Jonathan Swift

Les Voyages de Gulliver
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Deux jours après mon arrivée, j'eus audience; et d'abord on me fit
coucher et ramper sur le ventre, et balayer le plancher avec ma
langue à mesure que j'avançais vers le trône du roi; mais, parce
que j'étais étranger, on avait eu l'honnêteté de nettoyer le
plancher, de manière que la poussière ne me pût faire de peine.
C'était une grâce particulière, qui ne s'accordait pas même aux
personnes du premier rang lorsqu'elles avaient l'honneur d'être
reçues à l'audience de Sa Majesté; quelquefois même on laissait
exprès le plancher très sale et très couvert de poussière, lorsque
ceux qui venaient à l'audience avaient des ennemis à la cour. J'ai
une fois vu un seigneur avoir la bouche si pleine de poussière et
si souillée de l'ordure qu'il avait recueillie avec sa langue,
que, quand il fut parvenu au trône, il lui fut impossible
d'articuler un seul mot. À ce malheur il n'y a point de remède,
car il est défendu, sous des peines très graves, de cracher ou de
s'essuyer la bouche en présence du roi. Il y a même en cette cour
un autre usage que je ne puis du tout approuver: lorsque le roi
veut se défaire de quelque seigneur ou quelque courtisan d'une
manière qui ne le déshonore point, il fait jeter sur le plancher
une certaine poudre brune qui est empoisonnée, et qui ne manque
point de le faire mourir doucement et sans éclat au bout de vingt-
quatre heures; mais, pour rendre justice à ce prince, à sa grande
douceur et à la bonté qu'il a de ménager la vie de ses sujets, il
faut dire, à son honneur, qu'après de semblables exécutions il a
coutume d'ordonner très expressément de bien balayer le plancher;
en sorte que, si ses domestiques l'oubliaient, ils courraient
risque de tomber dans sa disgrâce. Je le vis un jour condamner un
petit page à être bien fouetté pour avoir malicieusement négligé
d'avertir de balayer dans le cas dont il s'agit, ce qui avait été
cause qu'un jeune seigneur de grande espérance avait été
empoisonné; mais le prince, plein de bonté, voulut bien encore
pardonner au petit page et lui épargner le fouet.

Pour revenir à moi, lorsque je fus à quatre pas du trône de Sa
Majesté, je me levai sur mes genoux, et après avoir frappé sept
fois la terre de mon front, je prononçai les paroles suivantes,
que la veille on m'avait fait apprendre par coeur: _Ickpling
glofftrobb sgnutserumm bliopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh
sthiphad gurdlubb asht_! C'est un formulaire établi par les lois
de ce royaume pour tous ceux qui sont admis à l'audience, et qu'on
peut traduire ainsi: _Puisse Votre céleste Majesté survivre au
soleil_! Le roi me fit une réponse que je ne compris point, et à
laquelle je fis cette réplique, comme on me l'avait apprise:
_Fluft drin valerick dwuldom prastrod mirpush _; c'est-à-dire: _Ma
langue est dans la bouche de mon ami._ Je fis entendre par là que
je désirais me servir de mon interprète. Alors on fit entrer ce
jeune garçon dont j'ai parlé, et, avec son secours, je répondis à
toutes les questions que Sa Majesté me fit pendant une demi-heure.
Je parlais balnibarbien, mon interprète rendait mes paroles en
luggnaggien.

Le roi prit beaucoup de plaisir à mon entretien, et ordonna à son
_bliffmarklub_, ou chambellan, de faire préparer un logement dans
son palais pour moi et mon interprète, et de me donner une somme
par jour pour ma table, avec une bourse pleine d'or pour mes menus
plaisirs.

Je demeurai trois mois en cette cour, pour obéir à Sa Majesté, qui
me combla de ses bontés et me fit des offres très gracieuses pour
m'engager à m'établir dans ses États; mais je crus devoir le
remercier, et songer plutôt à retourner dans mon pays, pour y
finir mes jours auprès de ma chère femme, privée depuis longtemps
des douceurs de ma présence.




Chapitre IX

_Des struldbruggs ou immortels._


Les Luggnaggiens sont un peuple très poli et très brave, et,
quoiqu'ils aient un peu de cet orgueil qui est commun à toutes les
nations de l'Orient, ils sont néanmoins honnêtes et civils à
l'égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à
la cour.

Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand
monde et du bel air; et, par le moyen de mon interprète, j'eus
souvent avec eux des entretiens agréables et instructifs.

Un d'eux me demanda un jour si j'avais vu quelques-uns de leurs
_struldbruggs_ ou immortels. Je lui répondis que non, et que
j'étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à
des humains; il me dit que quelquefois, quoique rarement, il
naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde,
placée directement sur le sourcil gauche, et que cette heureuse
marque le préservait de la mort; que cette tache était d'abord de
la largeur d'une petite pièce d'argent (que nous appelons en
Angleterre un _three pence_), et qu'ensuite elle croissait et
changeait même de couleur; qu'à l'âge de douze ans elle était
verte jusqu'à vingt, qu'elle devenait bleue; qu'à quarante-cinq
ans elle devenait tout à fait noire et aussi grande qu'un
_schilling_, et ensuite ne changeait plus; il m'ajouta qu'il
naissait si peu de ces enfants marqués au front, qu'on comptait à
peine onze cents immortels de l'un et de l'autre sexe dans tout le
royaume; qu'il y en avait environ cinquante dans la capitale, et
que depuis trois ans il n'était né qu'un enfant de cette espèce,
qui était fille; que la naissance d'un immortel n'était point
attachée à une famille préférablement à une autre; que c'était un
présent de la nature ou du hasard, et que les enfants mêmes des
_struldbruggs_ naissaient mortels comme les enfants des autres
hommes, sans avoir aucun privilège.

Ce récit me réjouit extrêmement, et la personne qui me le faisait
entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je
lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus
expressifs et même les plus outrés. Je m'écriai, comme dans une
espèce de ravissement et d'enthousiasme: «Heureuse nation, dont
tous les enfants à naître peuvent prétendre à l'immortalité!
Heureuse contrée, où les exemples de l'ancien temps subsistent
toujours, où là vertu des premiers siècles n'a point péri, et où
les premiers hommes vivent encore et vivront éternellement, pour
donner des leçons de sagesse à tous leurs descendants! Heureux ces
sublimes _struldbruggs_ qui ont le privilège de ne point mourir,
et que, par conséquent, l'idée de la mort n'intimide point,
n'affaiblit point, n'abat point!»

Je témoignai ensuite que j'étais surpris de n'avoir encore vu
aucun de ces immortels à la cour; que, s'il y en avait, la marque
glorieuse empreinte sur leur front m'aurait sans doute frappé les
yeux. «Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si
judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère et ne leur
donne-t-il point sa confiance? Mais peut-être que la vertu rigide
de ces vieillards l'importunerait et blesserait les yeux de sa
cour. Quoi qu'il en soit, je suis résolu d'en parler à Sa Majesté
à la première occasion qui s'offrira, et, soit qu'elle défère à
mes avis ou non, j'accepterai en tout cas l'établissement qu'elle
a eu la bonté de m'offrir dans ses États, afin de pouvoir passer
le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes
immortels, pourvu qu'ils daignent souffrir la mienne.»

Celui à qui j'adressai la parole, me regardant alors avec un
sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me
répondit qu'il était ravi que je voulusse bien rester dans le
pays, et me demanda la permission d'expliquer à la compagnie ce
que je venais de lui dire; il le fit, et pendant quelque temps ils
s'entretinrent ensemble dans leur langage, que je n'entendais
point; je ne pus même lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux
l'impression que mon discours avait faite sur leurs esprits.
Enfin, la même personne qui m'avait parlé jusque-là me dit
poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions
judicieuses sur le bonheur et les avantages de l'immortalité; mais
qu'ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et
quelles seraient mes occupations et mes vues si la nature m'avait
fait naître _struldbrugg_.

À cette question intéressante je répartis que j'allais les
satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les
idées me coûtaient peu, et que j'étais accoutumé à m'imaginer ce
que j'aurais fait si j'eusse été roi, général d'armée ou ministre
d'État; que, par rapport à l'immortalité, j'avais aussi
quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j'avais à
vivre éternellement, et que, puisqu'on le voulait, j'allais sur
cela donner l'essor à mon imagination.

Je dis donc que, si j'avais eu l'avantage de naître _struldbrugg_,
aussitôt que j'aurais pu connaître mon bonheur et savoir la
différence qu'il y a entre la vie et la mort, j'aurais d'abord mis
tout en oeuvre pour devenir riche, et qu'à force d'être intrigant,
souple et rampant, j'aurais pu espérer me voir un peu à mon aise
au bout de deux cents ans; qu'en second lieu, je me fusse appliqué
si sérieusement à l'étude dès mes premières années, que j'aurais
pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de
l'univers; que j'aurais remarqué avec soin tous les grands
événements; que j'aurais observé avec attention tous les princes
et tous les ministres d'État qui se succèdent les uns aux autres,
et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractères et de
faire sur ce sujet les plus belles réflexions du monde; que
j'aurais tracé un mémoire fidèle et exact de toutes les
révolutions de la mode et du langage, et des changements arrivés
aux coutumes, aux lois, aux moeurs, aux plaisirs même; que, par
cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un
magasin d'antiquités, un registre vivant, un trésor de
connaissances, un dictionnaire parlant, l'oracle perpétuel de mes
compatriotes et de tous mes contemporains.

«Dans cet état, je ne me marierais point, ajoutai-je, et je
mènerais une vie de garçon gaiement, librement, mais avec
économie, afin qu'en vivant toujours j'eusse toujours de quoi
vivre. Je m'occuperais à former l'esprit de quelques jeunes gens
en leur faisant part de mes lumières et de ma longue expérience.
Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidents, seraient mes
illustres confrères les _struldbruggs_, dont je choisirais une
douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement
avec eux. Je ne laisserais pas de fréquenter aussi quelques
mortels de mérite, que je m'accoutumerais à voir mourir sans
chagrin et sans regret, leur postérité me consolant de leur mort;
ce pourrait même être pour moi un spectacle assez agréable, de
même qu'un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes et les
oeillets de son jardin naître, mourir et renaître. Nous nous
communiquerions mutuellement, entre nous autres _struldbruggs_,
toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur
la cause et le progrès de la corruption du genre humain. Nous en
composerions un beau traité de morale, plein de leçons utiles et
capables d'empêcher la nature humaine de dégénérer, comme elle
fait de jour en jour, et comme on le lui reproche depuis deux
mille ans. Quel spectacle, noble et ravissant que de voir de ses
propres yeux les décadences et les révolutions des empires, la
face de la terre renouvelée, les villes superbes transformées en
viles bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines
honteuses; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de
leurs courtisans; les fleuves célèbres changés en petits
ruisseaux; l'Océan baignant d'autres rivages; de nouvelles
contrées découvertes; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire,
du chaos; la barbarie et l'ignorance répandues sur les nations les
plus polies et les plus éclairées; l'imagination éteignant le
jugement, le jugement glaçant l'imagination; le goût des systèmes,
des paradoxes, de l'enflure, des pointes et des antithèses
étouffant la raison et le bon goût; la vérité opprimée dans un
temps et triomphant dans l'autre; les persécutés devenus
persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à leur tour; les
superbes abaissés et les humbles élevés; des esclaves, des
affranchis, des mercenaires, parvenus à une fortune immense et à
une richesse énorme par le maniement des deniers publics, par les
malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le sang des
peuples; enfin, la postérité de ces brigands publics rentrée dans
le néant, d'où l'injustice et la rapine l'avaient tirée! Comme,
dans cet état d'immortalité, l'idée de la mort ne serait jamais
présente à mon esprit pour me troubler ou pour ralentir mes
désirs, je m'abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la
nature et la raison me permettraient l'usage. Les sciences
seraient néanmoins toujours mon premier et mon plus cher objet, et
je m'imagine qu'à force de méditer, je trouverais à la fin la
quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre
philosophale et le remède universel; qu'en un mot, je porterais
toutes les sciences et tous les arts à leur dernière perfection.»

Lorsque j'eus uni mon discours, celui qui seul l'avait entendu
se tourna vers la compagnie et lui en fit le précis dans le
langage du pays; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un
peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leurs gestes
et attitudes, aucun mépris pour ce que je venais de dire. À la
fin, cette même personne qui avait résumé mon discours fut priée
par la compagnie d'avoir la charité de me dessiller les yeux et de
me découvrir mes erreurs.

Il me dit d'abord que je n'étais pas le seul étranger qui regardât
avec étonnement et avec envie l'état des _struldbruggs _; qu'il
avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Japonais à peu près
les mêmes dispositions; que le désir de vivre était naturel à
l'homme; que celui qui avait un pied dans le tombeau s'efforçait
de se tenir ferme sur l'autre; que le vieillard le plus courbé se
représentait toujours un lendemain et un avenir, et n'envisageait
la mort que comme un mal éloigné et à fuir; mais que dans l'île de
Luggnagg on pensait bien autrement, et que l'exemple familier et
la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitants
de cet amour insensé de la vie.

«Le système de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez
dans la supposition de votre être immortel, et que vous nous avez
tracé tout à l'heure, est ridicule et tout à fait contraire à la
raison. Vous avez supposé sans doute que, dans cet état, vous
jouiriez d'une jeunesse perpétuelle, d'une vigueur et d'une santé
sans aucune altération; mais est-ce là de quoi il s'agissait
lorsque nous vous avons demandé ce que vous feriez si vous deviez
toujours vivre? Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez point,
et que votre prétendue immortalité serait un printemps éternel?»

Après cela, il me fit le portrait des _struldbruggs_, et me dit
qu'ils ressemblaient aux mortels et vivaient comme eux jusqu'à
l'âge de trente ans; qu'après cet âge, ils tombaient peu à peu
dans une humeur noire, qui augmentait toujours jusqu'à ce qu'ils
eussent atteint l'âge de quatre-vingts ans; qu'alors ils n'étaient
pas seulement sujets à toutes les infirmités, à toutes les misères
et à toutes les faiblesses des vieillards de cet âge, mais que
l'idée affligeante de l'éternelle durée de leur misérable caducité
les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler:
qu'ils n'étaient pas seulement, comme les autres vieillards,
entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu'ils
n'aimaient qu'eux-mêmes, qu'ils renonçaient aux douceurs de
l'amitié, qu'ils n'avaient plus même de tendresse pour leurs
enfants, et qu'au delà de la troisième génération ils ne
reconnaissaient plus leur postérité; que l'envie et la jalousie
les dévoraient sans cesse; que la vue des plaisirs sensibles dont
jouissent les jeunes mortels, leurs amusements, leurs amours,
leurs exercices, les faisaient en quelque sorte mourir à chaque
instant; que tout, jusqu'à la mort même des vieillards qui
payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les
plongeait dans le désespoir; que, pour cette raison, toutes les
fois qu'ils voyaient faire des funérailles, ils maudissaient leur
sort et se plaignaient amèrement de la nature, qui leur avait
refusé la douceur de mourir, de finir leur course ennuyeuse et
d'entrer dans un repos éternel; qu'ils n'étaient plus alors en
état de cultiver leur esprit et d'orner leur mémoire; qu'ils se
ressouvenaient tout au plus de ce qu'ils avaient vu et appris dans
leur jeunesse et dans leur âge moyen; que les moins misérables et
les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout
à fait perdu la mémoire et étaient réduits à l'état de l'enfance;
qu'au moins on prenait alors pitié de leur triste situation et
qu'on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin.

«Lorsqu'un _struldbrugg_, ajouta-t-il, s'est marié à une
_struldbrugge_, le mariage, selon les lois de l'État, est dissous
dès que le plus jeune des deux est parvenu à l'âge de quatre-
vingts ans. Il est juste que de malheureux humains, condamnés
malgré eux, et sans l'avoir mérité, à vivre éternellement, ne
soient pas encore, pour surcroît de disgrâce, obligés de vivre
avec une femme éternelle. Ce qu'il y a de plus triste est qu'après
avoir atteint cet âge fatal, ils sont regardés comme morts
civilement. Leurs héritiers s'emparent de leurs biens; ils sont
mis en tutelle, ou plutôt ils sont dépouillés de tout et réduits à
une simple pension alimentaire, loi très juste à cause de la
sordide avarice ordinaire aux vieillards. Les pauvres sont
entretenus aux dépens du public dans une maison appelée
l'_hôpital_ _des pauvres immortels_. Un immortel de quatre-vingts
ans ne peut plus exercer de charge ni d'emploi, ne peut négocier,
ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son témoignage
même n'est point reçu en justice. Mais lorsqu'ils sont parvenus à
quatre-vingt-dix ans, c'est encore bien pis: toutes leurs dents et
tous leurs cheveux tombent; ils perdent le goût des aliments, et
ils boivent et mangent sans aucun plaisir; ils perdent la mémoire
des choses les plus aisées à retenir et oublient le nom de leurs
amis et quelquefois leur propre nom. Il leur est, pour cette
raison, inutile de s'amuser à lire, puisque, lorsqu'ils veulent
lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers
tandis qu'ils lisent les deux derniers. Par la même raison, il
leur est impossible de s'entretenir avec personne. D'ailleurs,
comme la langue de ce pays est sujette à de fréquents changements,
les _struldbruggs_ nés dans un siècle ont beaucoup de peine à
entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils
sont toujours comme étrangers dans leur patrie.»

Tel fut le détail qu'on me fit au sujet des immortels de ce pays,
détail qui me surprit extrêmement. On m'en montra dans la suite
cinq ou six, et j'avoue que je n'ai jamais rien vu de si laid et
de si dégoûtant; les femmes surtout étaient affreuses; je
m'imaginais voir des spectres.

Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout à fait
l'envie de devenir immortel à ce prix. J'eus bien de la honte de
toutes les folles imaginations auxquelles je m'étais abandonné sur
le système d'une vie éternelle en ce bas monde.

Le roi, ayant appris ce qui s'était passé dans l'entretien que
j'avais eu avec ceux dont j'ai parlé, rit beaucoup de mes idées
sur l'immortalité et de l'envie que j'avais portée aux
_struldbruggs_. Il me demanda ensuite sérieusement si je ne
voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes
compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir. Dans le
fond, j'aurais été fort aise qu'il m'eût fait ce présent; mais,
par une loi fondamentale du royaume, il est défendu aux immortels
d'en sortir.




Chapitre X

_L'auteur part de l'île de Luggnagg pour se rendre au Japon, où il
s'embarque sur un vaisseau hollandais. Il arrive à Amsterdam et de
là passe en Angleterre._


Je m'imagine que tout ce que je viens de raconter des
_struldbruggs_ n'aura point ennuyé le lecteur. Ce ne sont point
là, je crois, de ces choses communes, usées et rebattues qu'on
trouve dans toutes les relations des voyageurs; au moins, je puis
assurer que je n'ai rien trouvé de pareil dans celles que j'ai
lues. En tout cas, si ce sont des redites et des choses déjà
connues, je prie de considérer que des voyageurs, sans se copier
les uns les autres, peuvent fort bien raconter les mêmes choses
lorsqu'ils ont été dans les mêmes pays.

Comme il y a un très grand commerce entre le royaume de Luggnagg
et l'empire du Japon, il est à croire que les auteurs japonais
n'ont pas oublié dans leurs livres de faire mention de ces
_struldbruggs_. Mais le séjour que j'ai fait au Japon ayant été
très court, et n'ayant, d'ailleurs, aucune teinture de la langue
japonaise, je n'ai pu savoir sûrement si cette matière a été
traitée dans leurs livres. Quelque Hollandais pourra un jour nous
apprendre ce qu'il en est.

Le roi de Luggnagg m'ayant souvent pressé, mais inutilement, de
rester dans ses États, eut enfin la bonté de m'accorder mon congé,
et me fit même l'honneur de me donner une lettre de
recommandation, écrite de sa propre main, pour Sa Majesté
l'empereur du Japon. En même temps, il me fit présent de quatre
cent quarante-quatre pièces d'or, de cinq mille cinq cent
cinquante cinq petites perles et de huit cent quatre-vingt-huit
mille cent quatre-vingt-huit grains d'une espèce de riz très rare.
Ces sortes de nombres, qui se multiplient par dix, plaisent
beaucoup en ce pays-là.

Le 6 de mai 1709, je pris congé, en cérémonie, de Sa Majesté, et
dis adieu à tous les amis que j'avais à sa cour. Ce prince me fit
conduire par un détachement de ses gardes jusqu'au port de
Glanguenstald, situé au sud-ouest de l'île. Au bout de six jours,
je trouvai un vaisseau prêt à me transporter au Japon; je montai
sur ce vaisseau, et, notre voyage ayant duré cinquante jours, nous
débarquâmes à un petit port nommé Xamoski, au sud-ouest du Japon.

Je fis voir d'abord aux officiers de la douane la lettre dont
j'avais l'honneur d'être chargé de la part du roi de Luggnagg pour
Sa Majesté japonaise; ils connurent tout d'un coup le sceau de Sa
Majesté luggnaggienne, dont l'empreinte représentait _un roi
soutenant un pauvre estropié et l'aidant à marcher._

Les magistrats de la ville, sachant que j'étais porteur de cette
auguste lettre, me traitèrent en ministre et me fournirent une
voiture pour me transporter à Yedo, qui est la capitale de
l'empire. Là, j'eus audience de Sa Majesté impériale, et l'honneur
de lui présenter ma lettre, qu'on ouvrit publiquement, avec de
grandes cérémonies, et que l'empereur se fit aussitôt expliquer
par son interprète. Alors Sa Majesté me fit dire, par ce même
interprète, que j'eusse à lui demander quelque grâce, et qu'en
considération de son très cher frère le roi de Luggnagg, il me
l'accorderait aussitôt.

Cet interprète, qui était ordinairement employé dans les affaires
du commerce avec les Hollandais, connut aisément à mon air que
j'étais Européen, et, pour cette raison, me rendit en langue
hollandaise les paroles de Sa Majesté. Je répondis que j'étais un
marchand de Hollande qui avait fait naufrage dans une mer
éloignée; que depuis j'avais fait beaucoup de chemin par terre et
par mer pour me rendre à Luggnagg, et de là dans l'empire du
Japon, où je savais que mes compatriotes les Hollandais faisaient
commerce, ce qui me pourrait procurer l'occasion de retourner en
Europe; que je suppliais donc Sa Majesté de me faire conduire en
sûreté à Nangasaki. Je pris en même temps la liberté de lui
demander encore une autre grâce: ce fut qu'en considération du roi
de Luggnagg, qui me faisait l'honneur de me protéger, on voulût me
dispenser de la cérémonie qu'on faisait pratiquer à ceux de mon
pays, et ne point me contraindre à _fouler aux pieds le crucifix_,
n'étant venu au Japon que pour passer en Europe, et non pour y
trafiquer.

Lorsque l'interprète eut exposé à Sa Majesté japonaise cette
dernière grâce que je demandais, elle parut surprise de ma
proposition et répondit que j'étais le premier homme de mon pays à
qui un pareil scrupule fût venu à l'esprit; ce qui le faisait un
peu douter que je fasse véritablement Hollandais, comme je l'avais
assuré, et le faisait plutôt soupçonner que j'étais chrétien.
Cependant l'empereur, goûtant la raison que je lui avais alléguée,
et ayant principalement égard à la recommandation du roi de
Luggnagg, voulut bien, par bonté, compatir à ma faiblesse et à ma
singularité, pourvu que je gardasse des mesures pour sauver les
apparences; il me dit qu'il donnerait ordre aux officiers préposés
pour faire observer cet usage de me laisser passer et de faire
semblant de m'avoir oublié. Il ajouta qu'il était de mon intérêt
de tenir la chose secrète, parce qu'infailliblement les
Hollandais, mes compatriotes, me poignarderaient dans le voyage
s'ils venaient à savoir la dispense que j'avais obtenue et le
scrupule injurieux que j'avais eu de les imiter.

Je rendis de très humbles actions de grâces à Sa Majesté de cette
faveur singulière, et, quelques troupes étant alors en marche pour
se rendre à Nangasaki, l'officier commandant eut ordre de me
conduire en cette ville, avec une instruction secrète sur
l'affaire du crucifix.

Le neuvième jour de juin 1709, après un voyage long et pénible,
j'arrivai à Nangasaki, où je rencontrai une compagnie de
Hollandais qui étaient partis d'Amsterdam pour négocier à Amboine,
et qui étaient prêts à s'embarquer, pour leur retour, sur un gros
vaisseau de quatre cent cinquante tonneaux. J'avais passé un temps
considérable en Hollande, ayant fait mes études à Leyde, et je
parlais fort bien la langue de ce pays. On me fit plusieurs
questions sur mes voyages, auxquelles je répondis comme il me
plut. Je soutins parfaitement au milieu d'eux le personnage de
Hollandais; je me donnai des amis et des parents dans les
Provinces-Unies, et je me dis natif de Gelderland.

J'étais disposé à donner au capitaine du vaisseau, qui était un
certain Théodore Vangrult, tout ce qui lui aurait plu de me
demander pour mon passage; mais, ayant su que j'étais chirurgien;
il se contenta de la moitié du prix ordinaire, à condition que
j'exercerais ma profession dans le vaisseau.

Avant que de nous embarquer, quelques-uns de la troupe m'avaient
souvent demandé si j'avais pratiqué la cérémonie, et j'avais
toujours répondu en général que j'avais fait tout ce qui était
nécessaire. Cependant un d'eux, qui était un coquin étourdi,
s'avisa de me montrer malignement à l'officier japonais, et de
dire: _Il n'a point foulé aux pieds le crucifix_. L'officier, qui
avait un ordre secret de ne le point exiger de moi, lui répliqua
par vingt coups de canne qu'il déchargea sur ses épaules; en sorte
que personne ne fut d'humeur, après cela, de me faire des
questions sur la cérémonie.

Il ne se passa rien dans notre voyage qui mérite d'être rapporté.
Nous fîmes voile avec un vent favorable, et mouillâmes au cap de
Bonne-Espérance pour y faire aiguade. Le 16 d'avril 1710, nous
débarquâmes à Amsterdam, où je restai peu de temps, et où je
m'embarquai bientôt pour l'Angleterre. Quel plaisir ce fut pour
moi de revoir ma chère patrie, après cinq ans et demi d'absence!
Je me rendis directement à Redriff, où je trouvai ma femme et mes
enfants en bonne santé.




VOYAGE AU PAYS DES HOUYHNHNMS




Chapitre I

_L'auteur entreprend encore un voyage en qualité de capitaine de
vaisseau. Son équipage se révolte, l'enferme, l'enchaîne et puis
le met à terre sur un rivage inconnu. Description des yahous. Deux
Houyhnhnms viennent au-devant de lui._


Je passai cinq mois fort doucement avec ma femme et mes enfants,
et je puis dire qu'alors j'étais heureux, si j'avais pu connaître
que je l'étais; mais je fus malheureusement tenté de faire encore
un voyage, surtout lorsque l'on m'eut offert le titre flatteur de
capitaine sur l'_Aventure_, vaisseau marchand de trois cent
cinquante tonneaux. J'entendais parfaitement la navigation, et
d'ailleurs j'étais las du titre subalterne de chirurgien de
vaisseau. Je ne renonçai pourtant pas à la profession, et je sus
l'exercer dans la suite quand l'occasion s'en présenta. Aussi me
contentai-je de mener avec moi, dans ce voyage, un jeune garçon
chirurgien. Je dis adieu à ma pauvre femme. Étant embarqué à
Portsmouth, je mis à la voile le 2 août 1710.

Les maladies m'enlevèrent pendant la route une partie de mon
équipage, en sorte que je fus obligé de faire une recrue aux
Barbades et aux îles de Leeward, où les négociants dont je tenais
ma commission m'avaient donné ordre de mouiller; mais j'eus
bientôt lieu de me repentir d'avoir fait cette maudite recrue,
dont la plus grande partie était composée de bandits qui avaient
été boucaniers. Ces coquins débauchèrent le reste de mon équipage,
et tous ensemble complotèrent de se saisir de ma personne et de
mon vaisseau. Un matin donc, ils entrèrent dans ma chambre, se
jetèrent sur moi, me lièrent et me menacèrent de me jeter à la mer
si j'osais faire la moindre résistance. Je leur dis que mon sort
était entre leurs mains et que je consentais d'avance à tout ce
qu'ils voudraient. Ils m'obligèrent d'en faire serment, et puis me
délièrent, se contentant de m'enchaîner un pied au bois de mon lit
et de poster à la porte de ma chambre une sentinelle qui avait
ordre de me casser la tête si j'eusse fait quelque tentative pour
me mettre en liberté. Leur projet était d'exercer la piraterie
avec mon vaisseau et de donner la chasse aux Espagnols; mais pour
cela ils n'étaient pas assez forts d'équipage; ils résolurent de
vendre; d'abord la cargaison du vaisseau et d'aller à Madagascar
pour augmenter leur troupe. Cependant j'étais prisonnier dans ma
chambre, fort inquiet du sort qu'on me préparait.

Le 9 de mai 1711, un certain Jacques Welch entra, et me dit qu'il
avait reçu ordre de M. le capitaine de me mettre à terre. Je
voulus, mais inutilement, avoir quelque entretien avec lui et lui
faire quelques questions; il refusa même de me dire le nom de
celui qu'il appelait M. le capitaine. On me fit descendre dans la
chaloupe, après m'avoir permis de faire mon paquet et d'emporter
mes hardes. On me laissa mon sabre, et on eut la politesse de ne
point visiter mes poches, où il y avait quelque argent. Après
avoir fait environ une lieue dans la chaloupe, on me mit sur le
rivage. Je demandai à ceux qui m'accompagnaient quel pays c'était.
«Ma foi, me répondirent-ils, nous ne le savons pas plus que vous,
mais prenez garde que la marée ne vous surprenne; adieu.» Aussitôt
la chaloupe s'éloigna.

Je quittai les sables et montai sur une hauteur pour m'asseoir et
délibérer sur le parti que j'avais à prendre. Quand je fus un peu
reposé, j'avançai dans les terres, résolu de me livrer au premier
sauvage que je rencontrerais et de racheter ma vie, si je pouvais,
par quelques petites bagues, par quelques bracelets et autres
bagatelles, dont les voyageurs ne manquent jamais de se pourvoir,
et dont j'avais une certaine quantité dans mes poches.

Je découvris de grands arbres, de vastes herbages et des champs où
l'avoine croissait de tous côtés. Je marchais avec précaution, de
peur d'être surpris ou de recevoir quelque coup de flèche. Après
avoir marché quelque temps, je tombai dans un grand chemin, où je
remarquai plusieurs pas d'hommes et de chevaux et quelques-uns de
vaches. Je vis en même temps un grand nombre d'animaux dans un
champ, et un ou deux de la même espèce perchés sur un arbre. Leur
figure me parut surprenante, et quelques-uns s'étant un peu
approchés, je me cachai derrière un buisson pour les mieux
considérer.

De longs cheveux leur tombaient sur le visage; leur poitrine, leur
dos et leurs pattes de devant étaient couverts d'un poil épais;
ils avaient de la barbe au menton comme des boucs, mais le reste
de leur corps était sans poil, et laissait voir une peau très
brune. Ils n'avaient point de queue, ils se tenaient tantôt assis
sur l'herbe, tantôt couchés et tantôt debout sur leurs pattes de
derrière; ils sautaient, bondissaient et grimpaient aux arbres
avec l'agilité des écureuils, ayant des griffes aux pattes de
devant et de derrière. Les femelles étaient un peu plus petites
que les mâles. Elles avaient de forts longs cheveux et seulement
un peu de duvet en plusieurs endroits de leur corps. Leurs
mamelles pendaient entre leurs deux pattes de devant, et
quelquefois touchaient la terre lorsqu'elles marchaient. Le poil
des uns et des autres était de diverses couleurs: brun, rouge,
noir et blond. Enfin, dans tous mes voyages je n'avais jamais vu
d'animal si difforme et si dégoûtant.

Après les avoir suffisamment considérés, je suivis le grand
chemin, dans l'espérance qu'il me conduirait à quelque hutte
d'Indiens. Ayant un peu marché, je rencontrai, au milieu du
chemin, un de ces animaux qui venait directement à moi. À mon
aspect, il s'arrêta, fit une infinité de grimaces, et parut me
regarder comme une espèce d'animal qui lui était inconnue; ensuite
il s'approcha et leva sur moi sa patte de devant. Je tirai mon
sabre et je frappai du plat, ne voulant pas le blesser, de peur
d'offenser ceux à qui ces animaux pouvaient appartenir. L'animal,
se sentant frappé, se mit à fuir et à crier si haut, qu'il attira
une quarantaine d'animaux de sa sorte, qui accoururent vers moi en
me faisant des grimaces horribles. Je courus vers un arbre, auquel
je m'adossai, tenant mon sabre devant moi; aussitôt ils sautèrent
aux branches de l'arbre et commencèrent à me couvrir de leurs
ordures; mais tout à coup ils se mirent tous à fuir.

Alors je quittai l'arbre et poursuivis mon chemin, étant assez
surpris qu'une terreur soudaine leur eût ainsi fait prendre la
fuite; mais, regardant, à gauche, je vis un cheval marchant
gravement au milieu d'un champ; c'était la vue de ce cheval qui
avait fait décamper si vite la troupe qui m'assiégeait. Le cheval,
s'étant approché de moi, s'arrêta, recula, et ensuite me regarda
fixement, paraissant un peu étonné; il me considéra de tous côté,
tournant plusieurs fois autour de moi.

Je voulus avancer, mais il se mit vis-à-vis de moi dans le chemin,
me regardant d'un oeil doux, et sans me faire aucune violence.
Nous nous considérâmes l'un l'autre pendant un peu de temps; enfin
je pris la hardiesse de lui mettre la main sur le cou pour le
flatter, sifflant et parlant à la façon des palefreniers
lorsqu'ils veulent caresser un cheval; mais l'animal superbe,
dédaignant mon honnêteté et ma politesse, fronça ses sourcils et
leva fièrement un de ses pieds de devant pour m'obliger à retirer
ma main trop familière. En même temps il se mit à hennir trois ou
quatre fois, mais avec des accents si variés, que je commençai à
croire qu'il parlait un langage qui lui était propre, et qu'il y
avait une espèce de sens attaché à ses divers hennissements.

Sur ces entrefaites arriva un autre cheval, qui salua le premier
très poliment; l'un et l'autre se firent des honnêtetés
réciproques, et se mirent à hennir de cent façons différentes, qui
semblaient former des sons articulés; ils firent ensuite quelques
pas ensemble, comme s'ils eussent voulu conférer sur quelque
chose; ils allaient et venaient en marchant gravement côte à côte,
semblables à des personnes qui tiennent conseil sur des affaires
importantes; mais ils avaient toujours l'oeil sur moi, comme s'ils
eussent pris garde que je ne m'enfuisse.

Surpris de voir des bêtes se comporter ainsi, je me dis à moi-
même: «Puisque en ce pays-ci les bêtes ont tant de raison, il faut
que les hommes y soient raisonnables au suprême degré.».

Cette réflexion me donna tant de courage, que je résolus d'avancer
dans le pays jusqu'à ce que j'eusse rencontré quelque habitant, et
de laisser là les deux chevaux discourir ensemble tant qu'il leur
plairait; mais l'un des deux, qui était gris pommelé, voyant que
je m'en allais, se mit à hennir d'une façon si expressive, que je
crus entendre ce qu'il voulait: je me retournai et m'approchai de
lui, dissimulant mon embarras et mon trouble autant qu'il m'était
possible, car, dans le fond, je ne savais ce que cela deviendrait,
et c'est ce que le lecteur peut aisément s'imaginer.

Les deux chevaux me serrèrent de près et se mirent à considérer
mon visage et mes mains. Mon chapeau paraissait les surprendre,
aussi bien que les pans de mon justaucorps. Le gris-pommelé se mit
à flatter ma main droite, paraissant charmé et de la douceur et de
la couleur de ma peau; mais il la serra si fort entre son sabot et
son paturon, que je ne pus m'empêcher de crier de toute ma force,
ce qui m'attira mille autres caresses pleines d'amitié. Mes
souliers et mes bas leur donnaient de grandes inquiétudes; ils les
flairèrent et les tâtèrent plusieurs fois, et firent à ce sujet
plusieurs gestes semblables à ceux d'un philosophe qui veut
entreprendre d'expliquer un phénomène.

Enfin, la contenance et les manières de ces deux animaux me
parurent si raisonnables, si sages, si judicieuses, que je conclus
en moi-même qu'il fallait que ce fussent des enchanteurs qui
s'étaient ainsi transformés en chevaux avec quelque dessein, et
qui, trouvant un étranger sur leur chemin, avaient voulu se
divertir un peu à ses dépens, ou avaient peut-être été frappés de
sa figure, de ses habits et de ses manières. C'est ce qui me fit
prendre la liberté de leur parler en ces termes:

«Messieurs les chevaux, si vous êtes des enchanteurs, comme j'ai
lieu de le croire, vous entendez toutes les langues; ainsi, j'ai
l'honneur de vous dire en la mienne que je suis un pauvre Anglais
qui, par malheur, ai échoué sur ces côtes, et qui vous prie l'un
ou l'autre, si pourtant vous êtes de vrais chevaux, de vouloir;
souffrir que je monte sur vous pour chercher quelque village ou
quelque maison où je me puisse retirer. En reconnaissance, je vous
offre ce petit couteau et ce bracelet.»

Les deux animaux parurent écouter mon discours avec attention, et
quand j'eus fini ils se mirent à hennir tour à tour, tournés l'un
vers l'autre. Je compris alors clairement que leurs hennissements
étaient significatifs, et renfermaient des mots dont on pourrait
peut-être dresser un alphabet aussi aisé que celui des Chinois.

Je les entendis souvent répéter le mot _yahou_, dont je distinguai
le son sans en distinguer le sens, quoique, tandis que les deux
chevaux s'entretenaient, j'eusse essayé plusieurs fois d'en
chercher la signification. Lorsqu'ils eurent cessé de parler, je
me mis à crier de toute ma force: _Yahou_! _yahou_! tâchant de les
imiter. Cela parut les surprendre extrêmement, et alors le gris-
pommelé, répétant deux fois le même mot, sembla vouloir
m'apprendre comment il le fallait prononcer. Je répétai après lui
le mieux qu'il me fut possible, et il me parut que, quoique je
fusse très éloigné de la perfection de l'accent et de la
prononciation, j'avais pourtant fait quelques progrès. L'autre
cheval, qui était bai, sembla vouloir m'apprendre un autre mot
beaucoup plus difficile à prononcer, et qui, étant réduit à
l'orthographe anglaise, peut ainsi s'écrire: _houyhnhnm_. Je ne
réussis pas si bien d'abord dans la prononciation de ce mot que
dans celle du premier; mais, après, quelques essais, cela alla
mieux, et les deux chevaux me trouvèrent de l'intelligence.

Lorsqu'ils se furent encore un peu entretenus (sans doute à mon
sujet), ils prirent congé l'un de l'autre avec la même cérémonie
qu'ils s'étaient abordés. Le bai me fit signe de marcher devant
lui, ce que je jugeai à propos de faire, jusqu'à ce que j'eusse
trouvé un autre conducteur. Comme je marchais fort lentement, il
se mit à hennir: _hhuum_, _hhumn_. Je compris sa pensée, et lui
donnai à entendre, comme je le pus, que j'étais bien las et avais
de la peine à marcher; sur quoi il s'arrêta charitablement pour me
laisser reposer.




Chapitre II

_L'auteur est conduit au logis d'un Houyhnhnm; comment il y est
reçu. Quelle est la nourriture des Houyhnhnms. Embarras de
l'auteur pour trouver de quoi se nourrir._


Après avoir marché environ trois milles, nous arrivâmes à un
endroit où il y avait une grande maison de bois fort basse et
couverte de paille. Je commençai aussitôt à tirer de ma poche les
petits présents que je destinais aux hôtes de cette maison pour en
être reçu plus honnêtement. Le cheval me fit poliment entrer le
premier dans une grande salle très propre, où pour tout meuble il
y avait un râtelier et une auge. J'y vis trois chevaux avec deux
cavales, qui ne mangeaient point, et qui étaient assis sur leurs
jarrets. Sur ces entrefaites, le gris-pommelé arriva, et en
entrant se mit à hennir d'un ton de maître. Je traversai avec lui
deux autres salles de plain-pied; dans la dernière, mon conducteur
me fit signe d'attendre et passa dans une chambre qui était
proche. Je m'imaginai alors qu'il fallait que le maître de cette
maison fût une personne de qualité, puisqu'on me faisait ainsi
attendre en cérémonie dans l'antichambre; mais, en même temps, je
ne pouvais concevoir qu'un homme de qualité eût des chevaux pour
valets de chambre. Je craignis alors d'être devenu fou, et que mes
malheurs ne m'eussent fait entièrement perdre l'esprit. Je
regardai attentivement autour de moi et me mis à considérer
l'antichambre, qui était à peu près meublée comme la première
salle. J'ouvrais de grands yeux, je regardais fixement tout ce qui
m'environnait, et je voyais toujours la même chose. Je me pinçai
les bras, je me mordis les lèvres, je me battis les flancs pour
m'éveiller, en cas que je fusse endormi; et comme c'étaient
toujours les mêmes objets qui me frappaient les yeux, je conclus
qu'il y avait là de la diablerie et de la haute magie.

Tandis que je faisais ces réflexions, le gris-pommelé revint à moi
dans le lieu où il m'avait laissé, et me fit signe d'entrer avec
lui dans la chambre, où je vis sur une natte très propre et très
fine une belle cavale avec un Beau poulain et une belle petite
jument, tous appuyés modestement sur leurs hanches. La cavale se
leva à mon arrivée et s'approcha de moi, et après avoir considéré
attentivement mon visage et mes mains, me tourna le dos d'un air
dédaigneux et se mit à hennir en prononçant souvent le mot
_yahou_. Je compris bientôt, malgré moi, le sens funeste de ce
mot, car le cheval qui m'avait introduit, me faisant signe de là
tête, et me répétant souvent le mot _hhuum_, _hhuum_, me conduisit
dans une espèce de basse-cour, où il y avait un autre bâtiment à
quelque distance de la maison. La première chose qui me frappa les
yeux ce furent trois de ces maudits animaux que j'avais vus
d'abord dans un champ, et dont j'ai fait plus haut la description;
ils étaient attachés par le cou et mangeaient des racines et de la
chair d'âne, de chien et de vache morte (comme je l'ai appris
depuis), qu'ils tenaient entre leurs griffes et déchiraient avec
leurs dents.

Le maître cheval commanda alors à un petit bidet alezan, qui était
un de ses laquais, de délier le plus grand de ces animaux et de
l'amener. On nous mit tous deux côte à côte, pour mieux faire la
comparaison de lui à moi, et ce fut alors que _yahou_ fut répété
plusieurs fois, ce qui me donna à entendre que ces animaux
s'appelaient _yahous_. Je ne puis exprimer ma surprise et mon
horreur, lorsque, ayant considéré de près cet animal, je remarquai
en lui tous les traits et toute la figure d'un homme, excepté
qu'il avait le visage large et plat, le nez écrasé, les lèvres
épaisses et la bouche très grande; mais cela est ordinaire à
toutes les nations sauvages, parce que les mères couchent leurs
enfants le visage tourné contre terre, les portent sur le dos, et
leur battent le nez avec leurs épaules. Ce _yahou_ avait les
pattes de devant semblables à mes mains, si ce n'est qu'elles
étaient armées d'ongles fort grands et que la peau en était brune,
rude et couverte de poil. Ses jambes ressemblaient aussi aux
miennes, avec les mêmes différences. Cependant mes bas et mes
souliers avaient fait croire à messieurs les chevaux que la
différence était beaucoup plus grande. À l'égard du reste du
corps, c'était, en vérité, la même chose, excepté par rapport à la
couleur et au poil.

Quoi qu'il en soit, ces messieurs n'en jugeaient pas de même,
parce que mon corps était vêtu et qu'ils croyaient que mes habits
étaient ma peau même et une partie de ma substance; en sorte
qu'ils trouvaient que j'étais par cet endroit fort différent de
leurs _yahous_. Le petit laquais bidet, tenant une racine entre
son sabot et son paturon, me la présenta. Je la pris, et, en ayant
goûté, je la lui rendis sur-le-champ avec le plus de politesse
qu'il me fut possible. Aussitôt il alla chercher dans la loge des
_yahous_ un morceau de chair d'âne et me l'offrit. Ce mets me
parut si détestable et si dégoûtant, que je n'y voulus point
toucher, et témoignai même qu'il me faisait mal au coeur. Le bidet
jeta le morceau au _yahou_, qui sur-le-champ le dévora avec un
grand plaisir. Voyant que la nourriture des _yahous_ ne me
convenait point, il s'avisa de me présenter de la sienne, c'est-à-
dire du foin et de l'avoine; mais je secouai la tête et lui fis
entendre que ce n'était pas là un mets pour moi. Alors, portant un
de ses pieds de devant à sa bouche d'une façon très surprenante et
pourtant très naturelle, il me fit des signes pour me faire
comprendre qu'il ne savait comment me nourrir, et pour me demander
ce que je voulais donc manger; mais je ne pus lui faire entendre
ma pensée par mes signes; et, quand je l'aurais pu, je ne voyais
pas qu'il eût été en état de me satisfaire.

Sur ces entrefaites, une vache passa; je la montrai du doigt, et
fis entendre, par un signe expressif, que j'avais envie de l'aller
traire. On me comprit, et aussitôt on me fit entrer dans la
maison, où l'on ordonna à une servante, c'est-à-dire à une jument,
de m'ouvrir une salle, où je trouvai une grande quantité de
terrines de lait rangées très proprement. J'en bus abondamment et
pris ma réfection fort à mon aise et de grand courage.

Sur l'heure de midi, je vis arriver vers la maison une espèce de
chariot ou de carrosse tiré par quatre _yahous_.



Il y avait dans ce carrosse un vieux cheval, qui paraissait un
personnage de distinction; il venait rendre visite à mes hôtes et
dîner avec eux. Ils le reçurent fort civilement et avec de grands
égards: ils dînèrent ensemble dans la plus belle salle, et, outre
du foin et de la paille qu'on leur servît d'abord, on leur servit
encore de l'avoine bouillie dans du lait. Leur auge, placée au
milieu de la salle, était disposée circulairement, à peu près
comme le tour d'un pressoir de Normandie, et divisée en plusieurs
compartiments, autour desquels ils étaient rangés assis sur leurs
hanches, et appuyés sur des bottes de paille. Chaque compartiment
avait un râtelier qui lui répondait, en sorte que chaque cheval et
chaque cavale mangeait sa portion avec beaucoup de décence et de
propreté. Le poulain et la petite jument, enfants du maître et de
la maîtresse du logis, étaient à ce repas, et il paraissait que
leur père et leur mère étaient fort attentifs à les faire manger.
Le gris-pommelé m'ordonna de venir auprès de lui, et il me sembla
s'entretenir à mon sujet avec son ami, qui me regardait de temps
en temps et répétait souvent le mot de _yahou_.

Depuis quelques moments j'avais mis mes gants; le maître gris
pommelé s'en étant aperçu et ne voyant plus mes mains telles qu'il
les avait vues d'abord, fit plusieurs signes qui marquaient son
étonnement et son embarras; il me les toucha deux ou trois fois
avec son pied et me fit entendre qu'il souhaitait qu'elles
reprissent leur première figure. Aussitôt je me dégantai, ce qui
fit parler toute la compagnie et leur inspira de l'affection pour
moi. J'en ressentis bientôt les effets; on s'appliqua à me faire
prononcer certains mots que j'entendais, et on m'apprit les noms
de l'avoine, du lait, du feu, de l'eau et de plusieurs autres
choses. Je retins tous ces noms, et ce fut alors plus que jamais
que je fis usage de cette prodigieuse facilité que la nature m'a
donné pour apprendre les langues.

Lorsque le dîner fut fini, le maître cheval me prit en
particulier, et, par des signes joints à quelques mots, me fit
entendre la peine qu'il ressentait de voir que je ne mangeais
point, et que je ne trouvais rien qui fût de mon goût. _Hlunnh_,
dans leur langue, signifie de l'avoine. Je prononçai ce mot deux
ou trois fois; car, quoique j'eusse d'abord refusé l'avoine qui
m'avait été offerte, cependant, après y avoir réfléchi, je jugeai
que je pouvais m'en faire une sorte de nourriture en la mêlant
avec du lait, et que cela me sustenterait jusqu'à ce que je
trouvasse l'occasion de m'échapper et que je rencontrasse des
créatures de mon espèce. Aussitôt le cheval donna ordre à une
servante, qui était une jolie jument blanche, de m'apporter une
bonne quantité d'avoine dans un plat de bois. Je fis rôtir cette
avoine comme je pus, ensuite je la frottai jusqu'à ce que je lui
eusse fait perdre son écorce, puis je tâchai de la vanner; je me
remis après cela à l'écraser entre deux pierres; je pris de l'eau,
et j'en fis une espèce de gâteau que je fis cuire et mangeai tout
chaud en le trempant dans du lait.
                
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