«Pour guérir tous ces maux, ajoutai-je, nous avons des _yahous_
qui se consacrent uniquement à l'étude du corps humain, et qui
prétendent, par des remèdes efficaces, extirper nos maladies,
lutter contre la nature même et prolonger nos vies.» Comme j'étais
du métier, j'expliquai avec plaisir à Son Honneur la méthode de
nos médecins et tous nos mystères de médecine. «Il faut supposer
d'abord, lui dis-je, que toutes nos maladies viennent de
réplétion, d'où nos médecins concluent sensément que l'évacuation
est nécessaire, soit par en haut soit par en bas. Pour cela, ils
font un choix d'herbes, de minéraux, de gommes, d'huiles,
d'écailles, de sels, d'excréments, d'écorces d'arbres, de
serpents, de crapauds, de grenouilles, d'araignées, de poissons,
et de tout cela ils nous composent une liqueur d'une odeur et d'un
goût abominables, qui soulève le coeur, qui fait horreur, qui
révolte tous les sens. C'est cette liqueur que nos médecins nous
ordonnent de boire. Tantôt ils tirent de leur magasin d'autres
drogues, qu'ils nous font prendre: c'est alors ou une médecine qui
purge les entrailles et cause d'effroyables tranchées, ou bien un
remède qui lave et relâche les intestins. Nous avons d'autres
maladies qui n'ont rien de réel que leur idée. Ceux qui sont
attaqués de cette sorte de mal s'appellent malades imaginaires. Il
y a aussi pour les guérir des remèdes imaginaires; mais souvent
nos médecins donnent ces remèdes pour les maladies réelles. En
général, les fortes maladies d'imagination attaquent nos femelles;
mais nous connaissons certains spécifiques naturels pour les
guérir sans douleur.»
Un jour, mon maître me fit un compliment que je ne méritais pas.
Comme je lui parlais des gens de qualité d'Angleterre, il me dit
qu'il croyait que j'étais gentilhomme, parce que j'étais beaucoup
plus propre et bien mieux fait que tous les _yahous_ de son pays,
quoique je leur fusse fort inférieur pour la force et pour
l'agilité; que cela venait sans doute de ma différente manière de
vivre et de ce que je n'avais pas seulement la faculté de parler,
mais que j'avais encore quelques commencements de raison qui
pourraient se perfectionner dans la suite par le commerce que
j'aurais avec lui.
Il me fit observer en même temps que, parmi les Houyhnhnms, on
remarquait que les blancs et les alezans bruns n'étaient pas si
bien faits que les bais châtains, les gris-pommelés et les noirs;
que ceux-là ne naissaient pas avec les mêmes talents et les mêmes
dispositions que ceux-ci; que pour cela ils restaient toute leur
vie dans l'état de servitude qui leur convenait, et qu'aucun d'eux
ne songeait à sortir de ce rang pour s'élever à celui de maître,
ce qui paraîtrait dans le pays une chose énorme et monstrueuse.
«Il faut, disait-il, rester dans l'état où la nature nous a fait
éclore; c'est l'offenser, c'est se révolter contre elle que de
vouloir sortir du rang dans lequel elle nous a donné d'être. Pour
vous, ajouta-t-il, vous êtes sans doute né ce que vous êtes; car
vous tenez du Ciel votre esprit et votre noblesse, c'est-à-dire
votre bon esprit et votre bon naturel.»
Je rendis à Son Honneur de très humbles actions de grâces de la
bonne opinion qu'il avait de moi, mais je l'assurai en même temps
que ma naissance était très basse, étant né seulement d'honnêtes
parents, qui m'avaient donné une assez bonne éducation. Je lui dis
que la noblesse parmi nous n'avait rien de commun avec l'idée
qu'il en avait conçue; que nos jeunes gentilshommes étaient
nourris dès leur enfance dans l'oisiveté et dans le luxe; que,
lorsqu'ils avaient consumé en plaisirs tout leur bien et qu'ils se
voyaient entièrement ruinés, ils se mariaient, à qui? À une
femelle de basse naissance, laide, mal faite, malsaine, mais
riche; qu'alors il naissait d'eux des enfants mal constitués,
noués, scrofuleux, difformes, ce qui continuait quelquefois
jusqu'à la troisième génération.
Chapitre VII
_Parallèle des yahous et des hommes._
Le lecteur sera peut-être scandalisé des portraits fidèles que je
fis alors de l'espèce humaine et de la sincérité avec laquelle
j'en parlai devant un animal superbe, qui avait déjà une si
mauvaise opinion de tous les _yahous_; mais j'avoue ingénument que
le caractère des Houyhnhnms et les excellentes qualités de ces
vertueux quadrupèdes avaient fait une telle impression sur mon
esprit, que je ne pouvais les comparer à nous autres humains sans
mépriser tous mes semblables. Ce mépris me les fit regarder comme
presque indignes de tout ménagement. D'ailleurs, mon maître avait
l'esprit très pénétrant, et remarquait tous les jours dans ma
personne des défauts énormes dont je ne m'étais jamais aperçu, et
que je regardais tout au plus comme de fort légères imperfections.
Ses censures judicieuses m'inspirèrent un esprit critique et
misanthrope, et l'amour qu'il avait pour la vérité me fit détester
le mensonge et fuir le déguisement dans mes récits.
Mais j'avouerai encore ingénument un autre principe de ma
sincérité. Lorsque j'eus passé une année parmi les Houyhnhnms, je
conçus pour eux tant d'amitié, de respect, d'estime et de
vénération que je résolus alors de ne jamais songer à retourner
dans mon pays, mais de finir mes jours dans cette heureuse
contrée, où le Ciel m'avait conduit pour m'apprendre à cultiver la
vertu. Heureux si ma résolution eût été efficace! Mais la fortune,
qui m'a toujours persécuté, n'a pas permis que je pusse jouir de
ce bonheur. Quoi qu'il en soit, à présent que je suis en
Angleterre, je me sais bon gré de n'avoir pas tout dit et d'avoir
caché aux Houyhnhnms les trois quarts de nos extravagances et de
nos vices; je palliais même de temps en temps, autant qu'il
m'était possible, les défauts de mes compatriotes. Lors même que
je les révélais, j'usais de restrictions mentales, et tâchais de
dire le faux sans mentir. N'étais-je pas en cela tout à fait
excusable? Qui est-ce qui n'est pas un peu partial quand il s'agit
de sa chère patrie? J'ai rapporté jusqu'ici la substance de mes
entretiens avec mon maître durant le temps que j'eus l'honneur
d'être à son service; mais, pour éviter d'être long, j'ai passé
sous silence plusieurs autres articles.
Un jour, il m'envoya chercher de grand matin, et m'ordonnant de
m'asseoir à quelque distance de lui (honneur qu'il ne m'avait
point encore fait), il me parla ainsi:
«J'ai repassé dans mon esprit tout ce que vous m'avez dit, soit à
votre sujet, soit au sujet de votre pays. Je vois clairement que
vous et vos compatriotes avez une étincelle de raison, sans que je
puisse deviner comment ce petit lot vous est échu; mais je vois
aussi que l'usage que vous en faites n'est que pour augmenter tous
vos défauts naturels et pour en acquérir d'autres que la nature ne
vous avait point donnés. Il est certain que vous ressemblez aux
_yahous_ de ce pays-ci pour la figure extérieure, et qu'il ne vous
manque, pour être parfaitement tel qu'eux, que de la force, de
l'agilité et des griffes plus longues. Mais du côté des moeurs, la
ressemblance est entière. Ils se haïssent mortellement les uns les
autres, et la raison que nous avons coutume d'en donner est qu'ils
voient mutuellement leur laideur et leur figure odieuse, sans
qu'aucun d'eux considère la sienne propre. Comme vous avez un
petit grain de raison, et que vous avez compris que la vue
réciproque de la figure impertinente de vos corps était
pareillement une chose insupportable et qui vous rendrait odieux
les uns aux autres, vous vous êtes avisés de les couvrir, par
prudence et par amour-propre; mais malgré cette précaution, vous
ne vous haïssez pas moins, parce que d'autres sujets de division,
qui règnent parmi nos _yahous_, règnent aussi parmi vous. Si, par
exemple, nous jetons à cinq _yahous_ autant de viande qu'il en
suffirait pour en rassasier cinquante, ces cinq animaux, gourmands
et voraces, au lieu de manger en paix ce qu'on leur donne en
abondance, se jettent les uns sur les autres, se mordent, se
déchirent, et chacun d'eux veut manger tout, en sorte que nous
sommes obligés de les faire tous repaître à part, et même de lier
ceux qui sont rassasiés, de peur qu'ils n'aillent se jeter sur
ceux qui ne le sont pas encore. Si une vache dans le voisinage
meurt de vieillesse ou par accident, nos _yahous_ n'ont pas plutôt
appris cette agréable nouvelle, que les voilà tous en campagne,
troupeau contre troupeau, basse-cour contre basse-cour; c'est à
qui s'emparera de la vache. On se bat, on s'égratigne, on se
déchire, jusqu'à ce que la victoire penche d'un côté, et, si on ne
se massacre pas, c'est qu'on n'a pas la raison des _yahous_
d'Europe pour inventer des machines meurtrières et des armes
_massacrantes_. Nous avons, en quelques endroits de ce pays, de
certaines pierres luisantes de différentes couleurs, dont nos
_yahous_ sont fort amoureux. Lorsqu'ils en trouvent, ils font leur
possible pour les tirer de la terre, où elles sont ordinairement
un peu enfoncées; ils les portent dans leurs loges et en font, un
amas qu'ils cachent soigneusement et sur lequel ils veillent sans
cesse comme sur un trésor, prenant bien garde que leurs camarades
ne le découvrent. Nous n'avons encore pu connaître d'où leur vient
cette inclination violente pour les pierres luisantes, ni à quoi
elles peuvent leur être utiles; mais j'imagine à présent que cette
avarice de vos _yahous_ dont vous m'avez parlé se trouve aussi
dans les nôtres, et que c'est ce qui les rend si passionnés pour
les pierres luisantes. Je voulus une fois enlever à un de nos
_yahous_ son cher trésor: l'animal, voyant qu'on lui avait ravi
l'objet de sa passion, se mit à hurler de toute sa force, il entra
en fureur, et puis il tomba en faiblesse; il devint languissant,
il ne mangea plus, ne dormit plus, ne travailla plus, jusqu'à ce
que j'eusse donné ordre à un de mes domestiques de reporter le
trésor dans l'endroit d'où je l'avais tiré. Alors le _yahou_
commença à reprendre ses esprits et sa bonne humeur, et ne manqua
pas de cacher ailleurs ses bijoux. Lorsqu'un _yahou_ a découvert
dans un champ une de ces pierres, souvent un autre _yahou_
survient qui la lui dispute; tandis qu'ils se battent, un
troisième accourt et emporte la pierre, et voilà le procès
terminé. Selon ce que vous m'avez dit, ajouta-t-il, vos procès ne
se vident pas si promptement dans votre pays, ni à si peu de
frais. Ici, les deux plaideurs (si je puis les appeler ainsi) en
sont quittes pour n'avoir ni l'un ni l'autre la chose disputée, au
lieu que chez vous en plaidant on perd souvent et ce qu'on veut
avoir et ce qu'on a.
«Il prend souvent à nos _yahous_ une fantaisie dont nous ne
pouvons concevoir la cause. Gras, bien nourris, bien couchés,
traités doucement par leurs maîtres, et pleins de santé et de
force, ils tombent tout à coup dans un abattement, dans un dégoût,
dans une humeur noire qui les rend mornes et stupides. En cet
état, ils fuient leurs camarades, ils ne mangent point, ils ne
sortent point; ils paraissent rêver dans le coin de leurs loges et
s'abîmer dans leurs pensées lugubres. Pour les guérir de cette
maladie, nous n'avons trouvé qu'un remède: c'est de les réveiller
par un traitement un peu dur et de les employer à des travaux
pénibles. L'occupation que nous leur donnons alors met en
mouvement tous leurs esprits et rappelle leur vivacité naturelle.»
Lorsque mon maître me raconta ce fait avec ses circonstances, je
ne pus m'empêcher de songer à mon pays, où la même chose arrive
souvent, et où l'on voit des hommes comblés de biens et
d'honneurs, pleins de santé et de vigueur, environnés de plaisirs
et préservés de toute inquiétude, tomber tout à coup dans la
tristesse et dans la langueur, devenir à charge à eux-mêmes, se
consumer par des réflexions chimériques, s'affliger, s'appesantir
et ne faire plus aucun usage de leur esprit, livré aux vapeurs
hypocondriaques. Je suis persuadé que le remède qui convient à
cette maladie est celui qu'on donne aux _yahous_, et qu'une vie
laborieuse et pénible est un régime excellent pour la tristesse et
la mélancolie. C'est un remède que j'ai éprouvé moi-même, et que
je conseille au lecteur de pratiquer lorsqu'il se trouvera dans un
pareil état. Au reste, pour prévenir le mal, je l'exhorte à n'être
jamais oisif; et, supposé qu'il n'ait malheureusement aucune
occupation dans le monde, je le prie d'observer qu'il y a de la
différence entre ne faire rien et n'avoir rien à faire.
Chapitre VIII
_Philosophie et moeurs des Houyhnhnms._
Je priais quelquefois mon maître de me laisser voir les troupeaux
de _yahous_ du voisinage, afin d'examiner par moi-même leurs
manières et leurs inclinations. Persuadé de l'aversion que j'avais
pour eux, il n'appréhenda point que leur vue et leur commerce me
corrompissent; mais il voulut qu'un gros cheval alezan brûlé, l'un
de ses fidèles domestiques, et qui était d'un fort bon naturel,
m'accompagnât toujours, de peur qu'il ne m'arrivât quelque
accident.
Ces _yahous_ me regardaient comme un de leurs semblables, surtout
ayant une fois vu mes manches retroussées, avec ma poitrine et mes
bras découverts. Ils voulurent pour lors s'approcher de moi, et
ils se mirent à me contrefaire en se dressant sur leurs pieds de
derrière, en levant la tête et en mettant une de leurs pattes sur
le côté. La vue de ma figure les faisait éclater de rire. Ils me
témoignèrent néanmoins de l'aversion et de la haine, comme font
toujours les singes sauvages à l'égard d'un singe apprivoisé qui
porte un chapeau, un habit et des bas.
Comme j'ai passé trois années entières dans ce pays-là, le lecteur
attend de moi, sans doute, qu'à l'exemple de tous les autres
voyageurs, je fasse un ample récit des habitants de ce pays,
c'est-à-dire des Houyhnhnms, et que j'expose en détail leurs
usages, leurs moeurs, leurs maximes, leurs manières. C'est aussi
ce que je vais tâcher de faire, mais en peu de mots.
Comme les Houyhnhnms, qui sont les maîtres et les animaux
dominants dans cette contrée, sont tous nés avec une grande
inclination pour la vertu et n'ont pas même l'idée du mal par
rapport à une créature raisonnable, leur principale maxime est de
cultiver et de perfectionner leur raison et de la prendre pour
guide dans toutes leurs actions. Chez eux, la raison ne produit
point de problèmes comme parmi nous, et ne forme point d'arguments
également vraisemblables pour et contre. Ils ne savent ce que
c'est que mettre tout en question et défendre des sentiments
absurdes et des maximes malhonnêtes et pernicieuses. Tout ce
qu'ils disent porte la conviction dans l'esprit, parce qu'ils
n'avancent rien d'obscur, rien de douteux, rien qui soit déguisé
ou défiguré par les passions et par l'intérêt. Je me souviens que
j'eus beaucoup de peine à faire comprendre à mon maître ce que
j'entendais par le mot d_'opinion_, et comment il était possible
que nous disputassions quelquefois et que nous fussions rarement
du même avis.
«La raison, disait-il, n'est-elle pas immuable? La vérité n'est-
elle pas une? Devons-nous affirmer comme sûr ce qui est incertain?
Devons-nous nier positivement ce que nous ne voyons pas clairement
ne pouvoir être? Pourquoi agitez-vous des questions que l'évidence
ne peut décider, et où, quelque parti que vous preniez, vous serez
toujours livrés au doute et à l'incertitude? À quoi servent toutes
ces conjectures philosophiques, tous ces vains raisonnements sur
des matières incompréhensibles, toutes ces recherches stériles et
ces disputes éternelles? Quand on a de bons yeux, on ne se heurte
point; avec une raison pure et clairvoyante, on ne doit point
contester, et, puisque vous le faites, il faut que votre raison
soit couverte de ténèbres ou que vous haïssiez la vérité.»
C'était une chose admirable que la bonne philosophie de ce cheval:
Socrate ne raisonna jamais plus sensément. Si nous suivions ces
maximes, il y aurait assurément, en Europe, moins d'erreurs qu'il
y en a. Mais alors, que deviendraient nos bibliothèques? Que
deviendraient la réputation de nos savants et le négoce de nos
libraires? La république des lettres ne serait que celle de la
raison, et il n'y aurait, dans les universités, d'autres écoles
que celles du bon sens.
Les Houyhnhnms s'aiment les uns les autres, s'aident, se
soutiennent et se soulagent réciproquement; ils ne se portent
point envie; ils ne sont point jaloux du bonheur de leurs voisins;
ils n'attentent point sur la liberté et sur la vie de leurs
semblables; ils se croiraient malheureux si quelqu'un de leur
espèce l'était, et ils disent, à l'exemple d'un ancien: _Nihil
caballini a me alienum puto _. Ils ne médisent point les uns des
autres; la satire ne trouve chez eux ni principe ni objet; les
supérieurs n'accablent point les inférieurs du poids de leur rang
et de leur autorité; leur conduite sage, prudente et modérée ne
produit jamais le murmure; la dépendance est un lien et non un
joug, et la puissance, toujours soumise aux lois de l'équité, est
révérée sans être redoutable.
Leurs mariages sont bien mieux assortis que les nôtres. Les mâles
choisissent pour épouses des femelles de la même couleur qu'eux.
Un gris-pommelé épousera toujours une grise-pommelée, et ainsi des
autres. On ne voit donc ni changement, ni révolution, ni déchet
dans les familles; les enfants sont tels que leurs pères et leurs
mères; leurs armes et leurs titres de noblesse consistent dans
leur figurée, dans leur taille, dans leur force, dans leur
couleur, qualités qui se perpétuent dans leur postérité; en sorte
qu'on ne voit point un cheval magnifique et superbe engendrer une
rosse, ni d'une rosse naître un beau cheval, comme cela arrive si
souvent en Europe.
Parmi eux, on ne remarque point de mauvais ménages.
L'un et l'autre vieillissent sans que leur coeur change de
sentiment; le divorce et la séparation, quoique permis, n'ont
jamais été pratiqués chez eux.
Ils élèvent leurs enfants avec un soin infini. Tandis que la mère
veille sur le corps et sur la santé, le père veille sur l'esprit
et sur la raison.
On donne aux femelles à peu près la même éducation qu'aux mâles,
et je me souviens que mon maître trouvait déraisonnable et
ridicule notre usage à cet égard pour la différence
d'enseignement.
Le mérite des mâles consiste principalement dans la force et dans
la légèreté, et celui des femelles dans la douceur et dans la
souplesse. Si une femelle a les qualités d'un mâle, on lui cherche
un époux qui ait les qualités d'une femelle; alors tout est
compensé, et il arrive, comme quelquefois parmi nous, que la femme
est le mari et que le mari est la femme. En ce cas, les enfants
qui naissent d'eux ne dégénèrent point, mais rassemblent et
perpétuent heureusement les propriétés des auteurs de leur être.
Chapitre IX
_Parlement des Houyhnhnms. Question importante agitée dans cette
assemblée de toute la nation. Détail au sujet de quelques usages
du pays._
Pendant mon séjour en ce pays des Houyhnhnms, environ trois mois
avant mon départ, il y eut une assemblée générale de la nation,
une espèce de parlement, où mon maître se rendit comme député de
son canton. On y traita une affaire qui avait déjà été cent fois
mise sur le bureau, et qui était la seule question qui eût jamais
partagé les esprits des Houyhnhnms. Mon maître, à son retour, me
rapporta tout ce qui s'était passé à ce sujet.
Il s'agissait de décider s'il fallait absolument exterminer la
race des _yahous_. Un des membres soutenait l'affirmative, et
appuyait son avis de diverses preuves très fortes et très solides.
Il prétendait que le _yahou_ était l'animal le plus difforme, le
plus méchant et le plus dangereux que la nature eût jamais
produit; qu'il était également malin et indocile, et qu'il ne
songeait qu'à nuire à tous les autres animaux. Il rappela une
ancienne tradition répandue dans le pays, selon laquelle on
assurait que les _yahous_ n'y avaient pas été de tout temps, mais
que, dans un certain siècle, il en avait paru deux sur le haut
d'une montagne, soit qu'ils eussent été formés d'un limon gras et
glutineux, échauffé par les rayons du soleil, soit qu'ils fussent
sortis de la vase de quelque marécage, soit que l'écume de la mer
les eût fait éclore; que ces deux _yahous_ en avaient engendré
plusieurs autres, et que leur espèce s'était tellement multipliée
que tout le pays en était infesté; que, pour prévenir les
inconvénients d'une pareille multiplication, les Houyhnhnms
avaient autrefois ordonné une chasse générale des _yahous_; qu'on
en avait pris une grande quantité, et, qu'après avoir détruit tous
les vieux, on en avait gardé les plus jeunes pour les apprivoiser,
autant que cela serait possible à l'égard d'un animal aussi
méchant, et qu'on les avait destinés à tirer et à porter. Il
ajouta que ce qu'il y avait de plus certain dans cette tradition
était que les _yahous_ n'étaient point _ylnhniam sky_ (c'est-à-
dire _aborigènes_). Il représenta que les habitants du pays, ayant
eu l'imprudente fantaisie de se servir des _yahous_, avaient mal à
propos négligé l'usage des ânes, qui étaient de très bons animaux,
doux, paisibles, dociles, soumis, aisés à nourrir, infatigables,
et qui n'avaient d'autre défaut que d'avoir une voix un peu
désagréable, mais qui l'était encore moins que celle de la plupart
des _yahous_. Plusieurs autres sénateurs ayant harangué
diversement et très éloquemment sur le même sujet, mon maître se
leva et proposa un expédient judicieux, dont je lui avais fait
naître l'idée. D'abord, il confirma la tradition populaire par son
suffrage, et appuya ce qu'avait dit savamment sur ce point
d'histoire l'honorable membre qui avait parlé avant lui. Mais il
ajouta qu'il croyait que ces deux premiers _yahous_ dont il
s'agissait étaient venus de quelque pays d'outre-mer, et avaient
été mis à terre et ensuite abandonnés par leurs camarades; qu'ils
s'étaient d'abord retirés sur les montagnes et dans les forêts;
que, dans la suite des temps, leur naturel s'était altéré, qu'ils
étaient devenus sauvages et farouches, et entièrement différents
de ceux de leur espèce qui habitent des pays éloignés. Pour
établir et appuyer solidement cette proposition, il dit qu'il
avait chez lui, depuis quelque temps, un _yahou_ très
extraordinaire, dont les membres de l'assemblée avaient sans doute
ouï parler et que plusieurs même avaient vu. Il raconta alors
comment il m'avait trouvé d'abord, et comment mon corps était
couvert d'une composition artificielle de poils et de peaux de
bêtes; il dit que j'avais une langue qui m'était propre, et que
pourtant j'avais parfaitement appris la leur; que je lui avais
fait le récit de l'accident qui m'avait conduit sur ce rivage;
qu'il m'avait vu dépouillé et nu, et avait observé que j'étais un
vrai et parfait _yahou_, si ce n'est que j'avais la peau blanche,
peu de poil et des griffes fort courtes.
«Ce _yahou_ étranger, ajouta-t-il, m'a voulu persuader que, dans
son pays et dans beaucoup d'autres qu'il a parcourus, les _yahous_
sont les seuls animaux maîtres, dominants et raisonnables, et que
les Houyhnhnms y sont dans l'esclavage et dans la misère. Il a
certainement toutes les qualités extérieures de nos _yahous_; mais
il faut avouer qu'il est bien plus poli, et qu'il a même quelque
teinture de raison. Il ne raisonne pas tout à fait comme un
Houyhnhnm, mais il a au moins des connaissances et des lumières
fort supérieures à celles de nos _yahous_.»
Voilà ce que mon maître m'apprit des délibérations du parlement.
Mais il ne me dit pas une autre particularité qui me regardait
personnellement, et dont je ressentis bientôt les funestes effets;
c'est, hélas! la principale époque de ma vie infortunée! Mais
avant que d'exposer cet article, il faut que je dise encore
quelque chose du caractère et des usages des Houyhnhnms.
Les Houyhnhnms n'ont point de livres; ils ne savent ni lire ni
écrire, et par conséquent toute leur science est la tradition.
Comme ce peuple est paisible, uni, sage, vertueux, très
raisonnable, et qu'il n'a aucun commerce avec les peuples
étrangers, les grands évènements sont très rares dans leur pays,
et tous les traits de leur histoire qui méritent d'être sus
peuvent aisément se conserver dans leur mémoire sans la
surcharger.
Ils n'ont ni maladies ni médecins. J'avoue que je ne puis décider
si le défaut des médecins vient du défaut des maladies, ou si le
défaut des maladies vient du défaut des médecins; ce n'est pas
pourtant qu'ils n'aient de temps en temps quelques indispositions;
mais ils savent se guérir aisément eux-mêmes par la connaissance
parfaite qu'ils ont des plantes et des herbes médicinales, vu
qu'ils étudient sans cesse la botanique dans leurs promenades et
souvent même pendant leurs repas.
Leur poésie est fort belle, et surtout très harmonieuse. Elle ne
consiste ni dans un badinage familier et bas, ni dans un langage
affecté, ni dans un jargon précieux, ni dans des pointes
épigrammatiques, ni dans des subtilités obscures, ni dans des
antithèses puériles, ni dans les _agudezas_ des Espagnols, ni dans
les concetti des Italiens, ni dans les figures outrées des
Orientaux. L'agrément et la justesse des similitudes, la richesse
et l'exactitude des descriptions, la liaison et la vivacité des
images, voilà l'essence et le caractère de leur poésie. Mon maître
me récitait quelquefois des morceaux admirables de leurs meilleurs
poèmes: c'était en vérité tantôt le style d'Homère, tantôt celui
de Virgile, tantôt celui de Milton.
Lorsqu'un Houyhnhnm meurt, cela n'afflige ni ne réjouit personne.
Ses plus proches parents et ses meilleurs amis regardent son
trépas d'un oeil sec et très indifférent. Le mourant lui-même ne
témoigne pas le moindre regret de quitter le monde; il semble
finir une visite et prendre congé d'une compagnie avec laquelle il
s'est entretenu longtemps. Je me souviens que mon maître ayant un
jour invité un de ses amis avec toute sa famille à se rendre chez
lui pour une affaire importante, on convint de part et d'autre du
jour et de l'heure. Nous fûmes surpris de ne point voir arriver la
compagnie au temps marqué. Enfin l'épouse, accompagnée de ses deux
enfants, se rendit au logis, mais un peu tard, et dit en entrant
qu'elle priait qu'on l'excusât, parce que son mari venait de
mourir ce matin d'un accident imprévu. Elle ne se servit pourtant
pas du terme de _mourir_, qui est une expression malhonnête, mais
de celui de _shnuwnh_, qui signifie à la lettre _aller retrouver
sa grand'mère_. Elle fut très gaie pendant tout le temps qu'elle
passa au logis, et mourut elle-même gaiement au bout de trois
mois, ayant eu une assez agréable agonie.
Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-dix et soixante-quinze
ans, et quelques-uns quatre-vingts. Quelques semaines avant que de
mourir, ils pressentent ordinairement leur fin et n'en sont point
effrayés. Alors ils reçoivent les visites et les compliments de
tous leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon voyage. Dix
jours avant le décès, le futur mort, qui ne se trompe presque
jamais dans son calcul, va rendre toutes les visites qu'il a
reçues, porté dans une litière par ses _yahous_; c'est alors qu'il
prend congé dans les formes de tous ses amis et qu'il leur dit un
dernier adieu en cérémonie, comme s'il quittait une contrée pour
aller passer le reste de sa vie dans une autre.
Je ne veux pas oublier d'observer ici que les Houyhnhnms n'ont
point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui est mauvais,
et qu'ils se servent de métaphores tirées de la difformité et des
mauvaises qualités des _yahous_; ainsi, lorsqu'ils veulent
exprimer l'étourderie d'un domestique, la faute d'un de leurs
enfants, une pierre qui leur a offensé le pied, un mauvais temps
et autres choses semblables, ils ne font que dire la chose dont il
s'agit, en y ajoutant simplement l'épithète de _yahou_. Par
exemple, pour exprimer ces choses, ils diront _hhhm yahou_,
_whnaholm yahou_, _ynlhmnd-wihlma yahou _; et pour signifier une
maison mal bâtie, ils diront _ynholmhnmrohlnw yahou_.
Si quelqu'un désire en savoir davantage au sujet des moeurs et
usages des Houyhnhnms, il prendra, s'il lui plaît, la peine
d'attendre qu'un gros volume _in-quarto_ que je prépare sur cette
matière soit achevé. J'en publierai incessamment le prospectus, et
les souscripteurs ne seront point frustrés de leurs espérances et
de leurs droits. En attendant, je prie le public de se contenter
de cet abrégé, et de vouloir bien que j'achève de lui conter le
reste de mes aventures.
Chapitre X
_Félicité de l'auteur dans le pays des Houyhnhnms. Les plaisirs
qu'il goûte dans leur conversation; le genre de vie qu'il mène
parmi eux. Il est banni du pays par ordre du parlement._
J'ai toujours aimé l'ordre et l'économie, et, dans quelque
situation que je me sois trouvé, je me suis toujours fait un
arrangement industrieux pour ma manière de vivre. Mais mon maître
m'avait assigné une place pour mon logement environ à six pas de
la maison, et ce logement, qui était une hutte conforme à l'usage
du pays et assez semblable à celle des _yahous_, n'avait ni
agrément ni commodité. J'allai chercher de la terre glaise, dont
je me fis quatre murs et un plancher, et, avec des joncs, je
formai une natte dont je couvris ma hutte. Je cueillis du chanvre
qui croissait naturellement dans les champs; je le battis, j'en
composai du fil, et de ce fil une espèce de toile, que je remplis
de plumes d'oiseaux, pour être couché mollement et à mon aise. Je
me fis une table et une chaise avec mon couteau et avec le secours
de l'alezan. Lorsque mon habit fut entièrement usé, je m'en donnai
un neuf de peaux de lapin, auxquelles je joignis celles de
certains animaux appelés _nnulnoh_, qui sont fort beaux et à peu
près de la même grandeur, et dont la peau est couverte d'un duvet
très fin. De cette peau, je me fis aussi des bas très propres. Je
ressemelai mes souliers avec de petites planches de bois que
j'attachai à l'empeigne, et quand cette empeigne fut usée
entièrement, j'en fis une de peau de _yahou_. À l'égard de ma
nourriture, outre ce que j'ai dit ci-dessus, je ramassais
quelquefois du miel dans les troncs des arbres, et je le mangeais
avec mon pain d'avoine. Personne n'éprouva jamais mieux que moi
que la nature se contente de peu, et que la nécessité est la mère
de l'invention.
Je jouissais d'une santé parfaite et d'une paix d'esprit
inaltérable. Je ne me voyais exposé ni à l'inconstance ou à la
trahison des amis, ni aux pièges invisibles des ennemis cachés. Je
n'étais point tenté d'aller faire honteusement ma cour à un grand
seigneur ou à sa maîtresse pour avoir l'honneur de sa protection
ou de sa bienveillance. Je n'étais point obligé de me
précautionner contre la fraude et l'oppression; il n'y avait point
là d'espion et de délateur gagé, ni de _lord mayor_ crédule,
politique, étourdi et malfaisant. Là, je ne craignais point de
voir mon honneur flétri par des accusations absurdes, et ma
liberté honteusement ravie par des complots indignes et par des
ordres surpris. Il n'y avait point, en ce pays-là, de médecins
pour m'empoisonner, de procureurs pour me ruiner, ni d'auteurs
pour m'ennuyer. Je n'étais point environné de railleurs, de
rieurs, de médisants, de censeurs, de calomniateurs, d'escrocs, de
filous, de mauvais plaisants, de joueurs, d'impertinents
nouvellistes, d'esprits forts, d'hypocondriaques, de babillards,
de disputeurs, de gens de parti, de séducteurs, de faux savants.
Là, point de marchands trompeurs, point de faquins, point de
précieux ridicules, point d'esprits fades, point de damoiseaux,
point de petits-maîtres, point de fats, point de traîneurs d'épée,
point d'ivrognes, point de pédants. Mes oreilles n'étaient point
souillées de discours licencieux et impies; mes yeux n'étaient
point blessés par la vue d'un maraud enrichi et élevé et par celle
d'un honnête homme abandonné à sa vertu comme à sa mauvaise
destinée.
J'avais l'honneur de m'entretenir souvent avec messieurs les
Houyhnhnms qui venaient au logis, et mon maître avait la bonté de
souffrir que j'entrasse toujours dans la salle pour profiter de
leur conversation. La compagnie me faisait quelquefois des
questions, auxquelles j'avais l'honneur de répondre.
J'accompagnais aussi mon maître dans ses visites; mais je gardais
toujours le silence, à moins qu'on ne m'interrogeât. Je faisais le
personnage d'auditeur avec une satisfaction infinie; tout ce que
j'entendais était utile et agréable, et toujours exprimé en peu de
mots, mais avec grâce; la plus exacte bienséance était observée
sans cérémonie; chacun disait et entendait ce qui pouvait lui
plaire. On ne s'interrompait point, on ne s'assommait point de
récits longs et ennuyeux, on ne discutait point, on ne chicanait
point.
Ils avaient pour maxime que, dans une compagnie, il est bon que le
silence règne de temps en temps, et je crois qu'ils avaient
raison. Dans cet intervalle, et pendant cette espèce de trêve,
l'esprit se remplit d'idées nouvelles, et la conversation en
devient ensuite plus animée et plus vive. Leurs entretiens
roulaient d'ordinaire sur les avantages et les agréments de
l'amitié, sur les devoirs de la justice, sur la bonté, sur
l'ordre, sur les opérations admirables de la nature, sur les
anciennes traditions, sur les conditions et les bornes de la
vertu, sur les règles invariables de la raison, quelquefois sur
les délibérations de la prochaine assemblée du parlement, et
souvent sur le mérite de leurs poètes et sur les qualités de la
bonne poésie.
Je puis dire sans vanité que je fournissais quelquefois moi-même à
la conversation, c'est-à-dire que je donnais lieu à de fort beaux
raisonnements; car mon maître les entretenait de temps en temps de
mes aventures et de l'histoire de mon pays, ce qui leur faisait
faire des réflexions fort peu avantageuses à la race humaine, et
que, pour cette raison, je ne rapporterai point. J'observerai
seulement que mon maître paraissait mieux connaître la nature des
_yahous_ qui sont dans les autres parties du monde que je ne la
connaissais moi-même. Il découvrait la source de tous nos
égarements, il approfondissait la matière de nos vices et de nos
folies, et devinait une infinité de choses dont je ne lui avais
jamais parlé. Cela ne doit point paraître incroyable: il
connaissait à fond les _yahous_ de son pays, en sorte qu'en leur
supposant un certain petit degré de raison, il supputait de quoi
ils étaient capables avec ce surcroît, et son estimation était
toujours juste.
J'avouerai ici ingénument que le peu de lumières et de philosophie
que j'ai aujourd'hui, je l'ai puisé dans les sages leçons de ce
cher maître et dans les entretiens de tous ses judicieux amis,
entretiens préférables aux doctes conférences des académies
d'Angleterre, de France, d'Allemagne et d'Italie. J'avais pour
tous ces illustres personnages une inclination mêlée de respect et
de crainte, et j'étais pénétré de reconnaissance pour la bonté
qu'ils avaient de vouloir bien ne me point confondre avec leurs
_yahous_, et de me croire peut-être moins imparfait que ceux de
mon pays.
Lorsque je me rappelais le souvenir de ma famille, de mes amis, de
mes compatriotes et de toute la race humaine en général, je me les
représentais tous comme de vrais _yahous_ pour la figure et pour
le caractère, seulement un peu plus civilisés, avec le don de la
parole et un petit grain de raison. Quand je considérais ma figure
dans l'eau pure d'un clair ruisseau, je détournais le visage sur-
le-champ, ne pouvant soutenir la vue d'un animal qui me paraissait
aussi difforme qu'un _yahou_. Mes yeux accoutumés à la noble
figure des Houyhnhnms, ne trouvaient de beauté animale que dans
eux. À force de les regarder et de leur parler, j'avais pris un
peu de leurs manières, de leurs gestes, de leur maintien, de leur
démarche, et, aujourd'hui que je suis en Angleterre, mes amis me
disent quelquefois que je trotte comme un cheval. Quand je parle
et que je ris, il me semble que je hennis. Je me vois tous les
jours raillé sur cela sans en ressentir la moindre peine.
Dans cet état heureux, tandis que je goûtais les douceurs d'un
parfait repos, que je me croyais tranquille pour tout le reste de
ma vie, et que ma situation était la plus agréable et la plus
digne d'envie, un jour, mon maître m'envoya chercher de meilleur
matin qu'à l'ordinaire. Quand je me fus rendu auprès de lui, je le
trouvai très sérieux, ayant un air inquiet et embarrassé, voulant
me parler et ne pouvant ouvrir la bouche. Après avoir gardé
quelque temps un morne silence, il me tint ce discours:
«Je ne sais comment vous allez prendre, mon cher fils, ce que je
vais vous dire. Vous saurez que, dans la dernière assemblée du
parlement, à l'occasion de l'affaire des _yahous_ qui a été mise
sur le bureau, un député a représenté à l'assemblée qu'il était
indigne et honteux que j'eusse chez moi un _yahou_ que je traitais
comme un Houyhnhnm; qu'il m'avait vu converser avec lui et prendre
plaisir à son entretien comme, à celui d'un de mes semblables; que
c'était un procédé contraire à la raison et à la nature, et qu'on
n'avait jamais ouï parler de chose pareille. Sur cela l'assemblée
m'a _exhorté_ à faire de deux choses l'une: ou à vous reléguer
parmi les autres _yahous_ ou à vous renvoyer dans le pays d'où
vous êtes venu. La plupart des membres qui vous connaissent et qui
vous ont vu chez moi ou chez eux ont rejeté l'alternative, et ont
soutenu qu'il serait injuste et contraire à la bienséance de vous
mettre au rang des _yahous_ de ce pays, vu que tous avez un
commencement de raison et qu'il serait même à craindre que vous ne
leur en communiquassiez, ce qui les rendrait peut-être plus
méchants encore; que, d'ailleurs, étant mêlé avec les _yahous_,
vous pourriez cabaler avec eux, les soulever, les conduire tous
dans une forêt ou sur le sommet d'une montagne, ensuite vous
mettre à leur tête et venir fondre sur tous les Houyhnhnms pour
les déchirer et les détruire. Cet avis a été suivi à la pluralité
des voix, et j'ai été _exhorté_ à vous renvoyer incessamment. Or,
on me presse aujourd'hui d'exécuter ce résultat, et je ne puis
plus différer. Je vous conseille donc de vous mettre à la nage ou
bien de construire un petit bâtiment semblable à celui qui vous a
apporté dans ces lieux, et dont vous m'avez fait la description,
et de vous en retourner par mer comme vous êtes venu. Tous les
domestiques de cette maison et ceux même de mes voisins vous
aideront dans cet ouvrage. S'il n'eût tenu qu'à moi, je vous
aurais gardé toute votre vie à mon service, parce que vous avez
d'assez bonnes inclinations, que vous vous êtes corrigé de
plusieurs de vos défauts et de vos mauvaises habitudes, et que
vous avez fait tout votre possible pour vous conformer, autant que
votre malheureuse nature en est capable, à celle des Houyhnhnms.»
(Je remarquerai, en passant, que les décrets de l'assemblée
générale de la nation des Houyhnhnms s'expriment toujours par le
mot de _hnhloayn_, qui signifie _exhortation_. Ils ne peuvent
concevoir qu'on puisse forcer et contraindre une créature
raisonnable, comme si elle était capable de désobéir à la raison.)
Ce discours me frappa comme un coup de foudre: je tombai en un
instant dans l'abattement et dans le désespoir: et, ne pouvant
résister à l'impression de douleur, je m'évanouis aux pieds de mon
maître, qui me crut mort. Quand j'eus un peu repris mes sens, je
lui dis d'une voix faible et d'un air affligé que, quoique je ne
puisse blâmer l'_exhortation_ de l'assemblée générale ni la
sollicitation de tous ses amis, qui le pressaient de se défaire de
moi, il me semblait néanmoins; selon mon faible jugement, qu'on
aurait pu décerner contre moi une peine moins rigoureuse; qu'il
m'était impossible de me mettre à la nage, que je pourrais tout au
plus nager une lieue, et que cependant la terre la plus proche
était peut-être éloignée de cent lieues; qu'à l'égard de la
construction d'une barque, je ne trouverais jamais dans le pays ce
qui était nécessaire pour un pareil bâtiment; que néanmoins je
voulais obéir, malgré l'impossibilité de faire ce qu'il me
conseillait, et que je me regardais comme une créature condamnée à
périr, que la vue de la mort ne m'effrayait point, et que je
l'attendais comme le moindre des maux dont j'étais menacé; qu'en
supposant que je pusse traverser les mers et retourner dans mon
pays par quelque aventure extraordinaire et inespérée, j'aurais
alors le malheur de retrouver les _yahous_, d'être obligé de
passer le reste de ma vie avec eux et de retomber bientôt dans
toutes mes mauvaises habitudes; que je savais bien que les raisons
qui avaient déterminé messieurs les Houyhnhnms étaient trop
solides pour oser leur opposer celle d'un misérable _yahou_ tel
que moi; qu'ainsi j'acceptais l'offre obligeante qu'il me faisait
du secours de ses domestiques pour m'aider à construire une
barque; que je le priais seulement de vouloir bien m'accorder un
espace de temps qui pût suffire à un ouvrage aussi difficile, qui
était destiné à la conservation de ma misérable vie; que, si je
retournais jamais en Angleterre, je tâcherais de me rendre utile à
mes compatriotes en leur traçant le portrait et les vertus des
illustres Houyhnhnms, et en les proposant pour exemple à tout le
genre humain.
Son Honneur me répliqua en peu de mots, et me dit qu'il
m'accordait deux mois pour la construction de ma barque, et, en
même temps, ordonna à l'alezan mon camarade (car il m'est permis
de lui donner ce nom en Angleterre) de suivre mes instructions,
parce que j'avais dit à mon maître que lui seul me suffirait, et
que je savais qu'il avait beaucoup d'affection pour moi.
La première chose que je fis fut d'aller avec lui vers cet endroit
de la côte où j'avais autrefois abordé. Je montai sur une hauteur,
et jetant les yeux de tous côtés sur les vastes espaces de la mer,
je crus voir vers le nord-est une petite île. Avec mon télescope,
je la vis clairement, et je supputai qu'elle pouvait être éloignée
de cinq lieues. Pour le bon alezan, il disait d'abord que c'était
un nuage. Comme il n'avait jamais vu d'autre terre que celle où il
était né, il n'avait pas le coup d'oeil pour distinguer sur la mer
des objets éloignés, comme moi, qui avais passé ma vie sur cet
élément. Ce fut à cette île que je résolus d'abord de me rendre
lorsque ma barque serait construite.
Je retournai au logis avec mon camarade, et, après avoir un peu
raisonné ensemble, nous allâmes dans une forêt qui était peu
éloignée, où moi avec mon couteau, et lui avec un caillou
tranchant emmanché fort adroitement, nous coupâmes le bois
nécessaire pour l'ouvrage. Afin de ne point ennuyer le lecteur du
détail de notre travail, il suffit de dire qu'en six semaines de
temps nous fîmes une espèce de canot à la façon des Indiens, mais
beaucoup plus large, que je couvris de peaux de _yahous_ cousues
ensemble avec du fil de chanvre. Je me fis une voile de ces mêmes
peaux, ayant choisi pour cela celles des jeunes _yahous_, parce
que celles des vieux auraient été trop dures et trop épaisses; je
me fournis aussi de quatre rames; je fis provision d'une quantité
de chair cuite de lapins et d'oiseaux, avec deux vaisseaux, l'un
plein d'eau et l'autre de lait. Je fis l'épreuve de mon canot dans
un grand étang, et y corrigeai tous les défauts que j'y pus
remarquer, bouchant toutes les voies d'eau avec du suc de _yahou_,
et tâchant de le mettre en état de me porter avec ma petite
cargaison. Je le mis alors sur une charrette, et le fis conduire
au rivage par des _yahous_, sous la conduite de l'alezan et d'un
autre domestique.
Lorsque tout fut prêt, et que le jour de mon départ fut arrivé, je
pris congé de mon maître, de madame son épouse et de toute sa
maison, ayant les yeux baignés de larmes et le coeur percé de
douleur. Son Honneur, soit par curiosité, soit par amitié, voulut
me voir dans mon canot, et s'avança vers le rivage avec plusieurs
de ses amis du voisinage. Je fus obligé d'attendre plus d'une
heure à cause de la marée; alors, observant que le vent était bon
pour aller à l'île, je pris le dernier congé de mon maître. Je me
prosternai à ses pieds pour les lui baiser, et il me fit l'honneur
de lever son pied droit de devant jusqu'à ma bouche. Si je
rapporte cette circonstance, ce n'est point par vanité; j'imite
tous les voyageurs, qui ne manquent point de faire mention des
honneurs extraordinaires qu'ils ont reçus. Je fis une profonde
révérence à toute la compagnie, et, me jetant dans mon canot, je
m'éloignai du rivage.
Chapitre XI
_L'auteur est percé d'une flèche que lui décoche un sauvage. Il
est pris par des Portugais qui le conduisent à Lisbonne, d'où il
passe en Angleterre._
Je commençai ce malheureux voyage le 15 février, l'an 1715, à neuf
heures du matin. Quoique j'eusse le vent favorable, je ne me
servis d'abord que de mes rames; mais, considérant que je serais
bientôt las et que le vent pouvait changer, je me risquai de
mettre à la voile, et, de cette manière, avec le secours de la
marée, je cinglai environ l'espace d'une heure et demie. Mon
maître avec tous les Houyhnhnms de sa compagnie restèrent sur le
rivage jusqu'à ce qu'ils m'eussent perdu de vue, et j'entendis
plusieurs fois mon cher ami l'alezan crier: _Hnuy illa nyha, majah
yahou_, c'est-à-dire: _Prends bien garde à toi, gentil yahou._
Mon dessein était de découvrir, si je pouvais, quelque petite île
déserte et inhabitée, où je trouvasse seulement ma nourriture et
de quoi me vêtir. Je me figurais, dans un pareil séjour, une
situation mille fois plus heureuse que celle d'un premier
ministre. J'avais une horreur extrême de retourner en Europe et
d'y être obligé de vivre dans la société et sous l'empire des
_yahous_. Dans cette heureuse solitude que je cherchais,
j'espérais passer doucement le reste de mes jours, enveloppé de ma
philosophie, jouissant de mes pensées, n'ayant d'autre objet que
le souverain bien, ni d'autre plaisir que le témoignage de ma
conscience, sans être exposé à la contagion des vices énormes que
les Houyhnhnms m'avaient fait apercevoir dans ma détestable
espèce.
Le lecteur peut se souvenir que je lui ai dit que l'équipage de
mon vaisseau s'était révolté contre moi, et m'avait emprisonné
dans ma chambre; que je restai en cet état pendant plusieurs
semaines, sans savoir où l'on conduisait mon vaisseau, et qu'enfin
l'on me mit à terre sans me dire où j'étais. Je crus néanmoins
alors que nous étions à dix degrés au sud du cap de Bonne-
Espérance, et environ à quarante-cinq de latitude méridionale. Je
l'inférai de quelques discours généraux que j'avais entendus dans
le vaisseau au sujet du dessein qu'on avait d'aller à Madagascar.
Quoique ce ne fût là qu'une conjecture, je ne laissai pas de
prendre le parti de cingler à l'est, espérant mouiller au sud-
ouest de la côte de la Nouvelle-Hollande, et de là me rendre à
l'ouest dans quelqu'une des petites îles qui sont aux environs. Le
vent était directement à l'ouest, et, sur les six heures du soir,
je supputai que j'avais fait environ dix-huit lieues vers l'est.
Ayant, alors découvert une très petite île éloignée tout au plus
d'une lieue et demie, j'y abordai en peu de temps. Ce n'était
qu'un vrai rocher, avec une petite baie que les tempêtes y avaient
formée. J'amarrai mon canot en cet endroit, et, ayant grimpé sur
un des côtés du rocher, je découvris vers l'est une terre qui
s'étendait du sud au nord. Je passai la nuit dans mon canot, et,
le lendemain, m'étant mis à ramer de grand matin et de grand
courage, j'arrivai à sept heures à un endroit de la Nouvelle-
Hollande qui est au sud-ouest. Cela me confirma dans une opinion
que j'avais depuis longtemps, savoir, que les mappemondes et les
cartes placent ce pays au moins trois degrés de plus à l'est qu'il
n'est réellement.
Je n'aperçus point d'habitants à l'endroit où j'avais pris terre,
et, comme je n'avais pas d'armes, je ne voulus point m'avancer
dans le pays. Je ramassai quelques coquillages sur le rivage, que
je n'osai faire cuire, de peur que le feu ne me fît découvrir par
les habitants de la contrée. Pendant les trois jours que je me
tins caché en cet endroit, je ne vécus que d'huîtres et de moules,
afin de ménager mes petites provisions. Je trouvai heureusement un
petit ruisseau dont l'eau était excellente.
Le quatrième jour, m'étant risqué d'avancer un peu dans les
terres, je découvris vingt ou trente habitants du pays sur une
hauteur qui n'était pas à plus de cinq cents pas de moi. Ils
étaient tout nus, hommes, femmes et enfants, et se chauffaient
autour d'un grand feu. Un d'eux m'aperçut et me fit remarquer aux
autres. Alors, cinq de la troupe se détachèrent et se mirent en
marche de mon côté. Aussitôt, je me mis à fuir vers le rivage, je
me jetai dans mon canot, et je ramai de toute ma force. Les
sauvages me suivirent le long du rivage, et, comme je n'étais pas
fort avancé dans la mer, ils me décochèrent une flèche qui
m'atteignit au genou gauche et m'y fit une large blessure, dont je
porte encore aujourd'hui la marque. Je craignis que le dard ne fût
empoisonné; aussi, ayant ramé fortement, et m'étant mis hors de la
portée du trait, je tâchai de bien sucer ma plaie, et ensuite je
bandai mon genou comme je pus.