A partir de ce jour, tout rentra dans le repos au palais Aldini. Ce
petit monde subalterne avait eu sa crise révolutionnaire. Il eut son
pacificateur, et je m'amusai en secret de mon rôle de grand citoyen
avec un héroïsme enfantin. Mandola qui commençait à devenir lettré,
me regardait avec étonnement m'occuper des plus rudes travaux, et,
me parlant tout bas d'un air paternel, m'appelait à la dérobée son
_Cincinnato_ et son _Pompilio_.
J'avais pris en effet avec moi-même, et je tins courageusement la
résolution de ne plus recevoir le moindre bienfait de la femme dont je
voulais être l'amant. Puisque le seul moyen de la posséder en secret,
c'était de rester dans sa maison sur le pied de valet, il me semblait
que je pouvais rétablir l'égalité entre elle et moi en proportionnant
mes services à mon salaire. Jusque-là, ce salaire avait été considérable
et non proportionné à mon travail, qui, pendant quelque temps même,
avait été tout à fait nul. Je résolus de réparer le temps perdu; je me
mis à tout ranger, à tout nettoyer, à faire les commissions, à porter
même l'eau et le bois, à vernir et à brosser la gondole, en un mot à
faire la besogne de dix personnes, et je la fis gaiement, en fredonnant
mes plus beaux airs d'opéra et mes plus belles strophes épiques. Ce qui
m'amusa le plus, ce fut de prendre soin des tableaux de famille et de
secouer la poussière qui obscurcissait, chaque matin, le majestueux
regard de Torquato. Quand j'avais fini sa toilette, je lui ôtais
respectueusement mon bonnet en lui adressant ironiquement quelque
parodie de mes vers héroïques.
Les prolétaires vénitiens, et les gondoliers particulièrement, ont,
vous le savez, le goût des joyaux. Ils dépensent une bonne partie de ce
qu'ils gagnent en bagues antiques, en camées de chemises, en épingles de
cravate, en chaînes à breloques, etc. Je m'étais laissé donner beaucoup
de ces hochets. Je les reportai tous à madame Aldini, et ne voulus même
plus porter de boucles d'argent à mes souliers. Mais mon sacrifice
le plus méritoire fut de renoncer à la musique. Je considérai que mon
travail, quelque laborieux qu'il fût, ne pouvait compenser les dépenses
que mon assiduité au théâtre et les leçons du professeur de chant
occasionnaient à la signora. Je me déclarai enrhumé à perpétuité, et, au
lieu d'aller à la Fenice avec elle, je me mis à lire dans les vestibules
du théâtre. Je comprenais aussi que j'étais ignorant, et, bien que ma
maîtresse ne le fût guère moins, je voulais étendre un peu mes idées
et ne pas la faire rougir de mes bévues. J'étudiai la langue-mère avec
ardeur, et je m'attachai à ne plus estropier misérablement les vers,
comme tous les barcarolles ont coutume de le faire. Quelque chose aussi
me disait, au fond du coeur, que cette étude me serait utile par la
suite, et que ce que je perdais en progrès, sous le rapport du chant, je
le regagnais de l'autre en réformant mon accent et ma prononciation.
Quelques jours de cette louable conduite suffirent à me rendre le calme.
Jamais je n'avais été plus fort, plus gai, et, au dire de Salomé, plus
beau qu'avec mes habits propres et modestes, mon air doux et mes mains
brunies par le hâle. Tout le monde m'avait rendu la confiance, l'estime
et les mille petits soins dont je jouissais auparavant. La belle Alezia,
qui avait une grande déférence pour le jugement de sa gouvernante juive,
me laissait même baiser le bout de ses tresses noires, ornées de noeuds
écarlates et de perles fines.
Une seule personne restait triste et tourmentée, c'était la signora; sa
santé loin de revenir, empirait de jour en jour. A chaque instant, je
surprenais ses beaux yeux bleus pleins de larmes, attachés sur moi avec
un air de tendresse et de douleur inexprimable. Elle ne pouvait pas
s'habituer à me voir travailler ainsi. J'aurais été son fils qu'elle
ne se serait pas affligée davantage de me voir porter des fardeaux et
recevoir la pluie. Sa sollicitude m'impatientait même un peu, et les
efforts qu'elle faisait pour la renfermer la lui rendaient plus pénible
encore. Il s'était opéré en elle je ne sais quelle révolution imprévue.
Cet amour qui avait fait jusque-là, comme elle me le disait elle-même,
son tourment et sa joie, semblait ne plus faire désormais que sa
consternation et sa honte. Elle n'évitait plus, comme autrefois, les
occasions d'être seule avec moi; au contraire, elle les faisait naître;
mais dès que je me mettais à ses genoux, elle éclatait en sanglots et
changeait en scènes d'attendrissement les heures promises à la volupté.
Je m'efforçais en vain de comprendre ce qui se passait en elle. Elle se
faisait arracher des réponses vagues, toujours bonnes et tendres, mais
déraisonnables, et qui me jetaient dans mille perplexités. Je ne savais
comment m'y prendre pour consoler et fortifier cette âme abattue.
J'étais dévoré de désirs, et il me semblait qu'une heure d'effusion et
d'enthousiasme réciproque eût été plus éloquente que toutes ces paroles
et toutes ces larmes; mais je ressentais pour elle trop de respect et
trop de dévouement pour ne pas lui faire le sacrifice de mes transports.
Je sentais qu'il m'eût été facile de surprendre les sens de cette
femme faible de corps et d'esprit; mais je craignais trop les pleurs du
lendemain, et je ne voulais devoir mon bonheur qu'à sa confiance et
à son amour. Ce jour ne vint pas, et je dois dire, à la honte de la
faiblesse féminine, que mes voeux eussent été comblés si j'avais eu
moins de délicatesse et de désintéressement. J'avais espéré que Bianca
m'encouragerait; je vis bientôt qu'elle me craignait au contraire, et
qu'à mon approche elle frémissait comme si je lui eusse apporté le
crime et les remords. Je ne réussissais à la rassurer que pour la
voir s'affliger davantage, et accuser la destinée comme s'il n'eût pas
dépendu de sa volonté d'en tirer un meilleur parti. Puis, une secrète
honte brisait cette âme timorée. La dévotion s'emparait d'elle de plus
en plus; son confesseur la gouvernait et l'épouvantait. Il lui défendait
d'avoir des amants, et elle qui avait su résister au confesseur, quand
il s'était agi de M. Lanfranchi et de M. Montalegri, ne trouvait pas
pour moi le même courage. Peu à peu je parvins à lui arracher l'aveu de
toutes ses souffrances et de tous ses combats. Elle avait révélé à son
directeur tous les détails de notre amour, et il lui avait fait un crime
énorme de cette affection basse et criminelle. Il lui avait interdit de
penser au mariage avec moi, encore plus peut-être que de s'abandonner
à la passion; et il l'avait tellement effrayée en la menaçant de la
repousser du sein de l'Eglise, que son esprit doux et craintif, partagé
entre le désir de me rendre heureux et la peur de se damner, était en
proie à une véritable agonie.
Madame Aldini avait eu jusque-là une dévotion si facile, si tolérante,
si véritablement italienne, que je ne fus pas peu surpris de la voir
tourner au sérieux précisément au milieu d'une de ces crises de la
passion qui semblent le plus exclure de pareilles recrudescences. Je fis
de grands efforts sur ma pauvre tête inexpérimentée pour comprendre ce
phénomène, et j'en vins à bout. Bianca m'aimait peut-être plus qu'elle
n'avait aimé le comte et le prince; mais elle n'avait pas l'âme assez
forte ni l'esprit assez éclairé pour s'élever au-dessus de l'opinion.
Elle se plaignait de la morgue des autres; mais elle donnait à cette
morgue une valeur réelle par la peur qu'elle en avait. En un mot, elle
était soumise plus que personne au préjugé qu'un instant elle avait
voulu braver. Elle avait espéré trouver, dans l'appui de l'Eglise, par
le sacrement et un redoublement de ferveur catholique, la force qu'elle
ne trouvait pas en elle-même, et dont pourtant elle n'avait pas eu
besoin avec ses précédents amants, parce qu'ils étaient patriciens et
que le monde était pour eux. Mais maintenant l'Eglise la menaçait, le
monde allait la maudire; combattre à la fois et le monde et l'Eglise
était une tâche au-dessus de son énergie.
Et puis encore, peut-être son amour avait-il diminué au moment où j'en
étais devenu digne; peut-être, au lieu d'apprécier la grandeur d'âme qui
m'avait fait redescendre volontairement du salon à l'office, elle avait
cru voir, dans cette conduite courageuse, le manque d'élévation et le
goût inné de la servitude. Elle croyait aussi que les menaces et les
sarcasmes de ses autres valets m'avaient intimidé. Elle s'étonnait de ne
me point trouver ambitieux, et cette absence d'ambition lui semblait la
marque d'un esprit inerte ou craintif. Elle ne m'avoua point toutes ces
choses; mais, dès que je fus sur la voie, je les devinai. Je n'en eus
point de dépit. Comment pouvait-elle comprendre mon noble orgueil et ma
chatouilleuse probité, elle qui avait accepté et partagé l'amour d'un
Aldini et d'un Lanfranchi?
Sans doute elle ne me trouvait plus beau depuis que je ne voulais plus
porter ni dentelles ni rubans. Mes mains, endurcies à son service,
ne lui semblaient plus dignes de serrer la sienne. Elle m'avait aimé
barcarolle, dans l'idée et dans l'espoir de faire de moi un agréable
sigisbée; mais, du moment que je voulais rétablir entre elle et moi
l'échange impartial des services, toutes ses illusions s'évanouissaient,
et elle ne voyait plus en moi que le Chioggiote grossier, espèce de
boeuf stupide et laborieux.
A mesure que ma raison s'éclaira de ces découvertes, l'orage de mes
sens s'apaisa. Si j'avais eu affaire à une grande âme, ou seulement à
un caractère énergique, c'eût été à mes yeux une tâche glorieuse que
d'effacer les tristes souvenirs laissés dans ce coeur douloureux par mes
prédécesseurs. Mais succéder à de tels hommes pour n'être pas compris,
pour être sans doute un jour délaissé et oublié de même, c'était un
bonheur que je ne pouvais plus acheter au prix d'une grande dépense de
passion et de volonté. La signora Aldini était une bonne et belle femme;
mais ne pouvais-je pas trouver dans une chaumière de Chioggia la beauté
et la bonté réunies sans faire couler de larmes, sans causer de remords,
et surtout sans laisser de honte?
Mon parti fut bientôt pris. Je résolus non-seulement de quitter la
signora, mais le métier de valet. Tant que j'avais été amoureux de
sa harpe et de sa personne, je n'avais pas eu le loisir de faire des
réflexions sérieuses sur ma condition. Mais, du moment où je renonçais
à d'imprudentes espérances, je voyais combien il est difficile de
conserver sa dignité sauve sous la protection des grands, et je me
rappelais les salutaires représentations que mon père m'avait faites
autrefois et que j'avais mal écoutées.
Lorsque je lui fis pressentir mon dessein, quoiqu'elle le combattît je
vis qu'elle recevait un grand allégement; le bonheur pouvait revenir
habiter cette âme tendre et bienfaisante. La douce frivolité, qui
faisait le fond de son caractère, reparaîtrait à la surface avec le
premier amant qui saurait mettre de son côté le confesseur, les valets
et le monde. Une grande passion l'eût brisée; une suite d'affections
faciles et une multitude de petits dévouements devaient la faire vivre
dans son élément naturel.
Je la forçai de convenir de tout ce que j'avais deviné. Elle ne s'était
jamais beaucoup étudiée elle-même, et pratiquait une grande sincérité.
Si l'héroïsme n'était pas en elle, du moins la prétention à l'héroïsme,
et l'exigence altière qui en est la suite, n'y étaient pas non plus.
Elle approuva ma résolution, mais en pleurant et en s'effrayant des
regrets que j'allais lui laisser; car elle m'aimait encore, je n'en
doute pas, de toute la puissance de son être.
Elle voulait s'inquiéter et s'occuper de ce que je deviendrais. Je ne
le lui permis pas. La manière haute et brusque dont je l'interrompis
lorsqu'elle parla d'offres de services lui ferma la bouche une fois pour
toutes à cet égard. Je ne voulus même pas emporter les habits qu'elle
m'avait fait faire. J'allai acheter, la veille de mon départ, un costume
complet de marinier chioggiote, tout neuf, mais des plus grossiers, et
je reparus ainsi devant elle pour la dernière fois.
Elle m'avait prié de venir à minuit, afin qu'elle pût me faire ses
adieux sans témoins. Je lui sus gré de la tendresse familière avec
laquelle elle m'embrassa. Il n'y avait peut-être pas, dans tout Venise,
une seconde femme du monde assez sincère et assez sympathique pour
vouloir renouveler cette assurance de son amour à un homme vêtu comme je
l'étais. Des larmes coulèrent de ses yeux lorsqu'elle passa ses petites
mains blanches sur la rude étoffe de ma cape bége doublée d'écarlate;
puis elle sourit, et, relevant le capuchon sur ma tête, elle me regarda
avec amour, et s'écria qu'elle ne m'avait jamais vu si beau, et qu'elle
avait eu bien tort de me faire habiller autrement. L'effusion et la
sincérité des remerciements que je lui adressai, les serments que je lui
fis de lui être dévoué jusqu'à la mort et de ne jamais songer à elle
que pour la bénir et la recommander à Dieu, la touchèrent beaucoup. Elle
n'était pas habituée à être quittée ainsi.
«Tu as l'âme plus chevaleresque, me dit-elle, qu'aucun de ceux qui
portent le titre de chevalier.»
Puis elle fut prise d'un accès d'enthousiasme: l'indépendance de mon
caractère, l'insouciance avec laquelle j'allais braver la vie la
plus dure au sortir du luxe et de la mollesse, le respect que j'avais
conservé pour elle lorsqu'il m'était si facile d'abuser de sa faiblesse
pour moi; tout, disait-elle, m'élevait au-dessus des autres hommes. Elle
se jeta dans mes bras, presque à mes pieds, et me supplia encore de ne
point partir et de l'épouser.
Cet élan était sincère, et, s'il ne fit point varier ma résolution, il
rendit du moins la signora si belle et si attrayante pendant quelques
instants, que je faillis manquer à mon héroïsme et me dédommager, dans
cette dernière nuit, de tous les sacrifices faits à mon repos. Mais
j'eus la force de résister et de sortir chaste d'un amour qui s'était
cependant allumé par le désir des sens. Je partis baigné de ses pleurs
et n'emportant, pour tout trésor et pour tout trophée, qu'une boucle de
ses beaux cheveux blonds. En me retirant, je m'approchai du lit de la
petite Alezia, et j'entr'ouvris doucement les rideaux pour la regarder
une dernière fois. Elle s'éveilla aussitôt et ne me reconnut pas
d'abord; car elle eut peur, mais à sa manière, sans crier, et en
appelant sa mère d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre ferme.
«Signorina, lui dis-je, je suis l'_Orco_[3], et je viens vous demander
pourquoi vous percez le coeur de vos poupées avec des épingles.»
[Note 3: Le diable rouge ou le follet des lagunes.]
Elle se leva sur son séant, et, me regardant d'un air malicieux, elle me
répondit: «C'est pour voir si elles ont le sang bleu.»
Vous savez que _sangue blu_, dans le langage populaire de Venise, est le
synonyme de noble.
«Mais elles n'ont pas de sang, repris-je, elles ne sont pas nobles!
--Elles sont plus nobles que toi, répondit-elle, elles n'ont pas de sang
noir.»
Vous savez encore que le noir est la couleur des _nicoloti_,
c'est-à-dire de la confrérie des bateliers.
«Mia signora, dis-je tout bas à madame Aldini en refermant le rideau de
l'enfant, vous avez bien fait de ne pas répandre de l'encre sur votre
écusson d'azur. Voilà une petite patricienne qui ne vous l'eût jamais
pardonné.
--Et c'est moi, répondit-elle tristement, dont le coeur est percé, non
pas d'une épingle, mais de mille épées!»
Quand je fus dans la rue, je m'arrêtai pour regarder l'angle du palais
que la lune découpait depuis le comble jusque dans les profondeurs
fantastiques du grand canal. Une barque vint à passer, et, en agitant
l'eau, coupa et brisa le reflet de cette grande ligne pure. Il me sembla
que je venais de faire un beau rêve et que je m'éveillais dans les
ténèbres. Je me mis à courir de toutes mes forces sans regarder
derrière moi, et ne m'arrêtai qu'au pont della Paglia, là où les
barques chioggiotes attendent les passagers, tandis que les mariniers,
enveloppés hiver comme été dans leurs capes, dorment étendus sur les
parapets et même en travers des degrés sous les pieds des passants. Je
demandai si quelqu'un de mes compatriotes voulait me conduire chez mon
père. «C'est toi, _parent_?» s'écrièrent-ils avec surprise. Ce mot de
_parent_, que les Vénitiens ont donné ironiquement aux Chioggiotes, et
que ceux-ci ont eu le bon sens d'accepter[4], fut si doux à mon oreille,
que j'embrassai le premier qui me l'adressa. On me promit un départ dans
une heure, et on m'adressa quelques questions dont on n'écouta pas
la réponse. Le Chioggiote ne connaît guère l'usage des lits; mais en
revanche il dort la nuit en marchant, en parlant, en ramant même. On
m'offrit de faire un somme sur le lit commun, c'est-à-dire sur les
dalles du quai. Je m'étendis par terre, la tête appuyée sur un de ces
bons compagnons, tandis qu'un autre se servait de moi pour oreiller, et
ainsi à la ronde. Je dormis comme aux meilleurs jours de mon enfance,
et je rêvai que ma pauvre mère (qui était morte depuis un an)
m'apparaissait au seuil de ma chaumière et me félicitait de mon retour.
Je m'éveillai aux cris de _Chiosa! Chiosa_[5]! mille fois répétés, dont
nos mariniers font retentir les voûtes du palais ducal et des prisons
pour appeler les passagers. Il me semblait que c'était un cri de
triomphe comme l'_Italiam! Italiam!_ des Troyens dans l'Énéide. Je me
jetai gaiement dans une barque, et, pensant à la nuit qu'avait dû passer
Bianca, je me reprochai un peu mon bon sommeil. Mais je me réconciliai
avec moi-même par la pensée de n'avoir pas empoisonné le repos de son
lendemain.
[Note 4: La presqu'île de Chioggia fut originairement peuplée de
cinq ou six familles qui ne se sont jamais alliées qu'entre elles.]
[Note 5: Chioggia! Chioggia!]
On était en plein hiver, les nuits étaient longues; nous arrivâmes à
Chioggia une heure avant le jour. Je courus à ma cabane. Mon père était
déjà en mer: le plus jeune de mes frères gardait seul la maison. Il lui
fallut bien du temps pour s'éveiller et me reconnaître. On voyait qu'il
était habitué à dormir au bruit de la mer et des orages; car je faillis
briser la porte pour me faire entendre. Enfin, il me sauta au cou, passa
sa cape, et me conduisit dans une barque à une demi-lieue en mer,
à l'endroit où était ancrée celle de mon père. Le brave homme, en
attendant l'heure favorable pour tendre ses filets, dormait là, suivant
la coutume des vieux pêcheurs, étendu sur le dos, le corps et le visage
abrités d'une couverture de crin, au claquement d'une bise aiguë. Les
flots moutonnaient autour de lui et le couvraient d'écume; aucun bruit
humain ne se faisait entendre dans les vastes solitudes de l'Adriatique.
J'écartai doucement la couverture pour le regarder. Il était l'image de
la force dans son repos. Sa barbe grise, aussi mêlée que les algues à la
montée des flots, son sayon couleur de vase et son bonnet de laine d'un
vert limoneux lui donnaient l'aspect d'un vieux Triton endormi dans sa
conque. Il ne montra pas plus de surprise en s'éveillant que s'il m'eût
attendu. «Oh! oh! dit-il, je rêvais de cette pauvre femme, et elle me
disait: Lève-toi, vieux, voilà notre fils Daniel qui revient.»
DEUXIÈME PARTIE.
«Il ne s'agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter
toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia
aux planches des premiers théâtres de l'Italie, et du métier de pêcheur
à l'emploi de _primo tenore_; ce fut l'ouvrage de quelques années, et
ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas fut fait dans
la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent rebelles,
mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible, et je puis
dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent pas payés trop
cher.
Dix ans après mon départ de Venise, j'étais à Naples, et je jouais
Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murat et son brillant
état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l'Italie,
étaient là. Je ne me piquais pas d'être un patriote bien éclairé; mais
je ne partageais pas l'engouement de cette époque pour la domination
étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant
encore; je me nourrissais de ces premiers éléments du carbonarisme, qui
fermentaient dès lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.
Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur
aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement
dans l'exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et
d'indépendance démocratique dont je m'inspirais chaque jour dans les
clubs et dans les pamphlets clandestins. Les _Amis de la vérité_, les
_Amis de la lumière_, les _Amis de la liberté_, telles étaient les
dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales;
et jusque dans les rangs de l'armée française, aux côtés même des
chefs conquérants, nous avions des affiliés, enfants de votre grande
révolution, qui, dans le secret de leur âme, se promettaient de laver la
tache du 18 brumaire.
J'aimais ce rôle de Roméo, parce que j'y pouvais exprimer des sentiments
de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque mon auditoire, à
demi français, battait des mains à mes élans dramatiques, je me
sentais vengé de notre abaissement national; car c'était à leur propre
malédiction, au souhait et à la menace de leur propre mort que ces
vainqueurs applaudissaient à leur insu.
Un soir, au milieu d'un de mes plus beaux moments et lorsque la salle
semblait prête à crouler sous des explosions d'enthousiasme, mes regards
rencontrèrent, dans une loge d'avant-scène tout à fait appuyée sur le
théâtre, une figure impassible dont l'aspect me glaça subitement. Vous
ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses influences gouvernent
l'inspiration du comédien, comme l'expression de certains visages le
préoccupe et stimule ou enchaîne son audace. Quant à moi du moins, je
ne sais pas me défendre d'une immédiate sympathie avec mon public, soit
pour m'exalter si je le trouve récalcitrant et le dominer par la colère,
soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma
sensibilité à l'effusion de la sienne. Mais certains regards, certaines
paroles dites près de moi à la dérobée m'ont quelquefois troublé
intérieurement au point qu'il m'a fallu tout l'effort de ma volonté pour
en combattre l'effet.
La figure qui me frappait en cet instant était d'une beauté vraiment
idéale; c'était incontestablement la plus belle femme qu'il y eût dans
toute la salle de San-Carlo. Cependant toute la salle rugissait et
trépignait d'admiration, et elle seule, la reine de cette soirée,
semblait m'étudier froidement et apercevoir en moi des défauts
inappréciables à l'oeil vulgaire. C'était la muse du théâtre, c'était la
sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir sourcil,
son large front, ses cheveux d'ébène, son grand oeil brillant d'un
sombre éclat sous un vaste orbite, et sa lèvre froide, dont le sourire
n'adoucit jamais l'arc inflexible; tout cela cependant avec une
admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de souplesse
et d'élégance.
«Quelle est donc cette belle fille brune à l'oeil si froid? demandai-je
dans l'entr'acte au comte Nasi, qui m'avait pris en grande amitié, et
venait tous les soirs sur le théâtre pour causer avec moi.
--C'est la fille ou la nièce de la princesse Grimani, me répondit-il. Je
ne la connais pas; car elle sort de je ne sais quel couvent, et sa mère
ou sa tante est elle-même étrangère à nos contrées. Tout ce que je puis
vous dire, c'est que le prince Grimani l'aime comme sa fille, qu'il la
dotera bien, et que c'est un des plus beaux partis de l'Italie; ce qui
n'empêche pas que je ne me mettrai pas sur les rangs.
--Et pourquoi?
--Parce qu'on la dit insolente et vaine, infatuée de sa naissance, et
d'un caractère altier. J'aime si peu les femmes de cette trempe, que je
ne veux seulement pas regarder celle-là lorsque je la rencontre. On dit
qu'elle sera la reine des bals de l'hiver prochain, et que sa beauté est
merveilleuse. Je n'en sais rien, je n'en veux rien savoir. Je ne puis
souffrir non plus le Grimani: c'est un vrai hidalgo de comédie; et, s'il
n'avait pas une belle fortune, et une jeune femme qu'on dit aimable, je
ne sais qui pourrait se résoudre à l'ennui de sa conversation ou à la
raideur glaciale de son hospitalité.
Pendant l'acte suivant, je regardai de temps en temps la loge
d'avant-scène. Je n'étais plus préoccupé de l'idée que j'avais là des
juges malveillants, puisque ces Grimani avaient l'habitude d'un maintien
superbe même avec les gens qu'ils estimaient être de leur classe. Je
regardai la jeune fille avec l'impartialité d'un sculpteur ou d'un
peintre: elle me parut encore plus belle qu'au premier aspect. Le vieux
Grimani, qui était avec elle sur le devant de la loge, avait une
assez belle tête austère et froide. Ce couple guindé me parut échanger
quelques monosyllabes d'heure en heure, et à la fin de l'opéra il se
leva lentement et sortit sans attendre le ballet.
Le lendemain je retrouvai le vieillard et la jeune fille à la même place
et dans la même attitude flegmatique; je ne les vis pas s'émouvoir
une seule fois, et le prince Grimani dormit délicieusement pendant les
derniers actes. La jeune personne me parut au contraire donner toute son
attention au spectacle. Ses grands yeux étaient attachés sur moi comme
ceux d'un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et profond finit par
m'être si gênant, que je l'évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais
sort eût été jeté sur moi, plus j'essayais d'en détourner mes yeux, plus
ils s'obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut dans ce
mystérieux magnétisme quelque chose de si étrangement puissant, que j'en
ressentis une terreur puérile et que je craignis de ne pouvoir achever
la pièce. Jamais je n'avais éprouvé rien de semblable. Il y avait des
instants où je m'imaginais reconnaître cette figure de marbre, et je
me sentais prêt à lui adresser amicalement la parole. D'autres fois je
croyais voir en elle mon ennemi, mon mauvais génie, et j'étais tenté de
lui jeter de violents reproches.
La _seconda donna_ vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en me
disant tout bas: «Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la fièvre.
Il y a là une femme qui te donnera la _jettatura_[6].»
[Note 6: Le regard du mauvais oeil. C'est une superstition répandue
dans toute l'Italie. A Naples, on porte des talismans en corail pour
s'en préserver.]
J'avais cru fermement à la _jettatura_ pendant la plus longue moitié
de ma vie. Je n'y croyais plus; mais l'amour du merveilleux, qu'on ne
déloge pas aisément d'une tête italienne et surtout de celle d'un
enfant du peuple, m'avait jeté dans les rêveries les plus exagérées du
magnétisme animal. C'était l'époque où ces belles fantaisies étaient
en pleine floraison par le monde; Hoffmann écrivait ses Contes
fantastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel
tournaient toutes les espérances de l'illuminisme. Soit que cette
faiblesse se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu'elle
me surprît dans un moment où j'étais disposé à la maladie, je me sentis
saisi de frissons, et je faillis m'évanouir en rentrant en scène. Ce
misérable accablement fit enfin place à la colère, et dans un moment
où je m'approchais de l'avant-scène avec la Checchina (cette _seconda
donna_ qui m'avait signalé le mauvais oeil), je lui dis, en lui
désignant ma belle ennemie et de manière à n'être pas entendu par le
public, ces mots parodiés d'une de nos plus belles tragédies:
Bella e stupida.
L'éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouvement
pour réveiller le prince Grimani, qui dormait de toute son âme; puis
elle s'arrêta tout d'un coup, comme si elle eût changé d'avis, et
resta les yeux toujours attachés sur moi, mais avec une expression de
vengeance et de menace qui semblait dire: _Tu t'en repentiras_.
Le comte Nasi s'approcha de moi comme je quittais le théâtre après
la représentation: «Lélio, me dit-il, vous êtes amoureux de la
Grimani.--Suis-je donc ensorcelé, m'écriai-je, et d'où vient que je ne
puis me débarrasser de cette apparition?--Et tu ne t'en débarrasseras
pas de longtemps, pauvret, me dit la Checchina d'un air demi-naïf,
demi-moqueur: cette Grimani, c'est le diable. Attends, ajouta-t-elle en
me prenant le bras, je me connais en fièvre, et je gagerais... _Corpo
della Madona!_ s'écria-t-elle en pâlissant, tu as une fièvre terrible,
mon pauvre Lélio!
--On a toujours la fièvre quand on joue et quand on chante de manière à
la donner aux autres, dit le comte; venez souper avec moi, Lélio.»
Je refusai cette offre; j'étais malade en effet. Dans la nuit, j'eus une
fièvre violente, et le lendemain je ne pus me lever. La Checchina vint
s'installer à mon chevet, et ne me quitta pas tout le temps que je fus
malade.
La Checchina était une fille de vingt ans, grande, forte, et d'une
beauté un peu virile, quoique blanche et blonde. Elle était ma soeur et
ma _parente_, c'est-à-dire qu'elle était de Chioggia comme moi. Comme
moi, fille d'un pêcheur, elle avait longtemps employé sa force à
battre, à coups de rames, les flots de l'Adriatique. Un amour sauvage
de l'indépendance lui fit chercher dans la beauté de sa voix le moyen
de s'assurer une profession libre et une vie nomade. Elle avait fui la
maison paternelle et s'était mise à courir le monde à pied, chantant sur
les places publiques. Le hasard me l'avait fait rencontrer à Milan, dans
un hôtel garni où elle chantait devant la table d'hôte. A son accent je
l'avais reconnue pour une Chioggiote; je l'avais interrogée; je m'étais
rappelé l'avoir vue enfant; mais je m'étais bien gardé de me faire
connaître d'elle pour un _parent_, et surtout pour ce Daniele Gemello
qui avait quitté le pays un peu brusquement, à la suite d'un duel
malheureux. Ce duel avait coûté la vie à un pauvre diable et le repos de
bien des nuits à son meurtrier.
Permettez-moi de glisser rapidement sur ce fait, et de ne pas évoquer
un souvenir amer durant notre placide veillée. Il me suffira de dire à
Zorzi que le duel à coups de couteau était encore en pleine vigueur à
Chioggia dans ma jeunesse, et que toute la population servait de témoin.
On se battait en plein jour, sur la place publique, et on vengeait une
injure par l'épreuve des armes, comme aux temps de la chevalerie. Le
triste succès des miennes m'exila du pays; car le podestat n'était pas
tolérant à cet égard, et les lois poursuivaient avec sévérité les restes
de ces vieilles coutumes féroces. Ceci vous expliquera pourquoi j'avais
toujours caché l'histoire de mes premières années, et pourquoi je
courais le monde sous le nom de Lélio, faisant passer en secret de
l'argent à ma famille, lui écrivant avec précaution, et ne lui révélant
même pas quels étaient mes moyens d'existence, de crainte qu'en
correspondant avec moi, elle ne s'attirât trop ouvertement l'inimitié
des familles chioggiotes que la mort de mon agresseur avait plus ou
moins irritées.
Mais comme un reste d'accent vénitien trahissait mon origine, je me
donnais pour natif de Palestrina, et la Checchina avait pris l'habitude
de m'appeler tour à tour son _pays_, son _cousin_ et son _compère_.
Grâce à mes soins et à ma protection, la Checchina acquit rapidement un
assez beau talent, et, à l'époque de ma vie dont je vous fais le récit,
elle venait d'être engagée honorablement dans la troupe de San-Carlo.
C'était une étrange et excellente créature que cette Checchina: elle
avait singulièrement gagné depuis le moment où je l'avais ramassée pour
ainsi dire sur le pavé; mais il lui restait et il lui reste encore une
certaine rusticité qu'elle ne perd pas toujours à point sur la scène, et
qui fait d'elle la première actrice du monde dans les rôles de Zerlina.
Dès lors elle avait corrigé beaucoup de l'ampleur de ses gestes et de la
brusquerie de son intonation; mais elle en conservait encore assez pour
être bien près du comique dans le pathétique. Cependant, comme elle
avait de l'intelligence et de l'âme, elle s'élevait à une hauteur
relative, dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré qu'elle
méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé disait
qu'elle frisait le sublime et le bouffon de si près qu'entre les deux il
ne lui restait plus assez de place pour ses grands bras.
Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts, du
reste, les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu'aux rôles qui
lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer sa
verve, sa franchise et son allégresse pétulante, elle voulait absolument
produire de grands effets dans la tragédie. En véritable villageoise,
elle était enivrée de la richesse du costume, et s'imaginait réellement
être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa grande taille
bien découplée, son allure dégagée et quasi martiale, faisaient d'elle
une magnifique statue lorsqu'elle était immobile. Mais à chaque instant
le geste exagéré trahissait la jeune barcarolle, et quand je voulais
l'avertir en scène de se modérer, je lui disais tout bas: «_Per Dio, non
vogar! non siamo qui sull' Adriatico._»
Si la Checchina a été ma maîtresse, c'est ce qu'il vous importe peu de
savoir, je présume; je puis affirmer seulement qu'elle ne l'était
point à l'époque dont je vous entretiens, et que je ne devais ses
soins affectueux qu'à la bonté de son coeur et à la fidélité de sa
reconnaissance. Elle a toujours été pour moi une amie et une soeur
dévouée, et s'exposa hardiment mainte fois à rompre avec ses amants les
plus brillants, plutôt que de m'abandonner ou de me négliger quand ma
santé ou mes intérêts réclamaient son zèle ou son concours.
Elle s'installa donc au pied de mon lit, et ne me quitta pas qu'elle
ne m'eût guéri. Son assiduité auprès de moi contrariait bien un peu le
comte Nasi, qui pourtant était mon ami sincère, et se fiait à ma parole,
mais qui m'avouait à moi-même ce qu'il appelait sa misérable faiblesse.
Lorsque j'exhortais la Checchina à ménager les susceptibilités
involontaires de cet excellent jeune homme: «Laisse donc, me
disait-elle, ne vois-tu pas qu'il faut l'habituer à respecter mon
indépendance? Crois-tu que, quand je serai sa femme, je consentirai
à abandonner mes amis du théâtre et à m'occuper de ce que les gens du
monde penseront de moi? N'en crois rien, Lélio; je veux rester libre
et n'obéir jamais qu'à la voix de mon coeur.» Elle se persuadait assez
gratuitement que le comte était bien déterminé à l'épouser; et, à cet
égard, elle avait, à un merveilleux degré, le don de se faire illusion
sur la force des passions qu'elle inspirait: rien ne pouvait se comparer
à sa confiance en face d'une promesse, si ce n'est sa philosophie
insouciante et son détachement héroïque en face d'une déception.
Je souffris beaucoup: ma maladie faillit même prendre un caractère
grave. Les médecins me trouvaient dans une disposition hypertrophique
très-prononcée, et les vives douleurs que je ressentais au coeur,
l'affluence du sang vers cet organe, nécessitèrent de nombreuses
saignées. Le reste de cette saison fut donc perdu pour moi, et, dès que
je fus convalescent, j'allai prendre du repos et respirer un air doux
au pied des Apennins, vers Cafaggiolo, dans une belle villa que le
comte possédait à quelques lieues de Florence. Il me promit de venir
m'y rejoindre avec la Checchina, aussitôt que les représentations pour
lesquelles elle était engagée lui permettraient de quitter Naples.
Quelques jours de cette charmante solitude me remirent assez bien pour
qu'il me fût permis d'essayer, tantôt à cheval et tantôt à pied,
d'assez longues promenades à travers les gorges étroites et les ravines
pittoresques qui forment comme un premier degré aux masses imposantes de
l'Apennin. Dans mes rêveries j'appelais cette région le _proscenium_
de la grande montagne, et j'aimais à y chercher quelque amphithéâtre
de collines ou quelque terrasse naturelle bien disposée pour m'y livrer
tout seul et loin des regards à des élans de déclamation lyrique,
auxquels répondaient les sonores échos ou le bruit mystérieux des eaux
murmurantes fuyant sous les rochers.
Un jour je me trouvai, sans m'en apercevoir, vers la route de Florence.
Elle traversait, comme un ruban éclatant de blancheur, des plaines
verdoyantes doucement ondulées et semées de beaux jardins, de parcs
touffus et d'élégantes villas. En cherchant à m'orienter, je m'arrêtai
à la porte d'une de ces belles habitations. Cette porte se trouvait
ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres entrelacés
mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse se promenait à
pas lents une femme d'une taille élancée et d'une démarche si noble que
je m'arrêtai pour la contempler et la suivre des yeux le plus longtemps
possible. Comme elle s'éloignait sans paraître disposée à se retourner,
il me prit une irrésistible fantaisie de voir ses traits, et j'y
succombai sans trop me soucier de faire une inconvenance et de m'attirer
une mortification. «Que sait-on, me disais-je, on trouve parfois dans
notre doux pays des femmes si indulgentes!» Et puis je me disais que ma
figure était trop connue pour qu'il me fût possible d'être jamais pris
pour un voleur. Enfin, je comptais sur cette curiosité qu'on éprouve
généralement à voir de près les manières et les traits d'un artiste un
peu renommé.
Je m'aventurai donc dans l'allée couverte, et, marchant à grands pas,
j'allais atteindre la promeneuse lorsque je vis venir à sa rencontre
un jeune homme mis à la dernière mode et d'une jolie figure fade, qui
m'aperçut avant que j'eusse le temps de m'enfoncer sous le taillis.
J'étais à trois pas du noble couple. Le jeune homme s'arrêta devant la
dame, lui offrit son bras, et lui dit en me regardant d'un air aussi
surpris que possible pour un homme parfaitement cravaté:
«Ma chère cousine, quel est donc cet homme qui vous suit?»
La dame se retourna, et, à sa vue, j'éprouvai une émotion assez vive
pour réveiller un instant mon mal. Mon coeur eut un tressaillement
nerveux très-aigu en reconnaissant la jeune personne qui me regardait si
étrangement de sa loge d'avant-scène, lors de l'invasion de ma maladie
à Naples. Sa figure se colora légèrement, puis pâlit un peu. Mais aucun
geste, aucune exclamation ne trahit son étonnement ou son indignation.
Elle me toisa de la tête aux pieds avec un calme dédaigneux, et répondit
avec une assurance inconcevable:
«Je ne le connais pas.»
Cette singulière assertion piqua ma curiosité. Il me sembla voir
dans cette jeune fille un orgueil si bizarre et une dissimulation si
consommée, que je me sentis entraîné tout d'un coup à risquer quelque
folle aventure. Nous autres bohémiens, nous ne nous laissons pas
beaucoup imposer par les usages du monde et par les lois de la
convenance; nous n'avons pas grand'peur d'être repoussés de ces théâtres
particuliers où le monde à son tour pose devant nous, et où nous sentons
si bien la supériorité de l'artiste; car là, personne ne sait nous
rendre les vives émotions que nous savons donner. Les salons nous
ennuient et nous glacent, en retour de la chaleur et de la vie que nous
y portons. J'abordai donc fièrement mes nobles hôtes, fort peu soucieux
de la manière dont ils m'accueilleraient, et résolu à m'introduire dans
la maison sous le premier prétexte venu.
Je saluai gravement, et me donnai pour un accordeur d'instruments
qu'on avait envoyé chercher à Florence d'une maison de campagne dont
j'affectai d'estropier le nom.
«Ce n'est point ici. Vous pouvez vous en aller,» me répondit sèchement
la signora. Mais, en véritable fiancé, le cousin vint à mon aide.
«Chère cousine, dit-il, votre piano est tout à fait discord; si monsieur
avait le temps d'y passer une heure, nous pourrions faire de la musique
ce soir. Je vous en prie! Est-ce que vous n'y consentirez pas?»
La jeune Grimani eut un méchant sourire sur les lèvres en répondant:
«C'est comme il vous plaira, mon cousin.»
Veut-elle se divertir de moi ou de lui? pensai-je. Peut-être de tous les
deux. Je m'inclinai légèrement en signe d'assentiment. Alors le cousin,
avec une politesse nonchalante, me montra une porte de glace au bout de
l'avenue, qui, s'abaissant en berceau, cachait la façade de la villa.
«Voyez, Monsieur, me dit-il, au fond du grand salon de compagnie, vous
trouverez un salon d'étude. Le forté-piano est là. J'aurai l'honneur
de vous revoir quand vous aurez fini.» Et, s'adressant à sa cousine:
«Voulez-vous, lui dit-il, que nous allions jusqu'à la pièce d'eau?»
Je la vis encore sourire imperceptiblement, mais avec une joie
concentrée de la mortification que j'éprouvais, tandis qu'elle me
laissait aller d'un côté et continuait sa promenade en sens opposé,
appuyée sur son gracieux et honorable cousin.
Ce n'est pas une chose bien difficile que d'accorder _à peu près_ un
piano, et, quoique je ne l'eusse jamais essayé, je m'en tirai assez
bien; seulement j'y mis beaucoup plus de temps qu'il n'en eût fallu à
une main expérimentée, et je voyais avec un peu d'impatience le soleil
s'abaisser vers la cime des arbres; car je n'avais d'autre prétexte,
pour revoir ma singulière héroïne, que de lui faire essayer le piano
lorsqu'il serait d'accord. Je me hâtais donc assez maladroitement,
lorsqu'au milieu du monotone carillon dont je m'étourdissais, je levai
la tête et vis la signora devant moi, à demi tournée vers la cheminée,
mais m'observant dans la glace avec une malicieuse attention. Rencontrer
son oblique regard et l'éviter fut l'affaire d'une seconde. Je continuai
ma besogne avec le plus grand sang-froid, résolu à mon tour d'observer
l'ennemi et de le voir venir.
La Grimani (je continuai à lui donner ce nom en moi-même, ne lui en
connaissant pas d'autres) feignit d'arranger avec beaucoup de soin des
fleurs dans les vases de la cheminée; puis elle dérangea un fauteuil, le
remit à la place d'où elle venait de l'ôter, laissa tomber son éventail,
le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit une fenêtre qu'elle
referma aussitôt, et, voyant que j'étais décidé à ne m'apercevoir de
rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret sur le bout de
son joli petit pied et de faire une exclamation douloureuse. Je fus
assez sot pour laisser brusquement tomber la clef à marteau sur les
cordes métalliques, qui exhalèrent un gémissement lamentable. La
signora frissonna, haussa les épaules, et, reprenant tout d'un coup son
sang-froid, comme si nous eussions joué une scène de parodie, elle me
regarda fixement en disant: «_Cosa, signore?_
--J'ai cru que Votre Seigneurie me parlait,» répondis-je avec la même
tranquillité, et je me remis à l'ouvrage. Elle resta debout au milieu de
la chambre, comme pétrifiée d'étonnement devant tant d'audace, ou comme
frappée d'une incertitude subite sur mon identité avec le personnage
qu'elle avait cru reconnaître. Enfin, elle s'impatienta et me demanda
presque grossièrement si j'avais bientôt fini.
«Oh! mon Dieu, non! signora, lui répondis-je, car voici une corde
cassée.» En même temps, je tournai brusquement la clef sur la cheville
que je serrais, et je fis sauter la corde. «Il me semble, reprit-elle,
que ce piano vous donne beaucoup de peine.--Beaucoup, repris-je, toutes
les cordes cassent.» Et j'en fis sauter une seconde. «C'est comme un
fait exprès, s'écria-t-elle.--Oui, en vérité, repris-je encore, c'est un
fait exprès.» Le cousin entra dans cet instant, et, pour le saluer, je
fis sauter une troisième corde. C'était une des dernières basses; elle
fit une détonation épouvantable. Le cousin, qui ne s'y attendait point,
fit un pas en arrière, et la signora partit d'un éclat de rire. Ce rire
me parut étrange. Il n'allait ni à sa figure, ni à son maintien; il
avait quelque chose d'âpre et de saccadé, qui déconcerta le cousin, si
bien que j'en eus presque pitié. «Je crains bien, dit la signora
lorsque la fin de cette crise nerveuse lui permit de parler, que nous
ne puissions pas faire de musique ce soir. Ce pauvre vieux _cembalo_ est
ensorcelé, toutes les cordes cassent. C'est un fait surnaturel, je vous
assure, Hector; il suffit de les regarder pour qu'elles se tordent et se
brisent avec un bruit affreux.» Puis elle recommença à rire aux éclats
sans que sa figure en reçût le moindre enjouement. Le cousin se mit à
rire par obéissance, et fut tout à coup interrompu par ces mots de la
signora: «Mon Dieu! mon cousin, ne riez donc pas; vous n'en avez pas la
moindre envie.»
Le cousin me parut très-habitué à être raillé et tourmenté. Mais il fut
blessé sans doute que la chose se passât devant moi; car il dit d'un ton
fâché: «Et pourquoi donc, cousine, n'aurais-je pas envie de rire aussi
bien que vous?--Parce que je vous dis que cela n'est pas, répondit la
signora. Mais, dites-moi donc, Hector, ajouta-t-elle sans se soucier
de la bizarrerie de la transition, avez-vous été à San-Carlo cette
année?--Non, ma cousine.--En ce cas, vous n'avez pas entendu le fameux
Lélio?»
Elle prononça ces derniers mots avec emphase; mais elle n'eut pas
l'impudence de me regarder tout de suite après, et j'eus le temps de
réprimer le tressaillement que me causa ce coup de pierre au beau milieu
du visage.
«Je ne l'ai ni entendu, ni vu, dit le naïf cousin, mais j'en ai beaucoup
ouï parler. C'est un grand artiste, à ce qu'on assure.
--Très-grand, repartit la Grimani, plus grand que vous de toute la tête.
Tenez! il est de la taille de monsieur... Le connaissez-vous, Monsieur?
ajouta-t-elle en se tournant vers moi.--Je le connais beaucoup, signora,
répondis-je d'un ton acerbe; c'est un très-beau garçon, un très-grand
comédien, un admirable chanteur, un causeur très-spirituel, un
aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide duelliste, ce qui ne
gâte rien.»
La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d'un air insouciant
comme pour me dire: «Peu m'importe.» Puis elle éclata de nouveau d'un
rire inextinguible, qui n'avait rien de naturel et qui ne se communiqua
ni au cousin ni à moi. Je me remis à poursuivre la dominante sur le
clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience, et fit crier
ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort mécontent de la
conversation qui s'établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon
espèce et sa noble fiancée.
«Ah çà! mon cousin, n'allez pas croire ce que monsieur vous dit de
Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif.
Quant à la grande beauté du personnage, je n'y saurais contredire:
car je ne l'ai pas regardé; et d'ailleurs, sous le fard, sous les faux
cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune
et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je
le nie. Il chante faux d'abord, et ensuite il joue détestablement. Sa
déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l'expression de ses
traits guindée. Quand il pleure, il grimace; quand il menace, il
hurle; quand il est majestueux, il est ennuyeux; et, dans ses meilleurs
moments, c'est-à-dire lorsqu'il se tient coi et ne dit mot, on peut lui
appliquer le refrain de la chanson:
Brutto è quanto stupido.
Je suis fâchée de n'être pas de l'avis de monsieur; mais je suis de
l'avis du public, moi! Ce n'est pas ma faute si Lélio n'a pas eu le
moindre succès à San-Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de
faire le voyage de Naples pour le voir.»
Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête
et chercher querelle au cousin pour punir la signora; mais le
digne garçon ne m'en laissa pas le temps. «Voilà bien les femmes!
s'écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma
cousine! Il n'y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio
était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute
l'Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous
dites aujourd'hui, sauf à revenir après-demain...--Demain et après, et
tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la
signora, je dirai que vous êtes un fou et Lélio un sot.--Brava, signora,
reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir
du salon; on est un fou quand on vous aime et un sot quand on vous
déplaît.--Avant que Vos Seigneuries se retirent, dis-je alors sans
trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en
trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd'hui.
Je suis forcé de me retirer; mais, si Vos Seigneuries le désirent, je
reviendrai demain.--Certainement, Monsieur, répondit le cousin avec
une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi; vous nous
obligerez si vous revenez demain.» La Grimani, l'arrêtant d'un geste
brusque et vigoureux, le força de se retourner tout à fait, resta
immobile appuyée sur son bras, et me toisant d'un air de défi: «Monsieur
reviendra demain? dit-elle en me voyant fermer le piano et prendre mon
chapeau.--Je n'y manquerai certainement pas,» répondis-je en la saluant
jusqu'à terre. Elle continua à tenir son cousin immobile à l'entrée de
la salle, jusqu'à ce que, forcé de passer devant eux pour me retirer,
je les saluai de nouveau en regardant cette fois ma Bradamante avec une
assurance digne de la lutte qui s'engageait. Une étincelle de courage
jaillit de son regard. J'y lus clairement que mon audace ne lui
déplaisait pas, et que la lice ne me serait pas fermée.