Jonathan Swift
LES VOYAGES DE
GULLIVER
(1721)
Table des matières
VOYAGE À LILLIPUT
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
VOYAGE À BROBDINGNAG
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
VOYAGE À LAPUTA, AUX BALNIBARBES, À LUGGNAGG, À GLOUBBDOUBDRIE ET AU JAPON
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
VOYAGE AU PAYS DES HOUYHNHNMS
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
EXTRAIT D'UN PAMPHLET SUR L'IRLANDE
VOYAGE À LILLIPUT
Chapitre I
_L'auteur rend un compte succinct des premiers motifs qui le
portèrent à voyager. Il fait naufrage et se sauve à la nage dans
le pays de Lilliput. On l'enchaîne et on le conduit en cet état
plus avant dans les terres._
Mon père, dont le bien, situé dans la province de Nottingham,
était médiocre, avait cinq fils: j'étais le troisième, et il
m'envoya au collège d'Emmanuel, à Cambridge, à l'âge de quatorze
ans. J'y demeurai trois années, que j'employai utilement. Mais la
dépense de mon entretien au collège était trop grande, on me mit
en apprentissage sous M. Jacques Bates, fameux chirurgien à
Londres, chez qui je demeurai quatre ans. Mon père m'envoyant de
temps en temps quelques petites sommes d'argent, je les employai à
apprendre le pilotage et les autres parties des mathématiques les
plus nécessaires à ceux qui forment le dessein de voyager sur mer,
ce que je prévoyais être ma destinée. Ayant quitté M. Bâtes, je
retournai chez mon père; et, tant de lui que de mon oncle Jean et
de quelques autres parents, je tirai la somme de quarante livres
sterling par an pour me soutenir à Leyde. Je m'y rendis et m'y
appliquai à l'étude de la médecine pendant deux ans et sept mois,
persuadé qu'elle me serait un jour très utile dans mes voyages.
Bientôt après mon retour de Leyde, j'eus, à la recommandation de
mon bon maître M. Bates, l'emploi de chirurgien sur
l'_Hirondelle_, où je restai trois ans et demi, sous le capitaine
Abraham Panell, commandant. Je fis pendant ce temps-là des voyages
au Levant et ailleurs. À mon retour, je résolus de m'établir à
Londres. M. Bates m'encouragea à prendre ce parti, et me
recommanda à ses malades. Je louai un appartement dans un petit
hôtel situé dans le quartier appelé Old-Jewry, et bientôt après
j'épousai Melle Marie Burton, seconde fille de M. Edouard Burton,
marchand dans la rue de Newgate, laquelle m'apporta quatre cents
livres sterling en mariage.
Mais mon cher maître M. Bâtes étant mort deux ans après, et
n'ayant plus de protecteur, ma pratique commença à diminuer. Ma
conscience ne me permettait pas d'imiter la conduite de la plupart
des chirurgiens, dont la science est trop semblable à celle des
procureurs: c'est pourquoi, après avoir consulté ma femme et
quelques autres de mes intimes amis, je pris la résolution de
faire encore un voyage de mer. Je fus chirurgien successivement
dans deux vaisseaux; et plusieurs autres voyages que je fis,
pendant six ans, aux Indes orientales et occidentales,
augmentèrent un peu ma petite fortune. J'employais mon loisir à
lire les meilleurs auteurs anciens et modernes, étant toujours
fourni d'un certain nombre de livres, et, quand je me trouvais à
terre, je ne négligeais pas de remarquer les moeurs et les
coutumes des peuples, et d'apprendre en même temps la langue du
pays, ce qui me coûtait peu, ayant la mémoire très bonne.
Le dernier de ces voyages n'ayant pas été heureux, je me trouvai
dégoûté de la mer, et je pris le parti de rester chez moi avec ma
femme et mes enfants. Je changeai de demeure, et me transportai de
l'Old-Jewry à la rue de Fetter-Lane, et de là à Wapping, dans
l'espérance d'avoir de la pratique parmi les matelots; mais je n'y
trouvai pas mon compte.
Après avoir attendu trois ans, et espéré en vain que mes affaires
iraient mieux, j'acceptai un parti avantageux qui me fut proposé
par le capitaine Guillaume Prichard, prêt à monter l'_Antilope_ et
à partir pour la mer du Sud. Nous nous embarquâmes à Bristol, le 4
de mai 1699, et notre voyage fut d'abord très heureux.
Il est inutile d'ennuyer le lecteur par le détail de nos aventures
dans ces mers; c'est assez de lui faire savoir que, dans notre
passage aux Indes orientales, nous essuyâmes une tempête dont la
violence nous poussa; vers le nord-ouest de la terre de Van-
Diemen. Par une observation que je fis, je trouvai que nous étions
à 30° 2' de latitude méridionale. Douze hommes de notre équipage
étaient morts par le travail excessif et par la mauvaise
nourriture. Le 5 novembre, qui était le commencement de l'été dans
ces pays-là, le temps étant un peu noir, les mariniers aperçurent
un roc qui n'était éloigné du vaisseau que de la longueur d'un
câble; mais le vent était si fort que nous fûmes directement
poussés contre l'écueil, et que nous échouâmes dans un moment. Six
hommes de l'équipage, dont j'étais un, s'étant jetés à propos dans
la chaloupe, trouvèrent le moyen de se débarrasser du vaisseau et
du roc. Nous allâmes à la rame environ trois lieues; mais à la fin
la lassitude ne nous permit plus de ramer; entièrement épuisés,
nous nous abandonnâmes au gré des flots, et bientôt nous fûmes
renversés par un coup de vent du nord:
Je ne sais quel fut le sort de mes camarades de la chaloupe, ni de
ceux qui se sauvèrent sur le roc, ou qui restèrent dans le
vaisseau; mais je crois qu'ils périrent tous; pour moi, je nageai
à l'aventure, et fus poussé, vers la terre par le vent et la
marée. Je laissai souvent tomber mes jambes, mais sans toucher le
fond. Enfin, étant près de m'abandonner, je trouvai pied dans
l'eau, et alors la tempête était bien diminuée. Comme la pente
était presque insensible, je marchai une demi-lieue dans la mer
avant que j'eusse pris terre. Je fis environ un quart de lieue
sans découvrir aucune maison ni aucun vestige d'habitants, quoique
ce pays fût très peuplé. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte
d'eau-de-vie que j'avais bue en abandonnant le vaisseau, tout cela
m'excita à dormir. Je me couchai sur l'herbe, qui était très fine,
où je fus bientôt enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf
heures. Au bout de ce temps-là, m'étant éveillé, j'essayai de me
lever; mais ce fut en vain. Je m'étais couché sur le dos; je
trouvai mes bras et mes jambes attachés à la terre de l'un et de
l'autre côté, et mes cheveux attachés de la même manière. Je
trouvai même plusieurs ligatures très minces qui entouraient mon
corps, depuis mes aisselles jusqu'à mes cuisses. Je ne pouvais que
regarder en haut; le soleil commençait à être fort chaud, et sa
grande clarté blessait mes yeux. J'entendis un bruit confus autour
de moi, mais, dans la posture où j'étais, je ne pouvais rien voir
que le soleil. Bientôt je sentis remuer quelque chose sur ma jambe
gauche, et cette chose, avançant doucement sur ma poitrine, monter
presque jusqu'à mon menton. Quel fut mon étonnement lorsque
j'aperçus une petite figure de créature humaine haute tout au plus
de trois pouces, un arc et une flèche à la main, avec un carquois
sur le dos! J'en vis en même temps au moins quarante autres de la
même espèce. Je me mis soudain à jeter des cris si horribles, que
tous ces petits animaux se retirèrent transis de peur; et il y en
eut même quelques-uns, comme je l'ai appris ensuite, qui furent
dangereusement blessés par les chutes précipitées qu'ils firent en
sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins ils revinrent
bientôt, et l'un d'eux, qui eut la hardiesse de s'avancer si près
qu'il fut en état de voir entièrement mon visage, levant les mains
et les yeux par une espèce d'admiration, s'écria d'une voix aigre,
mais distincte: _Hekinah Degul_. Les autres répétèrent plusieurs
fois les mêmes mots; mais alors je n'en compris pas le sens.
J'étais, pendant ce temps-là, étonné, inquiet, troublé, et tel que
serait le lecteur en pareille situation. Enfin, faisant des
efforts pour me mettre en liberté, j'eus le bonheur de rompre les
cordons ou fils, et d'arracher les chevilles qui attachaient mon
bras droit à la terre; car, en le haussant un peu, j'avais
découvert ce qui me tenait attaché et captif. En même temps, par
une secousse violente qui me causa une douleur extrême, je lâchai
un peu les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit
(cordons plus fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me
trouvai en état de procurer à ma tête un petit mouvement libre.
Alors ces insectes humains se mirent en fuite et poussèrent des
cris très aigus. Ce bruit cessant, j'entendis un d'eux s'écrier:
_Tolgo Phonac_, et aussitôt je me sentis percé à la main de plus
de cent flèches qui me piquaient comme autant d'aiguilles. Ils
firent ensuite une autre décharge en l'air, comme nous tirons des
bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient
paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les aperçusse pas, et
d'autres sur mon visage, que je tâchai de découvrir avec ma main
droite. Quand cette grêle de flèches fut passée, je m'efforçai
encore de me détacher; mais on fit alors une autre décharge plus
grande que la première, et quelques-uns tâchaient de me percer de
leurs lances; mais, par bonheur, je portais une veste impénétrable
de peau de buffle. Je crus donc que le meilleur parti était de me
tenir en repos et de rester comme j'étais jusqu'à la nuit;
qu'alors, dégageant mon bras gauche, je pourrais me mettre tout à
fait en liberté, et, à l'égard dos habitants, c'était avec raison
que je me croyais d'une force égale aux plus puissantes armées
qu'ils pourraient mettre sur pied pour m'attaquer, s'ils étaient
tous de la même taille que ceux que j'avais vus jusque-là. Mais la
fortune me réservait un autre sort.
Quand ces gens durent remarqué que j'étais tranquille, ils
cessèrent de me décocher des flèches; mais, par le bruit que
j'entendis, je connus que leur nombre s'augmentait
considérablement, et, environ à deux toises loin de moi, vis-à-vis
de mon oreille gauche, j'entendis un bruit pendant plus d'une
heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma
tête de ce côté-là, autant que les chevilles et les cordons me le
permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d'un pied et demi,
où quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une échelle
pour y monter; d'où un d'entre eux, qui me semblait être une
personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je
ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s'écria trois
fois: _Langro Dehul san_. Ces mots furent répétés ensuite, et
expliqués par des signes pour me les faire entendre. Aussitôt
cinquante hommes s'avancèrent, et coupèrent les cordons qui
attachaient le côté gauche de ma tête; ce qui me donna la liberté
de la tourner à droite et d'observer la mine et l'action de celui
qui devait parler. Il me parut être de moyen âge, et d'une taille
plus grande que les trois autres qui l'accompagnaient, dont l'un,
qui avait l'air d'un page, tenait la queue de sa robe, et les deux
autres étaient debout de chaque côté pour le soutenir. Il me
sembla bon orateur, et je conjecturai que, selon les règles de
l'art, il mêlait dans son discours des périodes pleines de menaces
et de promesses. Je fis la réponse en peu de mots, c'est-à-dire
par un petit nombre de signes, mais d'une manière pleine de
soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil,
comme pour le prendre à témoin que je mourais de faim, n'ayant
rien mangé depuis longtemps. Mon appétit était, en effet, si
pressant que je ne pus m'empêcher de faire voir mon impatience
(peut-être contre les règles de l'honnêteté) en portant mon doigt
très souvent à ma bouche, pour faire connaître que j'avais besoin
de nourriture.
L'_Hurgo_ (c'est ainsi que, parmi eux, on appelle un grand
seigneur, comme je l'ai ensuite appris) m'entendit fort bien. Il
descendit de l'échafaud, et ordonna que plusieurs échelles fussent
appliquées à mes côtés, sur lesquelles montèrent bientôt plus de
cent hommes qui se mirent en marche vers ma bouche, chargés de
paniers pleins de viandes. J'observai qu'il y avait de la chair de
différents animaux, mais je ne les pus distinguer par le goûter.
Il y avait des épaules et des éclanches en forme de celles de
mouton, et fort bien accommodées, mais plus petites que les ailes
d'une alouette; j'en avalai deux ou trois d'une bouchée avec six
pains. Ils me fournirent tout cela, témoignant de grandes marques
d'étonnement et d'admiration à cause de ma taille et de mon
prodigieux appétit. Ayant fait un autre signe pour leur faire
savoir qu'il me manquait à boire, ils conjecturèrent, par la façon
dont je mangeais, qu'une petite quantité de boisson ne me
suffirait pas; et, étant un peuple d'esprit, ils levèrent avec
beaucoup d'adresse un des plus grands tonneaux de vin qu'ils
eussent, le roulèrent vers ma main et le défoncèrent. Je le bus
d'un seul coup avec un grand plaisir. On m'en apporta un autre
muid, que je bus de même, et je fis plusieurs signes pour avertir
de me voiturer encore quelques autres muids.
Après m'avoir vu faire toutes ces merveilles, ils poussèrent des
cris de joie et se mirent à danser, répétant plusieurs fois, comme
ils avaient fait d'abord: _Hehinah Degul_. Bientôt après,
j'entendis une acclamation universelle, avec de fréquentes
répétitions de ces mots: _Peplom Selan_, et j'aperçus un grand
nombre de peuple sur mon côté gauche, relâchant les cordons à un
tel point que je me trouvai en état de me tourner, et d'avoir le
soulagement d'uriner, fonction dont je m'acquittai au grand
étonnement du peuple, lequel, devinant ce que j'allais faire,
s'ouvrit impétueusement à droite et à gauche pour éviter le
déluge. Quelque temps auparavant, on m'avait frotté charitablement
le visage et les mains d'une espèce d'onguent d'une odeur
agréable, qui, dans très peu de temps, me guérit de la piqûre des
flèches. Ces circonstances, jointes aux rafraîchissements que
j'avais reçus, me disposèrent à dormir; et mon sommeil fut environ
de huit heures, sans me réveiller, les médecins, par ordre de
l'empereur, ayant frelaté le vin et y ayant mêlé des drogues
soporifiques.
Tandis que je dormais, l'empereur de Lilliput (c'était le nom de
ce pays) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette résolution
semblera peut-être hardie et dangereuse, et je suis sûr qu'en
pareil cas elle ne serait du goût d'aucun souverain de l'Europe;
cependant, à mon avis, c'était un dessein également prudent et
dangereux; car, en cas que ces peuples eussent tenté de me tuer
avec leurs lances et leurs flèches pendant que je dormais, je me
serais certainement éveillé au premier sentiment de douleur, ce
qui aurait excité ma fureur et augmenté mes forces à un tel degré,
que je me serais trouvé en état de rompre le reste des cordons;
et, après cela, comme ils n'étaient pas capables de me résister,
je les aurais tous écrasés et foudroyés.
On fit donc travailler à la hâte cinq mille charpentiers et
ingénieurs pour construire une voiture: c'était un chariot élevé
de trois pouces, ayant sept pieds de longueur et quatre de
largeur, avec vingt-deux roues. Quand il fut achevé, on le
conduisit au lieu où j'étais. Mais la principale difficulté fut de
m'élever et de me mettre sur cette voiture. Dans cette vue,
quatre-vingts perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent
employées; et des cordes très fortes, de la grosseur d'une
ficelle, furent attachées, par le moyen de plusieurs crochets, aux
bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou, de mes
mains, de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des
plus robustes furent employés à élever ces cordes par le moyen
d'un grand nombre de poulies attachées aux perches; et, de cette
façon, dans moins de trois heures de temps, je fus élevé, placé et
attaché dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu'on
m'en a fait depuis, car, pendant cette manoeuvre, je dormais très
profondément. Quinze cents chevaux, les plus grands de l'écurie de
l'empereur, chacun d'environ quatre pouces et demi de haut, furent
attelés au chariot, et me traînèrent vers la capitale, éloignée
d'un quart de lieue.
Il y avait quatre heures que nous étions en chemin, lorsque je fus
subitement éveillé par un accident assez ridicule. Les voituriers
s'étant arrêtés un peu de temps pour raccommoder quelque chose,
deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosité de
regarder ma mine pendant que je dormais; et, s'avançant très
doucement jusqu'à mon visage, l'un d'entre eux, capitaine aux
gardes, avait mis la pointe aiguë de son esponton bien avant dans
ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m'éveilla, et me
fit éternuer trois fois. Nous fîmes une grande marche le reste de
ce jour-là, et nous campâmes la nuit avec cinq cents gardes, une
moitié avec des flambeaux, et l'autre avec des arcs et des
flèches, prête à tirer si j'eusse essayé de me remuer. Le
lendemain au lever du soleil, nous continuâmes notre voyage, et
nous arrivâmes sur le midi à cent toises des portes de la ville.
L'empereur et toute la cour sortirent pour nous voir; mais les
grands officiers ne voulurent jamais consentir que Sa Majesté
hasardât sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs
autres avaient osé faire.
À l'endroit où la voiture s'arrêta, il y avait un temple ancien,
estimé le plus grand de tout le royaume, lequel, ayant été souillé
quelques années auparavant par un meurtre, était, selon la
prévention de ces peuples, regardé comme profane, et, pour cette
raison, employé à divers usages. Il fut résolu que je serais logé
dans ce vaste édifice. La grande porte, regardant le nord, était
environ de quatre pieds de haut, et presque de deux pieds de
large; de chaque côté de la porte, il y avait une petite fenêtre
élevée de six pouces. À celle qui était du côté gauche, les
serruriers du roi attachèrent quatre-vingt-onze chaînes,
semblables à celles qui sont attachées à la montre d'une dame
d'Europe, et presque aussi larges; elles furent par l'autre bout
attachées à ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-à-vis de
ce temple, de l'autre côté du grand chemin, à la distance de vingt
pieds, il y avait une tour d'au moins cinq pieds de haut; c'était
là que le roi devait monter avec plusieurs des principaux
seigneurs de sa cour pour avoir la commodité de me regarder à son
aise. On compte qu'il y eut plus de cent mille habitants qui
sortirent de la ville, attirés par la curiosité, et, malgré mes
gardes, je crois qu'il n'y aurait pas eu moins de dix mille hommes
qui, à différentes fois, auraient monté sur mon corps par des
échelles, si on n'eût publié un arrêt du conseil d'État pour le
défendre. On ne peut s'imaginer le bruit et l'étonnement du peuple
quand il me vit debout et me promener: les chaînes qui tenaient
mon pied gauche étaient environ de six pieds de long, et me
donnaient la liberté d'aller et de venir dans un demi-cercle.
Chapitre II
_L'empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses
courtisans, vient pour voir l'auteur dans sa prison. Description
de la personne et de l'habit de Sa Majesté. Gens savants nommés
pour apprendre la langue à l'auteur. Il obtient des grâces par sa
douceur. Ses poches sont visitées._
L'empereur, à cheval, s'avança un jour vers moi, ce qui pensa lui
coûter cher: à ma vue, son cheval, étonné, se cabra; mais ce
prince, qui est un cavalier excellent, se tint ferme sur ses
étriers jusqu'à ce que sa suite accourût et prît la bride. Sa
Majesté, après avoir mis pied à terre, me considéra de tous côtés
avec une grande admiration, mais pourtant se tenant toujours, par
précaution, hors de la portée de ma chaîne.
L'impératrice, les princes et princesses du sang, accompagnés de
plusieurs dames, s'assirent à quelque distance dans des fauteuils.
L'empereur est plus grand qu'aucun de sa cour, ce qui le fait
redouter par ceux qui le regardent; les traits de son visage sont
grands et mâles, avec une lèvre épaisse et un nez aquilin; il a un
teint d'olive, un air élevé, et des membres bien proportionnés, de
la grâce et de la majesté dans toutes ses actions. Il avait alors
passé la fleur de sa jeunesse, étant âgé de vingt-huit ans et
trois quarts, dont il en avait régné environ sept. Pour le
regarder avec plus de commodité je me tenais couché sur le côté,
en sorte que mon visage pût être parallèle au sien; et il se
tenait à une toise et demie loin de moi. Cependant, depuis ce
temps-là, je l'ai eu plusieurs fois dans ma main; c'est pourquoi
je ne puis me tromper dans le portrait que j'en fais. Son habit
était uni et simple, et fait moitié à l'asiatique et moitié à
l'européenne; mais il avait sur la tête un léger casque d'or, orné
de joyaux et d'un plumet magnifique. Il avait son épée nue à la
main, pour se défendre en cas que j'eusse brisé mes chaînes; cette
épée était presque longue de trois pouces; la poignée et le
fourreau étaient d'or et enrichis de diamants. Sa voix était
aigre, mais claire et distincte, et je le pouvais entendre
aisément, même quand je me tenais debout; Les dames et les
courtisans étaient tous habillés superbement; en sorte que la
place qu'occupait toute la cour paraissait à mes yeux comme une
belle jupe étendue sur la terre, et brodée de figures d'or et
d'argent. Sa Majesté impériale me fit l'honneur de me parler
souvent; et je lui répondis toujours; mais nous ne nous entendions
ni l'un ni l'autre.
Au bout de deux heures, la cour se retira, et on me laissa une
forte garde pour empêcher l'impertinence, et peut-être la malice
de la populace, qui avait beaucoup d'impatience de se rendre en
foule autour de moi pour me voir de près. Quelques-uns d'entre eux
eurent l'effronterie et la témérité de me tirer des flèches, dont
une pensa me crever l'oeil gauche. Mais le colonel fit arrêter six
des principaux de cette canaille, et ne jugea point de peine mieux
proportionnée à leur faute que de les livrer liés et garrottés
dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite et en mis
cinq dans la poche de mon justaucorps, et à l'égard du sixième, je
feignis de le vouloir manger tout vivant. Le pauvre petit homme
poussait des hurlements horribles, et le colonel avec ses
officiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer
mon canif. Mais-je fis bientôt cesser leur frayeur, car, avec un
air doux et humain, coupant promptement les cordes dont il était
garrotté, je le mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je
traitai les autres de la même façon, les tirant successivement
l'un après l'autre de ma poche. Je remarquai avec plaisir que les
soldats et le peuple avaient été très touchés de cette action
d'humanité, qui fut rapportée à la cour d'une manière très
avantageuse, et qui me fit honneur.
La nouvelle de l'arrivée d'un homme prodigieusement grand, s'étant
répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens
oisifs et curieux; en sorte que les villages furent presque
abandonnés, et que la culture de la terre en aurait souffert, si
Sa Majesté impériale n'y avait pourvu par différents édits et
ordonnances. Elle ordonna donc que tous ceux qui m'avaient déjà vu
retourneraient incessamment chez eux, et n'approcheraient point,
sans une permission particulière, du lieu de mon séjour. Par cet
ordre, les commis des secrétaires d'État gagnèrent des sommes très
considérables.
Cependant l'empereur tint plusieurs conseils pour délibérer sur le
parti qu'il fallait prendre à mon égard. J'ai su depuis que la
cour avait été fort embarrassée. On craignait que je ne vinsse à
briser mes chaînes et à me mettre en liberté; on disait que ma
nourriture, causant une dépense excessive, était capable de
produire une disette de vivres; on opinait quelquefois à me faire
mourir de faim, ou à me percer de flèches empoisonnées; mais on
fit réflexion que l'infection d'un corps tel que le mien pourrait
produire la peste dans la capitale et dans tout le royaume.
Pendant qu'on délibérait, plusieurs officiers de l'armée se
rendirent à la porte de la grand'chambre où le conseil impérial
était assemblé, et deux d'entre eux, ayant été introduits,
rendirent compte de ma conduite à l'égard des six criminels dont
j'ai parlé, ce qui fit une impression si favorable sur l'esprit de
Sa Majesté et de tout le conseil, qu'une commission impériale fut
aussitôt expédiée pour obliger tous les villages, à quatre cent
cinquante toises aux environs de la ville, de livrer tous les
matins six boeufs, quarante moutons et d'autres vivres pour ma
nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin et
d'autres boissons. Pour le payement de ces vivres, Sa Majesté
donna des assignations sur son trésor. Ce prince n'a d'autres
revenus que ceux de son domaine, et ce n'est que dans des
occasions importantes qu'il lève des impôts sur ses sujets, qui
sont obligés de le suivre à la guerre à leurs dépens. On nomma six
cents personnes pour me servir, qui furent pourvues
d'appointements pour leur dépense de bouche et de tentes
construites très commodément de chaque côté de ma porte.
Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs me feraient un
habit à la mode du pays; que six hommes de lettres, des plus
savants de l'empire, seraient chargés de m'apprendre la langue, et
enfin, que les chevaux de l'empereur et ceux de la noblesse et les
compagnies des gardes feraient souvent l'exercice devant moi pour
les accoutumer à ma figure. Tous ces ordres furent ponctuellement
exécutés. Je fis de grands progrès dans la connaissance de la
langue de Lilliput. Pendant ce temps-là l'empereur m'honora de
visites fréquentes, et même voulut bien aider mes maîtres de
langue à m'instruire.
Les premiers mots que j'appris furent pour lui faire savoir
l'envie que j'avais qu'il voulût bien me rendre ma liberté; ce que
je lui répétais tous les jours à genoux. Sa réponse fut qu'il
fallait attendre encore un peu de temps, que c'était une affaire
sur laquelle il ne pouvait se déterminer sans l'avis de son
conseil, et que, premièrement, il fallait que je promisse par
serment l'observation d'une paix inviolable avec lui et avec ses
sujets; qu'en attendant, je serais traité avec toute l'honnêteté
possible. Il me conseilla de gagner; par ma patience et par ma
bonne conduite, son estime et celle de ses peuples. Il m'avertit
de ne lui savoir point mauvais gré s'il donnait ordre à certains
officiers de me visiter, parce que, vraisemblablement, je pourrais
porter sur moi plusieurs armes dangereuses et préjudiciables à la
sûreté de ses États. Je répondis que j'étais prêt à me dépouiller
de mon habit et à vider toutes mes poches en sa présence. Il me
repartit que, par les lois de l'empire, il fallait que je fusse
visité par deux commissaires; qu'il savait bien que cela ne
pouvait se faire sans mon consentement; mais qu'il avait si bonne
opinion de ma générosité et de ma droiture, qu'il confierait sans
crainte leurs personnes entre mes mains; que tout ce qu'on
m'ôterait me serait rendu fidèlement quand je quitterais le pays,
ou que j'en serais remboursé selon l'évaluation, que j'en ferais
moi-même.
Lorsque les deux commissaires vinrent pour me fouiller, je pris
ces messieurs dans mes mains, je les mis d'abord dans les poches
de mon justaucorps et ensuite dans toutes mes autres poches.
Ces officiers du prince, ayant des plumes, de l'encre et du papier
sur eux, firent un inventaire très exact de tout ce qu'ils virent;
et, quand ils eurent achevé; ils me prièrent de les mettre à
terre, afin qu'ils pussent rendre compte de leur visite à
l'empereur.
Cet inventaire était conçu dans les termes suivants:
«Premièrement, dans la poche droite du justaucorps du _grand homme
Montagne _(c'est ainsi que je rends ces mots: Quinbus Flestrin),
après une visite exacte, nous n'avons trouvé qu'un morceau de
toile grossière, assez grand pour servir de tapis de pied, dans la
principale chambre de parade de Votre Majesté. Dans la poche
gauche; nous avons trouvé un grand coffre d'argent avec un
couvercle de même métal, que nous, commissaires, n'avons pu lever
(ma tabatière). Nous avons prié ledit _homme Montagne_ de
l'ouvrir, et, l'un de nous étant entré dedans, a eu de la
poussière jusqu'aux genoux, dont il a éternué pendant deux heures,
et l'autre pendant sept minutes. Dans la poche droite de sa veste,
nous avons trouvé un paquet prodigieux de substances blanches et
minces, pliées l'une sur l'autre, environ de la grosseur de trois
hommes, attachées d'un câble bien fort et marquées de grandes
figures noires, lesquelles il nous a semblé être des écritures.
Dans la poche gauche, il y avait une grande machine plate armée de
grandes dents très longues qui ressemblent aux palissades qui sont
dans la cour de Votre Majesté (un peigne). Dans la grande poche du
côté droit de son _couvre-milieu_ (c'est ainsi que je traduis le
mot de _ranfulo_, par lequel on voulait entendre ma culotte), nous
avons vu un grand pilier de fer creux, attaché à une grosse pièce
de bois plus large que le pilier, et d'un côté du pilier il y
avait d'autres pièces de fer en relief, serrant un caillou coupé
en talus; nous n'avons su ce que c'était (un pistolet à pierre);
et dans la poche gauche il y avait encore une machine de la même
espèce. Dans la plus petite poche du côté droit, il y avait
plusieurs pièces rondes et plates, de métal rouge et blanc et
d'une grosseur différente; quelques-unes des pièces blanches, qui
nous ont paru être d'argent, étaient si larges et si pesantes, que
mon confrère et moi nous avons eu de la peine à les lever. _Item_,
deux sabres de poche (deux canifs), dont la lame s'emboîtait dans
une rainure du manche, et qui avait le fil fort tranchant; ils
étaient placés dans une grande boîte ou étui. Il restait deux
poches à visiter: celles-ci, il les appelait goussets. C'étaient
deux ouvertures coupées dans le haut de son _couvre_-_milieu_,
mais fort serrées par son ventre, qui les pressait. Hors du
gousset droit pendait une grande chaîne d'argent, avec une machine
très merveilleuse au bout. Nous lui avons commandé de tirer hors
du gousset tout ce qui tenait à cette chaîne; cela paraissait être
un globe dont la moitié était d'argent et l'autre était un métal
transparent. Sur le côté transparent, nous avons vu certaines
figures étranges tracées dans un cercle; nous avons cru que nous
pourrions les toucher, mais nos doigts ont été arrêtés par une
substance lumineuse. Nous avons appliqué cette machine à nos
oreilles; elle faisait un bruit continuel, à peu près comme celui
d'un moulin à eau, et nous avons conjecturé que c'est ou quelque
animal inconnu, ou la divinité qu'il adore; mais nous penchons
plus du côté de la dernière opinion, parce qu'il nous a assuré (si
nous l'avons bien entendu, car il s'exprimait fort imparfaitement)
qu'il faisait rarement une chose sans l'avoir consultée; il
l'appelait son oracle, et disait qu'elle désignait le temps pour
chaque action de sa vie. Du gousset gauche il tira un filet
presque assez large pour servir à un pêcheur (une bourse), mais
qui s'ouvrait et se refermait; nous avons trouvé au dedans
plusieurs pièces massives d'un métal jaune; si c'est du véritable
or, il faut qu'elles soient d'une valeur inestimable.
«Ainsi, ayant, par obéissance aux ordres de Votre Majesté, fouillé
exactement toutes ses poches, nous avons observé une ceinture
autour de son corps, faite de la peau de quelque animal
prodigieux, à laquelle, du côté gauche, pendait une épée de la
longueur de six hommes, et du côté droit une bourse ou poche
partagée en deux cellules, chacune étant capable de tenir trois
sujets de Votre Majesté. Dans une de ces cellules il y avait
plusieurs globes ou balles d'un autre métal très pesant, environ
de la grosseur de notre tête, et qui exigeaient une main très
forte pour les lever; l'autre cellule contenait un amas de
certaines graines noires, mais peu grosses et assez légères, car
nous en pouvions tenir plus de cinquante dans la paume de nos
mains (des balles et de la poudre).
«Tel est l'inventaire exact de tout ce que nous avons trouvé sur
le corps de l'_homme Montagne_, qui nous a reçus avec beaucoup
d'honnêteté et avec des égards conformes à la commission de Votre
Majesté.
«Signé et scellé le quatrième jour de la lune quatre-vingt-
neuvième du règne très heureux de Votre Majesté.
«Flessen Frelock, Marsi Frelock.»
Quand cet inventaire eut été lu en présence de l'empereur, il
m'ordonna, en des termes honnêtes, de lui livrer toutes ces choses
en particulier. D'abord il demanda mon sabre: il avait donné ordre
à trois mille hommes de ses meilleures troupes qui
l'accompagnaient de l'environner à quelque distance avec leurs
arcs et leurs flèches; mais je ne m'en aperçus pas dans le moment,
parce que mes yeux étaient fixés sur Sa Majesté. Il me pria donc
de tirer mon sabre, qui, quoique un peu rouillé par l'eau de la
mer, était néanmoins assez brillant. Je le fis, et tout aussitôt
les troupes jetèrent de grands cris. Il m'ordonna de le remettre
dans le fourreau et de le jeter à terre, aussi doucement que je
pourrais, environ à six pieds de distance de ma chaîne. La seconde
chose qu'il me demanda fut un de ces piliers creux de fer, par
lesquels il entendait mes pistolets de poche; je les lui présentai
et, par son ordre, je lui en expliquai l'usage comme je pus, et,
ne les chargeant que de poudre, j'avertis l'empereur de n'être
point effrayé, et puis je les lirai en l'air. L'étonnement, à
cette occasion, fut plus, grand qu'à la vue de mon sabre; ils
tombèrent tous à la renverse comme s'ils eussent été frappés du
tonnerre; et même l'empereur, qui était très brave, ne put revenir
à lui-même qu'après quelque temps. Je lui remis mes deux pistolets
de la même manière que mon sabre, avec mes sacs de plomb et de
poudre, l'avertissant de ne pas approcher le sac de poudre du feu,
s'il ne voulait voir son palais impérial sauter en l'air, ce qui
le surprit beaucoup. Je lui remis aussi ma montre, qu'il fut fort
curieux de voir, et il commanda à deux de ses gardes les plus
grands de la porter sur leurs épaules, suspendue à un grand bâton,
comme les charretiers des brasseurs portent un baril de bière en
Angleterre. Il était étonné du bruit continuel qu'elle faisait et
du mouvement de l'aiguille qui marquait les minutes; il pouvait
aisément le suivre des yeux, la vue de ces peuples étant bien plus
perçante que la nôtre. Il demanda sur ce sujet le sentiment de ses
docteurs, qui furent très partagés, comme le lecteur peut bien se
l'imaginer.
Ensuite je livrai mes pièces d'argent et de cuivre, ma bourse,
avec neuf grosses pièces d'or et quelques-unes plus petites, mon
peigne, ma tabatière d'argent, mon mouchoir et mon journal. Mon
sabre, mes pistolets de poche et mes sacs de poudre et de plomb
furent transportés à l'arsenal de Sa Majesté; mais tout le reste
fut laissé chez moi.
J'avais une poche en particulier, qui ne fut point visitée, dans
laquelle il y avait une paire de lunettes, dont je me sers
quelquefois à cause de la faiblesse de mes yeux, un télescope,
avec plusieurs autres bagatelles que je crus de nulle conséquence
pour l'empereur, et que, pour cette raison, je ne découvris point
aux commissaires, appréhendant qu'elles ne fussent gâtées ou
perdues si je venais à m'en dessaisir.
Chapitre III
_L'auteur divertit l'empereur et les grands de l'un et de l'autre
sexe d'une manière fort extraordinaire. Description des
divertissements de la cour de Lilliput. L'auteur est mis en
liberté à certaines conditions._
L'empereur voulut un jour me donner le divertissement de quelque
spectacle, en quoi ces peuples surpassent toutes les nations que
j'ai vues, soit pour l'adresse, soit pour la magnificence; mais
rien ne me divertit davantage que lorsque je vis des danseurs de
corde voltiger sur un fil blanc bien mince, long de deux pieds
onze pouces.
Ceux qui pratiquent cet exercice sont les personnes qui aspirent
aux grands emplois, et souhaitent de devenir les favoris de la
cour; ils sont pour cela formés dès leur jeunesse à ce noble
exercice, qui convient surtout aux personnes de haute naissance.
Quand une grande charge est vacante, soit par la mort de celui qui
en était revêtu, soit par sa disgrâce (ce qui arrive très
souvent), cinq ou six prétendants à la charge présentent une
requête à l'empereur pour avoir la permission de divertir Sa
Majesté et sa cour d'une danse sur la corde, et celui qui saute le
plus haut sans tomber obtient la charge. Il arrive très souvent
qu'on ordonne aux grands magistrats de danser aussi sur la corde,
pour montrer leur habileté et pour faire connaître à l'empereur
qu'ils n'ont pas perdu leur talent. Flimnap, grand trésorier de
l'empire, passe pour avoir l'adresse de faire une cabriole sur la
corde au moins un pouce plus haut qu'aucun autre seigneur de
l'empire; je l'ai vu plusieurs fois faire le saut périlleux (que
nous appelons le _somerset_) sur une petite planche de bois
attachée à une corde qui n'est pas plus grosse qu'une ficelle
ordinaire.
Ces divertissements causent souvent des accidents funestes, dont
la plupart sont enregistrés dans les archives impériales. J'ai vu
moi-même deux ou trois prétendants s'estropier; mais le péril est
beaucoup plus grand quand les ministres reçoivent ordre de
signaler leur adresse; car, en faisant des efforts extraordinaires
pour se surpasser eux-mêmes et pour l'emporter sur les autres, ils
font presque toujours des chutes dangereuses.
On m'assura qu'un an avant mon arrivée, Flimnap se serait
infailliblement cassé la tête en tombant, si un des coussins du
roi ne l'eût préservé.
Il y a un autre divertissement qui n'est que pour l'empereur,
l'impératrice et pour le premier ministre. L'empereur met sur une
table trois fils de soie très déliés, longs de six pouces; l'un
est cramoisi, le second jaune, et le troisième blanc. Ces fils
sont proposés comme prix à ceux que l'empereur veut distinguer par
une marque singulière de sa faveur. La cérémonie est faite dans la
grand'chambre d'audience de Sa Majesté, où les concurrents sont
obligés de donner une preuve de leur habileté, telle que je n'ai
rien vu de semblable dans aucun autre pays de l'ancien ou du
nouveau monde.
L'empereur tient un bâton, les deux bouts parallèles à l'horizon,
tandis que les concurrents, s'avançant successivement, sautent
par-dessus le bâton. Quelquefois l'empereur tient un bout et son
premier ministre tient l'autre; quelquefois le ministre le tient
tout seul. Celui qui réussit le mieux et montre plus d'agilité et
de souplesse en sautant est récompensé de la soie cramoisie; la
jaune est donnée au second, et la blanche au troisième. Ces fils,
dont ils font des baudriers, leur servent dans la suite d'ornement
et, les distinguant du vulgaire, leur inspirent une noble fierté.
L'empereur ayant un jour donné ordre à une partie de son armée,
logée dans sa capitale et aux environs, de se tenir prête, voulut
se réjouir d'une façon très singulière. Il m'ordonna de me tenir
debout comme un autre colosse de Rhodes, mes pieds aussi éloignés
l'un de l'autre que je les pourrais étendre commodément; ensuite
il commanda à son général, vieux capitaine fort expérimenté, de
ranger les troupes en ordre de bataille et de les faire passer en
revue entre mes jambes, l'infanterie par vingt-quatre de front, et
la cavalerie par seize, tambours battants, enseignes déployées et
piques hautes. Ce corps était composé de trois mille hommes
d'infanterie et de mille de cavalerie.
Sa Majesté prescrivit, sous peine de mort, à tous les soldats
d'observer dans la marche la bienséance la plus exacte envers ma
personne, ce qui n'empêcha pas quelques-uns des jeunes officiers
de lever les yeux en haut pendant qu'ils passaient au-dessous de
moi. Et, pour confesser la vérité, ma culotte était alors en si
mauvais état qu'elle leur donna l'occasion d'éclater de rire.
J'avais présenté ou envoyé tant de mémoires ou de requêtes pour ma
liberté, que Sa Majesté, à la fin, proposa l'affaire, premièrement
au conseil des dépêches, et puis au Conseil d'État, où il n'y eut
d'opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam, qui
jugea à propos, sans aucun sujet, de se déclarer, contre moi; mais
tout le reste du conseil me fut favorable, et l'empereur appuya
leur avis. Ce ministre, qui était _galbet_, c'est-à-dire grand
amiral, avait mérité la confiance de son maître par son habileté
dans les affaires; mais il était d'un esprit aigre et fantasque.
Il obtint que les articles touchant les conditions auxquelles je
devais être mis en liberté seraient dressés par lui-même. Ces
articles me furent apportés par Skyresh Bolgolam en personne,
accompagné de deux sous-secrétaires et de plusieurs gens de
distinction. On me dit d'en promettre l'observation par serment,
prêté d'abord à la façon de mon pays, et ensuite à la manière
ordonnée par leurs lois, qui fut de tenir l'orteil de mon pied
droit dans ma main gauche, de mettre le doigt du milieu de ma main
droite sur le haut de ma tête, et le pouce sur la pointe de mon
oreille droite. Mais, comme le lecteur peut être curieux de
connaître le style de cette cour et de savoir les articles
préliminaires de ma délivrance, j'ai fait une traduction de l'acte
entier mot pour mot:
«Golbasto momaren eulamé gurdilo shefin mully ully gué, très
puissant empereur de Lilliput, les délices et la terreur de
l'univers, dont les États s'étendent à cinq mille _blustrugs_
(c'est-à-dire environ six lieues en circuit) aux extrémités du
globe, souverain de tous les souverains, plus haut que les fils
des hommes, dont les pieds pressent la terre jusqu'au centre, dont
la tête touche le soleil, dont un clin d'oeil fait trembler les
genoux des potentats, aimable comme le printemps, agréable comme
l'été, abondant comme l'automne, terrible comme l'hiver; à tous
nos sujets aimés et féaux, salut. Sa très haute Majesté propose à
l'_homme Montagne _les articles suivants, lesquels, pour
préliminaire, il sera obligé de ratifier par un serment solennel:
«I. L'_homme Montagne _ne sortira point de nos vastes États sans
notre permission scellée du grand sceau.
«II. Il ne prendra point la liberté d'entrer dans notre capitale
sans notre ordre exprès, afin que les habitants soient avertis
deux heures auparavant de se tenir enfermés chez eux.
«III. Ledit _homme Montagne_ bornera ses promenades à nos
principaux grands chemins, et se gardera de se promener ou de se
coucher dans un pré ou pièce de blé.
«IV. En se promenant par lesdits chemins, il prendra tout le soin
possible de ne fouler aux pieds les corps d'aucun de nos fidèles
sujets ni de leurs chevaux ou voitures; il ne prendra aucun de nos
dits sujets dans ses mains, si ce n'est de leur consentement.
«V. S'il est nécessaire qu'un courrier du cabinet fasse quelque
course extraordinaire, l'_homme Montagne _sera obligé de porter
dans sa poche ledit courrier durant six journées, une fois toutes
les lunes, et de remettre ledit courrier (s'il en est requis) sain
et sauf en notre présence impériale.
«VI. Il sera notre allié contre nos ennemis de l'île de Blefuscu,
et fera tout son possible pour faire périr la flotte qu'ils arment
actuellement pour faire une descente sur nos terres.
«VII. Ledit _homme Montagne_, à ses heures de loisir, prêtera son
secours à nos ouvriers, en les aidant à élever certaines grosses
pierres, pour achever les murailles de notre grand parc et de nos
bâtiments impériaux.
«VIII. Après avoir fait le serment solennel d'observer les
articles ci-dessus énoncés, ledit _homme Montagne_ aura une
provision journalière de viande et de boisson suffisante à la
nourriture de dix-huit cent soixante-quatorze de nos sujets, avec
un accès libre auprès de notre personne impériale, et autres
marques de notre faveur.
«Donné en notre palais, à Belsaborac, le douzième jour de la
quatre-vingt-onzième lune de notre règne.»
Je prêtai le serment et signai tous ces articles avec une grande
joie, quoique quelques-uns ne fussent pas aussi honorables que je
l'eusse souhaité, ce qui fut l'effet de la malice du grand amiral
Skyresh Bolgolam. On m'ôta mes chaînes, et je fus mis en liberté.
L'empereur me fit l'honneur de se rendre en personne et d'être
présent à la cérémonie de ma délivrance. Je rendis de très humbles
actions de grâces à Sa Majesté, en me prosternant à ses pieds;
mais il me commanda de me lever, et cela dans les termes les plus
obligeants.
Le lecteur a pu observer que, dans le dernier article de l'acte de
ma délivrance, l'empereur était convenu de me donner une quantité
de viande et de boisson qui pût suffire à la subsistance de dix-
huit cent soixante-quatorze Lilliputiens. Quelque temps après,
demandant à un courtisan, mon ami particulier, pourquoi on s'était
déterminé à cette quantité, il me répondit que les mathématiciens
de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moyen
d'un quart de cercle, et supputé sa grosseur, et le trouvant, par
rapport au leur, comme dix-huit cent soixante-quatorze sont à un,
ils avaient inféré de la _similarité_ de leur corps que je devais
avoir un appétit dix-huit cent soixante-quatorze fois plus grand
que le leur; d'où le lecteur peut juger de l'esprit admirable de
ce peuple, et de l'économie sage, exacte et clairvoyante de leur
empereur.
Chapitre IV
_Description de Mildendo, capitale de Lilliput, et du palais de
l'empereur. Conversation entre l'auteur et un secrétaire d'État,
touchant les affaires de l'empire. Offres que l'auteur fait de
servir l'empereur dans ses guerres._
La première requête que je présentai, après avoir obtenu ma
liberté, fut pour avoir la permission de voir Mildendo, capitale
de l'empire; ce que l'empereur m'accorda, mais en me recommandant
de ne faire aucun mal aux habitants ni aucun tort à leurs maisons.
Le peuple en fut averti par une proclamation qui annonçait le
dessein que j'avais de visiter la ville. La muraille qui
l'environnait était haute de deux pieds et demi, et épaisse au
moins de onze pouces, en sorte qu'un carrosse pouvait aller dessus
et faire le tour de la ville en sûreté; elle était flanquée de
fortes tours à dix pieds de distance l'une de l'autre. Je passai
par-dessus la porte occidentale, et je marchai très lentement et
de côté par les deux principales rues, n'ayant qu'un pourpoint, de
peur d'endommager les toits et les gouttières des maisons par les
pans de mon justaucorps. J'allais avec une extrême circonspection,
pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étaient
restés dans les rues, nonobstant les ordres précis signifiés à
tout le monde de se tenir chez soi, sans sortir aucunement durant
ma marche. Les balcons, les fenêtres des premier, deuxième,
troisième et quatrième étages, celles des greniers ou galetas et
les gouttières même étaient remplis d'une si grande foule de
spectateurs, que je jugeai que la ville devait être
considérablement peuplée. Cette ville forme un carré exact, chaque
côté de la muraille ayant cinq cents pieds de long. Les deux
grandes rues qui se croisent et la partagent en quatre quartiers
égaux ont cinq pieds de large; les petites rues, dans lesquelles
je ne pus entrer, ont de largeur depuis douze jusqu'à dix-huit
pouces. La ville est capable de contenir cinq cent mille âmes. Les
maisons sont de trois ou quatre étages. Les boutiques et les
marchés sont bien fournis. Il y avait autrefois bon opéra et bonne
comédie; mais, faute d'auteurs excités par les libéralités du
prince, il n'y a plus rien qui vaille.
Le palais de l'empereur, situé dans le centre de la ville, où les
deux grandes rues se rencontrent, est entouré d'une muraille haute
de vingt-trois pouces, et, à vingt pieds de distance des
bâtiments. Sa Majesté m'avait permis d'enjamber par-dessus cette
muraille, pour voir son palais de tous les côtés. La cour
extérieure est un carré de quarante pieds et comprend deux autres
cours. C'est dans la plus intérieure que sont les appartements de
Sa Majesté, que j'avais un grand désir de voir, ce qui était
pourtant bien difficile, car les plus grandes portes n'étaient que
de dix-huit pouces de haut et de sept pouces de large. De plus,
les bâtiments de la cour extérieure étaient au moins hauts de cinq
pieds, et il m'était impossible d'enjamber par-dessus sans courir
le risque de briser les ardoises des toits; car, pour les
murailles, elles étaient solidement bâties de pierres de taille
épaisses de quatre pouces. L'empereur avait néanmoins grande envie
que je visse la magnificence de son palais; mais je ne fus en état
de le faire qu'au bout de trois jours, lorsque j'eus coupé avec
mon couteau quelques arbres des plus grands du parc impérial,
éloigné de la ville d'environ cinquante toises. De ces arbres je
fis deux tabourets, chacun de trois pieds de haut, et assez forts
pour soutenir le poids de mon corps. Le peuple ayant donc été
averti pour la seconde fois, je passai encore au travers de la
ville, et m'avançai vers le palais, tenant mes deux tabourets à la
main. Quand je fus arrivé à un côté de la cour extérieure, je
montai sur un de mes tabourets et pris l'autre à ma main. Je fis
passer celui-ci par-dessus le toit, et le descendis doucement à
terre, dans l'espace qui était entre la première et la seconde
cour, lequel avait huit pieds de large. Je passai ensuite très
commodément par-dessus les bâtiments, par le moyen des deux
tabourets; et, quand je fus en dedans, je tirai avec un crochet le
tabouret qui était resté en dehors. Par cette invention, j'entrai
jusque dans la cour la plus intérieure, où, me couchant sur le
côté, j'appliquai mon visage à toutes les fenêtres du premier
étage, qu'on avait exprès laissées ouvertes, et je vis les
appartements les plus magnifiques qu'on puisse imaginer. Je vis
l'impératrice et les jeunes princesses dans leurs chambres,
environnées de leur suite. Sa Majesté impériale voulut bien
m'honorer d'un sourire très gracieux, et me donna par la fenêtre
sa main à baiser.