Ce fut d'abord pour moi un mets très insipide, quoique ce soit une
nourriture ordinaire en plusieurs endroits de l'Europe; mais je
m'y accoutumai avec le temps, et, m'étant trouvé dans ma vie
réduit à des états fâcheux, ce n'était pas la première fois que
j'avais éprouvé qu'il faut peu de chose pour contenter les besoins
de la nature, et que le corps se fait à tout. J'observerai ici
que, tant que je fus dans ce pays des chevaux, je n'eus pas la
moindre indisposition. Quelquefois, il est vrai, j'allais à la
chasse des lapins et des oiseaux, que je prenais avec des filets
de cheveux de _yahou_; quelquefois je cueillais des herbes, que je
faisais bouillir ou que je mangeais en salade, et, de temps en
temps, je faisais du beurre. Ce qui me causa beaucoup de peine
d'abord fut de manquer de sel; mais je m'accoutumai à m'en passer;
d'où je conclus que l'usage du sel est l'effet de notre
intempérance et n'a été produit que pour exciter à boire; car il
est à remarquer que l'homme est le seul animal qui mêle du sel
dans ce qu'il mange. Pour moi, quand j'eus quitté ce pays, j'eus
beaucoup de peine à en reprendre le goût.
C'est assez parler, je crois, de ma nourriture. Si je m'étendais
pourtant au long sur ce sujet, je ne ferais, ce me semble, que ce
que font, dans leurs relations, la plupart des voyageurs, qui
s'imaginent qu'il importe fort au lecteur de savoir s'ils ont fait
bonne chère ou non.
Quoi qu'il en soit, j'ai cru que ce détail succinct de ma
nourriture était nécessaire pour empêcher le monde de s'imaginer
qu'il m'a été impossible de subsister pendant trois ans dans un
tel pays et parmi de tels habitants.
Sur le soir, le maître cheval me fit donner une chambre à six pas
de la maison et séparée du quartier des _yahous_. J'y étendis
quelques bottes de paille et me couvris de mes habits, en sorte
que j'y passai la nuit fort bien et y dormis tranquillement. Mais
je fus bien mieux dans la suite, comme le lecteur verra ci-après,
lorsque je parlerai de ma manière de vivre en ce pays-là.
Chapitre III
_L'auteur s'applique à bien apprendre la langue, et le Houyhnhnm
son maître s'applique à la lui enseigner. Plusieurs Houyhnhnms
viennent voir l'auteur par curiosité. Il fait à son maître un
récit succinct de ses voyages._
Je m'appliquai extrêmement à apprendre la langue, que le Houyhnhnm
mon maître (c'est ainsi que je l'appellerai désormais), ses
enfants et tous ses domestiques avaient beaucoup d'envie de
m'enseigner. Ils me regardaient comme un prodige, et étaient
surpris qu'un animal brut eût toutes les manières et donnât tous
les signes naturels d'un animal raisonnable. Je montrais du doigt
chaque chose et en demandais le nom, que je retenais dans ma
mémoire et que je ne manquais pas d'écrire sur mon petit registre
de voyage lorsque j'étais seul. À l'égard de l'accent, je tâchais
de le prendre en écoutant attentivement. Mais le bidet alezan
m'aida beaucoup.
Il faut avouer que la prononciation de cette langue me parut très
difficile. Les Houyhnhnms parlent en même temps du nez et de la
gorge; et leur langue, également nasale et gutturale, approche
beaucoup de celle des Allemands, mais est beaucoup plus gracieuse
et plus expressive. L'empereur Charles-Quint avait fait cette
curieuse observation; aussi disait-il que s'il avait à parler à
son cheval, il lui parlerait allemand.
Mon maître avait tant d'impatience de me voir parler sa langue
pour pouvoir s'entretenir avec moi et satisfaire sa curiosité,
qu'il employait toutes ses heures de loisir à me donner des leçons
et à m'apprendre tous les termes, tous les tours et toutes les
finesses de cette langue. Il était convaincu, comme il me l'a
avoué depuis, que j'étais un _yahou_; mais ma propreté, ma
politesse, ma docilité, ma disposition à apprendre, l'étonnaient:
il ne pouvait allier ces qualités avec celles d'un _yahou_, qui
est un animal grossier, malpropre et indocile. Mes habits lui
causaient aussi beaucoup d'embarras, s'imaginant qu'ils étaient
une partie de mon corps: car je ne me déshabillais, le soir, pour
me coucher, que lorsque toute la maison était endormie, et je me
levais le matin et m'habillais avant qu'aucun ne fût éveillé. Mon
maître avait envie de connaître de quel pays je venais, où et
comment j'avais acquis cette espèce de raison qui paraissait dans
toutes mes manières, et de savoir enfin mon histoire. Il se
flattait d'apprendre bientôt tout cela, vu le progrès que je
faisais de jour en jour dans l'intelligence et dans la
prononciation de la langue. Pour aider un peu ma mémoire, je
formai un alphabet de tous les mots que j'avais appris, et
j'écrivis tous ces termes avec l'anglais au-dessous. Dans la
suite, je ne fis point difficulté d'écrire en présence de mon
maître les mots et les phrases qu'il m'apprenait; mais il ne
pouvait comprendre ce que je faisais, parce que les Houyhnhnms
n'ont aucune idée de l'écriture.
Enfin, au bout de dix semaines, je me vis en état d'entendre
plusieurs de ses questions, et bientôt je fus assez habile pour
lui répondre passablement. Une des premières questions qu'il me
fit, lorsqu'il me crut en état de lui répondre, fut de me demander
de quel pays je venais, et comment j'avais appris à contrefaire
l'animal raisonnable, n'étant qu'un, _yahou_: car ces _yahous_,
auxquels il trouvait que je ressemblais par le visage et par les
pattes de devant, avaient bien, disait-il, une espèce de
connaissance, avec des ruses et de la malice, mais ils n'avaient
point cette conception et cette docilité qu'il remarquait en moi.
Je lui répondis que je venais de fort loin, et que j'avais
traversé les mers avec plusieurs autres de mon espèce, porté dans
un grand bâtiment de bois; que mes compagnons m'avaient mis à
terre sur cette côte et qu'ils m'avaient abandonné. Il me fallut
alors joindre au langage plusieurs signes pour me faire entendre.
Mon maître me répliqua qu'il fallait que je me trompasse, et que
_j'avais dit la chose qui n'était pas_, c'est-à-dire que je
mentais. (Les Houyhnhnms, dans leur langue, n'ont point de mot
pour exprimer le mensonge ou la fausseté.) Il ne pouvait
comprendre qu'il y eût des terres au delà des eaux de la mer, et
qu'un vil troupeau d'animaux pût faire flotter sur cet élément un
grand bâtiment de bois et le conduire à leur gré. «À peine,
disait-il, un Houyhnhnm en pourrait-il faire autant, et sûrement
il n'en confierait pas la conduite à des _yahous_.»
Ce mot _houyhnhnm_, dans leur langue, signifie _cheval_, et veut
dire selon son étymologie, _la perfection de la nature_. Je
répondis à mon maître que les expressions me manquaient, mais que,
dans quelque temps, je serais en état de lui dire des choses qui
le surprendraient beaucoup. Il exhorta madame la cavale son
épouse, messieurs ses enfants le poulain et la jument, et tous ses
domestiques à concourir tous avec zèle à me perfectionner dans la
langue, et tous les jours il y consacrait lui-même deux ou trois
heures.
Plusieurs chevaux et cavales de distinction vinrent alors rendre
visite à mon maître, excités par la curiosité de voir un _yahou_
surprenant, qui, à ce qu'on leur avait dit, parlait comme un
Houyhnhnm, et faisait reluire dans ses manières des étincelles de
raison. Ils prenaient plaisir à me faire des questions à ma
portée, auxquelles je répondais comme je pouvais. Tout cela
contribuait à me fortifier dans l'usage de la langue, en sorte
qu'au bout de cinq mois j'entendais tout ce qu'on me disait et
m'exprimais assez bien sur la plupart des choses.
Quelques Houyhnhnms, qui venaient à la maison pour me voir et me
parler, avaient de la peine à croire que je fusse un vrai _yahou_,
parce que, disaient-ils, j'avais une peau fort différente de ces
animaux; ils ne me voyaient, ajoutaient-ils, une peau à peu près
semblable à celle des _yahous_ que sur le visage et sur les pattes
de devant, mais sans poil. Mon maître savait bien ce qui en était,
car une chose qui était arrivée environ quinze jours auparavant
m'avait obligé de lui découvrir ce mystère, que je lui avais
toujours caché jusqu'alors, de peur qu'il ne me prît pour un vrai
_yahou_ et qu'il ne me mît dans leur compagnie.
J'ai déjà dit au lecteur que tous les soirs, quand toute la maison
était couchée, ma coutume était de me déshabiller et de me couvrir
de mes habits. Un jour, mon maître m'envoya de grand matin son
laquais le bidet alezan. Lorsqu'il entra dans ma chambre, je
dormais profondément; mes habits étaient tombés, et mes jambes
étaient nues. Je me réveillai au bruit qu'il fit, et je remarquai
qu'il s'acquittait de sa commission d'un air inquiet et
embarrassé. Il s'en retourna aussitôt vers son maître et lui
raconta confusément ce qu'il avait vu. Lorsque je fus levé,
j'allai souhaiter le bonjour à _Son Honneur_ (c'est le terme dont
on se sert parmi les Houyhnhnms, comme nous nous servons de ceux
d'altesse, de grandeur et de révérence). Il me dit d'abord ce que
son laquais lui avait raconté le matin; que je n'étais pas le même
endormi qu'éveillé, et que, lorsque j'étais couché, j'avais une
autre peau que debout.
J'avais jusque-là caché ce secret, comme j'ai dit, pour n'être
point confondu avec la maudite et infâme race des _yahous_; mais,
hélas! il fallut alors me découvrir malgré moi. D'ailleurs, mes
habits et mes souliers commençaient à s'user; et, comme il
m'aurait fallu bientôt les remplacer par la peau d'un _yahou_ ou
de quelque autre animal, je prévoyais que mon secret ne serait pas
encore longtemps caché. Je dis à mon maître que, dans le pays d'où
je venais, ceux de mon espèce avaient coutume de se couvrir le
corps du poil de certains animaux, préparé avec art, soit pour
l'honnêteté et la bienséance, soit pour se défendre contre la
rigueur des saisons; que, pour ce qui me regardait, j'étais prêt à
lui faire voir clairement ce que je venais de lui dire; que je
m'allais dépouiller, et ne lui cacherais seulement que ce que la
nature nous défend de faire voir. Mon discours parut l'étonner; il
ne pouvait surtout concevoir que la nature nous obligeât à cacher
ce qu'elle nous avait donné. «La nature, disait-il, nous a-t-elle
fait des présents honteux, furtifs et criminels? Pour nous,
ajouta-t-il, nous ne rougissons point de ses dons, et ne sommes
point honteux de les exposer à la lumière. Cependant, reprit-il,
je ne veux point vous contraindre.»
Je me déshabillai donc honnêtement, pour satisfaire la curiosité
de Son Honneur, qui donna de grands signes d'admiration en voyant
la configuration de toutes les parties honnêtes de mon corps. Il
leva tous mes vêtements les uns après les autres, les prenant
entre son sabot et son paturon, et les examina attentivement; il
me flatta, me caressa, et tourna plusieurs fois autour de moi;
après quoi, il me dit gravement qu'il était clair que j'étais un
vrai _yahou_, et que je ne différais de tous ceux de mon espèce
qu'en ce que j'avais la chair moins dure et plus blanche, avec une
peau plus douce; qu'en ce que je n'avais point de poil sur la plus
grande partie de mon corps; que j'avais les griffes plus courtes
et un peu autrement configurées, et que j'affectais de ne marcher
que sur mes pieds de derrière. Il n'en voulut pas voir davantage,
et me laissa m'habiller, ce qui me fit plaisir, car je commençais
à avoir froid.
Je témoignai à Son Honneur combien il me mortifiait de me donner
sérieusement le nom d'un animal infâme et odieux. Je le conjurai
de vouloir bien m'épargner une dénomination si ignominieuse et de
recommander la même chose à sa famille, à ses domestiques et à
tous ses amis; mais ce fut en vain. Je le priai en même temps de
vouloir bien ne faire part à personne du secret que je lui avais
découvert touchant mon vêtement, au moins tant que je n'aurais pas
besoin d'en changer, et que, pour ce qui regardait le laquais
alezan, Son Honneur pouvait lui ordonner de ne point parler de ce
qu'il avait vu.
Il me promit le secret, et la chose fut toujours tenue cachée,
jusqu'à ce que mes habits fussent usés et qu'il me fallût chercher
de quoi me vêtir, comme je le dirai dans la suite. Il m'exhorta en
même temps à me perfectionner encore dans la langue, parce qu'il
était beaucoup plus frappé de me voir parler et raisonner que de
me voir blanc et sans poil, et qu'il avait une envie extrême
d'apprendre de moi ces choses admirables que je lui avais promis
de lui expliquer. Depuis ce temps-là, il prit encore plus de soin
de m'instruire. Il me menait avec lui dans toutes les compagnies,
et me faisait partout traiter honnêtement et avec beaucoup
d'égards, afin de me mettre de bonne humeur (comme il me le dit en
particulier), et de me rendre plus agréable et plus divertissant.
Tous les jours, lorsque j'étais avec lui, outre la peine qu'il
prenait de m'enseigner la langue, il me faisait mille questions à
mon sujet, auxquelles je répondais de mon mieux, ce qui lui avait
donné déjà quelques idées générales et imparfaites de ce que je
lui devais dire en détail dans la suite. Il serait inutile
d'expliquer ici comment je parvins enfin à pouvoir lier avec lui
une conversation longue et sérieuse; je dirai seulement que le
premier entretien suivi que j'eus fut tel qu'on va voir.
Je dis à Son Honneur que je venais d'un pays très éloigné, comme
j'avais déjà essayé de lui faire entendre, accompagné d'environ
cinquante de mes semblables; que, dans un vaisseau, c'est-à-dire
dans un bâtiment formé avec des planches, nous avions traversé les
mers. Je lui décrivis la forme de ce vaisseau le mieux qu'il me
fut possible, et, ayant déployé mon mouchoir, je lui fis
comprendre comment le vent qui enflait les voiles nous faisait
avancer. Je lui dis qu'à l'occasion d'une querelle qui s'était
élevée parmi nous, j'avais été exposé sur le rivage de l'île où
j'étais actuellement; que j'avais été d'abord fort embarrassé, ne
sachant où j'étais, jusqu'à ce que Son Honneur eût eu la bonté de
me délivrer de la persécution des vilains _yahous_. Il me demanda
alors qui avait formé ce vaisseau, et comment il se pouvait que
les Houyhnhnms de mon pays en eussent donné la conduite à des
animaux bruts? Je répondis qu'il m'était impossible de répondre à
sa question et de continuer mon discours, s'il ne me donnait sa
parole et s'il ne me promettait sur son honneur et sur sa
conscience de ne point s'offenser de tout ce que je lui dirais;
qu'à cette condition seule je poursuivrais mon discours et lui
exposerais avec sincérité les choses merveilleuses que je lui
avais promis de lui raconter.
Il m'assura positivement qu'il ne s'offenserait de rien. Alors, je
lui dis que le vaisseau avait été construit par des créatures qui
étaient semblables à moi, et qui, dans mon pays et dans toutes les
parties du monde où j'avais voyagé, étaient les seuls animaux
maîtres, dominants et raisonnables; qu'à mon arrivée en ce pays,
j'avais été extrêmement surpris de voir les Houyhnhnms agir comme
des créatures douées de raison, de même que lui et tous ses amis
étaient fort étonnés de trouver des signes de cette raison dans
une créature qu'il leur avait plu d'appeler un _yahou_, et qui
ressemblait, à la vérité, à ces vils animaux par sa figure
extérieure, mais non par les qualités de son âme. J'ajoutai que,
si jamais le Ciel permettait que je retournasse dans mon pays, et
que j'y publiasse la relation de mes voyages, et particulièrement
celle de mon séjour chez les Houyhnhnms, tout le monde croirait
que _je dirais la chose qui n'est point_, et que ce serait une
histoire fabuleuse et impertinente que j'aurais inventée; enfin
que, malgré tout le respect que j'avais pour lui, pour toute son
honorable famille et pour tous ses amis, j'osais assurer qu'on ne
croirait jamais dans mon pays qu'un Houyhnhnm fût un animal
raisonnable, et qu'un _yahou_ ne fût qu'une bête.
Chapitre IV
_Idées des Houyhnhnms sur la vérité et sur le mensonge. Les
discours de l'auteur sont censurés par son maître._
Pendant que je prononçais ces dernières paroles, mon maître
paraissait inquiet, embarrassé et comme hors de lui-même. _Douter
et ne point croire_ ce qu'on entend dire est, parmi les
Houyhnhnms, une opération d'esprit à laquelle ils ne sont point
accoutumés; et, lorsqu'on les y force, leur esprit sort pour ainsi
dire hors de son assiette naturelle. Je me souviens même que,
m'entretenant quelquefois avec mon maître au sujet des propriétés
de la nature humaine, telle qu'elle est dans les autres parties du
monde, et ayant occasion de lui parler du mensonge et de la
tromperie, il avait beaucoup de peine à concevoir ce que je lui
voulais dire, car il raisonnait ainsi: l'usage de la parole nous a
été donné pour nous communiquer les uns aux autres ce que nous
pensons, et pour être instruits de ce que nous ignorons. Or, si
_on dit la chose qui n'est pas, on n'agit point_ selon l'intention
de la nature; on fait un usage abusif de la parole; on parle et on
ne parle point. Parler, n'est-ce pas faire entendre ce que l'on
pense? Or, quand vous faites ce que vous appelez _mentir_, vous me
faites entendre ce que vous ne pensez point: au lieu de me dire ce
qui est, vous me dites ce qui n'est point; vous ne parlez donc
pas, vous ne faites qu'ouvrir la bouche pour rendre de vains sons;
vous ne me tirez point de mon ignorance, vous l'augmentez. Telle
est l'idée que les Houyhnhnms ont de la faculté de mentir, que
nous autres humains possédons dans un degré si parfait et si
éminent.
Pour revenir à l'entretien particulier dont il s'agit, lorsque
j'eus assuré Son Honneur que les _yahous_ étaient, dans mon pays,
les animaux maîtres et dominants (ce qui l'étonna beaucoup), il me
demanda si nous avions des Houyhnhnms, et quel était parmi nous
leur état et leur emploi. Je lui répondis que nous en avions un
très grand nombre; que pendant l'été ils paissaient dans les
prairies, et que pendant l'hiver ils restaient dans leurs maisons,
où ils avaient des _yahous_ pour les servir, pour peigner leurs
crins, pour nettoyer et frotter leur peau, pour laver leurs pieds,
pour leur donner à manger. «Je vous entends, reprit-il, c'est-à-
dire que, quoique vos _yahous_ se flattent d'avoir un peu de
raison, les Houyhnhnms sont toujours les maîtres, comme ici. Plût
au Ciel seulement que nos _yahous_ fussent aussi dociles et aussi
bons domestiques que ceux de votre pays! Mais poursuivez, je vous
prie.»
Je conjurai Son Honneur de vouloir me dispenser d'en dire
davantage sur ce sujet, parce que je ne pouvais, selon les règles
de la prudence, de la bienséance et de la politesse, lui expliquer
le reste. «Je veux savoir tout, me répliqua-t-il; continuez, et ne
craignez point de me faire de la peine.--Eh bien! lui dis-je,
puisque vous le voulez absolument, je vais vous obéir. Les
Houyhnhnms, que nous appelons _chevaux_, sont parmi nous des
animaux très beaux et très nobles, également vigoureux et légers à
la course. Lorsqu'ils demeurent chez les personnes de qualité, on
leur fait passer le temps à voyager, à courir, à tirer des chars,
et on a pour eux toutes sortes d'attention et d'amitié, tant
qu'ils sont jeunes et qu'ils se portent bien; mais dès qu'ils
commencent à vieillir ou à avoir quelques maux de jambes, on s'en
défait aussitôt et on les vend à des _yahous_ qui les occupent à
des travaux durs, pénibles, bas et honteux, jusqu'à ce qu'ils
meurent. Alors, on les écorche, on vend leur peau, et on abandonne
leurs cadavres aux oiseaux de proie, aux chiens et aux loups, qui
les dévorent. Telle est, dans mon pays, la fin des plus beaux et
des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne sont pas tous aussi bien
traités et aussi heureux dans leur jeunesse que ceux dont je viens
de parler; il y en a qui logent, dès leurs premières années, chez
des laboureurs, chez des charretiers, chez des voituriers et
autres gens semblables, chez qui ils sont obligés de travailler
beaucoup, quoique fort mal nourris.» Je décrivis alors notre façon
de voyager à cheval, et l'équipage d'un cavalier. Je peignis, le
mieux qu'il me fut possible, la bride, la selle, les éperons, le
fouet, sans oublier ensuite tous les harnais des chevaux qui
traînent un carrosse, une charrette ou une charrue. J'ajoutai que
l'on attachait au bout des pieds de tous nos Houyhnhnms une plaque
d'une certaine substance très dure, appelée _fer_, pour conserver
leur sabot et l'empêcher de se briser dans les chemins pierreux.
Mon maître parut indigné de cette manière brutale dont nous
traitons les Houyhnhnms dans notre pays. Il me dit qu'il était
très étonné que nous eussions la hardiesse et l'insolence de
monter sur leur dos; que si le plus vigoureux de ses _yahous_
osait jamais prendre cette liberté à l'égard du plus petit
Houyhnhnm de ses domestiques, il serait sur-le-champ renversé,
foulé, écrasé, brisé. Je lui répondis que nos Houyhnhnms étaient
ordinairement domptés et dressés à l'âge de trois ou quatre ans,
et que, si quelqu'un d'eux était indocile, rebelle et rétif, on
l'occupait à tirer des charrettes, à labourer la terre, et qu'on
l'accablait de coups.
J'eus beaucoup de peine à faire entendre tout cela à mon maître,
et il me fallut user de beaucoup de circonlocutions pour exprimer
mes idées, parce que la langue des Houyhnhnms n'est pas riche, et
que, comme ils ont peu de passions, ils ont aussi peu de termes,
car ce sont les passions multipliées et subtilisées qui forment la
richesse, la variété et la délicatesse d'une langue.
Il est impossible de représenter l'impression que mon discours fit
sur l'esprit de mon maître, et le noble, courroux dont il fut
saisi lorsque je lui eus exposé la manière dont nous traitons les
Houyhnhnms. Il convint que, s'il y avait un pays où les _yahous_
fussent les seuls animaux raisonnables, il était juste qu'ils y
fussent les maîtres, et que tous les autres animaux se soumissent
à leurs lois, vu que la raison doit l'emporter sur la force. Mais,
considérant la figure de mon corps, il ajouta qu'une créature
telle que moi était trop mal faite pour pouvoir être raisonnable,
ou au moins pour se servir de sa raison dans la plupart des choses
de la vie. Il me demanda en même temps si tous les _yahous_ de mon
pays me ressemblaient. Je lui dis que nous avions à peu près tous
la même figure, et que je passais pour assez bien fait; que les
jeunes mâles et les femelles avaient la peau plus fine et plus
délicate, et que celle des femelles était ordinairement, dans mon
pays, blanche comme du lait. Il me répliqua qu'il y avait, à la
vérité, quelque différence entre les _yahous_ de sa basse-cour et
moi; que j'étais plus propre qu'eux et n'étais pas tout à fait si
laid; mais que, par rapport aux avantages solides, il croyait
qu'ils l'emporteraient sur moi; que mes pieds de devant et de
derrière étaient nus, et que le peu de poil que j'y avais était
inutile, puisqu'il ne suffisait pas pour me préserver du froid;
qu'à l'égard de mes pieds de devant, ce n'était pas proprement des
pieds, puisque je ne m'en servais point pour marcher; qu'ils
étaient faibles et délicats, que je les tenais ordinairement nus,
et que la chose dont je les couvrais de temps en temps n'était ni
si forte ni si dure que la chose dont je couvrais mes pieds de
derrière; que je ne marchais point sûrement, vu que, si un de mes
pieds de derrière venait à chopper ou à glisser, il fallait
nécessairement que je tombasse. Il se mit alors à critiquer toute
la configuration de mon corps, la _platitude_ de mon visage, la
_proéminence_ de mon nez, la situation de mes yeux, attachés
immédiatement au front, en sorte que je ne pouvais regarder ni à
ma droite ni à ma gauche sans tourner ma tête. Il dit que je ne
pouvais manger sans le secours de mes pieds de devant, que je
portais à ma bouche, et que c'était apparemment pour cela que la
nature y avait mis tant de jointures, afin de suppléer à ce
défaut; qu'il ne voyait pas de quel usage me pouvaient être tous
ces petits membres séparés qui étaient au bout de mes pieds de
derrière; qu'ils étaient assurément trop faibles et trop tendres
pour n'être pas coupés et brisés par les pierres et par les
broussailles, et que j'avais besoin, pour y remédier, de les
couvrir de la peau de quelque autre bête; que mon corps nu et sans
poil était exposé au froid, et que, pour l'en garantir, j'étais
contraint de le couvrir de poils étrangers, c'est-à-dire de
m'habiller et de me déshabiller chaque jour, ce qui était, selon
lui, la chose du monde la plus ennuyeuse et la plus fatigante;
qu'enfin il avait remarqué que tous les animaux de son pays
avaient une horreur naturelle des _yahous_ et les fuyaient, en
sorte que, supposant que nous avions, dans mon pays, reçu de la
nature le présent de la raison, il ne voyait pas comment, même
avec elle, nous pouvions guérir cette antipathie naturelle que
tous les animaux ont pour ceux de notre espèce, et, par
conséquent, comment nous pouvions en tirer aucun service. «Enfin,
ajouta-t-il, je ne veux pas aller plus loin sur cette matière; je
vous tiens quitte de toutes les réponses que vous pourriez me
faire, et vous prie seulement de vouloir bien me raconter
l'histoire de votre vie, et de me décrire le pays où vous êtes
né.»
Je répondis que j'étais disposé à lui donner satisfaction sur tous
les points qui intéressaient sa curiosité; mais que je doutais
fort qu'il me fût possible de m'expliquer assez clairement sur des
matières dont Son Honneur ne pouvait avoir aucune idée, vu que je
n'avais rien remarqué de semblable dans son pays; que néanmoins je
ferais mon possible, et que je tâcherais de m'exprimer par des
similitudes et des métaphores, le priant de m'excuser si je ne me
servais pas des termes propres.
Je lui dis donc que j'étais né d'honnêtes parents, dans une île
qu'on appelait l'Angleterre, qui était si éloignée que le plus
vigoureux des Houyhnhnms pourrait à peine faire ce voyage pendant
la course annuelle du soleil; que j'avais d'abord exercé la
chirurgie, qui est l'art de guérir les blessures; que mon pays
était gouverné par une femelle que nous appelions la reine; que je
l'avais quitté pour tâcher de m'enrichir et de mettre à mon retour
ma famille un peu à son aise; que, dans le dernier de mes voyages,
j'avais été capitaine de vaisseau, ayant environ cinquante
_yahous_ sous moi, dont la plupart étaient morts en chemin, de
sorte que j'avais été obligé de les remplacer par d'autres tirés
de diverses nations; que notre vaisseau avait été deux fois en
danger de faire naufrage, la première fois par une violente
tempête, et la seconde pour avoir heurté contre un rocher.
Ici mon maître m'interrompit pour me demander comment j'avais pu
engager des étrangers de différentes contrées à se hasarder de
venir avec moi après les périls que j'avais courus et les pertes
que j'avais faites. Je lui répondis que tous étaient des
malheureux qui n'avaient ni feu ni lieu, et qui avaient été
obligés de quitter leur pays, soit à cause du mauvais état de
leurs affaires, soit pour les crimes qu'ils avaient commis; que
quelques-uns avaient été ruinés par les procès, d'autres par la
débauche, d'autres par le jeu; que la plupart étaient des
traîtres, des assassins, des voleurs, des empoisonneurs, des
brigands, des parjures, des faussaires, des faux monnayeurs, des
soldats déserteurs, et presque tous des échappés de prison;
qu'enfin nul d'eux n'osait retourner dans son pays de peur d'y
être pendu ou d'y pourrir dans un cachot.
Pendant ce discours, mon maître fut obligé de m'interrompre
plusieurs fois. J'usai de beaucoup de circonlocutions pour lui
donner l'idée de tous ces crimes qui avaient obligé la plupart de
ceux de ma suite à quitter leur pays. Il ne pouvait concevoir à
quelle intention ces gens-là avaient commis ces forfaits, et ce
qui les y avait pu porter. Pour lui éclaircir un peu cet article,
je tâchai de lui donner une idée du désir insatiable que nous
avions tous de nous agrandir et de nous enrichir, et des funestes
effets du luxe, de l'intempérance, de la malice et de l'envie;
mais je ne pus lui faire entendre tout cela que par des exemples
et des hypothèses, car il ne pouvait comprendre que tous ces vices
existassent réellement; aussi me parut-il comme une personne dont
l'imagination est frappée du récit d'une chose qu'elle n'a jamais
vue, et dont elle n'a jamais entendu parler, qui baisse les yeux
et ne peut exprimer par ses paroles sa surprise et son
indignation.
Ces idées, _pouvoir_, _gouvernement_, _guerre_, _loi_, _punition_
et plusieurs autres idées pareilles, ne peuvent se représenter
dans la langue des Houyhnhnms que par de longues périphrases.
J'eus donc beaucoup de peine lorsqu'il me fallut faire à mon
maître une relation de l'Europe, et particulièrement de
l'Angleterre, ma patrie.
Chapitre V
_L'auteur expose à son maître ce qui ordinairement allume la
guerre entre les princes de l'Europe; il lui explique ensuite
comment les particuliers se font la guerre les uns aux autres.
Portraits des procureurs et des Juges d'Angleterre._
Le lecteur observera, s'il lui plaît, que ce qu'il va lire est
l'extrait de plusieurs conversations que j'ai eues en différentes
fois, pendant deux années, avec le Houyhnhnm mon maître. Son
Honneur me faisait des questions et exigeait de moi des récits
détaillés à mesure que j'avançais dans la connaissance et dans
l'usage de la langue. Je lui exposai le mieux qu'il me fut
possible l'état de toute l'Europe; je discourus sur les arts, sur
les manufactures, sur le commerce, sur les sciences, et les
réponses que je fis à toutes, ses demandes furent le sujet d'une
conversation inépuisable; mais je ne rapporterai ici que la
substance des entretiens que nous eûmes au sujet de ma patrie; et,
y donnant le plus d'ordre qu'il me sera possible, je m'attacherai
moins aux temps et aux circonstances qu'à l'exacte vérité. Tout ce
qui m'inquiète est la peine que j'aurai à rendre avec grâce et
avec énergie les beaux discours de mon maître et ses raisonnements
solides; mais je prie le lecteur d'excuser ma faiblesse et mon
incapacité, et de s'en prendre aussi un peu à la langue
défectueuse dans laquelle je suis à présent obligé de m'exprimer.
Pour obéir donc aux ordres de mon maître, un jour je lui racontai
la dernière révolution arrivée en Angleterre par l'invasion du
prince d'Orange, et la guerre que ce prince ambitieux fit ensuite
au roi de France, le monarque le plus puissant de l'Europe, dont
la gloire était répandue dans tout l'univers et qui possédait
toutes les vertus royales. J'ajoutai que la reine Anne, qui avait
succédé au prince d'Orange, avait continué cette guerre, où toutes
les puissances de la chrétienté étaient engagées. Je lui dis que
cette guerre funeste avait pu faire périr jusqu'ici environ un
million de _yahous_; qu'il y avait eu plus de cent villes
assiégées et prises, et plus de trois cents vaisseaux brûlés ou
coulés à fond.
Il me demanda alors quels étaient les causes et les motifs les
plus ordinaires de nos querelles et de ce que j'appelais la
_guerre_. Je répondis que ces causes étaient innombrables et que
je lui en dirais seulement les principales. «Souvent, lui dis-je,
c'est l'ambition de certains princes qui ne croient jamais
posséder assez de terre ni gouverner assez de peuples.
Quelquefois, c'est la politique des ministres, qui veulent donner
de l'occupation aux sujets mécontents. Ç'a été quelquefois le
partage des esprits dans le choix des opinions. L'un croit que
siffler est une bonne action, l'autre que c'est un crime; l'un dit
qu'il faut porter des habits blancs, l'autre qu'il faut s'habiller
de noir, de rouge, de gris; l'un dit qu'il faut porter un petit
chapeau retroussé, l'autre dit qu'il en faut porter un grand dont
les bords tombent sur les oreilles, etc.» J'imaginai exprès ces
exemples chimériques, ne voulant pas lui expliquer les causes
véritables de nos dissensions par rapport à l'opinion, vu que
j'aurais eu trop de peine et de honte à les lui faire entendre.
J'ajoutai que nos guerres n'étaient jamais plus longues et plus
sanglantes que lorsqu'elles étaient causées par ces opinions
diverses, que des cerveaux échauffés savaient faire valoir de part
et d'autre, et pour lesquelles ils excitaient à prendre les armes.
Je continuai ainsi: «Deux princes ont été en guerre parce que tous
deux voulaient dépouiller un troisième de ses États, sans y avoir
aucun droit ni l'un ni l'autre. Quelquefois un souverain en a
attaqué un autre de peur d'en être attaqué. On déclare la guerre à
son voisin, tantôt parce qu'il est trop fort, tantôt parce qu'il
est trop faible. Souvent ce voisin a des choses qui nous manquent,
et nous avons des choses aussi qu'il n'a pas; alors on se bat pour
avoir tout ou rien. Un autre motif de porter la guerre dans un
pays est lorsqu'on le voit désolé par la famine, ravagé par la
peste, déchiré par les factions. Une ville est à la bienséance
d'un prince, et la possession d'une petite province arrondit son
État: sujet de guerre. Un peuple est ignorant, simple, grossier et
faible; on l'attaque, on en massacre la moitié, on réduit l'autre
à l'esclavage, et cela pour le civiliser. Une guerre fort
glorieuse est lorsqu'un souverain généreux vient au secours d'un
autre qui l'a appelé, et qu'après avoir chassé l'usurpateur, il
s'empare lui-même des États qu'il a secourus, tue, met dans les
fers ou bannit le prince qui avait imploré son assistance. La
proximité du sang, les alliances, les mariages, sont autant de
sujets de guerre parmi les princes; plus ils sont proches parents,
plus ils sont près d'être ennemis. Les nations pauvres sont
affamées, les nations riches sont ambitieuses; or, l'indigence et
l'ambition aiment également les changements et les révolutions.
Pour toutes ces raisons, vous voyez bien que, parmi nous, le
métier d'un homme de guerre est le plus beau de tous les métiers;
car, qu'est-ce qu'un homme de guerre? C'est un _yahou_ payé pour
tuer de sang-froid ses semblables qui ne lui ont fait aucun mal.
--Vraiment, ce que vous venez de me dire des causes ordinaires de
vos guerres, me répliqua Son Honneur, me donne une haute idée de
votre raison! Quoi qu'il en soit, il est heureux pour vous
qu'étant si méchants, vous soyez hors d'état de vous faire
beaucoup de mal; car, quelque chose que vous m'ayez dite des
effets terribles de vos guerres cruelles où il périt tant de
monde, je crois, en vérité, que _vous m'avez dit la chose qui
n'est point_. La nature vous a donné une bouche plate sur un
visage plat: ainsi, je ne vois pas comment vous pouvez vous
mordre, que de gré à gré. À l'égard des griffes que vous avez aux
pieds de devant et de derrière, elles sont si faibles et si
courtes qu'en vérité un seul de nos _yahous_ en déchirerait une
douzaine comme vous.»
Je ne pus m'empêcher de secouer la tête et de sourire de
l'ignorance de mon maître. Comme je savais un peu l'art de la
guerre, je lui fis une ample description de nos canons, de nos
couleuvrines, de nos mousquets, de nos carabines, de nos
pistolets, de nos boulets, de notre poudre, de nos sabres, de nos
baïonnettes; je lui peignis les sièges de places, les tranchées,
les attaques, les sorties, les mines et les contre-mines, les
assauts, les garnisons passées au fil de l'épée; je lui expliquai
nos batailles navales; je lui représentai de nos gros vaisseaux
coulant à fond avec tout leur équipage, d'autres criblés de coups
de canon, fracassés et brûlés au milieu des eaux; la fumée, le
feu, les ténèbres, les éclairs, le bruit; les gémissements des
blessés, les cris des combattants, les membres sautant en l'air,
la mer ensanglantée et couverte de cadavres; je lui peignis
ensuite nos combats sur terre, où il y avait encore beaucoup plus
de sang versé, et où quarante mille combattants périssaient en un
jour, de part et d'autre; et, pour faire valoir un peu le courage
et la bravoure de mes chers compatriotes, je dis que je les avais
une fois vus dans un siége faire heureusement sauter en l'air une
centaine d'ennemis, et que j'en avais vu sauter encore davantage
dans un combat sur mer, en sorte que les membres épars de tous ces
_yahous_ semblaient tomber des nues, ce qui avait formé un
spectacle fort agréable à nos yeux.
J'allais continuer et faire encore quelque belle description,
lorsque Son Honneur m'ordonna de me taire. «Le naturel du _yahou_,
me dit-il, est si mauvais que je n'ai point de peine à croire que
tout ce que vous venez de raconter ne soit possible, dès que vous
lui supposez une force et une adresse égales à sa méchanceté et à
sa malice. Cependant, quelque mauvaise idée que j'eusse de cet
animal, elle n'approchait point de celle que vous venez de m'en
donner. Votre discours me trouble l'esprit, et me met dans une
situation où je n'ai jamais été; je crains que mes sens, effrayés
des horribles images que vous leur avez tracées, ne viennent peu à
peu à s'y accoutumer. Je hais les _yahous_ de ce pays; mais, après
tout, je leur pardonne toutes leurs qualités odieuses, puisque la
nature les a faits tels, et qu'ils n'ont point la raison pour se
gouverner et se corriger; mais qu'une créature qui se flatte
d'avoir cette raison en partage soit capable de commettre des
actions si détestables et de se livrer à des excès si horribles,
c'est ce que je ne puis comprendre, et ce qui me fait conclure en
même temps que l'état des brutes est encore préférable à une
raison corrompue et dépravée; mais, de bonne foi, votre raison
est-elle une vraie raison? N'est-ce point plutôt un talent que la
nature vous a donné pour perfectionner tous vos vices? Mais,
ajouta-t-il, vous ne m'en avez que trop dit au sujet de ce que
vous appelez la _guerre_. Il y a un autre article qui intéresse ma
curiosité. Vous m'avez dit, ce me semble, qu'il y avait dans cette
troupe de _yahous_ qui vous accompagnait sur votre vaisseau des
misérables que les procès avaient ruinés et dépouillés de tout, et
que c'était la _loi_ qui les avait mis en ce triste état. Comment
se peut-il que la loi produise de pareils effets? D'ailleurs,
qu'est-ce que cette loi? Votre nature et votre raison ne vous
suffisent-elles pas, et ne vous prescrivent-elles pas assez
clairement ce que vous devez faire et ce que vous ne devez point
faire?»
Je répondis à Son Honneur que je n'étais pas absolument versé dans
la science de la loi; que le peu de connaissance que j'avais de la
jurisprudence, je l'avais puisé dans le commerce de quelques
avocats que j'avais autrefois consultés sur mes affaires; que
cependant j'allais lui débiter sur cet article ce que je savais.
Je lui parlai donc ainsi:
«Le nombre de ceux qui s'adonnent à la jurisprudence parmi nous et
qui font profession d'interpréter la loi est infini et surpasse
celui des chenilles. Ils ont entre eux toutes sortes d'étages, de
distinctions et de noms. Comme leur multitude énorme rend leur
métier peu lucratif, pour faire en sorte qu'il donne au moins de
quoi vivre, ils ont recours à l'industrie et au manège. Ils ont
appris, dès leurs premières années, l'art merveilleux de prouver,
par un discours entortillé, que le noir est blanc et que le blanc
est noir.--Ce sont donc eux qui ruinent et dépouillent les autres
par leur habileté? reprit Son Honneur.--Oui, sans doute, lui
répliquai-je, et je vais vous en donner un exemple, afin que vous
puissiez mieux concevoir ce que je vous ai dit.
«Je suppose que mon voisin a envie d'avoir ma vache; aussitôt il
va trouver un procureur, c'est-à-dire un docte interprète de la
pratique de la loi, et lui promet une récompense s'il peut faire
voir que ma vache n'est point à moi. Je suis obligé de m'adresser
aussi à un _yahou_ de la même profession pour défendre mon droit,
car il ne m'est pas permis par la loi de me défendre moi-même. Or,
moi, qui assurément ai de mon côté la justice et le bon droit, je
ne laisse pas de me trouver alors dans deux embarras
considérables: le premier est que le _yahou_ auquel j'ai eu
recours pour plaider ma cause est, par état et selon l'esprit de
sa profession, accoutumé dès sa jeunesse à soutenir le faux, en
sorte qu'il se trouve comme hors de son élément lorsque je lui
donne la vérité pure et nue à défendre; il ne sait alors comment
s'y prendre; le second embarras est que ce même procureur, malgré
la simplicité de l'affaire dont je l'ai chargé, est pourtant
obligé de l'embrouiller, pour se conformer à l'usage de ses
confrères, et pour la traîner en longueur autant qu'il est
possible; sans quoi ils l'accuseraient de gâter le métier et de
donner mauvais exemple. Cela étant, pour me tirer d'affaire il ne
me reste que deux moyens: le premier est d'aller trouver le
procureur de ma partie et de tâcher de le corrompre en lui donnant
le double de ce qu'il espère recevoir de son client, et vous jugez
bien qu'il ne m'est pas difficile de lui faire goûter une
proposition aussi avantageuse; le second moyen, qui peut-être vous
surprendra, mais qui n'est pas moins infaillible, est de
recommander à ce _yahou_ qui me sert d'avocat de plaider ma cause
un peu confusément, et de faire entrevoir aux juges
qu'effectivement ma vache pourrait bien n'être pas à moi, mais à
mon voisin. Alors les juges, peu accoutumés aux choses claires et
simples, feront plus d'attention aux subtils arguments de mon
avocat, trouveront; du goût à l'écouter et à balancer le pour et
le contre, et, en ce cas, seront bien plus disposés à juger en ma
faveur que si on se contentait de leur prouver mon droit en quatre
mots. C'est une maxime parmi les juges que tout ce qui a été jugé
ci-devant a été bien jugé. Aussi ont-ils grand soin de conserver
dans un greffe tous les arrêts antérieurs, même ceux que
l'ignorance a dictés, et qui sont le plus manifestement opposés à
l'équité et à la droite raison. Ces arrêts antérieurs forment ce
qu'on appelle la jurisprudence; on les produit comme des
autorités, et il n'y a rien qu'on ne prouve et qu'on ne justifie
en les citant. On commence néanmoins depuis peu à revenir de
l'abus où l'on était de donner tant de force à l'autorité des
choses jugées; on cite des jugements pour et contre, on s'attache
à faire voir que les espèces ne peuvent jamais être entièrement
semblables, et j'ai ouï dire à un juge très habile que _les arrêts
sont pour ceux qui les obtiennent_. Au reste, l'attention des
juges se tourne toujours plutôt vers les circonstances que vers le
fond d'une affaire. Par exemple, dans le cas de ma vache, ils
voudront savoir si elle est rouge ou noire, si elle a de longues
cornes, dans quel champ elle a coutume de paître, combien elle
rend de lait par jour, et ainsi du reste; après quoi, ils se
mettent à consulter les anciens arrêts. La cause est mise de temps
en temps sur le bureau; heureux si elle est jugée au bout de dix
ans! Il faut observer encore que les gens de loi ont une langue à
part, un jargon qui leur est propre, une façon de s'exprimer que
les autres n'entendent point; c'est dans cette belle langue
inconnue que les lois sont écrites, lois multipliées à l'infini et
accompagnées d'exceptions innombrables. Vous voyez que, dans ce
labyrinthe, le bon droit s'égare aisément, que le meilleur procès
est très difficile à gagner, et que, si un étranger, né à trois
cents lieues de mon pays, s'avisait de venir me disputer un
héritage qui est dans ma famille depuis trois cents ans, il
faudrait peut-être trente ans pour terminer ce différend et vider
entièrement cette difficile affaire.
--C'est dommage, interrompit mon maître, que des gens qui ont tant
de génie et de talents ne tournent pas leur esprit d'un autre côté
et n'en fassent pas un meilleur usage. Ne vaudrait-il pas mieux,
ajouta-t-il, qu'ils s'occupassent à donner aux autres des leçons
de sagesse et de vertu, et qu'ils fissent part au public de leurs
lumières? Car ces habiles gens possèdent sans doute toutes les
sciences.
--Point du tout, répliquai-je; ils ne savent que leur métier, et
rien autre chose; ce sont les plus grands ignorants du monde sur
toute autre matière: ils sont ennemis de la belle littérature et
de toutes les sciences, et, dans le commerce ordinaire de la vie,
ils paraissent stupides, pesants, ennuyeux, impolis. Je parle en
général, car il s'en trouve quelques-uns qui sont spirituels,
agréables et galants.»
Chapitre VI
_Du luxe, de l'intempérance, et des maladies qui règnent en
Europe. Caractère de la noblesse._
Mon maître ne pouvait comprendre comment toute cette race de
patriciens était si malfaisante et si redoutable.
«Quel motif, disait-il, les porte à faire un tort si considérable
à ceux qui ont besoin de leur secours? et que voulez-vous dire par
cette _récompense_ que l'on promet à un procureur quand on le
charge d'une affaire?»
Je lui répondis que c'était de l'argent. J'eus un peu de peine à
lui faire entendre ce que ce mot signifiait; je lui expliquai nos
différentes espèces de monnaies et les métaux dont elles étaient
composées; je lui en fis connaître l'utilité, et lui dis que
lorsqu'on en avait beaucoup on était heureux; qu'alors on se
procurait de beaux habits, de belles maisons, de belles terres,
qu'on faisait bonne chère, et qu'on avait à son choix tout ce
qu'on pouvait désirer; que, pour cette raison, nous ne croyions
jamais avoir assez d'argent, et que, plus nous en avions, plus
nous en voulions avoir; que le riche oisif jouissait du travail du
pauvre, qui, pour trouver de quoi se nourrir, suait du matin
jusqu'au soir et n'avait pas un moment de relâche.
«Eh quoi! interrompit Son Honneur, toute la terre n'appartient-
elle pas à tous les animaux, et n'ont-ils pas un droit égal aux
fruits qu'elle produit pour leur nourriture? Pourquoi y a-t-il des
_yahous_ privilégiés qui recueillent ces fruits à l'exclusion de
leurs semblables? Et si quelques-uns y prétendent un droit plus
particulier, ne doit-ce pas être principalement ceux qui, par leur
travail, ont contribué à rendre la terre fertile?
--Point du tout, lui répondis-je; ceux qui font vivre tous les
autres par la culture de la terre sont justement ceux qui meurent
de faim.
--Mais, me dit-il, qu'avez-vous entendu par ce mot de _bonne
chère_, lorsque vous m'avez dit qu'avec de l'argent on faisait
bonne chère dans votre pays?»
Je me mis alors à lui indiquer les mets les plus exquis dont la
table des riches est ordinairement couverte, et les manières
différentes dont on apprête les viandes. Je lui dis sur cela tout
ce qui me vint à l'esprit, et lui appris que, pour bien
assaisonner ces viandes, et surtout pour avoir de bonnes liqueurs
à boire, nous équipions des vaisseaux et entreprenions de longs et
dangereux voyages sur la mer; en sorte qu'avant que de pouvoir
donner une honnête collation à quelques personnes de qualité, il
fallait avoir envoyé plusieurs vaisseaux dans les quatre parties
du monde.
«Votre pays, repartit-il, est donc bien misérable, puisqu'il ne
fournit pas de quoi nourrir ses habitants! Vous n'y trouvez pas
même de l'eau, et vous êtes obligés de traverser les mers pour
chercher de quoi boire!»
Je lui répliquai que l'Angleterre, ma patrie, produisait trois
fois plus de nourriture que ses habitants n'en pouvaient
consommer, et qu'à l'égard de la boisson, nous composions une
excellente liqueur avec le suc de certains fruits ou avec
l'extrait de quelques grains; qu'en un mot, rien ne manquait à nos
besoins naturels; mais que, pour nourrir notre luxe et notre
intempérance, nous envoyions dans les pays étrangers ce qui
croissait chez nous, et que nous en rapportions en échange de quoi
devenir malades et vicieux; que cet amour du luxe, de la bonne
chère et du plaisir était le principe de tous les mouvements de
nos _yahous_; que, pour y atteindre, il fallait s'enrichir; que
c'était ce qui produisait les filous, les voleurs, les pipeurs,
les parjures, les flatteurs, les suborneurs, les faussaires, les
faux témoins, les menteurs, les joueurs, les imposteurs, les
fanfarons, les mauvais auteurs, les empoisonneurs, les précieux
ridicules, les esprits forts. Il me fallut définir tous ces
termes.
J'ajoutai que la peine que nous prenions d'aller chercher du vin
dans les pays étrangers n'était pas faute d'eau ou d'autre liqueur
bonne à boire, mais parce que le vin était une boisson qui nous
rendait gais, qui nous faisait en quelque manière sortir hors de
nous-mêmes, qui chassait de notre esprit toutes les idées
sérieuses; qui remplissait notre tête de mille imaginations
folles; qui rappelait le courage, bannissait la crainte, et nous
affranchissait pour un temps de la tyrannie de la raison. «C'est,
continuai-je, en fournissant aux riches toutes les choses dont ils
ont besoin que notre petit peuple s'entretient. Par exemple,
lorsque je suis chez moi et que je suis habillé comme je dois
l'être, je porte sur mon corps l'ouvrage de cent ouvriers. Un
millier de mains ont contribué à bâtir et à meubler ma maison, et
il en a fallu encore cinq ou six fois plus pour habiller ma
femme.»
J'étais sur le point de lui peindre certains _yahous_ qui passent
leur vie auprès de ceux qui sont menacés de la perdre, c'est-à-
dire nos médecins. J'avais dit à Son Honneur que la plupart de mes
compagnons de voyage étaient morts de maladie; mais il n'avait
qu'une idée fort imparfaite de ce que je lui avais dit.
Il s'imaginait que nous mourions comme tous les autres animaux, et
que nous n'avions d'autre maladie que de la faiblesse et de la
pesanteur un moment avant que de mourir, à moins que nous
n'eussions été blessés par quelque accident. Je fus donc obligé de
lui expliquer la nature et la cause de nos diverses maladies. Je
lui dis que nous mangions sans avoir faim, que nous buvions sans
avoir soif; que nous passions les nuits à avaler des liqueurs
brûlantes sans manger un seul morceau, ce qui enflammait nos
entrailles, ruinait notre estomac et répandait dans tous nos
membres une faiblesse et une langueur mortelles; enfin, que je ne
finirais point si je voulais lui exposer toutes les maladies
auxquelles nous étions sujets; qu'il y en avait au moins cinq ou
six cents par rapport à chaque membre, et que chaque partie, soit
interne, soit externe, en avait une infinité qui lui étaient
propres.