cependant ses mots étaient bien articulés. Je répondis aussi
fortement que je pus en plusieurs langues, et souvent il appliqua
son oreille à une toise de moi, mais inutilement. Ensuite il
renvoya ses gens à leur travail, et, tirant son mouchoir de sa
poche, il le plia en deux et l'étendit sur sa main gauche, qu'il
avait mise à terre, me faisant signe d'entrer dedans, ce que je
pus faire aisément, car elle n'avait pas plus d'un pied
d'épaisseur. Je crus devoir obéir, et, de peur de tomber, je me
couchai tout de mon long sur le mouchoir, dont il m'enveloppa, et,
de cette façon, il m'emporta chez lui. Là, il appela sa femme et
me montra à elle; mais elle jeta des cris effroyables, et recula
comme font les femmes en Angleterre à la vue d'un crapaud ou d'une
araignée. Cependant, lorsque, au bout de quelque temps, elle eut
vu toutes mes manières et comment j'observais les signes que
faisait son mari, elle commença à m'aimer très tendrement.
Il était environ l'heure de midi, et alors un domestique servit le
dîner. Ce n'était, suivant l'état simple d'un laboureur, que de la
viande grossière dans un plat d'environ vingt-quatre pieds de
diamètre. Le laboureur, sa femme, trois enfants et une vieille
grand'mère composaient la compagnie. Lorsqu'ils furent assis, le
fermier me plaça à quelque distance de lui sur la table, qui était
à peu près haute de trente pieds; je me tins aussi loin que je pus
du bord, de crainte de tomber. La femme coupa un morceau de
viande, ensuite elle émietta du pain dans une assiette de bois,
qu'elle plaça devant moi. Je lui fis une révérence très humble,
et, tirant mon couteau et ma fourchette, je me mis à manger, ce
qui leur donna un très grand plaisir. La maîtresse envoya sa
servante chercher une petite tasse qui servait à boire des
liqueurs et qui contenait environ douze pintes, et la remplit de
boisson. Je levai le vase avec une grande difficulté, et, d'une
manière très respectueuse, je bus à la santé de madame, exprimant
les mots aussi fortement que je pouvais en anglais, ce qui fit
faire à la compagnie de si grands éclats de rire, que peu s'en
fallut que je n'en devinsse sourd. Cette boisson avait à peu près
le goût du petit cidre, et n'était pas désagréable. Le maître me
fit signe de venir à côté de son assiette de bois; mais, en
marchant trop vite sur la table, une petite croûte de pain me fit
broncher et tomber sur le visage, sans pourtant me blesser. Je me
levai aussitôt, et, remarquant que ces bonnes gens en étaient fort
touchés, je pris mon chapeau, et, le faisant tourner sur ma tête,
je fis trois acclamations pour marquer que je n'avais point reçu
de mal; mais en avançant vers mon maître (c'est le nom que je lui
donnerai désormais), le dernier de ses fils, qui était assis le
plus proche de lui, et qui était très malin et âgé d'environ dix
ans, me prit par les jambes, et me tint si haut dans l'air que je
me trémoussai de tout mon corps. Son père m'arracha d'entre ses
mains, et en même temps lui donna sur l'oreille gauche un si grand
soufflet, qu'il en aurait presque renversé une troupe de cavalerie
européenne, et lui ordonna de se lever de table; mais, ayant à
craindre que le garçon ne gardât quelque ressentiment contre moi,
et me souvenant que tous les enfants chez nous sont naturellement
méchants à l'égard des oiseaux, des lapins, des petits chats et
des petits chiens, je me mis à genoux, et, montrant le garçon au
doigt, je me fis entendre à mon maître autant que je pus, et le
priai de pardonner à son fils. Le père y consentit, et le garçon
reprit sa chaise; alors je m'avançai jusqu'à lui et lui baisai la
main.
Au milieu du dîner, le chat favori de ma maîtresse sauta sur elle.
J'entendis derrière moi un bruit ressemblant à celui de douze
faiseurs de bas au métier, et, tournant ma tête, je trouvai que
c'était un chat qui miaulait. Il me parut trois fois plus grand
qu'un boeuf, comme je le jugeai en voyant sa tête et une de ses
pattes, pendant que sa maîtresse lui donnait à manger et lui
faisait des caresses. La férocité du visage de cet animal me
déconcerta tout à fait, quoique je me tinsse au bout le plus
éloigné de la table, à la distance de cinquante pieds, et quoique
ma maîtresse tînt le chat de peur qu'il ne s'élançât sur moi; mais
il n'y eut point d'accident, et le chat m'épargna.
Mon maître me plaça à une toise et demie du chat, et comme j'ai
toujours éprouvé que lorsqu'on fuit devant un animal féroce ou que
l'on paraît avoir peur, c'est alors qu'on en est infailliblement
poursuivi, je résolus de faire bonne contenance devant le chat, et
je m'avançai jusqu'à dix-huit pouces, ce qui le fit reculer comme
s'il eût eu lui-même peur de moi. J'eus moins d'appréhension des
chiens. Trois ou quatre entrèrent dans la salle, entre lesquels il
y avait un mâtin d'une grosseur égale à celle de quatre éléphants,
et un lévrier un peu plus haut que le mâtin, mais moins gros.
Sur la fin du dîner, la nourrice entra, portant entre ses bras un
enfant de l'âge d'un an, qui, aussitôt qu'il m'aperçut, poussa des
cris formidables. L'enfant, me regardant comme une poupée ou une
babiole, criait afin de m'avoir pour lui servir de jouet. La mère
m'éleva et me donna à l'enfant, qui se saisit bientôt de moi et
mit ma tête dans sa bouche, où je commençai à hurler si
horriblement que l'enfant, effrayé, me laissa tomber. Je me serais
infailliblement cassé la tête si la mère n'avait pas tenu son
tablier sous moi. La nourrice, pour apaiser son poupon, se servit
d'un hochet qui était un gros pilier creux, rempli de grosses
pierres et attaché par un câble au milieu du corps de l'enfant;
mais cela ne put l'apaiser, et elle se trouva; réduite à se servir
du dernier remède, qui fut de lui donner à téter. Il faut avouer
que jamais objet ne me parut plus effroyable que les seins de
cette nourrice, et je ne sais à quoi je puis les comparer.
Après le dîner, mon maître alla retrouver ses ouvriers, et, à ce
que je pus comprendre par sa voix et par ses gestes, il chargea sa
femme de prendre un grand soin de moi. J'étais bien las, et
j'avais une grande envie de dormir; ce que ma maîtresse
apercevant, elle me mit dans son lit, et me couvrit avec un
mouchoir blanc, mais plus large que la grande voile d'un vaisseau
de guerre.
Je dormis pendant deux heures, et songeai que j'étais chez moi
avec ma femme et mes enfants, ce qui augmenta mon affliction quand
je m'éveillai et me trouvai tout seul dans une chambre vaste de
deux ou trois cents pieds de largeur et deux cents de hauteur, et
couché dans un lit large de dix toises. Ma maîtresse était sortie
pour les affaires de la maison, et m'avait enfermé au verrou. Le
lit était élevé de quatre toises; je voulais descendre, et je
n'osais appeler; quand je l'eusse essayé, c'eût été inutilement,
avec une voix comme la mienne, et y ayant une si grande distance
de la chambre où j'étais à la cuisine, où la famille se tenait.
Sur ces entrefaites, deux rats grimpèrent le long des rideaux et
se mirent à courir sur le lit; l'un approcha de mon visage, sur
quoi je me levai tout effrayé, et mis le sabre à la main pour me
défendre. Ces animaux horribles eurent l'insolence de m'attaquer
des deux côtés; mais je fendis le ventre à l'un, et l'autre
s'enfuit. Après cet exploit, je me couchai pour me reposer et
reprendre mes esprits. Ces animaux étaient de la grosseur d'un
mâtin, mais infiniment plus agiles et plus féroces, en sorte que
si j'eusse ôté mon ceinturon et mis bas mon sabre avant de me
coucher, j'aurais été infailliblement dévoré par deux rats.
Bientôt après, ma maîtresse entra dans la chambre, et me voyant
tout couvert de sang, elle accourut et me prit dans sa main. Je
lui montrai avec mon doigt le rat mort, en souriant et en faisant
d'autres signes, pour lui faire entendre que je n'étais pas
blessé, ce qui lui donna de la joie. Je tâchai de lui faire
entendre que je souhaitais fort qu'elle me mît à terre, ce qu'elle
fit, et je me sauvai dans le jardin.
Chapitre II
_Portrait de la fille du laboureur. L'auteur est conduit à une
ville où il y avait un marché, et ensuite à la capitale. Détail de
son voyage._
Ma maîtresse avait une fille de l'âge de neuf ans, enfant qui
avait beaucoup d'esprit pour son âge. Sa mère, de concert avec
elle, s'avisa d'accommoder pour moi le berceau de sa poupée avant
qu'il fût nuit. Le berceau fut mis dans un petit tiroir de
cabinet, et le tiroir posé sur une tablette suspendue, de peur des
rats; ce fut là mon lit pendant tout le temps que je demeurai avec
ces bonnes gens. Cette jeune fille était si adroite, qu'après que
je me fus déshabillé une ou deux fois en sa présence, elle sut
m'habiller et me déshabiller quand il lui plaisait, quoique je ne
lui donnasse cette peine que pour lui obéir; elle me fit six
chemises et d'autres sortes de linge, de la toile la plus fine
qu'on put trouver (qui, à la vérité, était plus grossière que des
toiles de navire), et les blanchit toujours elle-même. Ma
blanchisseuse était encore la maîtresse d'école qui m'apprenait sa
langue. Quand je montrais quelque chose du doigt, elle m'en disait
le nom aussitôt; en sorte qu'en peu de temps je fus en état de
demander ce que je souhaitais: elle avait, en vérité, un très bon
naturel; elle me donna le nom de Grildrig, mot qui signifie ce que
les Latins appellent _homunculus_, les Italiens _uomoncellino_, et
les Anglais _manikin_. C'est à elle que je fus redevable de ma
conservation. Nous étions toujours ensemble; je l'appelais
Glumdalclitch, ou la petite nourrice, et je serais coupable d'une
très noire ingratitude si j'oubliais jamais ses soins et son
affection pour moi. Je souhaite de tout mon coeur être un jour en
état de les reconnaître, au lieu d'être peut-être l'innocente mais
malheureuse cause de sa disgrâce, comme j'ai trop lieu de
l'appréhender.
Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé
dans les champs un petit animal environ de la grosseur d'un
_splacknock_ (animal de ce pays long d'environ six pieds), et de
la même figure qu'une créature humaine; qu'il imitait l'homme dans
toutes ses actions, et semblait parler une petite espèce de langue
qui lui était propre; qu'il avait déjà appris plusieurs de leurs
mots; qu'il marchait droit sur les deux pieds, était doux et
traitable, venait quand il était appelé, faisait tout ce qu'on lui
ordonnait de faire, avait les membres délicats et un teint plus
blanc et plus fin que celui de la fille d'un seigneur à l'âge de
trois ans. Un laboureur voisin, intime ami de mon maître, lui
rendit visite exprès pour examiner la vérité du bruit qui s'était
répandu. On me fit venir aussitôt: on me mit sur une table, où je
marchai comme on me l'ordonna. Je tirai mon sabre et le remis dans
mon fourreau; je fis la révérence à l'ami de mon maître; je lui
demandai, dans sa propre langue, comment il se portait, et lui dis
qu'il était le bienvenu, le tout suivant les instructions de ma
petite maîtresse. Cet homme, de qui le grand âge avait fort
affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux; sur quoi
je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Les gens de la famille,
qui découvrirent la cause de ma gaieté, se prirent à rire, de quoi
le vieux penard fut assez bête pour se fâcher. Il avait l'air
d'un avare, et il le fit bien paraître par le conseil détestable
qu'il donna à mon maître de me faire voir pour de l'argent à
quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était
éloignée de notre maison d'environ vingt-deux milles. Je devinai
qu'il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai
mon maître et son ami parlant ensemble tout bas à l'oreille
pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me
montrant au doigt.
Le lendemain au matin, Glumdalclitch, ma petite maîtresse, me
confirma dans ma pensée, en me racontant toute l'affaire, qu'elle
avait apprise de sa mère. La pauvre fille me cacha dans son sein
et versa beaucoup de larmes: elle appréhendait qu'il ne m'arrivât
du mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut-être écrasé par
des hommes grossiers et brutaux qui me manieraient rudement. Comme
elle avait remarqué que j'étais modeste de mon naturel, et très
délicat dans tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de
me voir exposé pour de l'argent à la curiosité du plus bas peuple;
elle disait que son papa et sa maman lui avaient promis que
Grildrig serait tout à elle; mais qu'elle voyait bien qu'on la
voulait tromper, comme on avait fait, l'année dernière, quand on
feignit de lui donner un agneau, qui, quand il fut gras, fut vendu
à un boucher. Quant à moi, je puis dire, en vérité, que j'eus
moins de chagrin que ma petite maîtresse. J'avais conçu de grandes
espérances, qui ne m'abandonnèrent jamais, que je recouvrerais un
jour ma liberté, et, à l'égard de l'ignominie d'être porté çà et
là comme un monstre, je songeai qu'une telle disgrâce ne me
pourrait jamais être reprochée, et ne flétrirait point mon honneur
lorsque je serais de retour en Angleterre, parce que le roi même
de la Grande-Bretagne, s'il se trouvait en pareille situation,
aurait un pareil sort.
Mon maître, suivant l'avis de son ami, me mit dans une caisse, et,
le jour du marché suivant, me mena à la ville prochaine avec sa
petite fille. La caisse était fermée de tous côtés, et était
seulement percée de quelques trous pour laisser entrer l'air. La
fille avait pris le soin de mettre sous moi le matelas du lit de
sa poupée; cependant je fus horriblement agité et rudement secoué
dans ce voyage, quoiqu'il ne durât pas plus d'une demi-heure. Le
cheval faisait à chaque pas environ quarante pieds, et trottait si
haut, que l'agitation était égale à celle d'un vaisseau dans une
tempête furieuse; le chemin était un peu plus long que de Londres
à Saint-Albans. Mon maître descendit de cheval à une auberge où il
avait coutume d'aller, et, après avoir pris conseil avec l'hôte et
avoir fait quelques préparatifs nécessaires, il loua le _glultrud_
ou crieur public, pour donner avis à toute la ville d'un petit
animal étranger qu'on ferait voir à l'enseigne de l'Aigle vert,
qui était moins gros qu'un _splacknock_, et ressemblant dans
toutes les parties de son corps à une créature humaine, qui
pouvait prononcer plusieurs mots et faire une infinité de tours
d'adresse.
Je fus posé sur une table dans la salle la plus grande de
l'auberge, qui était presque large de trois cents pieds en carré.
Ma petite maîtresse se tenait debout sur un tabouret bien près de
la table, pour prendre soin de moi et m'instruire de ce qu'il
fallait faire. Mon maître, pour éviter la foule et le désordre, ne
voulut pas permettre que plus de trente personnes entrassent à la
fois pour me voir. Je marchai çà et là sur la table, suivant les
ordres de la fille: elle me fit plusieurs questions qu'elle sut
être à ma portée et proportionnées à la connaissance que j'avais
de la langue, et je répondis le mieux et le plus haut que je pus.
Je me retournai plusieurs fois vers toute la compagnie, et fis
mille révérences. Je pris un de plein de vin, que Glumdalclitch
m'avait donné pour gobelet, et je bus à leur santé. Je tirai mon
sabre et fis le moulinet à la façon des maîtres d'armes
d'Angleterre. La fille me donna un bout de paille, dont je fis
l'exercice comme d'une pique, ayant appris cela dans ma jeunesse.
Je fus obligé de répéter toujours les mêmes choses, jusqu'à ce que
je fusse presque mort de lassitude, d'ennui et de chagrin.
Ceux qui m'avaient vu firent de tous côtés des rapports si
merveilleux, que le peuple voulait ensuite enfoncer les portes
pour entrer.
Mon maître, ayant en vue ses propres intérêts, ne voulut permettre
à personne de me toucher, excepté à ma petite maîtresse, et, pour
me mettre plus à couvert de tout accident, on avait rangé des
bancs autour de la table, à une telle distance que je ne fusse à
portée d'aucun spectateur. Cependant un petit écolier malin me
jeta une noisette à la tête, et il s'en fallut peu qu'il ne
m'attrapât; elle fut jetée avec tant de force que, s'il n'eût pas
manqué son coup, elle m'aurait infailliblement fait sauter la
cervelle, car elle était presque aussi grosse qu'un melon; mais
j'eus la satisfaction de voir le petit écolier chassé de la salle.
Mon maître fit afficher qu'il me ferait voir encore le jour du
marché suivant; cependant il me fit faire une voiture plus
commode, vu que j'avais été si fatigué de mon premier voyage et du
spectacle que j'avais donné pendant huit heures de suite, que je
ne pouvais plus me tenir debout et que j'avais presque perdu la
voix. Pour m'achever, lorsque je fus de retour, tous les
gentilshommes du voisinage, ayant entendu parler de moi, se
rendirent à la maison de mon maître. Il y en eut un jour plus de
trente, avec leurs femmes et leurs enfants, car ce pays, aussi
bien que l'Angleterre, est peuplé de gentilshommes fainéants et
désoeuvrés.
Mon maître, considérant le profit que je pouvais lui rapporter,
résolut de me faire voir dans les villes du royaume les plus
considérables. S'étant donc fourni de toutes les choses
nécessaires à un long voyage, après avoir réglé ses affaires
domestiques et dit adieu à sa femme, le 17 août 1703, environ deux
mois après mon arrivée, nous partîmes pour nous rendre à la
capitale, située vers le milieu de cet empire, et environ à quinze
cents lieues de notre demeure. Mon maître fit monter sa fille en
trousse derrière lui! Elle me porta dans une boîte attachée autour
de son corps, doublée du drap le plus fin qu'elle avait pu
trouver.
Le dessein de mon maître fut de me faire voir sur la route, dans
toutes les villes, bourgs et villages un peu fameux, et de
parcourir même les châteaux de la noblesse qui l'éloigneraient peu
de son chemin. Nous faisions de petites journées, seulement de
quatre-vingts ou cent lieues, car Glumdalclitch, exprès pour
m'épargner de la fatigue, se plaignit qu'elle était bien
incommodée du trot du cheval. Souvent elle me tirait de la caisse
pour me donner de l'air et me faire voir le pays. Nous passâmes
cinq ou six rivières plus larges et plus profondes que le Nil et
le Gange, et il n'y avait guère de ruisseau qui ne fût plus grand
que la Tamise au pont de Londres. Nous fûmes trois semaines dans
notre voyage, et je fus montré dans dix-huit grandes villes, sans
compter plusieurs villages et plusieurs châteaux de la campagne.
Le vingt-sixième jour d'octobre, nous arrivâmes à la capitale,
appelée dans leur langue Lorbrulgrud ou l'_Orgueil de l'univers_.
Mon maître loua un appartement dans la rue principale de la ville,
peu éloignée du palais royal, et distribua, selon la coutume, des
affiches contenant une description merveilleuse de ma personne et
de mes talents. Il loua une très grande salle de trois ou quatre
cents pieds de large, où il plaça une table de soixante pieds de
diamètre, sur laquelle je devais jouer mon rôle; il la fit
entourer de palissades pour m'empêcher de tomber en bas. C'est sur
cette table qu'on me montra dix fois par jour, au grand étonnement
et à la satisfaction de tout le peuple. Je savais alors
passablement parler la langue, et j'entendais parfaitement tout ce
qu'on disait de moi; d'ailleurs, j'avais appris leur alphabet, et
je pouvais, quoique avec peine, lire et expliquer les livres, car
Glumdalclitch m'avait donné des leçons chez son père et aux heures
de loisir pendant notre voyage; elle portait un petit livre dans
sa poche, un peu plus gros qu'un volume d'atlas, livre à l'usage
des jeunes filles, et qui était une espèce de catéchisme en
abrégé; elle s'en servait pour m'enseigner les lettres de
l'alphabet, et elle m'en interprétait les mots.
Chapitre III
_L'auteur mandé pour se rendre à la cour: la reine l'achète et le
présente au roi. Il dispute avec les savants de Sa Majesté. On lui
prépare un appartement. Il devient favori de la reine. Il soutient
l'honneur de son pays. Ses querelles avec le nain de la reine._
Les peines et les fatigues qu'il me fallait essuyer chaque jour
apportèrent un changement considérable à ma santé; car, plus mon
maître gagnait, plus il devenait insatiable. J'avais perdu
entièrement l'appétit, et j'étais presque devenu un squelette. Mon
maître s'en aperçut, et jugeant que je mourrais bientôt, résolut
de me faire valoir autant qu'il pourrait. Pendant qu'il raisonnait
de cette façon, un _slardral_, ou écuyer du roi, vint ordonner à
mon maître de m'amener incessamment à la cour pour le
divertissement de la reine et de toutes ses dames. Quelques-unes
de ces dames m'avaient déjà vu, et avaient rapporté des choses
merveilleuses de ma figure mignonne, de mon maintien gracieux et
de mon esprit délicat. Sa Majesté et sa suite furent extrêmement
diverties de mes manières. Je me mis à genoux et demandai d'avoir
l'honneur de baiser son pied royal; mais cette princesse gracieuse
me présenta son petit doigt, que j'embrassai entre mes deux bras,
et dont j'appliquai le bout avec respect à mes lèvres. Elle me fit
des questions générales touchant mon pays et mes voyages,
auxquelles je répondis aussi distinctement et en aussi peu de mots
que je pus; elle me demanda si je serais bien aise de vivre à la
cour; je fis la révérence jusqu'au bas de la table sur laquelle
j'étais monté, et je répondis humblement que j'étais l'esclave de
mon maître; mais que, s'il ne dépendait que de moi, je serais
charmé de consacrer ma vie au service de Sa Majesté; elle demanda
ensuite à mon maître s'il voulait me vendre. Lui, qui s'imaginait
que je n'avais pas un mois à vivre, fut ravi de la proposition, et
fixa le prix de ma vente à mille pièces d'or, qu'on lui compta
sur-le-champ. Je dis alors à la reine que, puisque j'étais devenu
un homme esclave de Sa Majesté, je lui demandais la grâce que
Glumdalclitch, qui avait toujours eu pour moi tant d'attention,
d'amitié et de soins, fût admise à l'honneur de son service, et
continuât d'être ma gouvernante. Sa Majesté y consentit, et y fit
consentir aussi le laboureur, qui était bien aise de voir sa fille
à la cour. Pour la pauvre fille, elle ne pouvait cacher sa joie.
Mon maître se retira, et me dit en partant qu'il me laissait dans
un bon endroit; à quoi je ne répliquai que par une révérence
cavalière.
La reine remarqua la froideur avec laquelle j'avais reçu le
compliment et l'adieu du laboureur, et m'en demanda la cause. Je
pris la liberté de répondre à Sa Majesté que je n'avais point
d'autre obligation à mon dernier maître que celle de n'avoir pas
écrasé un pauvre animal innocent, trouvé par hasard dans son
champ; que ce bienfait avait été assez bien payé par le profit
qu'il avait fait en me montrant pour de l'argent, et par le prix
qu'il venait de recevoir en me vendant; que ma santé était très
altérée par mon esclavage et par l'obligation continuelle
d'entretenir et d'amuser le menu peuple à toutes les heures du
jour, et que, si mon maître n'avait pas cru ma vie en danger, Sa
Majesté ne m'aurait pas eu à si bon marché; mais que, comme je
n'avais pas lieu de craindre d'être désormais si malheureux sous
la protection d'une princesse si grande et si bonne, l'ornement de
la nature, l'admiration du monde, les délices de ses sujets et le
phénix de la création, j'espérais que l'appréhension qu'avait eue
mon dernier maître serait vaine, puisque je trouvais déjà mes
esprits ranimés par l'influence de sa présence très auguste.