Jonathan Swift

Les Voyages de Gulliver
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Aucune force ne peut déplacer la pierre, parce que le cercle et
les pieds du cercle sont d'une seule pièce avec le corps du
diamant qui fait, la base de l'île.

C'est par le moyen de cet aimant que l'île se hausse, se baisse et
change de place; car, par rapport à cet endroit de la terre sur
lequel le monarque préside, la pierre est munie à un de ses côtés
d'un pouvoir attractif, et à l'autre d'un pouvoir répulsif. Ainsi,
quand il lui plaît que l'aimant soit tourné vers la terre par son
_pôle ami_, l'île descend; mais quand le _pôle ennemi_ est tourné
vers la même terre, l'île remonte. Lorsque la position de la terre
est oblique, le mouvement de l'île est pareil; car, dans cet
aimant, les forces agissent toujours en ligne parallèle à sa
direction; c'est par ce mouvement oblique que l'île est conduite
aux différentes parties des domaines du monarque.

Le roi serait le prince le plus absolu de l'univers s'il pouvait
engager ses ministres à lui complaire en tout; mais ceux-ci, ayant
leurs terres au-dessous dans le continent, et considérant que la
faveur des princes est passagère, n'ont garde de se porter
préjudice à eux-mêmes en opprimant la liberté de leurs
compatriotes.

Si quelque ville se révolte ou refuse de payer les impôts, le roi
a deux façons de la réduire. La première et la plus modérée est de
tenir son île au-dessus de la ville rebelle et des terres
voisines; par là, il prive le pays et du soleil et de la rosée, ce
qui cause des maladies et de la mortalité; mais si le crime le
mérite, on les accable de grosses pierres qu'on leur jette du haut
de l'île, dont ils ne peuvent se garantir qu'en se sauvant dans
leurs celliers et dans leurs caves, où ils passent le temps à
boire frais tandis que les toits de leurs sont mis en pièces.
S'ils continuent témérairement dans leur obstination et leur
révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de
laisser tomber l'île à plomb sur leur tête, ce qui écrase toutes
les maisons et tous les habitants. Le prince, néanmoins, se porte
rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n'osent lui
conseiller, vu que ce procédé violent le rendrait odieux au peuple
et leur ferait tort à eux-mêmes, qui ont des biens dans le
continent: car l'île n'appartient qu'au roi, qui aussi n'a que
l'île pour tout domaine.

Mais il y a encore une autre raison plus forte pour laquelle les
rois de ce pays ont été toujours éloignés d'exercer ce dernier
châtiment, si ce n'est dans une nécessité absolue: c'est que, si
la ville qu'on veut détruire était située près de quelques hautes
roches (car il y en a en ce pays, ainsi qu'en Angleterre, auprès
des grandes villes, qui ont été exprès bâties près de ces roches
pour se préserver de la colère des rois), ou si elle avait un
grand nombre de clochers et de pyramides de pierres, l'île royale,
par sa chute, pourrait se briser. Ce sont principalement les
clochers que le roi redoute, et le peuple le sait bien. Aussi,
quand Sa Majesté est le plus en courroux, il fait toujours
descendre son île très doucement, de peur, dit-il, d'accabler son
peuple, mais, dans le fond, c'est qu'il craint lui-même que les
clochers ne brisent son île. En ce cas, les philosophes croient
que l'aimant ne pourrait plus la soutenir désormais, et qu'elle
tomberait.




Chapitre IV

_L'auteur quitte l'île de Laputa et est conduit aux Balnibarbes.
Son arrivée à la capitale. Description de cette ville et des
environs. Il est reçu avec bonté par un grand seigneur._


Quoique je ne puisse pas dire que je fusse maltraité dans cette
île, il est vrai cependant que je m'y crus négligé et tant soit
peu méprisé. Le prince et le peuple n'y étaient curieux que de
mathématiques et de musique; j'étais en ce genre fort au-dessous
d'eux, et ils me rendaient justice en faisant peu de cas de moi.

D'un autre côté, après avoir vu toutes les curiosités de l'île,
j'avais une forte envie d'en sortir, étant très las de ces
insulaires aériens. Ils excellaient, il est vrai, dans des
sciences que j'estime beaucoup et dont j'ai même quelque teinture;
mais ils étaient si absorbés dans leurs spéculations, que je ne
m'étais jamais trouvé en si triste compagnie. Je ne m'entretenais
qu'avec les femmes (quel entretien pour un philosophe marin!),
qu'avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour, et autres
gens de cette espèce, ce qui augmenta encore le mépris qu'on avait
pour moi; mais, en vérité, pouvais-je faire autrement? Il n'y
avait que ceux-là avec qui je pusse lier commerce; les autres ne
parlaient point.

Il y avait à la cour un grand seigneur, favori du roi, et qui,
pour cette raison seule, était traité avec respect, mais qui
était, pourtant regardé en général comme un homme très ignorant et
assez stupide; il passait pour avoir de l'honneur et de la
probité, mais il n'avait point du tout d'oreille pour la musique,
et battait, dit-on, la mesure assez mal; on ajoute qu'il n'avait
jamais pu apprendre les propositions les plus aisées des
mathématiques. Ce seigneur me donna mille marques de bonté; il me
faisait souvent l'honneur de me venir voir, désirant s'informer
des affaires de l'Europe et s'instruire des coutumes, des moeurs,
des lois et des sciences des différentes nations parmi lesquelles
j'avais demeuré; il m'écoutait toujours avec une grande attention,
et faisait de très belles observations sur tout ce que je lui
disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme, mais il ne s'en
servait qu'à la cour et dans les visites de cérémonie; quand nous
étions ensemble, il les faisait toujours retirer.

Je priai ce seigneur d'intercéder pour moi auprès de Sa Majesté
pour obtenir mon congé. Le roi m'accorda cette grâce avec regret,
comme il eut la bonté de me le dire, et il me fit plusieurs offres
avantageuses, que je refusai en lui en marquant ma vive
reconnaissance.

Le 16 février, je pris congé de Sa Majesté, qui me fit un présent
considérable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une
lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis demeurant à
Lagado, capitale des Balnibarbes. L'île étant alors suspendue au-
dessus d'une montagne, je descendis de la dernière terrasse de
l'île de la même façon que j'étais monté.

Le continent porte le nom de Balnibarbes, et la capitale, comme
j'ai dit, s'appelle Lagado. Ce fut d'abord une assez agréable
satisfaction pour moi de n'être plus en l'air et de me trouver en
terre ferme. Je marchai vers la ville sans aucune peine et sans
aucun embarras, étant vêtu comme les habitants et sachant assez
bien la langue pour la parler. Je trouvai bientôt le logis de la
personne à qui j'étais recommandé. Je lui présentai la lettre du
grand seigneur, et j'en fus très bien reçu. Cette personne, qui
était un seigneur balnibarbe, et qui s'appelait Munodi, me donna
un bel appartement chez lui, où je logeai pendant mon séjour en ce
pays, et où je fus très bien traité.

Le lendemain matin après mon arrivée, Munodi me prit dans son
carrosse pour me faire voir la ville, qui est grande comme la
moitié de Londres; mais les maisons étaient étrangement bâties, et
la plupart tombaient en ruine; le peuple, couvert de haillons,
marchait dans les rues d'un pas précipité, ayant un regard
farouche. Nous passâmes par une des portes de la ville, et nous
avançâmes environ trois mille pas dans la campagne, où je vis un
grand nombre de laboureurs qui travaillaient à la terre avec
plusieurs sortes d'instruments, mais je ne pus deviner ce qu'ils
faisaient: je ne voyais nulle part aucune apparence d'herbes ni de
grain. Je priai mon conducteur de vouloir bien m'expliquer ce que
prétendaient toutes ces têtes et toutes ces mains occupées à la
ville et à la campagne, n'en voyant aucun effet; car, en vérité,
je n'avais jamais trouvé ni de terre si mal cultivée, ni de
maisons en si mauvais état et si délabrées, ni un peuple si gueux
et si misérable.



Le seigneur Munodi avait été plusieurs années gouverneur de
Lagado; mais, par la cabale des ministres, il avait été déposé, au
grand regret du peuple. Cependant le roi l'estimait comme un homme
qui avait des intentions droites, mais qui n'avait pas l'esprit de
la cour.

Lorsque j'eus ainsi critiqué librement le pays et ses habitants,
il ne me répondit autre chose sinon que je n'avais pas été assez
longtemps parmi eux pour en juger, et que les différents peuples
du monde avaient des usages différents; il me débita plusieurs
autres lieux communs semblables; mais, quand nous fûmes de retour
chez lui, il me demanda comment je trouvais son palais, quelles
absurdités j'y remarquais, et ce que je trouvais à redire dans les
habits et dans les manières de ses domestiques. Il pouvait me
faire aisément cette question, car chez lui tout était magnifique,
régulier et poli. Je répondis que sa grandeur, sa prudence et ses
richesses l'avaient exempté de tous les défauts qui avaient rendu
les autres fous et gueux; il me dit que, si je voulais aller avec
lui à sa maison de campagne, qui était à vingt milles, il aurait
plus de loisir de m'entretenir surtout cela. Je répondis à Son
Excellence que je ferais tout ce qu'elle souhaiterait; nous
partîmes donc le lendemain au matin.

Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes
des laboureurs pour ensemencer leurs terres. Cependant, excepté en
quelques endroits, je n'avais découvert dans tout le pays aucune
espérance de moisson, ni même aucune trace de culture; mais, ayant
marché encore trois heures, la scène changea entièrement. Nous
nous trouvâmes dans une très belle campagne. Les maisons des
laboureurs étaient un peu éloignées et très bien bâties; les
champs étaient clos et renfermaient des vignes, des pièces de blé,
des prairies, et je ne me souviens pas d'avoir rien vu de si
agréable. Le seigneur, qui observait ma contenance, me dit alors
en soupirant que là commençait sa terre; que, néanmoins, les gens
du pays le raillaient et le méprisaient de ce qu'il n'avait pas
mieux fait ses affaires.

Nous arrivâmes enfin à son château, qui était d'une très noble
structure: les fontaines, les jardins, les promenades, les
avenues, les bosquets, étaient tous disposés avec jugement et avec
goût. Je donnai à chaque chose des louanges, dont Son Excellence
ne parut s'apercevoir qu'après le souper.

Alors, n'y ayant point de tiers, il me dit d'un air fort triste
qu'il ne savait s'il ne lui faudrait pas bientôt abattre ses
maisons à la ville et à la campagne pour les rebâtir à la mode, et
détruire tout son palais pour le rendre conforme au goût moderne;
mais qu'il craignait pourtant de passer pour ambitieux, pour
singulier, pour ignorant et capricieux, et peut-être de déplaire
par là aux gens de bien; que je cesserais d'être étonné quand je
saurais quelques particularités que j'ignorais.

Il me dit que, depuis environ quatre ans, certaines personnes
étaient venues à Laputa, soit pour leurs affaires, soit pour leurs
plaisirs, et qu'après cinq mois elles s'en étaient retournées avec
une très légère teinture de mathématiques, mais pleines d'esprits
volatils recueillis dans cette région aérienne; que ces personnes,
à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait
dans le pays d'en bas, et avaient formé le projet de mettre les
arts et les sciences sur un nouveau pied; que pour cela elles
avaient obtenu des lettres patentes pour ériger une académie
d'ingénieurs, c'est-à-dire de gens à systèmes; que le peuple était
si fantasque qu'il y avait une académie de ces gens-là dans toutes
les grandes villes; que, dans ces académies ou collèges, les
professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour
l'agriculture et l'architecture, et de nouveaux instruments et
outils pour tous les métiers et manufactures, par le moyen
desquels un homme seul pourrait travailler autant que dix, et un
palais pourrait être bâti en une semaine de matières si solides,
qu'il durerait éternellement sans avoir besoin de réparation; tous
les fruits de la terre devaient naître dans toutes les saisons,
plus gros cent fois qu'à présent, avec une infinité d'autres
projets admirables. «C'est dommage, continua-t-il, qu'aucun de ces
projets n'ait été perfectionné jusqu'ici, qu'en peu de temps toute
la campagne ait misérablement ravagée, que la plupart des maisons
soient tombées en ruine, et que le peuple, tout nu, meure de
froid, de soif et de faim. Avec tout cela, loin d'être découragés,
ils en sont plus animés à la poursuite de leurs systèmes, poussés
tour à tour par l'espérance et par le désespoir.» Il ajouta que,
pour ce qui était de lui, n'étant pas d'un esprit entreprenant, il
s'était contenté d'agir selon l'ancienne méthode, de vivre dans
les maisons bâties par ses ancêtres et de faire ce qu'ils avaient
fait, sans rien innover; que quelque peu de gens de qualité
avaient suivi son exemple, mais avaient été regardés avec mépris,
et s'étaient même rendus odieux, comme gens mal intentionnés,
ennemis des arts, ignorants, mauvais républicains, préférant leur
commodité et leur molle fainéantise au bien général du pays.

Son Excellence ajouta qu'il ne voulait pas prévenir par un long
détail le plaisir que j'aurais lorsque j'irais visiter l'académie
des systèmes; qu'il souhaitait seulement que j'observasse un
bâtiment ruiné du côté de la montagne; que ce que je voyais, à la
moitié d'un mille de son château, était un moulin que le courant
d'une grande rivière faisait aller, et qui suffisait pour sa
maison et pour un grand nombre de ses vassaux; qu'il y avait
environ sept ans qu'une compagnie d'ingénieurs était venue lui
proposer d'abattre ce moulin et d'en bâtir un autre au pied de la
montagne, sur le sommet de laquelle serait construit un réservoir
où l'eau pourrait être conduite aisément par des tuyaux et par des
machines, d'autant que le vent et l'air sur le haut de la montagne
agiteraient l'eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de
l'eau en descendant ferait par sa chute tourner le moulin avec la
moitié du courant de la rivière; il me dit que, n'étant pas bien à
la cour, parce qu'il n'avait donné jusqu'ici dans aucun des
nouveaux systèmes, et étant pressé par plusieurs de ses amis, il
avait agréé le projet; mais qu'après y avoir fait travailler
pendant deux ans, l'ouvrage avait mal réussi, et que les
entrepreneurs avaient pris la fuite.

Peu de jours après, je souhaitai voir l'académie des systèmes, et
Son Excellence voulut bien me donner une personne pour m'y
accompagner; il me prenait peut-être pour un grand admirateur de
nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Dans le fond,
j'avais un peu été dans ma jeunesse homme à projets et à systèmes,
et encore aujourd'hui tout ce qui est neuf et hardi me plaît
extrêmement.




Chapitre V

_L'auteur visite l'académie et en fait la description._


Le logement de cette académie n'est pas un seul et simple corps de
logis, mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d'une
cour.

Je fus reçu très honnêtement par le concierge, qui nous dit
d'abord que, dans ces bâtiments, chaque chambre renfermait un
ingénieur, et quelquefois plusieurs, et qu'il y avait environ cinq
cents chambres dans l'académie. Aussitôt il nous fit monter et
parcourir les appartements.

Le premier mécanicien que je vis me parut un homme fort maigre: il
avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les
cheveux longs, avec un habit et une chemise de même couleur que sa
peau; il avait été huit ans sur un projet curieux, qui était, nous
dit-il, de recueillir des rayons de soleil afin de les enfermer
dans des fioles bouchées hermétiquement, et qu'ils pussent servir
à échauffer l'air lorsque les étés seraient peu chauds; il me dit
que, dans huit autres années, il pourrait fournir aux jardins des
financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable; mais il se
plaignait que ses fonds étaient petits, et il m'engagea à lui
donner quelque chose pour l'encourager.

Je passai dans une autre chambre; mais je tournai vite le dos, ne
pouvant endurer la mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa
dedans, et me pria tout bas de prendre garde d'offenser un homme
qui s'en ressentirait; ainsi je n'osai pas même me boucher le nez.
L'ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de
l'académie: son visage et sa barbe étaient d'une couleur pâle et
jaune, et ses mains avec ses habits étaient couverts d'une ordure
infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m'embrassa très
étroitement, politesse dont je me serais bien passé. Son
occupation, depuis son entrée à l'académie, avait été de tâcher de
reconstituer les éléments des matières ayant servi à
l'alimentation, pour les faire retourner à l'état d'aliment.

J'en vis un autre occupé à calciner la glace, pour en extraire,
disait-il, de fort bon salpêtre et en faire de la poudre à canon;
il me montra un traité concernant la malléabilité du feu, qu'il
avait envie de publier.

Je vis ensuite un très ingénieux architecte, qui avait trouvé une
méthode admirable pour bâtir les maisons en commençant par le
faîte et en finissant par les fondements, projet qu'il me justifia
aisément par l'exemple de deux insectes, l'abeille et l'araignée.

Il y avait un homme aveugle de naissance qui avait sous lui
plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation était de
composer des couleurs pour les peintres. Ce maître leur enseignait
à les distinguer par le tact et par l'odorat. Je fus assez
malheureux pour les trouver alors très peu instruits, et le maître
lui-même, comme on peut juger, n'était pas plus habile.

Je montai dans un appartement où était un grand homme qui avait
trouvé le secret de labourer la terre avec des cochons et
d'épargner les frais des chevaux, des boeufs, de la charrue et du
laboureur. Voici sa méthode: dans l'espace d'un acre de terre, on
enfouissait de six pouces en six pouces une quantité de glands, de
dattes, de châtaignes, et autres pareils fruits que les cochons
aiment; alors, on lâchait dans le champ six cents et plus de ces
animaux, qui, par le moyen de leurs pieds et de leur museau,
mettaient en très peu de temps la terre en état d'être ensemencée,
l'engraissaient aussi en lui rendant ce qu'ils y avaient pris. Par
malheur, on avait fait l'expérience; et, outre qu'on avait trouvé
le système coûteux et embarrassant, le champ n'avait presque rien
produit. On ne doutait pas néanmoins que cette invention ne pût
être d'une très grande conséquence et d'une vraie utilité.

Dans une chambre vis-à-vis logeait un homme qui avait des idées
contraires par rapport au même objet. Il prétendait faire marcher
une charrue sans boeufs et sans chevaux, mais avec le secours du
vent, et, pour cela, il avait construit une charrue avec un mât et
des voiles; il soutenait que, par le même moyen, il ferait aller
des charrettes et des carrosses, et que, dans la suite, on
pourrait courir la poste en chaise, en mettant à la voile sur la
terre comme sur mer; que puisque sur la mer on allait à tous
vents, il n'était pas difficile de faire la même chose sur la
terre.

Je passai dans une autre chambre, qui était toute tapissée de
toiles d'araignée, et où il y avait à peine un petit espace pour
donner passage à l'ouvrier. Dès qu'il me vit, il cria: «Prenez
garde de rompre mes toiles!» Je l'entretins, et il me dit que
c'était une chose pitoyable que l'aveuglement où les hommes
avaient été jusqu'ici par rapport aux vers à soie, tandis qu'ils
avaient à leur disposition tant d'insectes domestiques dont ils ne
faisaient aucun usage, et qui étaient néanmoins préférables aux
vers à soie, qui ne savaient que filer; au lieu que l'araignée
saurait tout ensemble filer et ourdir. Il ajouta que l'usage des
toiles d'araignée épargnerait encore dans la suite les frais de la
teinture, ce que je concevrais aisément lorsqu'il m'aurait fait
voir un grand nombre de mouches de couleurs diverses et charmantes
dont il nourrissait ses araignées; qu'il était certain que leurs
toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches, et
que, comme il en avait de toute espèce, il espérait aussi voir
bientôt des toiles capables de satisfaire, par leurs couleurs,
tous les goûts différents des hommes, aussitôt qu'il aurait pu
trouver une certaine nourriture suffisamment glutineuse pour ses
mouches, afin que les fils de l'araignée en acquissent plus de
solidité et de force.

Je vis ensuite un célèbre astronome, qui avait entrepris de placer
un cadran à la pointe du grand clocher de la maison de ville,
ajustant de telle manière les mouvements diurnes et annuels du
soleil avec le vent, qu'ils pussent s'accorder avec le mouvement
de la girouette.

Après avoir visité le bâtiment des arts, je passai dans l'autre
corps de logis, où étaient les faiseurs de systèmes par rapport
aux sciences. Nous entrâmes d'abord dans l'école du langage, où
nous trouvâmes trois académiciens qui raisonnaient ensemble sur
les moyens d'embellir la langue.

L'un d'eux était d'avis, pour abréger le discours, de réduire tous
les mots en simples monosyllabes et de bannir tous les verbes et
tous les participes.

L'autre allait plus loin, et proposait une manière d'abolir tous
les mots, en sorte qu'on raisonnerait sans parler, ce qui serait
très favorable à la poitrine, parce qu'il est clair qu'à force de
parler les poumons s'usent et la santé s'altère. L'expédient qu'il
trouvait était de porter sur soi toutes les choses dont on
voudrait s'entretenir. Ce nouveau système, dit-on, aurait été
suivi, si les femmes ne s'y fussent opposées. Plusieurs esprits
supérieurs de cette académie ne laissaient pas néanmoins de se
conformer à cette manière d'exprimer les choses par les choses
mêmes, ce qui n'était embarrassant pour eux que lorsqu'ils avaient
à parler de plusieurs sujets différents; alors il fallait apporter
sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu'ils n'eussent un ou
deux valets bien forts pour s'épargner cette peine: ils
prétendaient que, si ce système avait lieu, toutes les nations
pourraient facilement s'entendre (ce qui serait d'une grande
commodité), et qu'on ne perdrait plus le temps à apprendre des
langues étrangères.

De là, nous entrâmes dans l'école de mathématique, dont le maître
enseignait à ses disciples une méthode que les Européens auront de
la peine à s'imaginer: chaque proposition, chaque démonstration
était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de
teinture céphalique. L'écolier, à jeun, était obligé, après avoir
avalé ce pain à chanter, de s'abstenir de boire et de manger
pendant trois jours, en sorte que, le pain à chanter étant digéré,
la teinture céphalique pût monter au cerveau et y porter avec elle
la proposition et la démonstration. Cette méthode, il est vrai,
n'avait pas eu beaucoup de succès jusqu'ici, mais c'était, disait-
on, parce que l'on s'était trompé dans la mesure de la dose, ou
parce que les écoliers, malins et indociles, faisaient seulement
semblant d'avaler le bolus, ou bien parce qu'ils mangeaient en
cachette pendant les trois jours.




Chapitre VI

_Suite de la description de l'académie._


Je ne fus pas fort satisfait de l'école de politique, que je
visitai ensuite. Ces docteurs me parurent peu sensés, et la vue de
telles personnes a le don de me rendre toujours mélancolique. Ces
hommes extravagants soutenaient que les grands devaient choisir
pour leurs favoris ceux en qui ils remarquaient plus de sagesse,
plus de capacité, plus de vertu, et qu'ils devaient avoir toujours
en vue le bien public, récompenser le mérite, le savoir,
l'habileté et les services; ils disaient encore que les princes
devaient toujours donner leur confiance aux personnes les plus
capables et les plus expérimentées, et autres pareilles sottises
et chimères, dont peu de princes se sont avisés jusqu'ici; ce qui
me confirma la vérité de cette pensée admirable de Cicéron: _qu'il
n'y a rien de si absurde qui n'ait été avancé par quelque
philosophe._

Mais tous les autres membres de l'académie ne ressemblaient pas à
ces originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d'un
esprit sublime, qui possédait à fond la science du gouvernement:
il avait consacré ses veilles jusqu'ici à découvrir les causes des
maladies d'un État et à trouver des remèdes pour guérir le mauvais
tempérament de ceux qui administrent les affaires publiques. On
convient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique
ont entre eux une parfaite analogie: donc l'un et l'autre peuvent
être traités avec les mêmes remèdes. Ceux qui sont à la tête des
affaires ont souvent les maladies qui suivent: ils sont pleins
d'humeurs en mouvement, qui leur affaiblissent la tête et le coeur
et leur causent quelquefois des convulsions et des contractions de
nerfs à la main droite, une faim canine, des indigestions, des
vapeurs, des délires et autres sortes de maux. Pour les guérir,
notre grand médecin proposait que lorsque ceux qui manient les
affaires d'État seraient sur le point de s'assembler, on leur
tâterait le pouls, et que par là on tâcherait de connaître la
nature de leur maladie; qu'ensuite, la première fois qu'ils
s'assembleraient encore, on leur enverrait avant la séance des
apothicaires avec des remèdes astringents, palliatifs, laxatifs,
céphalalgiques, apophlegmatiques, acoustiques, etc..., selon la
qualité du mal, et en réitérant toujours le même remède à chaque
séance.

L'exécution de ce projet ne serait pas d'une grande dépense, et
serait, selon mon idée, très utile dans les pays où les états et
les parlements se mêlent des affaires d'État: elle procurerait
l'unanimité, terminerait les différends, ouvrirait la bouche aux
muets, la fermerait aux déclamateurs, calmerait l'impétuosité des
jeunes sénateurs, échaufferait la froideur des vieux, réveillerait
les stupides, ralentirait les étourdis.

Et parce que l'on se plaint ordinairement que les favoris des
princes ont la mémoire courte et malheureuse, le même docteur
voulait que quiconque aurait affaire à eux, après avoir exposé le
cas en très peu de mots, eût la liberté de donner à M. le favori
une chiquenaude dans le nez, un coup de pied dans le ventre, de
lui tirer les oreilles ou de lui ficher une épingle dans les
cuisses, et tout cela pour l'empêcher d'oublier l'affaire dont on
lui aurait parlé; en sorte qu'on pourrait réitérer de temps en
temps le même compliment jusqu'à ce que la chose fût accordée ou
refusée tout à fait.

Il voulait aussi que chaque sénateur, dans l'assemblée générale de
la nation, après avoir proposé son opinion et avoir dit tout ce
qu'il aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de conclure à la
proposition contradictoire, parce qu'infailliblement le résultat
de ces assemblées serait par là très favorable au bien public.

Je vis deux académiciens disputer avec chaleur sur le moyen de
lever des impôts sans faire murmurer les peuples. L'un soutenait
que la meilleure méthode serait d'imposer une taxe sur les vices
et sur les folies des hommes, et que chacun serait taxé suivant le
jugement et l'estimation de ses voisins. L'autre académicien était
d'un sentiment entièrement opposé, et prétendait, au contraire,
qu'il fallait taxer les belles qualités du corps et de l'esprit
dont chacun se piquait, et les taxer plus ou moins selon leurs
degrés, en sorte que chacun serait son propre juge et ferait lui-
même sa déclaration. Il fallait taxer fortement l'esprit et la
valeur, selon l'aveu que chacun ferait de ces qualités; mais à
l'égard de l'honneur et de la probité, de la sagesse, de la
modestie, on exemptait ces vertus de toute taxe, vu qu'étant trop
rares, elles ne rendraient presque rien; qu'on ne rencontrerait
personne qui ne voulût avouer qu'elles se trouvassent dans son
voisin, et que presque personne aussi n'aurait l'effronterie de se
les attribuer à lui-même.

On devait pareillement taxer les dames à proportion de leur
beauté, de leurs agréments et de leur bonne grâce, suivant leur
propre estimation, comme on faisait à l'égard des hommes; mais
pour la sincérité, le bon sens et le bon naturel des femmes, comme
elles ne s'en piquent point, cela ne devait rien payer du tout,
parce que tout ce qu'on en pourrait retirer ne suffirait pas pour
les frais du gouvernement.

Afin de retenir les sénateurs dans l'intérêt de la couronne, un
antre académicien politique était d'avis qu'il fallait que le
prince fît tous les grands emplois à la rafle, de façon cependant
que chaque sénateur, avant que de jouer, fit serment et donnât
caution qu'il opinerait ensuite selon les intentions de la cour,
soit qu'il gagnât ou non; mais que les perdants auraient ensuite
le droit de jouer dès qu'il y aurait quelque emploi vacant. Ils
seraient ainsi toujours pleins d'espérance, ils ne se plaindraient
point des fausses promesses qu'on leur aurait données, et ne s'en
prendraient qu'à la fortune, dont les épaules sont toujours plus
fortes que celles du ministère.

Un autre académicien me fit voir un écrit contenant une méthode
curieuse pour découvrir les complots et les cabales, qui était
d'examiner la nourriture des personnes suspectes, le temps auquel
elles mangent, le côté sur lequel elles se couchent dans leur lit,
de considérer leurs excréments, et de juger par leur odeur et leur
couleur des pensées et des projets d'un homme. Il ajoutait que
lorsque, pour faire seulement des expériences, il avait parfois
songé à l'assassinat d'un homme, il avait alors trouvé ses
excréments très jaunes, et que lorsqu'il avait pensé à se révolter
et à brûler la capitale, il les avait trouvés d'une couleur très
noire.

Je me hasardai d'ajouter quelque chose au système de ce politique:
je lui dis qu'il serait bon d'entretenir toujours une troupe
d'espions et de délateurs, qu'on protégerait et auxquels on
donnerait toujours une somme d'argent proportionnée à l'importance
de leur dénonciation, soit qu'elle fût fondée ou non; que, par ce
moyen, les sujets seraient retenus dans la crainte et dans le
respect; que ces délateurs et accusateurs seraient autorisés à
donner quel sens il leur plairait aux écrits qui leur tomberaient
entre les mains; qu'ils pourraient, par exemple, interpréter ainsi
les termes suivants:

Un crible,--une grande dame de la cour.

Un chien boiteux,--une descente, une invasion.

La peste,--une armée sur pied.

Une buse,--un favori.

La goutte,--un grand prêtre.

Un balai,--une révolution.

Une souricière,--un emploi de finance.

Un égout,--la cour.

Un roseau brisé,--la cour de justice.

Un tonneau vide,--un général.

Une plaie ouverte,--l'état des affaires publiques.

On pourrait encore observer l'anagramme de tous les noms cités
dans un écrit; mais il faudrait pour cela des hommes de la plus
haute pénétration et du plus sublime génie, surtout quand il
s'agirait de découvrir le sens politique et mystérieux des lettres
initiales: Ainsi N pourrait signifier un complot, B un régiment de
cavalerie, L une flotte. Outre cela, en transposant les lettres,
on pourrait apercevoir dans un écrit tous les desseins cachés d'un
parti mécontent: par exemple, vous lisez dans une lettre écrite à
un ami: _Votre frère Thomas a mal au ventre_: l'habile déchiffreur
trouvera dans l'assemblage de ces mots indifférents une phrase qui
fera entendre que tout est prêt pour une sédition.

L'académicien me fit de grands remerciements de lui avoir
communiqué ces petites observations, et me promit de faire de moi
une mention honorable dans le traité qu'il allait mettre au jour
sur ce sujet.

Je ne vis rien dans ce pays qui pût m'engager à y faire un plus
long séjour; ainsi, je commençai à songer à mon retour en
Angleterre.




Chapitre VII

_L'auteur quitte Lagado et arrive à Maldonada. Il fait un petit
voyage à Gloubbdoubdrib. Comment il est reçu par le gouverneur._


Le continent dont ce royaume fait partie s'étend, autant que j'en
puis juger, à l'est, vers une contrée inconnue de l'Amérique; à
l'ouest, vers la Californie; et au nord, vers la mer Pacifique. Il
n'est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un
port célèbre et un grand commerce avec l'île de Luggnagg, située
au nord-ouest, environ à vingt degrés de latitude septentrionale
et à cent quarante de longitude. L'île de Luggnagg est au sud-
ouest du Japon et en est éloignée environ de cent lieues. Il y a
une étroite alliance entre l'empereur du Japon et le roi de
Luggnagg, ce qui fournit plusieurs occasions d'aller de l'une à
l'autre. Je résolus, pour cette raison, de prendre ce chemin pour
retourner en Europe. Je louai deux mules avec un guide pour porter
mon bagage et me montrer le chemin. Je pris congé de mon illustre
protecteur, qui m'avait témoigné tant de bonté, et à mon départ
j'en reçus un magnifique présent.

Il ne m'arriva pendant mon voyage aucune aventure qui mérite
d'être rapportée. Lorsque je fus arrivé au port de Maldonada, qui
est une ville environ de la grandeur de Portsmouth, il n'y avait
point de vaisseau dans le port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis
bientôt quelques connaissances dans la ville. Un gentilhomme de
distinction me dit que, puisqu'il ne partirait aucun navire pour
Luggnagg que dans un mois, je ferais bien de me divertir à faire
un petit voyage à l'île de Gloubbdoubdrib, qui n'était éloignée
que de cinq lieues vers le sud-ouest; il s'offrit lui-même d'être
de la partie avec un de ses amis, et de me fournir une petite
barque.

Gloubbdoubdrib, selon son étymologie, signifie _l'île des
Sorciers_ ou _Magiciens_. Elle est environ trois fois aussi large
que l'île de Wight et est très fertile. Cette île est sous la
puissance du chef d'une tribu toute composée de sorciers, qui ne
s'allient qu'entre eux et dont le prince est toujours le plus
ancien de la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais magnifique
et un parc d'environ trois mille acres, entouré d'un mur de
pierres de taille de vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille
sont servis par des domestiques d'une espèce assez extraordinaire.
Par la connaissance qu'il a de la nécromancie, il a le pouvoir
d'évoquer les esprits et de les obliger à le servir pendant vingt-
quatre heures.

Lorsque nous abordâmes à l'île, il était environ onze heures du
matin. Un des deux gentilshommes qui m'accompagnaient alla trouver
le gouverneur, et lui dit qu'un étranger souhaitait d'avoir
l'honneur de saluer Son Altesse. Ce compliment fut bien reçu. Nous
entrâmes dans la cour du palais, et passâmes au milieu d'une haie
de gardes, dont les armes et les attitudes me firent une peur
extrême; nous traversâmes les appartements et rencontrâmes une
foule de domestiques avant que de parvenir à la chambre du
gouverneur. Après que nous lui eûmes fait trois révérences
profondes, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de
son trône. Comme il entendait la langue des Balnibarbes, il me fit
différentes questions au sujet de mes voyages, et, pour me marquer
qu'il voulait en agir avec moi sans cérémonie, il fit signe avec
le doigt à tous ses gens de se retirer, et en un instant (ce qui
m'étonna beaucoup) ils disparurent comme une fumée. J'eus de la
peine à me rassurer; mais, le gouverneur m'ayant dit que je
n'avais rien à craindre, et voyant mes deux compagnons nullement
embarrassés, parce qu'ils étaient faits à ces manières, je
commençai à prendre courage, et racontai à Son Altesse les
différentes aventures de mes voyages, non sans être troublé de
temps en temps par ma sotte imagination, regardant souvent autour
de moi, à gauche et à droite, et jetant les yeux sur les lieux où
j'avais vu les fantômes disparaître.

J'eus l'honneur de dîner avec le gouverneur, qui nous fit servir
par une nouvelle troupe de spectres. Nous fûmes à table jusqu'au
coucher du soleil, et, ayant prié Son Altesse de vouloir bien que
je ne couchasse pas dans son palais, nous nous retirâmes, mes deux
amis et moi, et allâmes chercher un lit dans la ville capitale,
qui est proche. Le lendemain matin, nous revînmes rendre nos
devoirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous restâmes
dans cette île, je vins à me familiariser tellement avec les
esprits, que je n'en eus plus de peur du tout, ou du moins, s'il
m'en restait encore un peu, elle cédait à ma curiosité. J'eus
bientôt une occasion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger
par là que je suis encore plus curieux que poltron. Son Altesse me
dit un jour de nommer tels morts qu'il me plairait, qu'il me les
ferait venir et les obligerait de répondre à toutes les questions
que je leur voudrais faire, à condition, toutefois, que je ne les
interrogerais que sur ce qui s'était passé de leur temps, et que
je pourrais être bien assuré qu'ils me diraient toujours vrai,
étant inutile aux morts de mentir.

Je rendis de très humbles actions de grâces à Son Altesse, et,
pour profiter de ses offres, je me mis à me rappeler la mémoire de
ce que j'avais autrefois lu dans l'histoire romaine.

Le gouverneur fit signe à César et à Brutus de s'avancer. Je fus
frappé d'admiration et de respect à la vue de Brutus, et César
m'avoua que toutes ses belles actions étaient au-dessous de celles
de Brutus, qui lui avait ôté la vie pour délivrer Rome de sa
tyrannie.

Il me prit envie de voir Homère; il m'apparut; je l'entretins et
lui demandai ce qu'il pensait de son _Iliade_. Il m'avoua qu'il
était surpris des louanges excessives qu'on lui donnait depuis
trois mille ans; que son poème était médiocre et semé de sottises,
qu'il n'avait plu de son temps qu'à cause de la beauté de sa
diction et de l'harmonie de ses vers, et qu'il était fort surpris
que, puisque sa langue était morte et que personne n'en pouvait
plus distinguer les beautés, les agréments et les finesses, il se
trouvât encore des gens assez vains ou assez stupides pour
l'admirer. Sophocle et Euripide, qui l'accompagnaient, me tinrent
à peu près le même langage et se moquèrent surtout de nos savants
modernes, qui, obligés de convenir des bévues des anciennes
tragédies, lorsqu'elles étaient fidèlement traduites, soutenaient
néanmoins qu'en grec c'étaient des beautés et qu'il fallait savoir
le grec pour en juger avec équité.

Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m'avoua qu'il
n'avait rien entendu à la physique, non plus que tous les
philosophes ses contemporains, et tous ceux même qui avaient vécu
entre lui et Descartes; il ajouta que celui-ci avait pris un bon
chemin, quoiqu'il se fût souvent trompé, surtout par rapport à son
système extravagant touchant l'âme des bêtes. Descartes prit la
parole et dit qu'il avait trouvé quelque chose et avait su établir
d'assez bons principes, mais qu'il n'était pas allé fort loin, et
que tous ceux qui, désormais, voudraient courir la même carrière
seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit et
obligés de tâtonner; que c'était une grande folie de passer sa vie
à chercher des systèmes, et que la vraie physique convenable et
utile à l'homme était de faire un amas d'expériences et de se
borner là; qu'il avait eu beaucoup d'insensés pour disciples,
parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa.

J'eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces
derniers temps, et surtout des morts de qualité, car j'ai toujours
eu une grande vénération pour la noblesse. Oh! que je vis des
choses étonnantes, lorsque le gouverneur fit passer en revue
devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos
gentilshommes modernes! Que j'eus de plaisir à voir leur origine
et tous les personnages qui leur ont transmis leur sang! Je vis
clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d'autres
le menton pointu, d'autres ont le visage basané et les traits
effroyables, d'autres ont les yeux beaux et le teint blond et
délicat; pourquoi, dans certaines familles, il y a beaucoup de
fous et d'étourdis, dans d'autres beaucoup de fourbes et de
fripons; pourquoi le caractère de quelques-unes est la méchanceté,
la brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les distingue, comme
leurs armes et leurs livrées. Que je fus encore surpris de voir,
dans la généalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais,
des maîtres à danser et à chanter, etc.

Je connus clairement pourquoi les historiens ont transformé des
guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés
et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des
courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de
religion, d'infâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de
profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière
des personnes très innocentes avaient été condamnées à la mort ou
au bannissement par l'intrigue des favoris qui avaient corrompu
les juges; comment il était arrivé que des hommes de basse
extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes
places; comment des hommes vils avaient souvent donné le branle
aux plus importantes affaires, et avaient occasionné dans
l'univers les plus grands événements. Oh! que je conçus alors une
basse idée de l'humanité! Que la sagesse et la probité des hommes
me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les
révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes,
les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles
qui les avaient fait réussir!

Je découvris l'ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont
fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au
public des entretiens secrets d'un prince avec son premier
ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi
dire, les cabinets des souverains et les secrétaireries des
ambassadeurs pour en tirer des anecdotes curieuses.

Ce fut là que j'appris les causes secrètes de quelques événements
qui ont étonné le monde.

Un général d'armée m'avoua qu'il avait une fois remporté une
victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral
me dit qu'il avait battu malgré lui une flotte ennemie, lorsqu'il
avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui
me dirent que, sous leur règne, ils n'avaient jamais récompensé ni
élevé aucun homme de mérite, si ce n'est une fois que leur
ministre les trompa et se trompa lui-même sur cet article; qu'en
cela ils avaient eu raison, la vertu étant une chose très
incommode à la cour.

J'eus la curiosité de m'informer par quel moyen un grand nombre de
personnes étaient parvenues à une très haute fortune. Je me bornai
à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de
peur d'offenser même les étrangers (car il n'est pas nécessaire
que j'avertisse que tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde
point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure,
l'oppression, la subornation, la perfidie, et autres pareilles
bagatelles qui méritent peu d'attention. Après ces découvertes, je
crois qu'on me pardonnera d'avoir désormais un peu moins d'estime
et de vénération pour la grandeur, que j'honore et respecte
naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l'égard
de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang
supérieur.

J'avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de
grands services à leur prince et à leur patrie; j'eus envie de les
voir; mais on me dit qu'on avait oublié leurs noms, et qu'on se
souvenait seulement de quelques-uns, dont les citoyens avaient
fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des
fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent
cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais
équipage; ils me dirent qu'ils étaient tous morts dans la pauvreté
et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud.

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut
extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit
ans. Il me dit qu'il avait été capitaine de vaisseau pendant
plusieurs années, et que, dans le combat naval d'Actium, il avait
enfoncé la première ligne, coulé à fond trois vaisseaux du premier
rang, et en avait pris un de la même grandeur, ce qui avait été la
seule cause de la fuite d'Antoine et de l'entière défaite de sa
flotte; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils
unique, qui avait été tué dans le combat; il m'ajouta que, la
guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une
récompense et demander le commandement d'un plus gros vaisseau,
dont le capitaine avait péri dans le combat; mais que, sans avoir
égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme
qui n'avait encore jamais vu la mer; qu'étant retourné à son
département, on l'avait accusé d'avoir manqué à son devoir, et que
le commandement de son vaisseau avait été donné à un page favori
du vice-amiral Publicola; qu'il avait été alors obligé de se
retirer chez lui, à une petite terre loin de Rome, et qu'il y
avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était
véritable, je demandai à voir Agrippa, qui dans ce combat avait
été l'amiral de la flotte victorieuse: il parut, et, me confirmant
la vérité de ce récit, il y ajouta des circonstances que la
modestie du capitaine avait omises.

Comme chacun des personnages qu'on évoquait paraissait tel qu'il
avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent
ans, le genre humain avait dégénéré.

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on
vante la simplicité, la sobriété, la justice, l'esprit de liberté,
la valeur et l'amour pour la patrie. Je les vis et ne pus
m'empêcher de les comparer avec ceux d'aujourd'hui, qui vendent à
prix d'argent leurs suffrages dans l'élection des députés au
parlement et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le
manège des gens de cour.




Chapitre VIII

_Retour de l'auteur à Maldonada. Il fait voile pour le royaume du
Luggnagg. À son arrivée, il est arrêté et conduit à la cour.
Comment il y est reçu._


Le jour de notre départ étant arrivé, je pris congé de Son Altesse
le gouverneur de Gloubbdoubdrid, et retournai avec mes deux
compagnons à Maldonada, où, après avoir attendu quinze jours, je
m'embarquai enfin dans un navire qui partait pour Luggnagg. Les
deux gentilshommes, et quelques autres personnes encore, eurent
l'honnêteté de me fournir les provisions nécessaires pour ce
voyage et de me conduire jusqu'à bord.

Nous essuyâmes une violente tempête, et fûmes contraints de
gouverner au nord pour pouvoir jouir d'un certain vent marchand
qui souffle en cet endroit dans l'espace de soixante lieues. Le 21
avril 1609, nous entrâmes dans la rivière de Clumegnig, qui est
une ville port de mer au sud-est de Luggnagg. Nous jetâmes l'ancre
à une lieue de la ville et donnâmes le signal pour faire venir un
pilote. En moins d'une demi-heure, il en vint deux à bord, qui
nous guidèrent au milieu des écueils et des rochers, qui sont très
dangereux dans cette rade et dans le passage qui conduit à un
bassin où les vaisseaux sont en sûreté, et qui est éloigné des
murs de la ville de la longueur d'un câble.

Quelques-uns de nos matelots, soit par trahison, soit par
imprudence, dirent aux pilotes que j'étais un étranger et un grand
voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane, qui me fit
diverses questions dans la langue balnibarbienne qui est entendue
en cette ville à cause du commerce, et surtout par les gens de mer
et les douaniers. Je lui répondis en peu de mots et lui fis une
histoire aussi vraisemblable et aussi suivie qu'il me fut
possible; mais je crus qu'il était nécessaire de déguiser mon pays
et de me dire Hollandais, ayant dessein d'aller au Japon, où je
savais que les Hollandais seuls étaient reçus. Je dis donc au
commis qu'ayant fait naufrage à la côte des Balnibarbes, et ayant
échoué sur un rocher, j'avais été dans l'île volante de Laputa,
dont j'avais souvent ouï parler, et que maintenant je songeais à
me rendre au Japon, afin de pouvoir retourner de là dans mon pays.
Le commis me dit qu'il était obligé de m'arrêter jusqu'à ce qu'il
eût reçu des ordres de la cour, où il allait écrire immédiatement
et d'où il espérait recevoir réponse dans quinze jours. On me
donna un logement convenable et on mit une sentinelle à ma porte.
J'avais un grand jardin pour me promener, et je fus traité assez
bien aux dépens du roi. Plusieurs personnes me rendirent visite,
excitées par la curiosité de voir un homme qui venait d'un pays
très éloigné, dont ils n'avaient jamais entendu parler.

Je fis marché avec un jeune homme de notre vaisseau pour me servir
d'interprète. Il était natif de Luggnagg; mais, ayant passé
plusieurs années à Maldonada, il savait parfaitement les deux
langues. Avec son secours je fus en état d'entretenir tous ceux
qui me faisaient l'honneur de me venir voir, c'est-à-dire
d'entendre leurs questions et de leur faire entendre mes réponses.

Celle de la cour vint au bout de quinze jours, comme on
l'attendait: elle portait un ordre de me faire conduire avec ma
suite par un détachement de chevaux à Traldragenb ou Tridragdrib;
car, autant que je m'en puis souvenir, on prononce des deux
manières. Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon qui me
servait d'interprète et que j'avais pris à mon service. On fit
partir un courrier devant nous, qui nous devança d'une demi-
journée, pour donner avis au roi de mon arrivée prochaine et pour
demander à Sa Majesté le jour et l'heure que je pourrais avoir
l'honneur et le plaisir de _lécher la poussière du pied de son
trône._
                
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