Tel fut le sommaire de mon discours, prononcé avec plusieurs
barbarismes et en hésitant souvent.
La reine, qui excusa avec bonté les défauts de ma harangue, fut
surprise de trouver tant d'esprit et de bon sens dans un petit
animal; elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ me porta au
roi, qui était alors retiré dans son cabinet. Sa Majesté, prince
très sérieux et d'un visage austère, ne remarquant pas bien ma
figure à la première vue, demanda froidement à la reine depuis
quand elle était devenue si amoureuse d'un _splacknock_ (car il
m'avait pris pour cet insecte); mais la reine, qui avait
infiniment d'esprit, me mit doucement debout sur l'écritoire du
roi et m'ordonna de dire moi-même à Sa Majesté ce que j'étais. Je
le fis en très peu de mots, et Glumdalclitch, qui était restée à
la porte du cabinet, ne pouvant pas souffrir que je fusse
longtemps hors de sa présence, entra et dit à Sa Majesté comment
j'avais été trouvé dans un champ.
Le roi, aussi savant qu'aucune personne de ses États, avait été
élevé dans l'étude de la philosophie et surtout des mathématiques.
Cependant, quand il vit de près ma figure et ma démarche, avant
que j'eusse commencé à parler, il s'imagina que je pourrais être
une machine artificielle comme celle d'un tournebroche ou tout au
plus d'une horloge inventée et exécutée par un habile artiste;
mais quand il eut trouvé du raisonnement dans les petits sons que
je rendais, il ne put cacher son étonnement et son admiration.
Il envoya chercher trois fameux savants, qui alors étaient de
quartier à la cour et dans leur semaine de service (selon la
coutume admirable de ce pays). Ces messieurs, après avoir examiné
de près ma figure avec beaucoup d'exactitude, raisonnèrent
différemment sur mon sujet. Ils convenaient tous que je ne pouvais
pas être produit suivant les lois ordinaires de la nature, parce
que j'étais dépourvu de la faculté naturelle de conserver ma vie,
soit par l'agilité, soit par la facilité de grimper sur un arbre,
soit par le pouvoir de creuser la terre et d'y faire des trous
pour m'y cacher comme les lapins. Mes dents, qu'ils considérèrent
longtemps, les firent conjecturer que j'étais un animal
carnassier.
Un de ces philosophes avança que j'étais un embryon, un pur
avorton; mais cet avis fut rejeté par les deux autres, qui
observèrent que mes membres étaient parfaits et achevés dans leur
espèce, et que j'avais vécu plusieurs années, ce qui parut évident
par ma barbe, dont les poils se découvraient avec un microscope.
On ne voulut pas avouer que j'étais un nain, parce que ma
petitesse était hors de comparaison; car le nain favori de la
reine, le plus petit qu'on eût jamais vu dans ce royaume, avait
près de trente pieds de haut. Après un grand débat, on conclut
unanimement que je n'étais qu'un _relplum scalcath_, qui, étant
interprété littéralement, veut dire _lusus naturæ_, décision très
conforme à la philosophie moderne de l'Europe, dont les
professeurs, dédaignant le vieux subterfuge des causes occultes, à
la faveur duquel les sectateurs d'Aristote tâchent de masquer leur
ignorance, ont inventé cette solution merveilleuse de toutes les
difficultés de la physique. Admirable progrès de la science
humaine!
Après cette conclusion décisive, je pris la liberté de dire
quelques mots: je m'adressai au roi, et protestai à Sa Majesté que
je venais d'un pays où mon espèce était répandue en plusieurs
millions d'individus des deux sexes, où les animaux, les arbres et
les maisons étaient proportionnés à ma petitesse, et où, par
conséquent, je pouvais être aussi bien en état de me défendre et
de trouver ma nourriture, mes besoins et mes commodités qu'aucun
des sujets de Sa Majesté. Cette réponse fit sourire
dédaigneusement les philosophes, qui répliquèrent que le laboureur
m'avait bien instruit et que je savais ma leçon. Le roi, qui avait
un esprit bien plus éclairé, congédiant ses savants, envoya
chercher le laboureur, qui, par bonheur, n'était pas encore sorti
de la ville. L'ayant donc d'abord examiné en particulier, et puis
l'ayant confronté avec moi et avec la jeune fille, Sa Majesté
commença à croire que ce que je lui avais dit pouvait être vrai.
Il pria la reine de donner ordre qu'on prit un soin particulier de
moi, et fut d'avis qu'il me fallait laisser sous la conduite de
Glumdalclitch, ayant remarqué que nous avions une grande affection
l'un pour l'autre.
La reine donna ordre à son ébéniste de faire une boîte qui me pût
servir de chambre à coucher, suivant le modèle que Glumdalclitch
et moi lui donnerions. Cet homme, qui était un ouvrier très
adroit, me fit en trois semaines une chambre de bois de seize
pieds en carré et de douze de haut, avec des fenêtres, une porte
et deux cabinets.
Un ouvrier excellent, qui était célèbre pour les petits bijoux
curieux, entreprit de me faire deux chaises d'une matière
semblable à l'ivoire, et deux tables avec une armoire pour mettre
mes hardes; ensuite, la reine fit chercher chez les marchands les
étoffes de soie les plus fines pour me faire des habits.
Cette princesse goûtait si fort mon entretien, qu'elle ne pouvait
dîner sans moi. J'avais une table placée sur celle où Sa Majesté
mangeait, avec une chaise sur laquelle je me pouvais asseoir.
Glumdalclitch était debout sur un tabouret, près de la table, pour
pouvoir prendre soin de moi.
Un jour, le prince, en dînant, prit plaisir à s'entretenir avec
moi, me faisant des questions touchant les moeurs, la religion,
les lois, le gouvernement et la littérature de l'Europe, et je lui
en rendis compte le mieux que je pus. Son esprit était si
pénétrant, et son jugement si solide, qu'il fit des réflexions et
des observations très sages sur tout ce que je lui dis. Lui ayant
parlé de deux partis qui divisent l'Angleterre, il me demanda si
j'étais un _whig_ ou un _tory _; puis, se tournant vers son
ministre, qui se tenait derrière lui, ayant à la main un bâton
blanc presque aussi haut que le grand mât du _Souverain royal_:
«Hélas! dit-il, que la grandeur humaine est peu de chose, puisque
de vils insectes ont aussi de l'ambition, avec des rangs et des
distinctions parmi eux! Ils ont de petits lambeaux dont ils se
parent, des trous, des cages, des boîtes, qu'ils appellent des
palais et des hôtels, des équipages, des livrées, des titres, des
charges, des occupations, des passions comme nous. Chez eux, on
aime, on hait, on trompe, on trahit comme ici.» C'est ainsi que Sa
Majesté philosophait à l'occasion de ce que je lui avais dit de
l'Angleterre, et moi j'étais confus et indigné de voir ma patrie,
la maîtresse des arts, la souveraine des mers, l'arbitre de
l'Europe, la gloire de l'univers, traitée avec tant de mépris.
Il n'y avait rien qui m'offensât et me chagrinât plus que le nain
de la reine, qui, étant de la taille la plus petite qu'on eût
jamais vue dans ce pays, devint d'une insolence extrême à la vue
d'un homme beaucoup plus petit que lui. Il me regardait d'un air
fier et dédaigneux, et raillait sans cesse de ma petite figure. Je
ne m'en vengeai qu'en l'appelant _frère_. Un jour, pendant le
dîner, le malicieux nain, prenant le temps que je ne pensais à
rien, me prit par le milieu du corps, m'enleva et me laissa tomber
dans un plat de lait, et aussitôt s'enfuit. J'en eus par-dessus
les oreilles, et, si je n'avais été un nageur excellent, j'aurais
été infailliblement noyé. Glumdalclitch, dans ce moment, était par
hasard à l'autre extrémité de la chambre. La reine fut si
consternée de cet accident, qu'elle manqua de présence d'esprit
pour m'assister; mais ma petite gouvernante courut à mon secours
et me tira adroitement hors du plat, après que j'eus avalé plus
d'une pinte de lait. On me mit au lit; cependant, je ne reçus
d'autre mal que la perte d'un habit qui fut tout a fait gâté. Le
nain fut bien fouetté, et je pris quelque plaisir à voir cette
exécution.
Je vais maintenant donner au lecteur une légère description de ce
pays, autant que je l'ai pu connaître par ce que j'en ai parcouru.
Toute l'étendue du royaume est environ de trois mille lieues de
long et de deux mille cinq cents lieues de large: d'où je conclus
que nos géographes de l'Europe se trompent lorsqu'ils croient
qu'il n'y a que la mer entre le Japon et la Californie. Je me suis
toujours imaginé qu'il devait y avoir de ce côté-là un grand
continent, pour servir de contrepoids au grand continent de
Tartarie. On doit donc corriger les cartes et joindre cette vaste
étendue de pays aux parties nord-ouest de l'Amérique; sur quoi je
suis prêt d'aider les géographes de mes lumières. Ce royaume est
une presqu'île, terminée vers le nord par une chaîne de montagnes
qui ont environ trente milles de hauteur, et dont on ne peut
approcher, à cause des volcans qui y sont en grand nombre sur la
cime.
Les plus savants ne savent quelle espèce de mortels habitent au
delà de ces montagnes, ni même s'il y a des habitants. Il n'y a
aucun port dans tout le royaume; et les endroits de la côte où les
rivières vont se perdre dans la mer sont si pleins de rochers
hauts et escarpés, et la mer y est ordinairement si agitée, qu'il
n'y a presque personne qui ose y aborder, en sorte que ces peuples
sont exclus de tout commerce avec le reste du monde. Les grandes
rivières sont pleines de poissons excellents; aussi, c'est très
rarement qu'on pêche dans l'Océan, parce que les poissons de mer
sont de la même grosseur que ceux de l'Europe, et par rapport a
eux ne méritent pas la peine d'être péchés; d'où il est évident
que la nature, dans la production des plantes et des animaux d'une
grosseur si énorme, se borne tout à fait à ce continent; et, sur
ce point, je m'en rapporte aux philosophes. On prend néanmoins
quelquefois, sur la côte, des baleines, dont le petit peuple se
nourrit et même se régale. J'ai vu une de ces baleines qui était
si grosse qu'un homme du pays avait de la peine à la porter sur
ses épaules. Quelquefois, par curiosité, on en apporte dans des
paniers à Lorbrulgrud; j'en ai vu une dans un plat sur la table du
roi.
Le pays est très peuplé, car il contient cinquante et une villes,
près de cent bourgs entourés de murailles, et un bien plus grand
nombre de villages et de hameaux. Pour satisfaire le lecteur
curieux, il suffira peut-être de donner la description de
Lorbrulgrud. Cette ville est située sur une rivière qui la
traverse et la divise en deux parties presque égales. Elle
contient plus de quatre-vingt mille maisons, et environ six cent
mille habitants; elle a en longueur trois _glonglungs_ (qui font
environ cinquante-quatre milles d'Angleterre), et deux et demi en
largeur, selon la mesure que j'en pris sur la carte royale,
dressée par les ordres du roi, qui fut étendue sur la terre exprès
pour moi, et était longue de cent pieds.
Le palais du roi est un bâtiment assez peu régulier; c'est plutôt
un amas d'édifices qui a environ sept milles de circuit; les
chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds, et
larges à proportion.
On donna un carrosse à Glumdalclitch et à moi pour voir la ville,
ses places et ses hôtels. Je supputai que notre carrosse était
environ en carré comme la salle de Westminster, mais pas tout à
fait si haut. Un jour, nous fîmes arrêter le carrosse à plusieurs
boutiques, où les mendiants, profitant de l'occasion, se rendirent
en foule aux portières, et me fournirent les spectacles les plus
affreux qu'un oeil anglais ait jamais vus. Comme ils étaient
difformes, estropiés, sales, malpropres, couverts de plaies, de
tumeurs et de vermine, et que tout cela me paraissait d'une
grosseur énorme, je prie le lecteur de juger de l'impression que
ces objets firent sur moi, et de m'en épargner la description.
Les filles de la reine priaient souvent Glumdalclitch de venir
dans leurs appartements et de m'y porter avec elle, pour avoir le
plaisir de me voir de près. Elles me traitaient sans cérémonie,
comme une créature sans conséquence, de sorte que j'assistai
souvent à leur toilette, et c'était bien malgré moi, je l'affirme,
que je les regardais quand elles découvraient leurs bras ou leur
cou. Je dis malgré moi, car en vérité ce n'était pas un beau
spectacle: leur peau me semblait dure et de différentes couleurs
avec des taches ça et là aussi larges qu'une assiette. Leurs longs
cheveux pendants semblaient des paquets de cordes: d'où il faut
conclure que la beauté des femmes, dont on fait ordinairement tant
de cas, n'est qu'une chose imaginaire, puisque les femmes d'Europe
ressembleraient à celles d'où je viens de parler si nos yeux
étaient des microscopes. Je supplie le beau sexe de mon pays de ne
me point savoir mauvais gré de cette observation. Il importe peu
aux belles d'être laides pour des yeux perçants qui ne les verront
jamais. Les philosophes savent bien ce qui en est; mais lorsqu'ils
voient une beauté, ils voient comme tout le monde, et ne sont plus
philosophes.
La reine, qui m'entretenait souvent de mes voyages sur mer,
cherchait toutes les occasions possibles de me divertir quand
j'étais mélancolique. Elle me demanda un jour si j'avais l'adresse
de manier une voile et une rame, et si un peu d'exercice en ce
genre ne serait pas convenable à ma santé. Je répondis que
j'entendais tous les deux assez bien; car, quoique mon emploi
particulier eût été celui de chirurgien, c'est-à-dire médecin de
vaisseau, je m'étais trouvé souvent obligé de travailler comme
matelot; mais j'ignorais comment cela se pratiquait dans ce pays,
où la plus petite barque était égale à un vaisseau de guerre de
premier rang parmi nous; d'ailleurs, un navire proportionné à ma
grandeur et à mes forces n'aurait pu flotter longtemps sur leurs
rivières, et je n'aurais pu le gouverner. Sa Majesté me dit que,
si je voulais, son menuisier me ferait une petite barque, et
qu'elle me trouverait un endroit où je pourrais naviguer. Le
menuisier, suivant mes instructions, dans l'espace de dix jours,
me construisit un petit navire avec tous ses cordages, capable de
tenir commodément huit Européens. Quand il fut achevé, la reine
donna ordre au menuisier de faire une auge de bois, longue de
trois cents pieds, large de cinquante et profonde de huit:
laquelle, étant bien goudronnée, pour empêcher l'eau de
s'échapper, fut posée sur le plancher, le long de la muraille,
dans une salle extérieure du palais: elle avait un robinet bien
près du fond, pour laisser sortir l'eau de temps en temps, et deux
domestiques la pouvaient remplir dans une demi-heure de temps.
C'est là que l'on me fit ramer pour mon divertissement, aussi bien
que pour celui de la reine et de ses dames, qui prirent beaucoup
de plaisir à voir mon adresse et mon agilité. Quelquefois je
haussais ma voile, et puis c'était mon affaire de gouverner
pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs
éventails; et quand elles se trouvaient fatiguées, quelques-uns
des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur
souffle, tandis que je signalais mon adresse à tribord et à
bâbord, selon qu'il me plaisait. Quand j'avais fini, Glumdalclitch
reportait mon navire dans son cabinet, et le suspendait à un clou
pour sécher.
Dans cet exercice, il m'arriva une fois un accident qui pensa me
coûter la vie; car, un des pages ayant mis mon navire dans l'auge,
une femme de la suite de Glumdalclitch me leva très officieusement
pour me mettre dans le navire; mais il arriva que je glissai
d'entre ses doigts, et je serais infailliblement tombé de la
hauteur de quarante pieds sur le plancher, si, par le plus heureux
accident du monde, je n'eusse pas été arrêté par une grosse
épingle qui était fichée dans le tablier de cette femme. La tête
de l'épingle passa entre ma chemise et la ceinture de ma culotte,
et ainsi je fus suspendu en l'air par le dos, jusqu'à ce que
Glumdalclitch accourût à mon secours.
Une autre fois, un des domestiques, dont la fonction était de
remplir mon auge d'eau fraîche de trois jours en trois jours, fut
si négligent, qu'il laissa échapper de son eau une grenouille très
grosse sans l'apercevoir.
La grenouille se tint cachée jusqu'à ce que je fusse dans mon
navire; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle grimpa, et
fit tellement pencher mon bateau que je me trouvai obligé de faire
le contrepoids de l'autre côté pour l'empêcher de s'enfoncer; mais
je l'obligeai à coups de rames de sauter dehors.
Voici le plus grand péril que je courus dans ce royaume.
Glumdalclitch m'avait enfermé au verrou dans son cabinet, étant
sortie pour des affaires ou pour faire une visite. Le temps était
très chaud, et la fenêtre du cabinet était ouverte, aussi bien que
les fenêtres et la porte de ma boîte; pendant que j'étais assis
tranquillement et mélancoliquement près de ma table, j'entendis
quelque chose entrer dans le cabinet par la fenêtre et sauter çà
et là. Quoique j'en fusse un peu alarmé, j'eus le courage de
regarder dehors, mais sans abandonner ma chaise; et alors je vis
un animal capricieux, bondissant et sautant de tous côtés, qui
enfin s'approcha de ma boîte et la regarda avec une apparence de
plaisir et de curiosité, mettant sa tête à la porte et à chaque
fenêtre. Je me retirai au coin le plus éloigné de ma boîte; mais
cet animal, qui était un singe, regardant dedans de tous côtés, me
donna une telle frayeur, que je n'eus pas la présence d'esprit de
me cacher sous mon lit, comme je pouvais faire très facilement.
Après bien des grimaces et des gambades, il me découvrit; et
fourrant une de ses pattes par l'ouverture de la porte, comme fait
un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de
lieu pour me mettre à couvert de lui, il m'attrapa par les pans de
mon justaucorps (qui, étant fait du drap de ce pays, était épais
et très fort), et me tira dehors. Il me prit dans sa patte droite,
et me tint comme une nourrice tient un enfant qu'elle va allaiter,
et de la même façon que j'ai vu la même espèce d'animal faire avec
un jeune chat en Europe. Quand je me débattais, il me pressait si
fort, que je crus que le parti le plus sage était de me soumettre
et d'en passer par tout ce qui lui plairait. J'ai quelque raison
de croire qu'il me prit pour un jeune singe, parce qu'avec son
autre patte il flattait doucement mon visage.
Il fut tout à coup interrompu par un bruit à la porte du cabinet,
comme si quelqu'un eût tâché de l'ouvrir; soudain il sauta à la
fenêtre par laquelle il était entré, et, de là, sur les
gouttières, marchant sur trois pattes et me tenant de la
quatrième, jusqu'à, ce qu'il eût grimpé à un toit attenant au
nôtre. J'entendis dans l'instant jeter des cris pitoyables à
Glumdalclitch. La pauvre fille était au désespoir, et ce quartier
du palais se trouva tout en tumulte: les domestiques coururent
chercher des échelles; le singe fut vu par plusieurs personnes
assis sur le faite d'un bâtiment, me tenant comme une poupée dans
une de ses pattes de devant, et me donnant à manger avec l'autre,
fourrant dans ma bouche quelques viandes qu'il avait attrapées, et
me tapant quand je ne voulais pas manger, ce qui faisait beaucoup
rire la canaille qui me regardait d'en bas; en quoi ils n'avaient
pas tort, car, excepté pour moi, la chose était assez plaisante.
Quelques-uns jetèrent des pierres, dans l'espérance de faire
descendre le singe; mais on défendit de continuer, de peur de me
casser la tête.
Les échelles furent appliquées, et plusieurs hommes montèrent.
Aussitôt le singe, effrayé, décampa, et me laissa tomber sur une
gouttière. Alors un des laquais de ma petite maîtresse, honnête
garçon, grimpa, et, me mettant dans la poche de sa veste, me fit
descendre en sûreté.
J'étais presque suffoqué des ordures que le singe avait fourrées
dans mon gosier; mais ma chère petite maîtresse me fit vomir, ce
qui me soulagea. J'étais si faible et si froissé des embrassades
de cet animal, que je fus obligé de me tenir au lit pendant quinze
jours. Le roi et toute la cour envoyèrent chaque jour pour
demander des nouvelles de ma santé, et la reine me fit plusieurs
visites pendant ma maladie. Le singe fut mis à mort, et un ordre
fut porté, faisant défense d'entretenir désormais aucun animal de
cette espèce auprès du palais. La première fois que je me rendis
auprès du roi, après le rétablissement de ma santé, pour le
remercier de ses bontés, il me fit l'honneur de railler beaucoup
sur cette aventure; il me demanda quels étaient mes sentiments et
mes réflexions pendant que j'étais entre les pattes du singe; de
quel goût étaient les viandes qu'il me donnait, et si l'air frais
que j'avais respiré sur le toit n'avait pas aiguisé mon appétit.
Il souhaita fort de savoir ce que j'aurais fait en une telle
occasion dans mon pays. Je dis à Sa Majesté qu'en Europe nous
n'avions point des singes, excepté ceux qu'on apportait des pays
étrangers, et qui étaient si petits qu'ils n'étaient point à
craindre, et qu'à l'égard de cet animal énorme à qui je venais
d'avoir affaire (il était, en vérité, aussi gros qu'un éléphant),
si la peur m'avait permis de penser aux moyens d'user de mon sabre
(à ces mots, je pris un air fier et mis la main sur la poignée de
mon sabre), quand il a fourré sa patte dans ma chambre, peut-être
je lui aurais fait une telle blessure qu'il aurait été bien aise
de la retirer plus promptement qu'il ne l'avait avancée. Je
prononçai ces mots avec un accent ferme, comme une personne
jalouse de son honneur et qui se sent. Cependant mon discours, ne
produisit rien qu'un éclat de rire, et tout le respect dû à Sa
Majesté de la part de ceux qui l'environnaient ne put les retenir;
ce qui me fit réfléchir sur la sottise d'un homme qui tâche de se
faire honneur à lui-même en présence de ceux qui sont hors de tous
les degrés d'égalité ou de comparaison avec lui; et cependant ce
qui m'arriva alors je l'ai vu souvent arriver en Angleterre, où un
petit homme de néant se vante, s'en fait accroître, tranche du
petit seigneur et ose prendre un air important avec les plus
grands du royaume, parce qu'il a quelque talent.
Je fournissais tous les jours à la cour le sujet de quelque conte
ridicule, et Glumdalclitch, quoiqu'elle m'aimât extrêmement, était
assez méchante pour instruire la reine quand je faisais quelque
sottise qu'elle croyait pouvoir réjouir Sa Majesté. Par exemple,
étant un jour descendu de carrosse à la promenade, où j'étais avec
Glumdalclitch, porté par elle dans ma boîte de voyage, je me mis à
marcher: il y avait de la bouse de vache dans un sentier; je
voulus, pour faire parade de mon agilité, faire l'essai de sauter
par-dessus; mais, par malheur, je sautai mal, et tombai au beau
milieu, en sorte que j'eus de l'ordure jusqu'aux genoux. Je m'en
tirai avec peine, et un des laquais me nettoya comme il put avec
son mouchoir. La reine fût bientôt instruite de cette aventure
impertinente, et les laquais la divulguèrent partout.
Chapitre IV
_Différentes inventions de l'auteur pour plaire au roi et à la
reine. Le roi s'informe de l'état de l'Europe, dont l'auteur lui
donne la relation. Les observations du roi sur cet article._
J'avais coutume de me rendre au lever du roi une ou deux fois par
semaine, et je m'y étais trouvé souvent lorsqu'on le rasait, ce
qui, au commencement, me faisait trembler, le rasoir du barbier
étant près de deux fois plus long qu'une faux. Sa Majesté, selon
l'usage du pays, n'était rasée que deux fois par semaine. Je
demandai une fois au barbier quelques poils de la barbe de Sa
Majesté. M'en ayant fait présent, je pris un petit morceau de
bois, et y ayant fait plusieurs trous à une distance égale avec
une aiguille, j'y attachai les poils si adroitement, que je m'en
fis un peigne, ce qui me fut d'un grand secours, le mien étant
rompu et devenu presque inutile, et n'ayant trouvé dans le pays
aucun ouvrier capable de m'en faire un autre.
Je me souviens d'un amusement que je me procurai vers le même
temps. Je priai une des femmes de chambre de la reine de
recueillir les cheveux fins qui tombaient, de la tête de Sa
Majesté quand on la peignait, et de me les donner. J'en amassai
une quantité considérable, et alors, prenant conseil de
l'ébéniste, qui avait reçu ordre de faire tous les petits ouvrages
que je lui demanderais, je lui donnai des instructions pour me
faire deux fauteuils de la grandeur de ceux qui se trouvaient dans
ma boîte, et de les percer de plusieurs petits trous avec une
alène fine. Quand les pieds, les bras, les barres et les dossiers
des fauteuils furent prêts, je composai le fond avec les cheveux
de la reine, que je passai dans les trous, et j'en fis des
fauteuils semblables aux fauteuils de canne dont nous nous servons
en Angleterre. J'eus l'honneur d'en faire présent à la reine, qui
les mit dans une armoire comme une curiosité.
Elle voulut un jour me faire asseoir dans un de ces fauteuils;
mais je m'en excusai, protestant que je n'étais pas assez
téméraire et assez insolent pour m'asseoir sur de respectables
cheveux qui avaient autrefois orné la tête de Sa Majesté. Comme
j'avais du génie pour la mécanique, je fis ensuite de ces cheveux
une petite bourse très bien taillée, longue environ de deux aunes,
avec le nom de Sa Majesté tissé en lettres d'or, que je donnai à
Glumdalclitch, du consentement de la reine.
Le roi, qui aimait fort la musique, avait très souvent des
concerts, auxquels j'assistais placé dans ma boîte; mais le bruit
était si grand que je ne pouvais guère distinguer les accords; je
m'assure que tous les tambours et trompettes d'une armée royale,
battant et sonnant à la fois tout près des oreilles, n'auraient pu
égaler ce bruit. Ma coutume était de faire placer ma boîte loin de
l'endroit où étaient les acteurs du concert, de fermer les portes
et les fenêtres; avec ces précautions, je ne trouvais pas leur
musique désagréable.
J'avais appris, pendant ma jeunesse, à jouer du clavecin.
Glumdalclitch en avait un dans sa chambre, où un maître se rendait
deux fois la semaine pour lui montrer. La fantaisie me prit un
jour de régaler le roi et la reine d'un air anglais sur cet
instrument; mais cela me parut extrêmement difficile, car le
clavecin était long de près de soixante pieds, et les touches
larges environ d'un pied; de telle sorte qu'avec mes deux bras
bien étendus je ne pouvais atteindre plus de cinq touches, et de
plus, pour tirer un son, il me fallait toucher à grands coups de
poing. Voici le moyen dont je m'avisai: j'accommodai deux bâtons
environ de la grosseur d'un tricot ordinaire, et je couvris le
bout de ces bâtons de peau de souris, pour ménager les touches et
le son de l'instrument; je plaçai un banc vis-à-vis, sur lequel je
montai, et alors je me mis à courir avec toute la vitesse et toute
l'agilité imaginables sur cette espèce d'échafaud, frappant çà et
là le clavier avec mes deux bâtons de toute ma force, en sorte que
je vins à bout de jouer une gigue anglaise, à la grande
satisfaction de Leurs Majestés; mais il faut avouer que je ne fis
jamais d'exercice plus violent et plus pénible.
Le roi, qui, comme je l'ai dit, était un prince plein d'esprit,
ordonnait souvent de m'apporter dans ma boîte et de me mettre sur
la table de son cabinet. Alors il me commandait de tirer une de
mes chaises hors de la boîte, et de m'asseoir de sorte que je
fusse au niveau de son visage. De cette manière, j'eus plusieurs
conférences avec lui. Un jour, je pris la liberté de dire à Sa
Majesté que le mépris qu'elle avait conçu pour l'Europe et pour le
reste du monde ne me semblait pas répondre aux excellentes
qualités d'esprit dont elle était ornée; que la raison était
indépendante de la grandeur du corps; qu'au contraire, nous avions
observé, dans notre pays, que les personnes de haute taille
n'étaient pas ordinairement les plus ingénieuses; que; parmi les
animaux, les abeilles et les fourmis avaient la réputation d'avoir
le plus d'industrie, d'artifice et de sagacité; et enfin que,
quelque peu de cas qu'il fît de ma figure, j'espérais néanmoins
pouvoir rendre de grands services à Sa Majesté. Le roi m'écouta
avec attention, et commença à me regarder d'un autre oeil et à ne
plus mesurer mon esprit par ma taille.
Il m'ordonna alors de lui faire une relation exacte du
gouvernement d'Angleterre, parce que, quelque prévenus que les
princes soient ordinairement en faveur de leurs maximes et de
leurs usages, il serait bien aise de savoir s'il y avait en mon
pays de quoi imiter. Imaginez-vous, mon cher lecteur, combien je
désirai alors d'avoir le génie et la langue de Démosthène et de
Cicéron, pour être capable de peindre dignement l'Angleterre, ma
patrie, et d'en tracer une idée sublime.
Je commençai par dire à Sa Majesté que nos États étaient composés
de deux îles qui formaient trois puissants royaumes sous un seul
souverain, sans compter nos colonies en Amérique. Je m'étendis
fort sur la fertilité de notre terrain et sur la température de
notre climat. Je décrivis ensuite la constitution du Parlement
anglais, composé en partie d'un corps illustre appelé la _Chambre
des pairs_, personnages du sang le plus noble, anciens possesseurs
et seigneurs des plus belles terres du royaume. Je représentai
l'extrême soin qu'on prenait de leur éducation par rapport aux
sciences et aux armes, pour les rendre capables d'être
conseillers-nés du royaume, d'avoir part dans l'administration du
gouvernement, d'être membres de la plus haute cour de justice dont
il n'y avait point d'appel, et d'être les défenseurs zélés de leur
prince et de leur patrie, par leur valeur, leur conduite et leur
fidélité; que ces seigneurs étaient l'ornement et la sûreté du
Royaume, dignes successeurs de leurs ancêtres, dont les honneurs
avaient été la récompense d'une vertu insigne, et qu'on n'avait
jamais vu leur postérité dégénérer; qu'à ces seigneurs étaient
joints plusieurs saints hommes, qui avaient une place parmi eux
sous le titre d'_évêques_, dont la charge particulière était de
veiller sur la religion et sur ceux qui la prêchent au peuple;
qu'on cherchait et qu'on choisissait dans le clergé les plus
saints et les plus savants hommes pour les revêtir de cette
dignité éminente.
J'ajoutai que l'autre partie du Parlement était une assemblée
respectable, nommée la _Chambre des communes_, composée de nobles
choisis librement, et députés par le peuple même, seulement à
cause de leurs lumières, de leurs talents et de leur amour pour la
patrie, afin de représenter la sagesse de toute la nation. Je dis
que ces deux corps formaient la plus auguste assemblée de
l'univers, qui, de concert avec le prince, disposait de tout et
réglait en quelque sorte la destinée de tous les peuples de
l'Europe.
Ensuite je descendis aux cours de justice, où étaient assis de
vénérables interprètes de la loi, qui décidaient sur les
différentes contestations des particuliers, qui punissaient le
crime et protégeaient l'innocence. Je ne manquai pas de parler de
la sage et économique administration de nos finances, et de
m'étendre sur la valeur et les exploits de nos guerriers de mer et
de terre. Je supputai le nombre du peuple, en comptant combien il
y avait de millions d'hommes de différentes religions et de
différents partis politiques parmi nous. Je n'omis ni nos jeux, ni
nos spectacles, ni aucune autre particularité que je crusse
pouvoir faire honneur à mon pays, et je finis par un petit récit
historique des dernières révolutions d'Angleterre depuis environ
cent ans.
Cette conversation dura cinq audiences dont chacune fut de
plusieurs heures, et le roi écouta le tout avec une grande
attention, écrivant l'extrait de presque tout ce que je disais, et
marquant en même temps les questions qu'il avait dessein de me
faire.
Quand j'eus achevé mes longs discours, Sa Majesté, dans une
sixième audience, examinant ses extraits, me proposa plusieurs
doutes et de fortes objections sur chaque article. Elle me demanda
d'abord quels étaient les moyens ordinaires de cultiver l'esprit
de notre jeune noblesse; quelles mesures l'on prenait quand une
maison noble venait à s'éteindre, ce qui devait arriver de temps
en temps; quelles qualités étaient nécessaires à ceux qui devaient
être créés nouveaux pairs; si le caprice du prince, une somme
d'argent donnée à propos à une dame de la cour et à un favori, ou
le dessein de fortifier un parti opposé au bien public, n'étaient
jamais les motifs de ces promotions; quel degré de science les
pairs avaient dans les lois de leur pays, et comment ils
devenaient capables de décider en dernier ressort des droits de
leurs compatriotes; s'ils étaient toujours exempts d'avarice et de
préjugés; si ces saints évêques dont j'avais parlé parvenaient
toujours à ce haut rang par leur science dans les matières
théologiques et par la sainteté de leur vie; s'ils n'avaient
jamais intrigué lorsqu'ils n'étaient que de simples prêtres; s'ils
n'avaient pas été quelquefois les aumôniers d'un pair par le moyen
duquel ils étaient parvenus à l'évêché, et si, dans ce cas, ils ne
suivaient pas toujours aveuglément l'avis du pair et ne servaient
pas sa passion ou son préjugé dans l'assemblée du Parlement.
Il voulut savoir comment on s'y prenait pour l'élection de ceux
que j'avais appelés députés des _communes _; si un inconnu, avec
une bourse bien remplie d'or, ne pouvait pas quelquefois gagner le
suffrage des électeurs à force d'argent, se faire préférer à leur
propre seigneur ou aux plus considérables et aux plus distingués
de la noblesse dans le voisinage; pourquoi on avait une si
violente passion d'être élu pour l'assemblée du Parlement, puisque
cette élection était l'occasion d'une très grande dépense et ne
rendait rien; qu'il fallait donc que ces élus fussent des hommes
d'un désintéressement parfait et d'une vertu éminente et héroïque,
ou bien qu'ils comptassent d'être indemnisés et remboursés avec
usure par le prince et par ses ministres, en leur sacrifiant le
bien public. Sa Majesté me proposa sur cet article des difficultés
insurmontables, que la prudence ne me permet pas de répéter.
Sur ce que je lui avais dit de nos _cours de justice_, Sa Majesté
voulut être éclairée touchant plusieurs articles. J'étais assez en
état de la satisfaire, ayant été autrefois presque ruiné par un
long procès de la chancellerie, qui fut néanmoins jugé en ma
faveur, et que je gagnai même avec les dépens. Il me demanda
combien de temps on employait ordinairement à mettre une affaire
en état d'être jugée; s'il en coûtait beaucoup pour plaider; si
les avocats avaient la liberté de défendre des causes évidemment
injustes; si l'on n'avait jamais remarqué que l'esprit de parti et
de religion eût fait pencher la balance; si ces avocats avaient
quelque connaissance des premiers principes et des lois générales
de l'équité, s'ils ne se contentaient pas de savoir les lois
arbitraires et les coutumes locales du pays; si eux et les juges
avaient le droit d'interpréter à leur gré et de commenter les
lois; si les plaidoyers et les arrêts n'étaient pas quelquefois
contraires les uns aux autres dans la même espèce.
Ensuite, il s'attacha à me questionner sur l'administration des
finances, et me dit qu'il croyait que je m'étais mépris sur cet
article, parce que je n'avais fait monter les impôts qu'à cinq ou
six millions par an; que cependant la dépense de l'État allait
beaucoup plus loin et excédait beaucoup la recette.
Il ne pouvait, disait-il, concevoir comment un royaume osait
dépenser au delà de son revenu et manger son bien comme un
particulier. Il me demanda quels étaient nos créanciers, et où
nous trouverions de quoi les payer, si nous gardions à leur égard
les lois de la nature, de la raison et de l'équité. Il était
étonné du détail que je lui avais fait de nos guerres et des frais
excessifs qu'elles exigeaient. Il fallait certainement, disait-il,
que nous fussions un peuple bien inquiet et bien querelleur, ou
que nous eussions de bien mauvais voisins. «Qu'avez-vous à
démêler, ajoutait-il, hors de vos îles? Devez-vous y avoir
d'autres affaires que celles de votre commerce? Devez-vous songer
à faire des conquêtes, et ne vous suffit-il pas de bien garder vos
ports et vos côtes?» Ce qui l'étonna fort, ce fut d'apprendre que
nous entretenions une armée dans le sein de la paix et au milieu
d'un peuple libre. Il dit que si nous étions gouvernés de notre
propre consentement, il ne pouvait s'imaginer de qui nous avions
peur, et contre qui nous avions à combattre. Il demanda si la
maison d'un particulier ne serait pas mieux défendue par lui-même,
par ses enfants et par ses domestiques, que par une troupe de
fripons et de coquins tirés par hasard de la lie du peuple avec un
salaire bien petit, et qui pourraient gagner cent fois plus en
nous coupant la gorge.
Il rit beaucoup de ma bizarre arithmétique (comme il lui plut de
l'appeler), lorsque j'avais supputé le nombre de notre peuple en
calculant les différentes sectes qui sont parmi nous à l'égard de
la religion et de la politique.
Il remarqua qu'entre les amusements de notre noblesse, j'avais
fait mention du jeu. Il voulut savoir à quel âge ce divertissement
était ordinairement pratiqué et quand on le quittait, combien de
temps on y consacrait, et s'il n'altérait pas quelquefois la
fortune des particuliers et ne leur faisait pas commettre des
actions basses et indignes; si des hommes vils et corrompus ne
pouvaient pas quelquefois, par leur adresse dans ce métier,
acquérir de grandes richesses, tenir nos pairs même dans une
espèce de dépendance, les accoutumer à voir mauvaise compagnie,
les détourner entièrement de la culture de leur esprit et du soin
de leurs affaires domestiques, et les forcer, par les pertes
qu'ils pouvaient faire, d'apprendre peut-être à se servir de cette
même adresse infâme qui les avait ruinés.
Il était extrêmement étonné du récit que je lui avais fait de
notre histoire du dernier siècle; ce n'était, selon lui, qu'un
enchaînement horrible de conjurations, de rébellions, de meurtres,
de massacres, de révolutions, d'exils et des plus énormes effets
que l'avarice, l'esprit de faction, l'hypocrisie, la perfidie, la
cruauté, la rage, la folie, la haine, l'envie, la malice et
l'ambition pouvaient produire.
Sa Majesté, dans une autre audience, prit la peine de récapituler
la substance de tout ce que j'avais dit, compara les questions
qu'elle m'avait faites avec les réponses que j'avais données;
puis, me prenant dans ses mains et me flattant doucement,
s'exprima dans ces mots que je n'oublierai jamais, non plus que la
manière dont il les prononça: «Mon petit ami Grildrig, vous avez
fait un panégyrique très extraordinaire de votre pays; vous avez
fort bien prouvé que l'ignorance, la paresse et le vice peuvent
être quelquefois les seules qualités d'un homme d'État; que les
lois sont éclaircies, interprétées et appliquées le mieux du monde
par des gens dont les intérêts et la capacité les portent à les
corrompre, à les brouiller et à les éluder. Je remarque parmi vous
une constitution de gouvernement qui, dans son origine, a peut-
être été supportable, mais que le vice a tout à fait défigurée. Il
ne me paraît pas même, par tout ce que vous m'avez dit, qu'une
seule vertu soit requise pour parvenir à aucun rang ou à aucune
charge parmi vous. Je vois que les hommes n'y sont point anoblis
par leur vertu; que les prêtres n'y sont point avancés par leur
piété ou leur science, les soldats par leur conduite ou leur
valeur, les juges par leur intégrité, les sénateurs par l'amour de
leur patrie, ni les hommes d'État par leur sagesse. Mais pour vous
(continua le roi), qui avez passé la plupart de votre vie dans les
voyages, je veux croire que vous n'êtes pas infecté des vices de
votre pays; mais, par tout ce que vous m'avez raconté d'abord et
par les réponses que je vous ai obligé de faire à mes objections,
je juge que la plupart de vos compatriotes sont la plus
pernicieuse race d'insectes que la nature ait jamais souffert
ramper sur la surface de la terre.»
Chapitre V
_Zèle de l'auteur pour l'honneur de sa patrie. Il fait une
proposition avantageuse au roi, qui est rejetée. La littérature de
ce peuple imparfaite et bornée. Leurs lois, leurs affaires
militaires et leurs partis dans l'État._
L'amour de la vérité m'a empêché de déguiser l'entretien que j'eus
alors avec Sa Majesté; mais ce même amour ne me permit pas de me
taire lorsque je vis mon cher pays si indignement traité.
J'éludais adroitement la plupart de ses questions, et je donnais à
chaque chose le tour le plus favorable que je pouvais; car, quand
il s'agit de défendre ma patrie et de soutenir sa gloire, je me
pique de ne point entendre raison; alors je n'omets rien pour
cacher ses infirmités et ses difformités et pour mettre sa vertu
et sa beauté dans le jour le plus avantageux. C'est ce que je
m'efforçai de faire dans les différents entretiens que j'eus avec
ce judicieux monarque: par malheur, je perdis ma peine.
Mais il faut excuser un roi qui vit entièrement séparé du reste du
monde et qui, par conséquent, ignore les moeurs et les coutumes
des autres nations. Ce défaut de connaissance sera toujours la
cause de plusieurs préjugés et d'une certaine manière bornée de
penser, dont le pays de l'Europe est exempt. Il serait ridicule
que les idées de vertu et de vice d'un prince étranger et isolé
fussent proposées pour des règles et pour des maximes à suivre.
Pour confirmer ce que je viens de dire et pour faire voir les
effets malheureux d'une éducation bornée, je rapporterai ici une
chose qu'on aura peut-être de la peine à croire. Dans la vue de
gagner les bonnes grâces de Sa Majesté, je lui donnai avis d'une
découverte faite depuis trois on quatre cents ans, qui était une
certaine petite poudre noire qu'une seule petite étincelle pouvait
allumer en un instant, de telle manière qu'elle était capable de
faire sauter en l'air des montagnes avec un bruit et un fracas
plus grand que celui du tonnerre; qu'une quantité de cette poudre
étant mise dans un tube de bronze ou de fer, selon sa grosseur,
poussait une balle de plomb ou un boulet de fer avec une si grande
violence et tant de vitesse, que rien n'était capable de soutenir
sa force; que les boulets, ainsi poussés et chassés d'un tube de
fonte par l'inflammation de cette petite poudre, rompaient,
renversaient, culbutaient les bataillons et les escadrons,
abattaient les plus fortes murailles, faisaient sauter les plus
grosses tours, coulaient à fond les plus gros vaisseaux; que cette
poudre, mise dans un globe de fer lancé avec une machine, brûlait
et écrasait les maisons, et jetait de tous côtés des éclats qui
foudroyaient tout ce qui se rencontrait; que je savais la
composition de cette poudre merveilleuse, où il n'entrait que des
choses communes et à bon marché, et que je pourrais apprendre le
même secret à ses sujets si Sa Majesté le voulait; que, par le
moyen de cette poudre, Sa Majesté briserait les murailles de la
plus forte ville de son royaume, si elle se soulevait jamais et
osait lui résister; que je lui offrais ce petit présent comme un
léger tribut de ma reconnaissance.
Le roi, frappé de la description que je lui avais faite des effets
terribles de ma poudre, paraissait ne pouvoir comprendre comment
un insecte impuissant, faible, vil et rampant avait imaginé une
chose effroyable, dont il osait parler d'une manière si familière,
qu'il semblait regarder comme des bagatelles le carnage et la
désolation que produisait une invention si pernicieuse. «Il
fallait, disait-il, que ce fût un mauvais génie, ennemi de Dieu et
de ses ouvrages, qui en eût été l'auteur.» Il protesta que,
quoique rien ne lui fit plus de plaisir que les nouvelles
découvertes, soit dans la nature, soit dans les arts, il aimerait
mieux perdre sa couronne que faire usage d'un si funeste secret,
dont il me défendit, sous peine de la vie, de faire part à aucun
de ses sujets: effet pitoyable de l'ignorance et des bornes de
l'esprit d'un prince sans éducation. Ce monarque, orné de toutes
les qualités qui gagnent la vénération, l'amour et l'estime des
peuples, d'un esprit fort et pénétrant, d'une grande sagesse,
d'une profonde science, doué de talents admirables pour le
gouvernement, presque adoré de son peuple, se trouve sottement
gêné par un scrupule excessif et bizarre dont nous n'avons jamais
eu d'idée en Europe, et laisse échapper une occasion qu'on lui met
entre les mains de se rendre le maître absolu de la vie, de la
liberté et des biens de tous ses sujets! Je ne dis pas ceci dans
l'intention de rabaisser les vertus et les lumières de ce prince,
auquel je n'ignore pas néanmoins que ce récit fera tort dans
l'esprit d'un lecteur anglais; mais je m'assure que ce défaut ne
venait que d'ignorance, ces peuples n'ayant pas encore réduit la
politique en art, comme nos esprits sublimes de l'Europe.
Car il me souvient que, dans un entretien que j'eus un jour avec
le roi sur ce que je lui avais dit par hasard qu'il y avait parmi
nous un grand nombre de volumes écrits sur l'art du gouvernement,
Sa Majesté en conçut une opinion très basse de notre esprit, et
ajouta qu'il méprisait et détestait tout mystère, tout raffinement
et toute intrigue dans les procédés d'un prince ou d'un ministre
d'État. Il ne pouvait comprendre ce que je voulais dire par les
secrets du cabinet. Pour lui, il renfermait la science de
gouverner dans des bornes très étroites, la réduisant au sens
commun, à la raison, à la justice, à la douceur, à la prompte
décision des affaires civiles et criminelles, et à d'autres
semblables pratiques à la portée de tout le monde et qui ne
méritent pas qu'on en parle. Enfin, il avança ce paradoxe étrange
que, si quelqu'un pouvait faire croître deux épis ou deux brins
d'herbe sur un morceau de terre où auparavant il n'y en avait
qu'un, il mériterait beaucoup du genre humain et rendrait un
service plus essentiel à son pays que toute la race de nos
sublimes politiques.
La littérature de ce peuple est fort peu de chose et ne consiste
que dans la connaissance de la morale, de l'histoire, de la poésie
et des mathématiques; mais il faut avouer qu'ils excellent dans
ces quatre genres.
La dernière de ces connaissances n'est appliquée par eux qu'à tout
ce qui est utile; en sorte que la meilleure partie de notre
mathématique serait parmi eux fort peu estimée. À l'égard des
entités métaphysiques, des abstractions et des catégories, il me
fut impossible de les leur faire concevoir.
Dans ce pays, il n'est pas permis de dresser une loi en plus de
mots qu'il n'y a de lettres dans leur alphabet, qui n'est composé
que de vingt-deux lettres; il y a même très peu de lois qui
s'étendent jusqu'à cette longueur. Elles sont toutes exprimées
dans les termes les plus clairs et les plus simples, et ces
peuples ne sont ni assez vifs ni assez ingénieux pour y trouver
plusieurs sens; c'est d'ailleurs un crime capital d'écrire un
commentaire sur aucune loi.
Ils possèdent de temps immémorial l'art d'imprimer, aussi bien que
les Chinois; mais leurs bibliothèques ne sont pas grandes; celle
du roi, qui est la plus nombreuse, n'est composée que de mille
volumes rangés dans une galerie de douze cents pieds de longueur,
où j'eus la liberté de lire tous les livres qu'il me plut. Le
livre que j'eus d'abord envie de lire fut mis sur une table sur
laquelle on me plaça: alors, tournant mon visage vers le livre, je
commençai par le haut de la page; je me promenai dessus le livre
même, à droite et à gauche, environ huit ou dix pas, selon la
longueur des lignes, et je reculai à mesure que j'avançais dans la
lecture des pages. Je commençai à lire l'autre page de la même
façon, après quoi je tournai le feuillet, ce que je pus
difficilement faire avec mes deux mains, car il était aussi épais
et aussi raide qu'un gros carton.
Leur style est clair, mâle et doux, mais nullement fleuri, parce
qu'on ne sait parmi eux ce que c'est de multiplier les mots
inutiles et de varier les expressions. Je parcourus plusieurs de
leurs livres, surtout ceux qui concernaient l'histoire et la
morale; entre autres, je lus avec plaisir un vieux petit traité
qui était dans la chambre de Glumdalclitch. Ce livre était
intitulé: _Traité de la faiblesse du genre humain_, et n'était
estimé que des femmes et du petit peuple. Cependant je fus curieux
de voir ce qu'un auteur de ce pays pouvait dire sur un pareil
sujet. Cet écrivain faisait voir très au long combien l'homme est
peu en état de se mettre à couvert des injures de l'air ou de la
fureur des bêtes sauvages; combien il était surpassé par d'autres
animaux, soit dans la force, soit dans la vitesse, soit dans la
prévoyance, soit dans l'industrie. Il montrait que la nature avait
dégénéré dans ces derniers siècles, et qu'elle était sur son
déclin.
Il enseignait que les lois mêmes de la nature exigeaient
absolument que nous eussions été au commencement d'une taille plus
grande et d'une complexion plus vigoureuse, pour n'être point
sujets à une soudaine destruction par l'accident d'une tuile
tombant de dessus une maison, ou d'une pierre jetée de la main
d'un enfant, ni à être noyés dans un ruisseau. De ces
raisonnements l'auteur tirait plusieurs applications utiles à la
conduite de la vie. Pour moi, je ne pouvais m'empêcher de faire
des réflexions morales sur cette morale même, et sur le penchant
universel qu'ont tous les hommes à se plaindre de la nature et à
exagérer ses défauts. Ces géants se trouvaient petits et faibles.
Que sommes-nous donc, nous autres Européens? Ce même auteur disait
que l'homme n'était qu'un ver de terre et qu'un atome, et que sa
petitesse devait sans cesse l'humilier. Hélas! que suis-je, me
disais-je, moi qui suis au-dessous de rien en comparaison de ces
hommes qu'on dit être si petits et si peu de chose?