Dans ce même livre, on faisait voir la vanité du titre d'altesse
et de grandeur, et combien il était ridicule qu'un homme qui avait
au plus cent cinquante pieds de hauteur osât se dire haut et
grand. Que penseraient les princes et les grands seigneurs
d'Europe, disais-je alors, s'ils lisaient ce livre, eux qui, avec
cinq pieds et quelques pouces, prétendent sans façon qu'on leur
donne de l'_altesse_ et de la _grandeur_? Mais pourquoi n'ont-ils
pas aussi exigé les titres de _grosseur_, de _largeur_,
d'_épaisseur_? Au moins auraient-ils pu inventer un terme général
pour comprendre toutes ces dimensions, et se faire appeler _votre
étendue_. On me répondra peut-être que ces mots _altesse_ et
_grandeur_ se rapportent à l'âme et non au corps; mais si cela
est, pourquoi ne pas prendre des titres plus marqués et plus
déterminés à un sens spirituel? pourquoi ne pas se faire appeler
_votre sagesse_, _votre pénétration_, _votre prévoyance_, _votre
libéralité_, _votre bonté_, _votre bon sens_, _votre bel esprit_?
Il faut avouer que, comme ces titres auraient été très beaux et
très honorables, ils auraient aussi semé beaucoup d'aménité dans
les compliments des inférieurs, rien n'étant plus divertissant
qu'un discours plein de contrevérités.
La médecine, la chirurgie, la pharmacie, sont très cultivées en ce
pays-là. J'entrai un jour dans un vaste édifice, que je pensai
prendre pour un arsenal plein de boulets et de canons: c'était la
boutique d'un apothicaire; ces boulets étaient des pilules, et ces
canons des seringues. En comparaison, nos plus gros canons sont en
vérité de petites couleuvrines.
À l'égard de leur milice, on dit que l'armée du roi est composée
de cent soixante-seize mille hommes de pied et de trente-deux
mille de cavalerie, si néanmoins on peut donner ce nom à une armée
qui n'est composée que de marchands et de laboureurs dont les
commandants ne sont que les pairs et la noblesse, sans aucune paye
ou récompense. Ils sont, à la vérité, assez parfaits dans leurs
exercices et ont une discipline très bonne, ce qui n'est pas
étonnant, puisque chaque laboureur est commandé par son propre
seigneur, et chaque bourgeois par les principaux de sa propre
ville, élus à la façon de Venise.
Je fus curieux de savoir pourquoi ce prince, dont les États sont
inaccessibles, s'avisait de faire apprendre à son peuple la
pratique de la discipline militaire; mais j'en fus bientôt
instruit, soit par les entretiens que j'eus sur ce sujet, soit par
la lecture de leurs histoires; car, pendant plusieurs siècles, ils
ont été affligés de la maladie à laquelle tant d'autres
gouvernements sont sujets, la pairie et la noblesse disputant
souvent pour le pouvoir, le peuple pour la liberté, et le roi pour
la domination arbitraire. Ces choses, quoique sagement tempérées
par les lois du royaume, ont quelquefois occasionné des partis,
allumé des passions et causé des guerres civiles, dont la dernière
fut heureusement terminée par l'aïeul du prince régnant, et la
milice, alors établie dans le royaume, a toujours subsisté depuis
pour prévenir de nouveaux désordres.
Chapitre VI
_Le roi et la reine font un voyage vers la frontière, où l'auteur
les suit. Détail de la manière dont il sort de ce pays pour
retourner en Angleterre._
J'avais toujours dans l'esprit que je recouvrerais un jour ma
liberté, quoique je ne pusse deviner par quel moyen, ni former
aucun projet avec la moindre apparence de réussir. Le vaisseau qui
m'avait porté, et qui avait échoué sur ces côtes, était le premier
vaisseau européen qu'on eût su en avoir approché, et le roi avait
donné des ordres très précis pour que, si jamais il arrivait qu'un
autre parût, il fût tiré à terre et mis avec tout l'équipage et
les passagers sur un tombereau et apporté à Lorbrulgrud.
Il était fort porté à trouver une femme de ma taille avec laquelle
on me marierait, et qui me rendrait père; mais j'aurais mieux aimé
mourir que d'avoir de malheureux enfants destinés à être mis en
cage, ainsi que des serins de Canarie, et à être ensuite comme
vendus par tout le royaume aux gens de qualité de petits animaux
curieux. J'étais à la vérité traité avec beaucoup de bonté;
j'étais le favori du roi et de la reine et les délices de toute la
cour; mais c'était dans une condition qui ne convenait pas à la
dignité de ma nature humaine. Je ne pouvais d'abord oublier les
précieux gages que j'avais laissés chez moi. Je souhaitais fort de
me retrouver parmi des peuples avec lesquels je me pusse
entretenir d'égal à égal, et d'avoir la liberté de me promener par
les rues et par les champs sans crainte d'être foulé aux pieds,
d'être écrasé comme une grenouille, ou d'être le jouet d'un jeune
chien; mais ma délivrance arriva plus tôt que je ne m'y attendais,
et d'une manière très extraordinaire, ainsi que je vais le
raconter fidèlement, avec toutes les circonstances de cet
admirable événement.
Il y avait deux ans que j'étais dans ce pays. Au commencement de
la troisième année, Glumdalclitch et moi étions à la suite du roi
et de la reine, dans un voyage qu'ils faisaient vers la côte
méridionale du royaume. J'étais porté, à mon ordinaire, dans ma
boîte de voyage, qui était un cabinet très commode, large de douze
pieds. On avait, par mon ordre, attaché un brancard avec des
cordons de soie aux quatre coins du haut de la boîte, afin que je
sentisse moins les secousses du cheval, sur lequel un domestique
me portait devant lui. J'avais ordonné au menuisier de faire au
toit de ma boîte une ouverture d'un pied en carré pour laisser
entrer l'air, en sorte que quand je voudrais on pût l'ouvrir et la
fermer avec une planche.
Quand nous fûmes arrivés au terme de notre voyage, le roi jugea à
propos de passer quelques jours à une maison de plaisance qu'il
avait proche de Flanflasnic, ville située à dix-huit milles
anglais du bord de la mer. Glumdalclitch et moi étions bien
fatigués; j'étais, moi, un peu enrhumé; mais la pauvre fille se
portait si mal, qu'elle était obligée de se tenir toujours dans sa
chambre. J'eus envie de voir l'Océan. Je fis semblant d'être plus
malade que je ne l'étais, et je demandai la liberté de prendre
l'air de la mer avec un page qui me plaisait beaucoup, et à qui
j'avais été confié quelquefois. Je n'oublierai jamais avec quelle
répugnance Glumdalclitch y consentit, ni l'ordre sévère qu'elle
donna au page d'avoir soin de moi, ni les larmes qu'elle répandit,
comme si elle eût eu quelque présage, de ce qui me devait arriver.
Le page me porta donc dans ma boîte, et me mena environ à une
demi-lieue du palais, vers les rochers, sur le rivage de la mer.
Je lui dis alors de me mettre à terre, et, levant le châssis d'une
de mes fenêtres, je me mis à regarder la mer d'un oeil triste. Je
dis ensuite au page que j'avais envie de dormir un peu dans mon
brancard, et que cela me soulagerait. Le page ferma bien la
fenêtre, de peur que je n'eusse froid; je m'endormis bientôt. Tout
ce que je puis conjecturer est que, pendant que je dormais, ce
page, croyant qu'il n'y avait rien à appréhender, grimpa sur les
rochers pour chercher des oeufs d'oiseaux, l'ayant vu auparavant
de ma fenêtre en chercher et en ramasser. Quoi qu'il en soit, je
me trouvai soudainement éveillé par une secousse violente donnée à
ma boîte, que je sentis tirée en haut, et ensuite portée en avant
avec une vitesse prodigieuse. La première secousse m'avait presque
jeté hors de mon brancard, mais ensuite le mouvement fut assez
doux. Je criais de toute ma force, mais inutilement. Je regardai à
travers ma fenêtre, et je ne vis que des nuages. J'entendais un
bruit horrible au-dessus de ma tête, ressemblant à celui d'un
battement d'ailes. Alors je commençai à connaître le dangereux
état où je me trouvais, et à soupçonner qu'un aigle avait pris le
cordon de ma boîte dans son bec dans le dessein de le laisser
tomber sur quelque rocher, comme une tortue dans son écaille, et
puis d'en tirer mon corps pour le dévorer; car la sagacité et
l'odorat de cet oiseau le mettent en état de découvrir sa proie à
une grande distance, quoique caché encore mieux que je ne pouvais
être sous des planches qui n'étaient épaisses que de deux pouces.
Au bout de quelque temps, je remarquai que le bruit et le
battement d'ailes s'augmentaient beaucoup, et que ma boîte était
agitée çà et là comme une enseigne de boutique par un grand vent;
j'entendis plusieurs coups violents qu'on donnait à l'aigle, et
puis, tout à coup, je me sentis tomber perpendiculairement pendant
plus d'une minute, mais avec une vitesse incroyable. Ma chute fut
terminée par une secousse terrible, qui retentit plus haut à mes
oreilles que notre cataracte du Niagara; après quoi je fus dans
les ténèbres pendant une autre minute, et alors ma boîte commença
à s'élever de manière que je pus voir le jour par le haut de ma
fenêtre.
Je connus alors que j'étais tombé dans la mer, et que ma boîte
flottait. Je crus, et je le crois encore que l'aigle qui emportait
ma boîte avait été poursuivi de deux ou trois aigles et contraint
de me laisser tomber pendant qu'il se défendait contre les autres
qui lui disputaient sa proie. Les plaques de fer attachées au bas
de la boîte conservèrent l'équilibre, et l'empêchèrent d'être
brisée, et fracassée en tombant.
Oh! que je souhaitai alors d'être secouru par ma chère
Glumdalclitch, dont cet accident subit m'avait tant éloigné! Je
puis dire en vérité qu'au milieu de mes malheurs je plaignais et
regrettais ma chère petite maîtresse; que je pensais au chagrin
qu'elle aurait de ma perte et au déplaisir de la reine. Je suis
sûr qu'il y a très peu de voyageurs qui se soient trouvés dans une
situation aussi triste que celle où je me trouvai alors, attendant
à tout moment de voir ma boîte brisée, ou au moins renversée par
le premier coup de vent, et submergée par les vagues; un carreau
de vitre cassé, c'était fait de moi. Il n'y avait rien qui eût pu
jusqu'alors conserver ma fenêtre, que des fils de fer assez forts
dont elle était munie par dehors contre les accidents qui peuvent
arriver en voyageant. Je vis l'eau entrer dans ma boîte par
quelques petites fentes, que je tâchai de boucher le mieux que je
pus. Hélas! je n'avais pas la force de lever le toit de ma boîte,
ce que j'aurais fait si j'avais pu, et me serais tenu assis
dessus, plutôt que de rester enfermé dans une espèce de fond de
cale.
Dans cette déplorable situation, j'entendis ou je crus entendre
quelque sorte de bruit à côté de ma boîte, et bientôt après je
commençai à m'imaginer qu'elle était tirée et en quelque façon
remorquée, car de temps en temps je sentais une sorte d'effort qui
faisait monter les ondes jusqu'au haut de mes fenêtres, me
laissant presque dans l'obscurité. Je conçus alors quelque faible
espérance de secours, quoique je ne pusse me figurer d'où il me
pourrait venir. Je montai sur mes chaises, et approchai ma tête
d'une petite fente qui était au toit de ma boîte, et alors je me
mis à crier de toutes mes forces et à demander du secours dans
toutes les langues que je savais. Ensuite, j'attachai mon mouchoir
à un bâton que j'avais, et, le haussant par l'ouverture, je le
branlai plusieurs fois dans l'air, afin que, si quelque barque ou
vaisseau était proche, les matelots pussent conjecturer qu'il y
avait un malheureux mortel renfermé dans cette boîte.
Je ne m'aperçus point que tout cela eût rien produit; mais je
connus évidemment que ma boîte était tirée en avant. Au bout d'une
heure, je sentis qu'elle heurtait quelque chose de très dur. Je
craignis d'abord que ce ne fût un rocher, et j'en fus très alarmé.
J'entendis alors distinctement du bruit sur le toit de ma boîte,
comme celui d'un câble, ensuite je me trouvai haussé peu à peu au
moins de trois pieds plus haut que je n'étais auparavant; sur quoi
je levai encore mon bâton et mon mouchoir, criant au secours
jusqu'à m'enrouer. Pour réponse j'entendis de grandes acclamations
répétées trois fois, qui me donnèrent des transports de joie qui
ne peuvent être conçus que par ceux qui les sentent; en même temps
j'entendis marcher sur le toit et quelqu'un appelant par
l'ouverture et criant en anglais: «Y a-t-il là quelqu'un!» Je
répondis: «Hélas! oui; je suis un pauvre Anglais réduit par la
fortune à la plus grande calamité qu'aucune créature ait jamais
soufferte; au nom de Dieu, délivrez-moi de ce cachot.» La voix me
répondit: «Rassurez-vous, vous n'avez rien à craindre, votre boîte
est attachée au vaisseau, et le charpentier va venir pour faire un
trou dans le toit et vous tirer dehors.» Je répondis que cela
n'était pas nécessaire et demandait trop de temps, qu'il suffisait
que quelqu'un de l'équipage mît son doigt dans le cordon, afin
d'emporter la boîte hors de la mer dans le vaisseau. Quelques-uns
d'entre eux, m'entendant parler ainsi, pensèrent que j'étais un
pauvre insensé; d'autres en rirent; je ne pensais pas que j'étais
alors parmi des hommes de ma taille et de ma force. Le charpentier
vint, et dans peu de minutes fit un trou au haut de ma boîte,
large de trois pieds, et me présenta une petite échelle sur
laquelle je montai. J'entrai dans le vaisseau en un état très
faible.
Les matelots furent tout étonnés et me firent mille questions
auxquelles je n'eus pas le courage de répondre. Je m'imaginais
voir autant de pygmées, mes yeux étant accoutumés aux objets
monstrueux que je venais de quitter; mais le capitaine, M. Thomas
Viletcks, homme de probité et de mérite, voyant que j'étais près
de tomber en faiblesse, me fit entrer dans sa chambre, me donna un
cordial pour me soulager, et me fit coucher sur son lit, me
conseillant de prendre un peu de repos, dont j'avais assez de
besoin. Avant que je m'endormisse, je lui fis entendre que j'avais
des meubles précieux dans ma boîte, un brancard superbe, un lit de
campagne, deux chaises, une table et une armoire; que ma chambre
était tapissée ou pour mieux dire matelassée d'étoffes de soie et
de coton, que, s'il voulait ordonner à quelqu'un de son équipage
d'apporter ma chambre dans sa chambre, je l'y ouvrirais en sa
présence et lui montrerais mes meubles. Le capitaine, m'entendant
dire ces absurdités, jugea que j'étais fou; cependant, pour me
complaire, il promit d'ordonner ce que je souhaitais, et, montant
sur le tillac, il envoya quelques-uns de ses gens visiter la
caisse.
Je dormis pendant quelques heures, mais continuellement troublé
par l'idée du pays que j'avais quitté et du péril que j'avais
couru. Cependant, quand je m'éveillai, je me trouvai assez bien
remis. Il était huit heures du soir, et le capitaine donna ordre
de me servir à souper incessamment, croyant que j'avais jeûné trop
longtemps. Il me régala avec beaucoup d'honnêteté, remarquant
néanmoins que j'avais les yeux égarés. Quand on nous eût laissés
seuls, il me pria de lui faire le récit de mes voyages, et de lui
apprendre par quel accident j'avais été abandonné au gré des flots
dans cette grande caisse. Il me dit que, sur le midi, comme il
regardait avec sa lunette, il l'avait découverte de fort loin,
l'avait prise pour une petite barque, et qu'il l'avait voulu
joindre, dans la vue d'acheter du biscuit, le sien commençant à
manquer; qu'en approchant il avait connu son erreur et avait
envoyé sa chaloupe pour découvrir ce que c'était; que ses gens
étaient revenus tout effrayés, jurant qu'ils avaient vu une maison
flottante; qu'il avait ri de leur sottise, et s'était lui-même mis
dans la chaloupe, ordonnant à ses matelots de prendre avec eux un
câble très fort; que, le temps étant calme, après avoir ramé
autour de la grande caisse et en avoir plusieurs fois fait le
tour, il avait commandé à ses gens de ramer et d'approcher de ce
côté-là, et qu'attachant un câble à une des gâches de la fenêtre,
il l'avait fait remorquer; qu'on avait vu mon bâton et mon
mouchoir hors de l'ouverture et qu'on avait jugé qu'il fallait que
quelques malheureux fussent enfermés dedans. Je lui demandai si
lui ou son équipage n'avait point vu des oiseaux prodigieux dans
l'air dans le temps qu'il m'avait découvert; à quoi il répondit
que, parlant sur ce sujet avec les matelots pendant que je
dormais, un d'entre eux lui avait dit qu'il avait observé trois
aigles volant vers le nord, mais il n'avait point remarqué qu'ils
fussent plus gros qu'à l'ordinaire, ce qu'il faut imputer, je
crois, à la grande hauteur où ils se trouvaient, et aussi ne put-
il pas deviner pourquoi je faisais cette question. Ensuite je
demandai au capitaine combien il croyait que nous fussions
éloignés de terre; il me répondit que, par le meilleur calcul
qu'il eût pu faire, nous en étions éloignés de cent lieues. Je
l'assurai qu'il s'était certainement trompé presque de la moitié,
parce que je n'avais pas quitté le pays d'où je venais plus de
deux heures avant que je tombasse dans la mer; sur quoi il
recommença à croire que mon cerveau était troublé, et me conseilla
de me remettre au lit dans une chambre qu'il avait fait préparer
pour moi. Je l'assurai que j'étais bien rafraîchi de son bon repas
et de sa gracieuse compagnie, et que j'avais l'usage de mes sens
et de ma raison aussi parfaitement que je l'avais jamais eu. Il
prit alors son sérieux, et me pria de lui dire franchement si je
n'avais pas la conscience bourrelée de quelque crime pour lequel
j'avais été puni par l'ordre de quelque prince, et exposé dans
cette caisse, comme quelquefois les criminels en certains pays
sont abandonnés à la merci des flots dans un vaisseau sans voiles
et sans vivres; que, quoiqu'il fût bien fâché d'avoir reçu un tel
scélérat dans son vaisseau, cependant il me promettait, sur sa
parole d'honneur, de me mettre à terre en sûreté au premier port
où nous arriverions; il ajouta que ses soupçons s'étaient beaucoup
augmentés par quelques discours très absurdes que j'avais tenus
d'abord aux matelots, et ensuite à lui-même, à l'égard de ma boîte
et de ma chambre, aussi bien que par mes yeux égarés et ma bizarre
contenance.
Je le priai d'avoir la patience de m'entendre faire le récit de
mon histoire; je le fis très fidèlement, depuis la dernière fois
que j'avais quitté l'Angleterre jusqu'au moment qu'il m'avait
découvert; et, comme la vérité s'ouvre toujours un passage dans
les esprits raisonnables, cet honnête et digne gentilhomme, qui
avait un très bon sens et n'était pas tout à fait dépourvu de
lettres, fut satisfait de ma candeur et de ma sincérité; mais
d'ailleurs, pour confirmer tout ce que j'avais dit, je le priai de
donner ordre de m'apporter mon armoire, dont j'avais la clef; je
l'ouvris en sa présence et lui fis voir toutes les choses
curieuses travaillées dans le pays d'où j'avais été tiré d'une
manière si étrange. Il y avait, entre autres choses, le peigne que
j'avais formé des poils de la barbe du roi, et un autre de la même
matière, dont le dos était d'une rognure de l'ongle du pouce de Sa
Majesté; il y avait un paquet d'aiguilles et d'épingles longues
d'un pied et demi; une bague d'or dont un jour la reine me fit
présent d'une manière très obligeante, l'ôtant de son petit doigt
et me la mettant au cou comme un collier. Je priai le capitaine de
vouloir bien accepter cette bague en reconnaissance de ses
honnêtetés, ce qu'il refusa absolument. Enfin, je le priai de
considérer la culotte que je portais alors, et qui était faite de
peau de souris.
Le capitaine fut très satisfait de tout ce que je lui racontai, et
me dit qu'il espérait qu'après notre retour en Angleterre je
voudrais bien en écrire la relation et la donner au public. Je
répondis que je croyais que nous avions déjà trop de livres de
voyages, que mes aventures passeraient pour un vrai roman et pour
une action ridicule; que ma relation ne contiendrait que des
descriptions de plantes et d'animaux extraordinaires, de lois, de
moeurs et d'usages bizarres; que ces descriptions étaient trop
communes, et qu'on en était las; et, n'ayant rien autre chose à
dire touchant mes voyages, ce n'était pas la peine de les écrire.
Je le remerciai de l'opinion avantageuse qu'il avait de moi.
Il me parut étonné d'une chose, qui fut de m'entendre parler si
haut, me demandant si le roi et la reine de ce pays étaient
sourds. Je lui dis que c'était une chose à laquelle j'étais
accoutumé depuis plus de deux ans, et que j'admirais de mon côté
sa voix et celle de ses gens, qui me semblaient toujours me parler
bas et à l'oreille; mais que, malgré cela, je les pouvais entendre
assez bien; que, quand je parlais dans ce pays, j'étais comme un
homme qui parle dans la rue à un autre qui est monté au haut d'un
clocher, excepté quand j'étais mis sur une table ou tenu dans la
main de quelque personne. Je lui dis que j'avais même remarqué une
autre chose, c'est que, d'abord que j'étais entré dans le
vaisseau, lorsque les matelots se tenaient debout autour de moi,
ils me paraissaient infiniment petits; que pendant mon séjour dans
ce pays, je ne pouvais plus me regarder dans un miroir, depuis que
mes yeux s'étaient accoutumés à de grands objets, parce que la
comparaison que je faisais me rendait méprisable à moi-même. Le
capitaine me dit que, pendant que nous soupions, il avait aussi
remarqué que je regardais toutes choses avec une espèce
d'étonnement, et que je lui semblais quelquefois avoir de la peine
à m'empêcher d'éclater de rire; qu'il ne savait pas fort bien
alors comment il le devait prendre, mais qu'il l'attribua à
quelque dérangement dans ma cervelle. Je répondis que j'étais
étonné comment j'avais été capable de me contenir en voyant ses
plats de la grosseur d'une pièce d'argent de trois sous, une
éclanche de mouton qui était à peine une bouchée, un gobelet moins
grand qu'une écaille de noix, et je continuai ainsi, faisant la
description du reste de ses meubles et de ses viandes par
comparaison; car, quoique la reine m'eût donné pour mon usage tout
ce qui m'était nécessaire dans une grandeur proportionnée à ma
taille, cependant mes idées étaient occupées entièrement de ce que
je voyais autour de moi, et je faisais comme tous les hommes qui
considèrent sans cesse les autres sans se considérer eux-mêmes et
sans jeter les yeux sur leur petitesse. Le capitaine, faisant
allusion au vieux proverbe anglais, me dit que mes yeux étaient
donc plus grands que mon ventre, puisqu'il n'avait pas remarqué
que j'eusse un grand appétit, quoique j'eusse jeûné toute la
journée; et, continuant de badiner, il ajouta qu'il aurait donné
beaucoup pour avoir le plaisir de voir ma caisse dans le bec de
l'aigle, et ensuite tomber d'une si grande hauteur dans la mer, ce
qui certainement aurait été un objet très étonnant et digne d'être
transmis aux siècles futurs.
Le capitaine, revenant du Tonkin, faisait sa route vers
l'Angleterre, et avait été poussé vers le nord-est, à quarante
degrés de latitude, à cent quarante-trois de longitude; mais un
vent de saison s'élevant deux jours après que je fus à son bord,
nous fûmes poussés au nord pendant un long temps; et, côtoyant la
Nouvelle-Hollande, nous fîmes route vers l'ouest-nord-ouest, et
depuis au sud-sud-ouest, jusqu'à ce que nous eussions doublé le
cap de Bonne-Espérance. Notre voyage fut très heureux, mais j'en
épargnerai le journal ennuyeux au lecteur. Le capitaine mouilla à
un ou deux ports, et y fit entrer sa chaloupe, pour chercher des
vivres et faire de l'eau; pour moi, je ne sortis point du vaisseau
que nous ne fussions arrivés aux Dunes. Ce fut, je crois, le 4
juin 1706, environ neuf mois après ma délivrance. J'offris de
laisser mes meubles pour la sûreté du payement de mon passage;
mais le capitaine protesta qu'il ne voulait rien recevoir. Nous
nous dîmes adieu très affectueusement, et je lui fis promettre de
me venir voir à Redriff. Je louai un cheval et un guide pour un
écu, que me prêta le capitaine.
Pendant le cours de ce voyage, remarquant la petitesse des
maisons, des arbres, du bétail et du peuple, je pensais me croire
encore à Lilliput; j'eus peur de fouler aux pieds les voyageurs
que je rencontrais, et je criai souvent pour les faire reculer du
chemin; en sorte que je courus risque une ou deux fois d'avoir la
tête cassée pour mon impertinence.
Quand je me rendis à ma maison, que j'eus de la peine à
reconnaître, un de mes domestiques ouvrant la porte, je me baissai
pour entrer, de crainte de me blesser la tête; cette porte me
semblait un guichet. Ma femme accourut pour m'embrasser; mais je
me courbai plus bas que ses genoux, songeant qu'elle ne pourrait
autrement atteindre ma bouche. Ma fille se mit à mes genoux pour
me demander ma bénédiction; mais je ne pus la distinguer que
lorsqu'elle fut levée, ayant été depuis si longtemps accoutumé à
me tenir debout, avec ma tête et mes yeux levés en haut. Je
regardai tous mes domestiques et un ou deux amis qui se trouvaient
alors dans la maison comme s'ils avaient été des pygmées et moi un
géant. Je dis à ma femme qu'elle avait été trop frugale, car je
trouvais qu'elle s'était réduite elle-même et sa fille presque à
rien. En un mot; je me conduisis d'une manière si étrange qu'ils
furent tous de l'avis du capitaine quand il me vit d'abord, et
conclurent que j'avais perdu l'esprit. Je fais mention de ces
minuties pour faire connaître le grand pouvoir de l'habitude et du
préjugé.
En peu de temps, je m'accoutumai à ma femme, à ma famille et à mes
amis; mais ma femme protesta que je n'irais jamais sur mer;
toutefois, mon mauvais destin en ordonna autrement, comme le
lecteur le pourra savoir dans la suite. Cependant, c'est ici que
je finis la seconde partie de mes malheureux voyages.
VOYAGE À LAPUTA, AUX BALNIBARBES, À LUGGNAGG, À GLOUBBDOUBDRIE ET
AU JAPON
Chapitre I
_L'auteur entreprend un troisième voyage. Il est pris par des
pirates. Méchanceté d'un Hollandais. Il arrive à Laputa._
Il n'y avait que deux ans environ que j'étais chez moi, lorsque le
capitaine Guill Robinson, de la province de Cornouailles,
commandant la _Bonne-Espérance_, vaisseau de trois cents tonneaux,
vint me trouver. J'avais été autrefois chirurgien d'un autre
vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et
j'en avais toujours été bien traité. Le capitaine, ayant appris
mon arrivée, me rendit une visite où il marqua la joie qu'il avait
de me trouver en bonne santé, me demanda si je m'étais fixé pour
toujours, et m'apprit, qu'il méditait un voyage aux Indes
orientales et comptait partir dans deux mois. Il m'insinua en même
temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le
chirurgien de son vaisseau; qu'il aurait un autre chirurgien avec
moi et deux garçons; que j'aurais une double paye; et qu'ayant
éprouvé que la connaissance que j'avais de la mer était au moins
égale à la sienne, il s'engageait à se comporter à mon égard comme
avec un capitaine en second.
Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si
honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d'ailleurs, malgré
mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager.
La seule difficulté que je prévoyais, c'était d'obtenir le
consentement de ma femme, qu'elle me donna pourtant assez
volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfants en
pourraient retirer.
Nous mîmes à la voile le 5 d'août 1708, et arrivâmes au fort
Saint-Georges le 1er avril 1709, où nous restâmes trois semaines
pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était
malade. De là nous allâmes vers le Tonkin, où notre capitaine
résolut de s'arrêter quelque temps, parce que la plus grande
partie des marchandises qu'il avait envie d'acheter ne pouvait lui
être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un peu des
frais de ce retardement, il acheta une barque chargée de
différentes sortes de marchandises, dont les Tonkinois font un
commerce ordinaire avec les îles voisines; et mettant sur ce petit
navire quarante hommes, dont trois du pays, il m'en fit capitaine
et me donna en pouvoir pour deux mois, tandis qu'il ferait ses
affaires au Tonkin.
Il n'y avait pas trois jours que nous étions en mer qu'une grande
tempête s'étant élevée, nous fûmes poussés pendant cinq jours vers
le nord-est, et ensuite à l'est. Le temps devint un peu plus
calme, mais le vent d'ouest soufflait toujours assez fort.
Le dixième jour, deux pirates nous donnèrent la chasse et bientôt
nous prirent, car mon navire était si chargé qu'il allait très
lentement et qu'il nous fut impossible de faire la manoeuvre
nécessaire pour nous défendre.
Les deux pirates vinrent à l'abordage et entrèrent dans notre
navire à la tête de leurs gens; mais, nous trouvant tous couchés
sur le ventre, comme je l'avais ordonné, ils se contentèrent de
nous lier, et, nous ayant donné des gardes, ils se mirent à
visiter la barque.
Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque
autorité, quoiqu'il n'eût pas de commandement. Il connut à nos
manières que nous étions Anglais, et, nous parlant en sa langue,
il nous dit qu'on allait nous lier tous dos à dos et nous jeter
dans la mer. Comme je parlais assez bien hollandais, je lui
déclarai qui nous étions et le conjurai, en considération du nom
commun de chrétiens et de chrétiens réformés, de voisins,
d'alliés, d'intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles
ne firent que l'irriter: il redoubla ses menaces, et, s'étant
tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise,
répétant souvent le nom de _christianos_.
Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un
capitaine japonais qui parlait un peu hollandais: il vint à moi,
et, après m'avoir fait diverses questions, auxquelles je répondis
très humblement, il m'assura qu'on ne nous ôterait point la vie.
Je lui fis une très profonde révérence, et me tournant alors vers
le Hollandais, je lui dis que j'étais bien fâché de trouver plus
d'humanité dans un idolâtre que dans un chrétien; mais j'eus
bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées, car ce
misérable réprouvé, ayant tâché en vain de persuader aux deux
capitaines de me jeter dans la mer (ce qu'on ne voulut pas lui
accorder à cause de la parole qui m'avait été donnée), obtint que
je serais encore plus rigoureusement traité que si on m'eût fait
mourir. On avait partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans
la barque; pour moi, on résolut de m'abandonner à mon sort dans un
petit canot, avec des avirons, une voile et des provisions pour
quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et
tira de ses propres vivres cette charitable augmentation; il ne
voulut pas même qu'on me fouillât. Je descendis donc dans le canot
pendant que mon Hollandais brutal m'accablait, de dessus le pont,
de toutes les injures et imprécations que son langage lui pouvait
fournir.
Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates,
j'avais pris hauteur et avais trouvé que nous étions à quarante-
six degrés de latitude et à cent quatre-vingt-trois de longitude.
Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette
différentes îles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent
étant bon, dans le dessein d'aborder à la plus prochaine de ces
îles, ce que j'eus bien de la peine à faire en trois heures. Cette
île n'était qu'un rocher, où je trouvai beaucoup d'oeufs
d'oiseaux; alors, battant le briquet, je mis le feu à quelques
bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces oeufs,
qui furent ce soir-là toute ma nourriture, ayant résolu d'épargner
mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur
cette roche, où ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis
assez bien.
Le jour suivant, je fis voile vers une autre île, et de là à une
troisième et à une quatrième, me servant quelquefois de mes rames;
mais, pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement
qu'au bout de cinq jours j'atteignis la dernière île que j'avais
vue, qui était au sud-ouest de la première.
Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et je ne pus y
arriver qu'en cinq heures. J'en fis presque tout le tour avant que
de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à
une petite baie qui était trois fois large comme mon canot, je
trouvai que toute l'île n'était qu'un rocher, avec quelques
espaces où il croissait du gazon et des herbes très odoriférantes.
Je pris mes petites provisions, et, après m'être un peu rafraîchi,
je mis le reste dans une des grottes dont il y avait un grand
nombre. Je ramassai plusieurs oeufs sur le rocher et arrachai une
quantité de joncs marins et d'herbes sèches, afin de les allumer
le lendemain pour cuire mes oeufs, car j'avais sur moi mon fusil,
ma mèche, avec un verre ardent. Je passai toute la nuit dans la
cave où j'avais mis mes provisions; mon lit était ces mêmes herbes
sèches destinées au feu. Je dormis peu, car j'étais encore plus
inquiet que las.
Je considérais qu'il était impossible de ne pas mourir dans un
lieu si misérable. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que
je n'eus pas le courage de me lever, et, avant que j'eusse assez
de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand: le
temps était beau et le soleil si ardent que j'étais obligé de
détourner mon visage.
Mais voici tout à coup que le temps s'obscurcit, d'une manière
pourtant très différente de ce qui arrive par l'interposition d'un
nuage. Je me tournai vers le soleil et je vis un grand corps
opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce
corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me
cacha le soleil environ six ou sept minutes; mais je ne pus pas
bien l'observer à cause de l'obscurité. Quand ce corps fut venu
plus près de l'endroit où j'étais, il me parut être d'une
substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par
la réverbération de la mer. Je m'arrêtai sur une hauteur, à deux
cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et
approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon
télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en
mouvement, qui me regardèrent et se regardèrent les unes les
autres.
L'amour naturel de la vie me fit naître quelques sentiments de
joie et d'espérance que cette aventure pourrait m'aider à me
délivrer de l'état fâcheux où j'étais; mais, en même temps, le
lecteur ne peut s'imaginer mon étonnement de voir une espèce d'île
en l'air, habitée par des hommes qui avaient l'art et le pouvoir
de la hausser, de l'abaisser et de la faire marcher à leur gré;
mais, n'étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange
phénomène, je me contentai d'observer de quel côté l'île
tournerait, car elle me parut alors arrêtée un peu de temps.
Cependant elle s'approcha de mon côté, et j'y pus découvrir
plusieurs grandes terrasses et des escaliers d'intervalle en
intervalle pour communiquer des unes aux autres.
Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui
péchaient des oiseaux à la ligne, et d'autres qui regardaient. Je
leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir; et lorsque
je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces;
et, ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de
monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris
par leurs postures qu'ils me voyaient, quoiqu'ils ne m'eussent pas
répondu. J'aperçus alors cinq ou six hommes montant avec
empressement au sommet de l'île, et je m'imaginai qu'ils avaient
été envoyés à quelques personnes d'autorité pour en recevoir des
ordres sur ce qu'on devait faire en cette occasion.
La foule des insulaires augmenta, et en moins d'une demi-heure
l'île s'approcha tellement, qu'il n'y avait plus que cent pas de
distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses
postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications
les plus vives; mais je ne reçus point de réponse; ceux qui me
semblaient le plus proche étaient, à en juger par leurs habits,
des personnes de distinction.
À la fin, un d'eux me fit entendre sa voix dans un langage clair,
poli et très doux, dont le son approchait de l'italien; ce fut
aussi en italien que je répondis, m'imaginant que le son et
l'accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles
que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensée; on me fit
signe de descendre du rocher et d'aller vers le rivage, ce que je
fis; et alors, l'île volante s'étant abaissée à un degré
convenable, on me jeta de la terrasse d'en bas une chaîne avec un
petit siège qui y était attaché, sur lequel m'étant assis, je fus
dans un moment enlevé par le moyen d'une moufle.
Chapitre II
_Caractère des Laputiens, idée de leurs savants, de leur roi et de
sa cour. Réception qu'on fait à l'auteur. Les craintes et les
inquiétudes des habitants. Caractère des femmes laputiennes._
À mon arrivée, je me vis entouré d'une foule de peuple qui me
regardait avec admiration, et je regardai de même, n'ayant encore
jamais vu une race de mortels si singulière dans sa figure, dans
ses habits et dans ses manières; ils penchaient la tête, tantôt à
droite, tantôt à gauche; ils avaient un oeil tourné en dedans, et
l'autre vers le ciel. Leurs habits étaient bigarrés de figures du
soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de violons, de
flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de
plusieurs autres instruments inconnus en Europe. Je vis autour
d'eux plusieurs domestiques armés de vessies, attachées comme un
fléau au bout d'un petit bâton, dans lesquelles il y avait une
certaine quantité de petits cailloux; ils frappaient de temps en
temps avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les oreilles de
ceux dont ils étaient proches, et je n'en pus d'abord deviner la
raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si
plongés dans la méditation, qu'ils ne pouvaient ni parler ni être
attentifs à ce qu'on leur disait sans le secours de ces vessies
bruyantes dont on les frappait, soit à la bouche, soit aux
oreilles, pour les réveiller. C'est pourquoi les personnes qui en
avaient le moyen entretenaient toujours un domestique qui leur
servait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient jamais.
L'occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se
trouvaient ensemble, était de donner adroitement de la vessie sur
la bouche de celui à qui c'était à parler, ensuite sur l'oreille
droite de celui ou de ceux à qui le discours s'adressait. Le
moniteur accompagnait toujours son maître lorsqu'il sortait, et
était obligé de lui donner de temps en temps de la vessie sur les
yeux, parce que, sans cela, ses profondes rêveries l'eussent
bientôt mis en danger de tomber dans quelque précipice, de se
heurter la tête contre quelque poteau, de pousser les autres dans
les rues ou d'en être jeté dans le ruisseau.
On me fit monter au sommet de l'île et entrer dans le palais du
roi, où je vis Sa Majesté sur un trône environné de personnes de
la première distinction. Devant le trône était une grande table
couverte de globes, de sphères et d'instruments de mathématiques
de toutes espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque
j'entrai, quoique la foule qui m'accompagnait fît un très grand
bruit; il était alors appliqué à résoudre un problème, et nous
fûmes devant lui au moins une heure entière à attendre que Sa
Majesté eût fini son opération. Il avait auprès de lui deux pages
qui avaient des vessies à la main, dont l'un, lorsque Sa Majesté
eut cessé de travailler, le frappa doucement et respectueusement à
la bouche, et l'autre à l'oreille droite. Le roi parut alors comme
se réveiller en sursaut, et, jetant les yeux sur moi et sur le
monde qui m'entourait, il se rappela ce qu'on lui avait dit de mon
arrivée peu de temps auparavant; il me dit quelques mots, et
aussitôt un jeune homme armé d'une vessie s'approcha de moi et
m'en donna sur l'oreille droite; mais je fis signe qu'il était
inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et à toute la
cour une haute idée de mon intelligence. Le roi me fit diverses
questions, auxquelles je répondis sans que nous nous entendissions
ni l'un ni l'autre. On me conduisit bientôt après dans un
appartement où l'on me servit à dîner. Quatre personnes de
distinction me firent l'honneur de se mettre à table avec moi;
nous eûmes deux services, chacun de trois plats. Le premier
service était composé d'une épaule de mouton coupée en triangle
équilatéral, d'une pièce de boeuf sous la forme d'un rhomboïde, et
d'un boudin sous celle d'une cycloïde. Le second service fut deux
canards ressemblant à deux violons, des saucisses et des
andouilles qui paraissaient comme des flûtes et des hautbois, et
un foie de veau qui avait l'air d'une harpe. Les pains qu'on nous
servit avaient la figure de cônes, de cylindres, de
parallélogrammes.
Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec une
plume, de l'encre et du papier, et me fit entendre par des signes
qu'il avait ordre de m'apprendre la langue du pays. Je fus avec
lui environ quatre heures, pendant lesquelles j'écrivis sur deux
colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-à-vis. Il
m'apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître
le sens en faisant devant moi ce qu'elles signifiaient. Mon maître
me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et
de la lune, des étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cercles
polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes
sortes d'instruments de musique, avec les termes de cet art
convenables à chaque instrument Quand il eut fini sa leçon, je
composai en mon particulier un très joli petit dictionnaire de
tous les mots que j'avais appris, et, en peu de jours, grâce à mon
heureuse mémoire, je sus passablement la langue laputienne.
Un tailleur vint, le lendemain matin, prendre ma mesure. Les
tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu'en Europe.
Il prit d'abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle,
et puis, avec la règle et le compas, ayant mesuré ma grosseur et
toute la proportion de mes membres, il fit son calcul sur le
papier, et au bout de six jours il m'apporta un habit très mal
fait; il m'en fit excuse, en me disant qu'il avait eu le malheur
de se tromper dans ses supputations.
Sa Majesté ordonna ce jour-là qu'on fit avancer son île vers
Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme, et
ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les
requêtes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec
des petits plombs au bout, afin que le peuple attachât ses placets
à ces ficelles, qu'on tirait ensuite, et qui semblaient en l'air
autant de cerfs-volants.
La connaissance que j'avais des mathématiques m'aida beaucoup à
comprendre leur façon de parler et leurs métaphores, tirées la
plupart des mathématiques et de la musique, car je suis un peu
musicien. Toutes leurs idées n'étaient qu'en lignes et en figures,
et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple,
ils voulaient louer la beauté d'une jeune fille, ils disaient que
ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes,
que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de
cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge
était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le
sinus, la tangente, la ligne courbe, le cône, le cylindre,
l'ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point,
sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage affectueux.
Leurs maisons étaient fort mal bâties: c'est qu'en ce pays-là on
méprise la géométrie pratique comme une chose vulgaire et
mécanique. Je n'ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si
maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes et la
conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plus mauvais
raisonneurs du monde, toujours prêts à contredire, si ce n'est
lorsqu'ils pensent juste, ce qui leur arrive rarement, et alors
ils se taisent; ils ne savent ce que c'est qu'imagination,
invention, portraits, et n'ont pas même de mots en leur langue qui
expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs
poésies, semblent des théorèmes d'Euclide.
Plusieurs d'entre eux, principalement ceux qui s'appliquent à
l'astronomie, donnent dans l'astrologie judiciaire, quoiqu'ils
n'osent l'avouer publiquement; mais ce que je trouvai de plus
surprenant, ce fut l'inclination qu'ils avaient pour la politique
et leur curiosité pour les nouvelles; ils parlaient incessamment
d'affaires d'État, et portaient sans façon leur jugement sur tout
ce qui se passait dans les cabinets des princes. J'ai souvent
remarqué le même caractère dans nos mathématiciens d'Europe, sans
avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre les
mathématiques et la politique, à moins que l'on ne suppose que,
comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand,
celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut
également raisonner sur la sphère du monde; mais n'est-ce pas
plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent
naturellement à parler et à raisonner sur ce qu'ils entendent le
moins?
Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n'a jamais
troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs
craintes et de leurs frayeurs: ils appréhendent l'altération des
corps célestes; par exemple, que la terre, par les approches
continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes
de cet astre terrible; que ce flambeau de la nature ne se trouve
peu à peu encroûté par son écume, et ne vienne à s'éteindre tout à
fait pour les mortels; ils craignent que la prochaine comète, qui,
selon leur calcul, paraîtra dans trente et un ans, d'un coup de sa
queue ne foudroie la terre et ne la réduise en cendres; ils
craignent encore que le soleil, à force de répandre des rayons de
toutes parts, ne vienne enfin à s'user et à perdre tout à fait sa
substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur
dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs;
aussi, dès qu'ils se rencontrent le matin, ils se demandent
d'abord les uns aux autres des nouvelles du soleil, comment il se
porte et comment il s'est levé et couché.
Chapitre III
_Phénomène expliqué par les philosophes et astronomes modernes.
Les Laputiens sont grands astronomes. Comment le roi apaise les
séditions._
Je demandai au roi la permission de voir les curiosités de l'île;
il me l'accorda et ordonna à un de ses courtisans de
m'accompagner. Je voulus savoir principalement quel secret naturel
ou artificiel était le principe de ces mouvements divers, dont je
vais rendre au lecteur un compte exact et philosophique.
L'île volante est parfaitement ronde; son diamètre est de sept
mille huit cent trente-sept demi-toises, c'est-à-dire d'environ
quatre mille pas, et par conséquent contient à peu près dix mille
acres. Le fond de cette île ou la surface de dessous, telle
qu'elle parait à ceux qui la regardent d'en bas, est comme un
large diamant, poli et taillé régulièrement, qui réfléchit la
lumière à quatre cents pas. Il y a au-dessus plusieurs minéraux,
situés selon le rang ordinaire des mines, et par-dessus est un
terrain fertile de dix ou douze pieds de profondeur.
Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la
surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et
rosées qui tombent sur l'île sont conduites par de petits
ruisseaux vers le milieu, où ils s'amassent dans quatre grands
bassins, chacun d'environ un demi-mille de circuit. À deux cents
pas de distance du centre de ces bassins, l'eau est
continuellement attirée et pompée par le soleil pendant le jour,
ce qui empêche le débordement. De plus, comme il est au pouvoir du
monarque d'élever l'île au-dessus de la région des nuages et des
vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, empêcher la chute
de la pluie et de la rosée, ce qui n'est au pouvoir d'aucun
potentat d'Europe, qui, ne dépendant de personne, dépend toujours
de la pluie et du beau temps.
Au centre de l'île est un trou d'environ vingt-cinq toises de
diamètre, par lequel les astronomes descendent dans un large dôme,
qui, pour cette raison, est appelé Flandola Gahnolé, ou la _Cave
des Astronomes_, située à la profondeur de cinquante toises au-
dessus de la surface supérieure du diamant. Il y a dans cette cave
vingt lampes sans cesse allumées, qui par la réverbération du
diamant répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu est
orné de sextants, de cadrans, de télescopes, d'astrolabes et
autres instruments astronomiques; mais la plus grande curiosité,
dont dépend même la destinée de l'île, est une pierre d'aimant
prodigieuse taillée en forme de navette de tisserand.
Elle est longue de trois toises, et dans sa plus grande épaisseur
elle a au moins une toise et demie. Cet aimant est suspendu par un
gros essieu de diamant qui passe par le milieu de la pierre, sur
lequel elle joue, et qui est placé avec tant de justesse qu'une
main très faible peut le faire tourner; elle est entourée d'un
cercle de diamant, en forme de cylindre creux, de quatre pieds de
profondeur, de plusieurs pieds d'épaisseur et de six toises de
diamètre, placé horizontalement et soutenu par huit piédestaux,
tous de diamant, hauts chacun de trois toises. Du côté concave du
cercle il y a une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle
sont placées les extrémités de l'essieu, qui tourne quand il le
faut.