Ces idées m'occupèrent tellement pendant quelques jours, que, malgré
mon respect pour ma maîtresse, je ne pus m'empêcher de faire part de mes
commentaires à Mandola. «Détrompe-toi, me répondit-il; cette fois, c'est
le contraire de ce qui s'est passé avec Lanfranchi. C'est la signora qui
se dégoûte du prince et qui trouve chaque soir un nouveau prétexte pour
l'empêcher de la suivre. Quelle en est la raison? Cela est impossible
à deviner, puisque nous qui la voyons, nous savons qu'elle est seule et
qu'elle n'a aucun rendez-vous. Peut-être qu'elle tourne tout à fait à la
dévotion et qu'elle veut se détacher du monde.»
Le soir même, j'essayai de chanter à la signora un cantique de la
Vierge; mais elle m'interrompit brusquement en me disant qu'elle n'avait
pas envie de dormir, et me demanda les amours d'Armide et de Renaud. «Il
s'est trompé,» dit Mandola, qui ne manquait pas de finesse, en feignant
de m'excuser. Je changeai de mode, et je fus écouté avec attention.
Je remarquai bientôt qu'à force de chanter en plein air au balancement
de la gondole, je me fatiguais beaucoup et que ma voix était en
souffrance. Je consultai un professeur de musique qui venait au palais
pour apprendre les éléments à la petite Alezia Aldini, alors âgée de six
ans. Il me répondit que, si je continuais à chanter dehors, je perdrais
ma voix avant la fin de l'année. Cette menace m'effraya tellement, que
je résolus de ne plus chanter ainsi. Mais le lendemain la signora
me demanda la barcarole nationale de la _Biondina_, d'un air si
mélancolique, avec un regard si doux et un visage si pâle, que je n'eus
pas le courage de lui refuser le seul plaisir qu'elle parût capable de
goûter depuis quelque temps.
Il était évident qu'elle maigrissait et qu'elle perdait de sa fraîcheur;
elle éloignait de plus en plus le prince. Elle passait sa vie en
gondole, et même elle négligeait un peu les pauvres. Elle semblait
succomber à un accablement dont nous cherchions vainement la cause.
Pendant une semaine, elle parut chercher à se distraire. Elle s'entoura
de monde, et le soir elle se fit suivre par plusieurs gondoles où se
placèrent ses amis et des musiciens qui lui donnèrent la sérénade. Une
fois elle me pria de chanter. Je déclinai ma compétence en présence de
musiciens de profession et de nombreux dilettanti. Elle insista d'abord
avec douceur, et puis avec un peu de dépit; je continuai de m'en
défendre, et enfin elle m'ordonna d'un ton absolu de lui obéir. C'était
la première fois de sa vie qu'elle s'emportait. Au lieu de comprendre
que c'était la maladie qui changeait ainsi son caractère, et de
faire acte de complaisance, je m'abandonnai à un mouvement d'orgueil
invincible, et lui déclarai que je n'étais pas son esclave, que je
m'étais engagé à conduire sa gondole et non à divertir ses convives; et,
en un mot, que j'avais failli perdre ma voix pour la distraire, et que,
puisqu'elle me récompensait si mal de mon dévouement, je ne chanterais
plus ni pour elle ni pour personne. Elle ne répondit rien; les amis qui
l'accompagnaient, étonnés de mon audace, gardaient le silence. Au bout
de quelques instants, Salomé fit un cri et saisit le petite Alezia,
qui, endormie dans les bras de sa mère, avait failli tomber à l'eau.
La signora était évanouie depuis quelques minutes, et personne ne s'en
était aperçu.
J'abandonnai la rame; je parlai au hasard; je m'approchai de la signora;
j'étais si troublé, que j'eusse fait quelque folie si la prudente Salomé
ne m'eût renvoyé impérieusement à mon poste. La signora revint à elle,
on reprit à la hâte la route du palais. Mais la société était surprise
et consternée, la musique allait tout de travers; et, quant à moi,
j'étais si désolé et si effrayé, que mes mains tremblantes ne pouvaient
plus soutenir la rame. J'avais perdu la tête, j'accrochais toutes les
gondoles. Mandola me maudissait; mais, sourd à ses avertissements, je me
retournais à chaque instant pour regarder madame Aldini, dont le front
pâle, éclairé par la lune, semblait porter l'empreinte de la mort.
Elle passa une mauvaise nuit; le lendemain elle eut la fièvre et garda
le lit. Salomé refusa de me laisser entrer. Je me glissai malgré elle
dans la chambre à coucher, et je me jetai à genoux devant la signora, en
fondant en larmes. Elle me tendit sa main, que je couvris de baisers, et
me dit que j'avais eu raison de lui résister. «C'est moi, ajouta-t-elle
avec une bonté angélique, qui suis exigeante, fantasque et impitoyable
depuis quelque temps. Il faut me le pardonner, Nello; je suis malade,
et je sens que je ne peux plus gouverner mon humeur comme à l'ordinaire.
J'oublie que vous n'êtes pas destiné à rester gondolier, et qu'un
brillant avenir vous est réservé. Pardonnez-moi cela encore; mon amitié
pour vous est si grande, que j'ai eu le désir égoïste de vous garder
près de moi, et d'enfouir votre talent dans cette condition basse et
obscure qui vous écrase. Vous avez défendu votre indépendance et
votre dignité, vous avez bien fait. Désormais vous serez libre, vous
apprendrez la musique; je n'épargnerai rien pour que votre voix se
conserve et pour que votre talent se développe; vous ne me rendrez plus
d'autres services que ceux qui vous seront dictés par l'affection et la
reconnaissance.»
Je lui jurai que je la servirais toute ma vie, que j'aimerais
mieux mourir que de la quitter; et, en vérité, j'avais pour elle un
attachement si légitime et si profond, que je ne pensais pas faire un
serment téméraire.
Elle fut mieux portante les jours suivants, et me força de prendre mes
premières leçons de chant. Elle y assista et sembla y apporter le plus
vif intérêt. Dans l'intervalle, elle me faisait étudier et répéter les
principes, dont jusque-là je n'avais pas eu la moindre idée, bien que je
m'y fusse conformé par instinct en m'abandonnant à mon chant naturel.
Mes progrès furent rapides; je cessai tout service pénible. La signora
prétendit que le double mouvement des rames la fatiguait, et afin que
Mandola ne se plaignît pas d'être seul chargé de tout le travail, son
salaire fut doublé. Quant à moi, j'étais toujours sur la gondole, mais
assis à la proue, et occupé seulement à chercher dans les yeux de ma
patronne ce qu'il fallait faire pour lui être agréable. Ses beaux yeux
étaient bien tristes, bien voilés. Sa santé s'améliorait par instants,
et puis s'altérait de nouveau. C'était là mon unique chagrin; mais il
était profond.
Elle perdait de plus en plus ses forces, et l'aide de nos bras ne lui
suffisait plus pour monter les escaliers. Mandola était chargé de
la porter comme un enfant, comme je portais la petite Alezia. Cette
fillette devenait chaque jour plus belle; mais le genre de sa beauté et
son caractère en faisaient bien l'antipode de sa mère. Autant celle-ci
était blanche et blonde, autant Alezia était brune. Ses cheveux
tombaient déjà en deux fortes tresses d'ébène jusqu'à ses genoux;
ses petits bras ronds et veloutés ressortaient comme ceux d'une jeune
Mauresque sur ses vêtements de soie, toujours blancs comme la neige;
car elle était vouée à la Vierge. Quant à son humeur, elle était étrange
pour son âge. Je n'ai jamais vu d'enfant plus grave, plus méfiant,
plus silencieux. Il semblait qu'elle eût hérité de l'humeur altière du
seigneur Torquato. Jamais elle ne se familiarisait avec personne; jamais
elle ne tutoyait aucun de nous. Une caresse de Salomé lui semblait une
offense, et c'est tout au plus si, à force de la porter, de la servir et
de l'aduler, j'obtenais une fois par semaine qu'elle me laissât baiser
le bout de ses petits doigts roses, qu'elle soignait déjà comme eût fait
une femme bien coquette. Elle était très-froide avec sa mère, et passait
des heures entières assise auprès d'elle dans la gondole, les yeux
attachés sur les flots, muette, insensible à tout en apparence, et
rêveuse comme une statue. Mais si la signora lui adressait la plus
légère réprimande, ou se mettait au lit avec un redoublement de fièvre,
la petite entrait dans des accès de désespoir qui faisaient craindre
pour sa vie ou pour sa raison.
Un jour, elle s'évanouit dans mes bras, parce que Mandola, qui portait
sa mère, glissa sur une des marches du perron et tomba avec elle. La
signora se blessa légèrement, et depuis cet instant ne voulut plus se
fier à l'adresse du bon hercule lombard. Elle me demanda si j'aurais la
force de remplir cet office. J'étais alors dans toute ma vigueur, et
je lui répondis que je porterais bien quatre femmes comme elle et huit
enfants comme le sien. Dès lors je la portai toujours; car, jusqu'à
l'époque où je la quittai, ses forces ne revinrent pas.
Bientôt arriva le moment où la signora me sembla moins légère et
l'escalier plus difficile à monter. Ce n'était pas elle qui augmentait
le volume, c'était moi qui perdais mes forces au moment de l'entourer de
mes bras. Je n'y comprenais rien d'abord, et puis ensuite je m'en fis
de grands reproches; mais mon émotion était insurmontable. Cette taille
souple et voluptueuse qui s'abandonnait à moi, cette tête charmante qui
se penchait vers mon visage, ce bras d'albâtre qui entourait mon cou
nu et brûlant, cette chevelure embaumée qui se mêlait à la mienne, c'en
était trop pour un garçon de dix-sept ans. Il était impossible qu'elle
ne sentît pas les battements précipités de mon coeur, et qu'elle ne
vît pas dans mes yeux le trouble qu'elle jetait dans mes sens. «Je te
fatigue,» me disait-elle quelquefois d'un air mourant. Je ne pouvais
pas répondre à cette languissante ironie; ma tête s'égarait, et j'étais
forcé de m'enfuir aussitôt que je l'avais déposée sur son fauteuil. Un
jour, Salomé ne se trouva pas, comme de coutume, dans le cabinet pour
la recevoir. J'eus quelque peine à arranger les coussins pour l'asseoir
commodément. Mes bras s'enlaçaient autour d'elle; je me trouvai à ses
pieds, et ma tête mourante se pencha sur ses genoux. Ses doigts étaient
passés dans mes cheveux. Un frémissement subit de cette main me révéla
ce que j'ignorais encore. Je n'étais pas le seul ému, je n'étais pas
le seul prêt à succomber. Il n'y avait plus entre nous ni serviteur, ni
patronne, ni barcarolle, ni signora; il y avait un jeune homme et une
jeune femme amoureux l'un de l'autre. Un éclair traversa mon âme et
jaillit de mes yeux. Elle me repoussa vivement, et s'écria d'une voix
étouffée: _Va-t'en!_ J'obéis, mais en triomphateur. Ce n'était plus le
valet qui recevait un ordre: c'était l'amant qui faisait un sacrifice.
Un désir aveugle s'empara dès lors de tout mon être. Je ne fis aucune
réflexion; je ne sentis ni crainte, ni scrupule, ni doute; je n'avais
qu'une idée fixe, c'était de me trouver seul avec Bianca. Mais cela
était plus difficile que sa position indépendante ne devait le faire
présumer. Il semblait que Salomé devinât le péril et se fût imposé la
tâche d'en préserver sa maîtresse. Elle ne la quittait jamais, si ce
n'est le soir, lorsque la petite Alezia voulait se coucher à l'heure où
sa mère allait à la promenade. Alors Mandola était l'inévitable témoin
qui nous suivait sur les lagunes. Je voyais bien, aux regards et à
l'inquiétude de la signora, qu'elle ne pouvait s'empêcher de désirer
un tête-à-tête avec moi; mais elle était trop faible de caractère, soit
pour le provoquer, soit pour l'éviter. Je ne manquais pas de hardiesse
et de résolution; mais pour rien au monde je n'eusse voulu la
compromettre, et d'ailleurs, tant que je n'étais pas vainqueur dans
cette situation délicate, mon rôle pouvait être souverainement ridicule
et même méprisable aux yeux des autres serviteurs de la signora.
Heureusement, le candide Mandola, qui n'était pas dépourvu de
pénétration, avait pour moi une amitié qui ne s'est jamais démentie.
Je ne serais pas étonné, quoiqu'il ne m'ait jamais donné le droit de
l'affirmer, que, sous cette rude écorce, l'amour n'eût fait quelquefois
tressaillir un coeur tendre lorsqu'il portait la signora dans ses bras.
C'était d'ailleurs une grande imprudence à une jeune femme de livrer,
comme elle l'avait fait, le secret et presque le spectacle de ses
amours à deux hommes de notre âge, et il était bien impossible que
nous fussions témoins, depuis deux ans, du bonheur d'autrui, sans avoir
conçu, l'un et l'autre, quelque tentation importune. Quoi qu'il en soit,
j'ai peine à croire que Mandola eût deviné si bien ce qui se passait en
moi, si quelque chose d'analogue ne se fût passé en lui-même. Un soir
qu'il me voyait absorbé, assis à la proue de la gondole et la tête
cachée dans les deux mains, en attendant que la signora nous fit
avertir, il me dit seulement ces mots: _Nello! Nello!!!_ mais d'un
ton qui me sembla renfermer tant de sens, que je levai la tête et le
regardai avec une sorte d'épouvante, comme si mon sort eût été dans ses
mains.--Il étouffa une sorte de soupir en ajoutant le dicton populaire:
_Sara quel che sara!_
«Que veux-tu dire? m'écriai-je en me levant et en lui saisissant le
bras.--Nello! Nello!...» répéta-t-il en secouant la tête. On vint
m'avertir en ce moment de monter pour transporter la signora dans la
gondole; mais le regard expressif de Mandola me suivit sur le perron et
me jeta dans une émotion singulière.
Ce jour même, Mandola demanda à madame Aldini la permission de
s'absenter pendant une semaine pour aller voir son père malade. Bianca
parut effrayée et surprise de cette demande; mais elle l'accorda
aussitôt, en ajoutant: «Mais qui donc conduira ma gondole?--Nello,
répondit Mandola en me regardant avec attention.--Mais il ne sait
pas _voguer_[1] seul, reprit la signora... Allons, rentrez-moi, nous
chercherons demain un remplaçant provisoire. Va voir ton père, et
soigne-le bien; je prierai pour lui.»
[Note 1: Ramer, _rogar_.]
Le lendemain, la signora me fit appeler et me demanda si je m'étais
enquis d'un barcarolle. Je ne répondis que par un sourire audacieux. La
signora devint pâle, et me dit d'une voix tremblante: «Vous y songerez
demain, je ne sortirai pas aujourd'hui.»
Je compris ma faute; mais la signora avait montré plus de peur que de
colère, et mon espoir accrut mon insolence. Vers le soir, je vins
lui demander s'il fallait faire avancer la gondole au perron. Elle me
répondit d'un ton froid: «Je vous ai dit ce matin que je ne sortirai
pas.» Je ne perdis pas courage. «Le temps a changé, signora, repris-je;
le vent souffle de sirocco. Il fait beau pour vous, ce soir.» Elle
tourna vers moi un regard accablant, en disant: «Je ne t'ai pas demandé
le temps qu'il fait. Depuis quand me donnes-tu des conseils?» La lutte
était engagée, je ne reculai point. «Depuis que vous semblez vouloir
vous laisser mourir,» répondis-je avec véhémence. Elle parut céder à une
force magnétique; car elle pencha sa tête languissamment sur sa main, et
me dit d'une voix éteinte de faire avancer la gondole.
Je l'y transportai. Salomé voulut la suivre. Je pris sur moi de lui dire
d'un ton absolu que sa maîtresse lui commandait de rester près de la
signora Alezia. Je vis la signora rougir et pâlir, tandis que je prenais
la rame et que je repoussais avec empressement le perron de marbre qui
bientôt sembla fuir derrière nous.
Quand je me vis seulement à quelques brasses de distance du palais,
il me sembla que je venais de conquérir le monde et que, les importuns
écartés, ma victoire était assurée. Je ramai _con furore_ jusqu'au
milieu des lagunes sans me détourner, sans dire un seul mot, sans
reprendre haleine. J'avais bien plutôt l'air d'un amant qui enlève sa
maîtresse que d'un gondolier qui conduit sa patronne. Quand nous fûmes
sans témoins, je jetai ma rame, et laissai la barque s'en aller à la
dérive; mais, là, tout mon courage m'abandonna; il me fut impossible de
parler à la signora, je n'osai même pas la regarder. Elle ne me donna
aucun encouragement, et je la ramenai au palais, assez mortifié d'avoir
repris le métier de barcarolle sans avoir obtenu la récompense que
j'espérais.
Salomé me montra de l'humeur et m'humilia plusieurs fois, en m'accusant
d'avoir l'air brusque et préoccupé. Je ne pouvais dire une parole à
la signora sans que la camériste me reprit, prétendant que je ne
m'exprimais pas d'une manière respectueuse. La signora, qui prenait
toujours ma défense, ne parut pas seulement s'apercevoir, ce soir-là,
des mortifications qu'on me faisait éprouver. J'étais outré. Pour la
première fois, je rougissais sérieusement de ma position, et j'eusse
songé à en sortir si l'invincible aimant du désir ne m'eût retenu en
servage.
Pendant plusieurs jours je souffris beaucoup. La signora me laissait
impitoyablement exténuer mes forces à la faire courir sur l'eau, en
plein midi, par un temps d'automne sec et brûlant, en présence de toute
la ville, qui m'avait vu longtemps assis dans sa gondole, à ses pieds,
presque à ses côtés, et qui me voyait maintenant, couvert de sueur,
retourner de la sublime profession de barde au dur métier de rameur.
Mon amour se changea en colère. J'eus deux ou trois fois la tentation
coupable de lui manquer de respect en public; et puis j'eus honte de
moi-même, et je retombai dans l'accablement.
Un matin, il lui prit fantaisie d'aborder au Lido. La rive était
déserte, le sable étincelait au soleil; ma tête était en feu, la sueur
ruisselait sur ma poitrine. Au moment où je me baissais pour soulever
madame Aldini, elle passa sur mon front humide son mouchoir de soie et
me regarda avec une sorte de compassion tendre.
«Poveretto! me dit-elle, tu n'es pas fait pour le métier auquel je te
condamne!
--Pour vous j'irais à l'_arsenal_[2], répondis-je avec feu.
[Note 2: Aux galères.]
--Et tu sacrifierais, reprit-elle, ta belle voix, et le grand talent que
tu peux acquérir, et la noble profession d'artiste à laquelle tu peux
arriver?
--Tout! lui répondis-je en pliant les deux genoux devant elle.
--Tu mens! reprit la signora d'un air triste. Retourne à ta place,
ajouta-t-elle en me montrant la proue. Je veux me reposer un peu ici.»
Je retournai à la proue, mais je laissai ouverte la porte du _camerino_.
Je la voyais pâle et blonde, étendue sur les coussins noirs, enveloppée
dans sa noire mantille, enfoncée et comme cachée dans le velours noir de
cet habitacle mystérieux, qui semble fait pour les plaisirs furtifs
et les voluptés défendues. Elle ressemblait à un beau cygne qui, pour
éviter le chasseur, s'enfonce sous une sombre grotte. Je sentis ma
raison m'abandonner; je me glissai sur mes genoux jusqu'auprès d'elle.
Lui donner un baiser et mourir ensuite pour expier ma faute, c'était
toute ma pensée. Elle avait les yeux fermés, elle faisait semblant de
sommeiller; mais elle sentait le feu de mon haleine. Alors elle m'appela
à voix haute comme si elle m'eût cru bien loin d'elle, et feignit
de s'éveiller lentement, pour me donner le temps de m'éloigner. Elle
m'ordonna de lui aller chercher à la _bottega du Lido_ une eau de
citron, et referma les yeux. Je mis un pied sur la rive, et ce fut tout.
Je rentrai dans la gondole; je restai debout à la regarder. Elle rouvrit
les yeux, et son regard semblait m'attirer par mille chaînes de fer et
de diamant. Je fis un pas vers elle, elle referma les yeux de nouveau;
j'en fis un second, elle les rouvrit encore, et affecta un air de
surprise dédaigneuse. Je retournai vers la rive, et je revins encore
dans la gondole. Ce jeu cruel dura plusieurs minutes. Elle m'attirait et
me repoussait, comme l'épervier joue avec le passereau blessé à mort. La
colère s'empara de moi; je poussai avec violence la porte du _camerino_,
dont la glace vola en éclats. Elle jeta un cri auquel je ne daignai pas
faire attention, et je m'élançai sur la rive en chantant d'une voix de
tonnerre, que je croyais folâtre et dégagée:
La Biondina in gondoleta
L'altra sera mi o mena;
Dal piazer la povareta
La x'a in boto adormenta.
Ela dormiva su sto bracio
Me intanto ia svegliava;
E la barca che ninava
La tornava a adormenzar.
Je m'assis sur une des tombes hébraïques du Lido, j'y restai longtemps,
je me fis attendre à dessein. Et puis tout à coup, pensant qu'elle
souffrait peut-être de la soif, et pénétré de remords, je courus
chercher le rafraîchissement qu'elle m'avait demandé et le lui
portai avec sollicitude. Néanmoins, j'espérais qu'elle me ferait une
réprimande; j'aurais voulu être chassé, car ma condition n'était plus
supportable. Elle me reçut sans colère, et, me remerciant même avec
douceur, elle prit le verre que je lui présentais. Je vis alors que sa
main était ensanglantée, les éclats de la glace l'avaient blessée; je
ne pus retenir mes larmes. Je vis que les siennes coulaient aussi; mais
elle ne m'adressa pas la parole, et je n'osai pas rompre ce silence
plein de tendres reproches et de timides ardeurs.
Je pris la résolution d'étouffer cet amour insensé et de m'éloigner
de Venise. J'essayais de me persuader que la signora ne l'avait jamais
partagé, et que je m'étais flatté d'un espoir insolent; mais à chaque
instant son regard, le son de sa voix, l'expression de son geste, sa
tristesse même, qui semblait augmenter et diminuer avec la mienne, tout
me ramenait à une confiance délirante et à des rêves dangereux.
Le destin semblait travailler à nous ôter le peu de forces qui nous
restait. Mandola ne revenait pas. J'étais un très-médiocre rameur,
malgré mon zèle et mon énergie; je connaissais mal les lagunes, je les
avais toujours parcourues avec tant de préoccupation! Un soir j'égarai
la gondole dans les paludes qui s'étendent entre le canal Saint-George
et celui des Marane. La marée montante immergeait encore ces vastes
bancs d'algues et de sables; mais le flot commença à se retirer avant
que j'eusse pu regagner les eaux courantes: j'apercevais déjà la pointe
des plantes marines qu'une douce brise balançait au milieu de l'écume.
Je fis force de rames, mais en vain. Le reflux mit à sec une plaine
immense, et la barque vint échouer doucement sur un lit de verdure et de
coquillages. La nuit s'étendait sur le ciel et sur les eaux; les oiseaux
de mer s'abattaient par milliers autour de nous en remplissant l'air
de leurs cris plaintifs. J'appelai longtemps, ma voix se perdit dans
l'espace; aucune barque de pêcheur ne se trouvait amarrée autour de la
palude, aucune embarcation ne s'approchait de nos rives. Il fallait
se résigner à attendre du secours du hasard ou de la marée montante
du lendemain. Cette dernière alternative m'inquiétait beaucoup; je
craignais pour ma maîtresse la fraîcheur de la nuit, et surtout les
vapeurs malsaines que les paludes exhalent au lever du jour; j'essayai
en vain de tirer la gondole vers une flaque d'eau. Outre que cela n'eût
servi qu'à nous faire gagner quelques pas, il eût fallu plus de
six personnes pour soulever la barque engravée. Alors je résolus de
traverser le marécage en m'enfonçant dans la vase, de gagner les eaux
courantes et de les franchir à la nage, pour aller chercher du secours.
C'était une entreprise insensée: car je ne connaissais pas la palude, et
là où les pêcheurs se dirigent habilement pour recueillir des _fruits
de mer_, je me serais perdu dans les fondrières et dans les sables
mouvants, au bout de quelques pas. Quand la signora vit que je résistais
à sa défense et que j'allais m'aventurer, elle se leva avec vivacité, et
trouvant la force de se tenir debout un instant, elle m'entoura de ses
bras, et retomba en m'attirant presque sur son coeur. Alors j'oubliai
tout ce qui m'inquiétait, et je m'écriai avec ivresse: «Oui! oui!
restons ici, n'en sortons jamais; mourons-y de bonheur et d'amour, et
que l'Adriatique ne s'éveille pas demain pour nous en tirer!»
Dans le premier moment de trouble, elle faillit s'abandonner à mes
transports; mais retrouvant bientôt la force dont elle s'était armée:
«Eh bien! oui, me dit-elle, en me donnant un baiser sur le front; eh
bien! oui, je t'aime, et il y a déjà bien longtemps. C'est parce que je
t'aimais que j'ai refusé d'épouser Lanfranchi, ne pouvant me résoudre à
mettre un obstacle éternel entre toi et moi. C'est parce que je t'aimais
que j'ai souffert l'amour de Montalegri, craignant de succomber à ma
passion pour toi et voulant la combattre; c'est parce que je t'aime
que je l'ai éloigné, ne pouvant plus supporter cet amour que je ne
partageais pas: c'est parce que je t'aime que je ne veux pas encore
m'abandonner à ce que j'éprouve aujourd'hui; car je veux te donner des
preuves d'amour véritable, et je dois à ta fierté, longtemps humiliée,
un autre dédommagement que de vaines caresses, un autre titre que celui
d'amant.»
Je ne compris rien à ce langage. Quel autre titre que celui d'amant
aurais-je pu désirer, quel autre bonheur que celui de posséder une telle
maîtresse? J'avais eu de sots instants d'orgueil et d'emportement, mais
c'est qu'alors j'étais malheureux, c'est que je croyais n'être pas aimé.
«Pourvu que je le sois, m'écriai-je, pourvu que vous me le disiez comme
à présent dans le mystère de la nuit, et que chaque soir à l'écart,
loin des curieux et des envieux, vous me donniez un baiser comme tout à
l'heure, pourvu que vous soyez à moi en secret, dans le sein de Dieu,
ne serai-je pas plus fier et plus heureux que le doge de Venise! Que
me faut-il de plus que de vivre près de vous et de savoir que vous
m'appartenez! Ah! que tout le monde l'ignore; je n'ai pas besoin de
faire des jaloux pour être glorieux, et ce n'est pas l'opinion des
autres qui fera l'orgueil et la joie de mon âme.
--Et pourtant, répondit Bianca, tu seras humilié d'être mon serviteur,
désormais?--Moi! m'écriai-je, je l'étais ce matin; demain j'en serai
fier.--Quoi! dit-elle, tu ne me mépriserais pas si, m'étant abandonnée
à ton amour, je te laissais dans l'abjection?--Il ne peut pas y avoir
d'abjection à servir qui nous aime, lui répondis-je. Si vous étiez ma
femme, croyez-vous que je vous laisserais porter par un autre que moi?
Pourrais-je être occupé d'autre chose que de vous soigner et de vous
distraire? Salomé n'est pas humiliée de vous servir, et pourtant vous ne
l'aimez pas autant que moi, n'est-ce pas, signora mia?
--O mon noble enfant! s'écria Bianca en pressant ma tête sur son sein
avec transport, ô âme pure et désintéressée! Qu'on vienne donc dire
maintenant qu'il n'y a de grands coeurs que ceux qui naissent dans les
palais! Qu'on vienne donc nier la candeur et la sainteté de ces natures
plébéiennes, rangées si bas par nos odieux préjugés et notre dédain
stupide! O toi, le seul homme qui m'ait aimée pour moi-même, le seul
qui n'ait aspiré ni à mon rang, ni à ma fortune, eh bien! c'est toi qui
partageras l'un et l'autre, c'est toi qui me feras oublier les malheurs
de mon premier hymen, et qui remplaceras par ton nom rustique le nom
odieux d'Aldini que je porte avec regret! C'est toi qui commanderas à
mes vassaux, et qui seras le seigneur de mes terres en même temps que le
maître de ma vie. Nello, veux-tu m'épouser?»
Si la terre se fût entr'ouverte sous mes pieds, ou si la voûte des cieux
se fût écroulée sur ma tête, je n'aurais pas éprouvé une commotion de
surprise plus violente que celle qui me rendit muet devant une telle
demande. Quand je fus un peu remis de ma stupéfaction, je ne sais ce que
je répondis, ma tête se troublait, et il m'était impossible d'avoir une
idée juste. Tout ce que put faire mon bon sens naturel fut de repousser
des honneurs trop lourds pour mon âge et pour mon inexpérience. Bianca
insista. «Écoute, me dit-elle, je ne suis point heureuse. Mon enjouement
couvre depuis longtemps des peines profondes, et maintenant tu me vois
malade et ne pouvant plus dissimuler mon ennui. Ma position dans le
monde est fausse et amère; celle que je me suis faite vis-à-vis de
moi-même est pire encore, et Dieu est mécontent de moi. Tu sais que je
ne suis point de famille patricienne. Torquato Aldini m'épousa pour les
grands biens que mon père avait amassés dans le commerce. Ce seigneur
altier ne vit jamais en moi que l'instrument de sa fortune, il ne
daigna jamais me traiter comme son égale; quelques-uns de ses parents
l'encourageaient dans cette ridicule et cruelle attitude de maître et de
seigneur qu'il avait prise avec moi dès le premier jour; les autres
le blâmaient hautement de s'être mésallié pour payer ses dettes, et le
traitaient froidement depuis son mariage. Après sa mort, tous refusèrent
de me voir, et je me trouvai sans famille; car en entrant dans celle
d'un noble, je m'étais aliéné l'estime et l'affection de la mienne
propre. J'avais épousé Torquato par amour, et ceux de mes parents qui ne
me regardaient pas comme insensée, me croyaient imbue d'une sotte vanité
et d'une basse ambition. Voilà pourquoi, malgré ma fortune, ma jeunesse
et un caractère serviable et inoffensif, tu vois que mes salons sont à
peu près déserts et ma société fort restreinte. J'ai quelques excellents
amis, et leur compagnie suffit à mon coeur. Mais je ne connais point
l'enivrement du monde, et il ne m'a pas assez bien traitée pour que je
lui fasse le sacrifice de mon bonheur. En t'épousant, je sais que je
vais attirer sur moi, non plus seulement son indifférence, mais une
malédiction irrévocable. Ne t'en effraie pas, tu vois que c'est de ma
part un mince sacrifice.
--Mais pourquoi m'épouser? repris-je. Pourquoi braver inutilement cette
malédiction, puisque je n'ai pas besoin de votre fortune pour être
heureux, puisque vous n'avez pas besoin d'un engagement solennel de ma
part pour être bien sûre que je vous aimerai toujours?
--Que tu sois mon mari ou mon amant, repartit Bianca, le monde ne
le saura pas moins, et je n'en serai pas moins maudite et méprisée.
Puisqu'il faut que d'une manière ou de l'autre ton amour me sépare
entièrement du monde, je veux du moins me réconcilier avec Dieu, et
trouver dans cet amour sanctifié par l'église la force de mépriser le
monde à mon tour. Depuis longtemps, je vis mal, je pèche sans profit
pour mon bonheur, j'expose mon salut éternel sans trouver la joie de
mon âme. Maintenant je l'ai trouvée, et je veux la goûter pure et sans
nuage; je veux dormir sans remords sur le sein d'un homme que j'aime; je
veux pouvoir dire au monde: C'est toi qui perds et corromps les coeurs.
L'amour de Nello m'a sauvée et purifiée, et j'ai un refuge contre toi;
c'est Dieu qui m'a permis d'aimer Nello, et qui désormais me commande de
l'aimer jusqu'à la mort.»
Bianca me parla longtemps encore de la sorte. Il y avait de la
faiblesse, de l'enfantillage et de la bonté dans ces naïfs calculs de
sa fierté, de son amour et de sa dévotion. Je n'étais pas moi-même un
esprit fort. Il n'y avait pas longtemps que je ne m'agenouillais plus
soir et matin, dans la chaloupe paternelle, devant l'image de saint
Antoine peinte sur la voile, et quoique les belles dames de Venise
me donnassent bien des distractions dans la basilique, je ne manquais
jamais la messe, et j'avais encore au cou le scapulaire que ma mère y
avait cousu en me donnant sa bénédiction le jour où je quittai Chioggia.
Je me laissai donc vaincre et persuader par madame Aldini; et, sans
résister ni m'engager davantage, je passai la nuit à ses pieds, soumis
comme un enfant à ses scrupules religieux, enivré du seul bonheur de
baiser ses mains et de respirer le parfum de son éventail. Ce fut une
belle nuit, les étoiles étincelantes tremblotaient dans les petites
mares d'eau que la mer avait oubliées sur la palude, la brise murmurait
dans les varecs verdoyants. De temps en temps nous apercevions au loin
le fanal d'une gondole glissant sur les flots, et nous ne songions plus
à l'appeler à notre aide. La voix de l'Adriatique brisant de l'autre
côté du Lido nous arrivait monotone et majestueuse. Nous nous livrions
à mille rêves enchanteurs, nous formions mille projets délicieusement
puérils. La lune se coucha lentement et s'ensevelit dans les flots
assombris de l'horizon, comme une chaste vierge dans un linceul.
Nous étions chastes comme elle, et elle sembla nous jeter un regard
protecteur avant de se plonger dans les eaux.
Mais bientôt le froid se fit sentir, et une nappe de brume blanche
s'étendit sur le marais. Je fermai le _camerino_, j'enveloppai Bianca
dans ma cape rouge. Je m'assis tout près d'elle, je l'entourai de mes
bras pour la préserver, je réchauffai ses mains et ses bras de mon
haleine. Un calme délicieux semblait être descendu dans son coeur depuis
qu'elle m'avait presque arraché la promesse de l'épouser. Elle pencha
doucement sa tête sur mon épaule. La nuit était avancée; depuis plus de
six heures nous exhalions en discours tendres et passionnés l'ardeur
de nos âmes. Une douce fatigue s'empara aussi de moi, et nous nous
endormîmes dans les bras l'un de l'autre, aussi purs que l'aube qui
commençait à blanchir l'horizon. Ce fut notre nuit de noces, notre seule
nuit d'amour, nuit virginale qui ne revint jamais, et dont le souvenir
ne fut jamais souillé.
Des voix rudes m'éveillèrent; je courus à l'avant de la gondole, je vis
plusieurs hommes qui venaient à nous. A l'heure du départ pour la pêche,
l'embarcation échouée avait été signalée par une famille de mariniers
qui m'aida à la pousser jusqu'au canal des Marane, d'où je la ramenai
rapidement au palais.
Que j'étais heureux en posant le pied sur la première marche! Je ne
songeais pas plus au palais qu'à la fortune de Bianca; c'était elle que
je portais dans mes bras, qui, désormais, était mon bien, ma vie, ma
maîtresse dans le sens noble et adorable du mot! Mais là finit ma joie.
Salomé parut au seuil de cette maison consternée, où personne n'avait
dormi depuis la veille. Salomé était pâle, on voyait qu'elle avait
pleuré; c'était peut-être la seule fois de sa vie. Elle ne se permit pas
d'interroger sa maîtresse: peut-être avait-elle déjà lu sur mon front
la raison qui m'avait fait trouver cette nuit si courte. Elle avait été
bien longue pour tous les autres habitants du palais. Tous croyaient
qu'un accident funeste était arrivé à leur chère patronne. Plusieurs
avaient erré toute la nuit pour nous chercher; d'autres l'avaient passée
en prières, à brûler de petites bougies devant l'image de la Vierge.
Quand l'inquiétude fut apaisée et la curiosité satisfaite, je remarquai
que les idées prenaient un autre cours et les physionomies une autre
expression. On examinait la mienne, et les femmes surtout, avec une
avidité blessante. Quant au regard de Salomé, il était si accablant que
je ne pouvais le supporter. Mandola arriva de la campagne au milieu de
cette confusion. Il comprit en un instant de quoi il s'agissait; et,
se penchant vers mon oreille, il me supplia d'avoir de la prudence;
je feignis de ne pas savoir ce qu'il voulait dire; je m'efforçai de
supporter ingénument toutes les investigations des autres. Mais, au
bout de quelques instants, je ne pus résister à mon inquiétude, je
m'introduisis dans l'appartement de Bianca.
Je la trouvai baignée de larmes auprès du lit de sa fille. L'enfant
avait été éveillée au milieu de la nuit par le bruit des allées et
venues des domestiques inquiets. Elle avait écouté leurs commentaires
sur l'absence prolongée de la signora, et, s'imaginant que sa mère était
noyée, elle était tombée en convulsion. Elle était à peine calmée en cet
instant, et Bianca s'accusait des souffrances de sa fille, comme si elle
en eût été la cause volontaire. «O ma Bianca, lui dis-je, consolez-vous,
réjouissez-vous au contraire de ce que votre enfant et tous les êtres
qui vous entourent vous aiment avec tant de passion. Eh bien! je
veux vous aimer encore plus, afin que vous soyez la plus heureuse des
femmes.--Ne dis pas que les autres m'aiment, répondit la signora avec
un peu d'amertume. Il semble qu'ils me fassent tout bas un crime de cet
amour qu'ils ont déjà deviné. Leurs regards m'offensent, leurs discours
me blessent, et je crains qu'ils n'aient laissé échapper devant ma fille
quelque parole imprudente. Salomé est franchement impertinente avec
moi ce matin. Il est temps que je ferme la bouche à ces indiscrets
commentaires. Tu le vois, Nello, on me fait un crime de t'aimer, et on
m'approuvait presque d'aimer le cupide Lanfranchi. Toutes ces âmes sont
basses ou folles. Il faut que, dès aujourd'hui, je leur déclare que ce
n'est point avec mon amant, mais avec mon mari que j'ai passé la nuit.
C'est le seul moyen qu'ils te respectent et qu'ils ne me trahissent
pas.» Je la détournai d'agir aussi vite; je lui représentai qu'elle s'en
repentirait peut-être, qu'elle n'avait pas assez réfléchi, que moi-même
j'avais besoin de bien songer à ses offres, et que, dans tout ceci, elle
n'avait pas assez pesé les suites de sa détermination en ce qui pourrait
un jour concerner sa fille. J'obtins d'elle qu'elle prendrait patience
et qu'elle se gouvernerait prudemment.
Il m'était impossible de porter un jugement éclairé sur ma situation.
Elle était enivrante, et j'étais un enfant. Néanmoins une sorte de
répugnance instinctive m'avertissait de me méfier des séductions de
l'amour et de la fortune. J'étais agité, soucieux, partagé entre le
désir et la terreur. Dans le sort brillant qui m'était offert, je ne
voyais qu'une seule chose, la possession de la femme aimée. Toutes les
richesses qui l'environnaient n'étaient pas même des accessoires à
mon bonheur, c'étaient des conditions pénibles à accepter pour mon
insouciance. J'étais comme les gens qui n'ont jamais souffert et qui ne
conçoivent d'état meilleur ni pire que celui où ils ont vécu. J'étais
libre et heureux dans le palais Aldini. Choyé de tous, autorisé à
satisfaire toutes mes fantaisies, je n'avais aucune responsabilité,
aucune fatigue de corps ni d'esprit. Chanter, dormir et me promener,
c'était à peu près là toute ma vie, et vous savez, vous autres Vénitiens
qui m'entendez, s'il en est une plus douce et mieux faite pour notre
paresse et notre légèreté. Je me représentais le rôle d'époux et de
maître comme quelque chose d'analogue à la surveillance exercée par
Salomé sur les détails de l'intérieur, et ce rôle était loin de flatter
mon ambition. Ce palais, dont j'avais la jouissance, était ma propriété
dans le sens le plus agréable, celui de jouir de tout sans m'y occuper
de rien. Que ma maîtresse y eût ajouté les voluptés de son amour, et
j'eusse été le roi d'Italie.
Ce qui m'attristait aussi, c'était l'air sombre de Salomé et l'attitude
embarrassée, mystérieuse et défiante de tous les autres serviteurs.
Ils étaient nombreux, et c'étaient tous d'honnêtes gens, qui jusque-là
m'avaient traité comme l'enfant de la maison. Dans ce blâme silencieux
que je sentais peser sur moi, il y avait un avertissement que je ne
pouvais pas, que je ne voulais pas mépriser; car, s'il partait un peu
du sentiment naturel de la jalousie, il était dicté encore plus par
l'intérêt affectueux qu'inspirait la signora.
Que n'eusse-je pas donné en ces instants d'angoisses pour avoir un
bon conseil! Mais je ne savais à qui m'adresser, et j'étais le seul
dépositaire des intentions secrètes de ma maîtresse. Elle passa la
journée dans son lit avec sa fille, et le lendemain elle me fit venir
pour me répéter encore tout ce qu'elle m'avait dit dans la palude. Tout
le temps qu'elle me parla, il me sembla qu'elle avait raison, et
qu'elle répondait victorieusement à tous mes scrupules; mais quand je me
retrouvai seul, je retombai dans le malaise et dans l'irrésolution.
Je montai dans la galerie et je me jetai sur une chaise. Mes yeux
distraits se promenaient sur cette longue file d'aïeux dont les
portraits formaient le seul héritage que Torquato Aldini eût pu léguer
à sa fille. Leurs figures enfumées, leurs barbes taillées en carré,
en pointe, en losange, leurs robes de velours noir et leurs manteaux
doublés d'hermine, leur donnaient un aspect imposant et sombre. Presque
tous avaient été sénateurs, procurateurs ou conseillers; il y avait une
foule d'oncles inquisiteurs; les moindres étaient abbés canoniques ou
_capitani grandi_.--Au bout de la galerie, on voyait le ferral de la
dernière galère équipée contre les Turcs par Tibério Aldini, grand-père
de Torquato, alors que les puissants seigneurs de la république
allaient à la guerre à leurs frais et mettaient leur gloire à servir
volontairement la patrie de leurs biens et de leur personne. C'était une
haute lanterne de cristal montée en cuivre doré, surmontée et soutenue
par des enroulements de métal d'un goût bizarre et des ornements
surchargés qui terminaient en pointe la proue du navire. Au-dessous de
chaque portrait on voyait de longs bas-reliefs de chêne, retraçant
les glorieux faits et gestes de ces illustres personnages. Je me mis
à penser que si nous avions la guerre, et que si l'occasion m'était
offerte de combattre pour mon pays, j'aurais bien autant de patriotisme
et de courage que tous ces nobles aristocrates. Il ne me paraissait ni
si étrange ni si méritoire de faire de grandes choses quand on avait la
richesse et la puissance, et je me dis que le métier de grand seigneur
ne devait pas être bien difficile.--Mais à l'époque où je me trouvais,
nous n'avions plus, nous ne devions plus et nous ne pouvions plus avoir
de guerre. La république n'était plus qu'un vain mot, sa force n'était
qu'une ombre, et ses patriciens énervés n'avaient de grandeur que celle
de leur nom. Il était d'autant plus difficile de s'élever jusqu'à eux
dans leur opinion qu'il était plus aisé de les surpasser en réalité.
Entrer en lutte avec leurs préjugés et leurs dédains, c'était donc
une tâche indigne d'un homme, et les plébéiens avaient bien raison
de mépriser ceux d'entre eux qui croyaient s'élever en recherchant la
société et en copiant les ridicules des nobles.
Ces réflexions me vinrent d'abord confusément, puis elles se firent
jour, et je m'aperçus que je pensais, comme je m'étais aperçu un beau
matin que je pouvais chanter. Je commençai à me rendre compte de la
répugnance que j'éprouvais à sortir de ma condition pour me donner
en spectacle à la société comme un vaniteux et un ambitieux, et je me
promis d'ensevelir dans le mystère mes amours avec Bianca.
En proie à ces réflexions, je me promenais le long de la galerie, et je
regardais avec fierté cette orgueilleuse lignée à laquelle un enfant du
peuple, un barcarolle de Chioggia, dédaignait de succéder. Je me sentais
joyeux; je songeais à mon vieux père, et, au souvenir de la maison
paternelle, longtemps oubliée et négligée, mes yeux s'humectaient
de larmes. Je me trouvai au bout de la galerie, face à face avec le
portrait de messer Torquato, et, pour la première fois, je le toisai
hardiment de la tête aux pieds. C'était bien la noblesse titulaire
incarnée. Son regard semblait repousser comme la pointe d'une épée, et
sa main avait l'air de ne s'être jamais ouverte que pour commander à
des inférieurs. Je pris plaisir à le braver. «Eh bien! lui disais-je en
moi-même, tu aurais eu beau faire, je n'aurais jamais été ton valet. Ton
air superbe ne m'eût pas intimidé, et je t'aurais regardé en face comme
je regarde cette toile. Tu n'aurais jamais eu de prise sur moi, parce
que mon coeur est plus fier que le tien ne le fut jamais, parce que je
dédaigne cet or devant lequel tu t'es incliné, parce que je suis plus
grand que toi aux yeux de la femme que tu as possédée. Malgré tout
l'orgueil de ton sang, tu as courbé le genou devant elle pour obtenir
ses richesses; et, quand tu as été riche par elle, tu l'as brisée et
humiliée. C'est la conduite d'un lâche, et la mienne est celle d'un
véritable noble, car je ne veux de toutes les richesses de Bianca que
son coeur, dont tu n'étais pas digne. Et moi, je refuse ce que tu as
imploré, afin de posséder ce qui est au-dessus de toutes choses à mes
yeux, l'estime de Bianca. Et je l'aurai, car elle comprendra combien
mon âme est au-dessus de celle d'un patricien endetté. Je n'ai pas de
patrimoine à racheter, moi! Il n'y a pas d'hypothèques sur la chaloupe
de mon père; et les habits que je porte sont à moi, parce que je les ai
gagnés par mon travail. Eh bien! c'est moi qui serai le bienfaiteur, et
non pas l'obligé, parce que je rendrai le bonheur et la vie à ce coeur
brisé par toi, parce que je saurai me faire bénir et honorer, moi
valet et amant, tandis que tu as été maudit et méprisé, toi époux et
seigneur.»
Un léger bruit me fit tourner la tête. Je vis derrière moi la petite
Alezia, qui traversait la galerie en traînant une poupée plus grande
qu'elle. J'aimais cet enfant, malgré son caractère altier, à cause de
l'amour qu'elle avait pour sa mère. Je voulus l'embrasser; mais, comme
si elle eût senti dans l'atmosphère la réprobation qui, dans cette
maison, pesait sur moi depuis deux jours, elle recula d'un air
courroucé, et, s'enfuyant comme si elle eût eu quelque chose à craindre
de moi, elle se pressa contre le portrait de son père. Je fus étonné en
cet instant de la ressemblance que sa jolie petite tête brune avait déjà
avec la figure hautaine de Torquato, et je m'arrêtai pour l'examiner
avec un sentiment de tristesse profonde. Elle aussi semblait m'examiner
attentivement. Tout d'un coup elle rompit le silence pour me dire d'un
ton aigre et avec une expression d'indignation au-dessus de son âge:
«Pourquoi donc avez-vous volé la bague de mon papa?»
En même temps elle allongeait son petit doigt vers moi pour désigner une
belle bague en diamants montée à l'ancienne mode, que sa mère m'avait
donnée quelques jours auparavant, et que j'avais eu l'enfantillage
d'accepter; puis, se retournant et se dressant sur la pointe des pieds,
elle posa le bout de son doigt sur celui du portrait qui était orné de
la même bague exactement rendue, et je m'aperçus que l'imprudente Bianca
avait fait présent à son gondolier d'un des plus précieux joyaux de
famille de son époux.
Le rouge me monta au visage, et je reçus de cet enfant la leçon qui
devait le plus me dégoûter des richesses mal acquises. Je souris, et
lui remettant la bague: «C'est votre maman qui l'a laissée tomber de son
doigt, lui dis-je, et je l'ai trouvée tout à l'heure dans la gondole.
--Je vais la lui porter,» dit la petite fille en l'arrachant plutôt
qu'elle ne l'accepta de ma main. Elle sortit en courant, abandonnant
sa poupée par terre. Je ramassai ce jouet, afin de m'assurer d'un petit
fait que j'avais souvent observé déjà. Alezia s'amusait à percer
toutes ses poupées, à l'endroit du coeur, avec de longues épingles, et
quelquefois elle restait des heures entières absorbée dans le plaisir
muet et profond de ce jeu étrange.
Le soir, Mandola vint me trouver dans ma chambre. Il avait l'air gauche
et embarrassé. Il avait beaucoup à me dire, mais il ne trouvait pas un
mot. Sa figure était si bizarre que je partis d'un éclat de rire. «Vous
avez tort, Nello, me dit-il d'un air peiné; je suis votre ami; vous avez
tort!» Il voulait se retirer, je courus après lui, j'essayai de le faire
s'expliquer; ce fut impossible. Je voyais bien qu'il avait le coeur
plein de sages réflexions et de bons conseils; mais l'expression lui
manquait, et toutes ses phrases avortées se terminaient, dans son
patois mêlé de toutes les langues, par cette sentence: _E molto delica,
delicatissimo_.
Enfin, je réussis à comprendre que le bruit s'était répandu, dans
la maison, de mon prochain mariage avec la signora. Quelques mots
d'impatience qu'on lui avait entendu dire à Salomé avaient suffi pour
faire naître cette opinion. La signora avait dit textuellement en
parlant de moi: «Le temps n'est pas loin où vous le servirez, au lieu
de lui commander.» Je niai obstinément l'application de ces paroles,
et prétendis que je n'y comprenais rien du tout. «C'est bien, me dit
Mandola; c'est ainsi que tu dois répondre, même à moi qui suis ton ami.
Mais j'ai des yeux, je ne te fais pas de questions; je ne t'en ai jamais
fait, Nello; seulement je viens t'avertir qu'il faut de la prudence. Les
Aldini ne cherchent qu'un prétexte pour ôter à la signora la tutèle de
la signora Alezia, et la signora mourra de chagrin si on lui enlève sa
fille.
--Que dis-tu? m'écriai-je; quoi! on lui enlèverait sa fille à cause de
moi!
--S'il était question de mariage, certainement, reprit l'honnête
barcarolle; _autrement_... comme ce sont des choses qu'on ne peut jamais
prouver...--Surtout quand elles n'existent pas, repris-je vivement.--Tu
parles comme il faut, répondit Mandola; continue à te tenir sur tes
gardes; ne te confie à personne, pas même à moi, et si tu as un peu
d'influence sur la signora, engage-la à se bien cacher, surtout de
Salomé. Salomé ne la trahira jamais; mais elle a la voix trop forte, et,
quand elle querelle la signora, toute la maison entend ce qu'elles se
disent. Si quelqu'un des amis de la signora venait à se douter de ce
qui se passe, tout irait mal; car les amis, ce n'est pas comme les
domestiques: cela ne sait pas garder un secret, et pourtant on se fie à
eux plus qu'à nous!»
Les conseils du candide Mandola n'étaient point à dédaigner, d'autant
plus qu'ils s'accordaient parfaitement avec mon instinct. Nous
conduisîmes, le lendemain soir, la signora sur le canal de la Zueca, et
Mandola, comprenant que j'avais à lui parler, s'endormit complaisamment
sur la poupe. J'éteignis le fanal, je me glissai dans l'habitacle, et
je causai longtemps avec Bianca. Elle s'étonna de mes refus, et me dit
encore tout ce qu'elle crut propre à les vaincre. Je lui parlai avec
fermeté, je lui dis que jamais je ne laisserais dire de moi que j'avais
aimé une femme pour ses richesses, que je tenais autant au bon renom
de ma famille qu'aucun patricien de Venise, que mes parents ne me
pardonneraient jamais si je donnais un pareil scandale, et que je
ne voulais pas plus me brouiller avec mon honnête homme de père, que
brouiller la signora avec sa fille; car Alezia était ce qu'elle devait
préférer et ce qu'elle préférait sans doute à tout au monde. Ce dernier
argument eut plus de puissance que tous les autres. Elle fondit
en larmes, et m'exprima son admiration et sa reconnaissance avec
l'enthousiasme de la passion.