George Sand

La dernière Aldini Simon
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Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai
l'héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes ou
grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu
me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu'elle
avait pour la musique.

J'entrai avec calme et la saluai avec autant de respectueuse
indifférence que si j'eusse été en effet l'accordeur de piano. Je posai
trivialement mon chapeau sur une chaise, j'ôtai péniblement mes gants,
imitant la gaucherie d'un homme qui n'est pas habitué à en porter. Je
tirai de ma poche une boîte de sapin remplie de bobines de laiton, et je
commençai à en dérouler la longueur d'une corde, le tout avec gravité et
simplicité. La signora allait toujours battant d'une manière impitoyable
le malheureux piano, qui ne rendait plus que des sons à faire fuir les
barbares les plus endurcis. Je vis alors qu'elle se divertissait à le
fausser et à le briser de plus en plus, afin de me donner de la
besogne, et je trouvai dans cette espièglerie plus de coquetterie que
de méchanceté; car elle paraissait assez disposée à me tenir compagnie.
Alors je lui dis du plus grand sérieux: «Votre Seigneurie trouve-t-elle
que le piano commence à être d'accord?--J'en trouve l'harmonie
satisfaisante, répondit-elle en se pinçant la lèvre pour ne pas rire,
et les sons qu'il rend sont extrêmement agréables.--C'est un bel
instrument, repris-je.--Et en très-bon état, ajouta-t-elle.--Votre
Seigneurie a un très-beau talent sur le piano.--Comme vous voyez.--Voilà
une valse charmante et très-bien exécutée.--N'est-ce pas? comment ne
jouerait-on pas bien sur un instrument aussi bien accordé? Vous aimez
la musique, Monsieur?--Peu, signora; mais celle que vous faites me va à
l'âme.--En ce cas, je vais continuer.» Et elle écorcha avec un sourire
féroce un des airs de _bravura_ qu'elle m'avait entendu chanter avec le
plus de succès au théâtre.

«Monsieur votre cousin se porte bien? lui dis-je, lorsqu'elle eut
fini.--Il est à la chasse.--Votre Seigneurie aime le gibier?--Je
l'aime démesurément. Et vous, Monsieur?--Je l'aime sincèrement
et profondément.--Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la
musique?--J'aime la musique à table; mais dans ce moment-ci j'aimerais
mieux du gibier.»

Elle se leva et sonna. A l'instant même un laquais parut comme s'il
eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette.
«Apportez ici le pâté de gibier que j'ai vu ce matin dans l'office,»
dit la signora, et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté
colossal, qu'à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur
le piano. Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l'attirail
nécessaire à la réfection des êtres civilisés, vint se placer comme par
enchantement à l'autre bout de l'instrument, et la signora, d'une main
forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une
large brèche à la forteresse.

«Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n'auront
point de part,» dit-elle en s'emparant d'une perdrix qu'elle mit sur une
assiette du Japon, et qu'elle alla dévorer à l'autre bout de la chambre,
accroupie sur un coussin de velours à glands d'or.

Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était folle
ou si elle voulait me mystifier. «Vous ne mangez pas? me dit-elle sans
se déranger.--Votre Seigneurie ne me l'a pas commandé, répondis-je.--Oh!
ne vous gênez pas,» dit-elle en continuant à manger à belles dents.

Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet, que j'écoutai les
conseils philosophiques de la raison positive. J'attirai une autre
perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier du
piano et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle que la
signora.

Si ce château n'est pas celui de la Belle au bois dormant, pensai-je, et
que cette maligne fée n'en soit pas le seul être animé, il est évident
que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou une
gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bonnes gens,
servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d'une apparition de ce
genre, je voudrais bien savoir jusqu'à quel point cette bizarre manière
de déjeuner sur un piano en tête-à-tête avec la demoiselle de la maison
sera trouvée séante. Peu m'importe, après tout; il faut bien voir où me
mèneront ces extravagances, et, s'il y a là-dessous une haine de femme,
j'aurai mon tour, dussé-je l'attendre dix ans!

En même temps je regardais par-dessus le pupitre du piano ma belle
hôtesse, qui mangeait d'une manière surnaturelle, et qui ne semblait
nullement possédée de cette sotte manie qu'ont les demoiselles de
ne manger qu'en secret, et de pincer les lèvres à table d'un air
sentimental, comme si elles étaient d'une nature supérieure à la nôtre.
Lord Byron n'avait pas encore mis à la mode le manque d'appétit chez le
beau sexe. De sorte que ma fantasque signora s'en donnait à coeur joie,
et qu'au bout de peu d'instants elle revint auprès de moi, pour tirer du
pâté ébréché un filet de lièvre et une aile de faisan. Elle me regarda
sans rire, et me dit d'un ton sentencieux: «Ce vent d'est donne
faim.--Il me paraît que Votre Seigneurie est douée d'un bon estomac, lui
dis-je.--Si on n'avait pas un bon estomac à quinze ans, répondit-elle,
il faudrait y renoncer.--Quinze ans! m'écriai-je en la regardant avec
attention et en laissant tomber ma fourchette.--Quinze ans et deux mois,
répondit-elle en retournant à son coussin avec son assiette de nouveau
remplie; ma mère n'en a pas encore trente-deux, et elle s'est remariée
l'an dernier. N'est-ce pas singulier, dites-moi, une mère qui se marie
avant sa fille? Il est vrai que si ma petite mère chérie eût voulu
attendre mon mariage, elle eût attendu longtemps. Qui donc voudrait
épouser une personne, belle, à la vérité, mais _stupide_ au delà de tout
ce qu'on peut imaginer?»

Il y avait tant de gaieté et de bonhomie dans l'air sérieux dont elle
me plaisantait; c'était un si joli _loustig_ que cette grande fille
aux yeux noirs et aux longues boucles de cheveux tombant sur un cou
d'albâtre; elle était assise sur son coussin avec une naïveté si
gracieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes
mauvais desseins m'abandonnèrent. J'avais résolu de vider le flacon
de vin afin d'endormir tout scrupule. Je repoussai le flacon, et,
abandonnant mon assiette, appuyant mon coude sur le piano, je me mis à
la considérer de nouveau et sous un nouvel aspect. Ce chiffre de quinze
ans avait bouleversé toutes mes idées. J'ai toujours attaché beaucoup
d'importance, quand j'ai voulu juger une personne, et surtout une
personne du sexe féminin, à m'enquérir de son âge de la manière la plus
authentique possible. L'habileté croît si rapidement chez le sexe que
six mois de plus ou de moins font souvent que la candeur est fourberie
ou la fourberie candeur. Jusque-là je m'étais imaginé que la Grimani
avait au moins vingt ans; car elle était si grande, si forte, si
brune, et douce dans son regard, dans son maintien, dans ses moindres
mouvements, d'une telle assurance, que tout le monde faisait le même
anachronisme que moi à son premier abord. Mais, en la regardant mieux,
je reconnus mon erreur. Ses épaules étaient larges et puissantes; mais
sa poitrine n'était pas encore développée. S'il y avait de la femme dans
toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de
visage qui révélaient l'enfant. Ne fût-ce que ce robuste appétit,
cette absence totale de coquetterie, et l'inconvenance audacieuse du
tête-à-tête qu'elle s'était réservé avec moi, il devint manifeste à mes
yeux que je n'avais point affaire, comme je l'avais cru d'abord, à une
femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je
repoussai avec horreur la pensée d'abuser de son imprudence.

Je restais plongé dans cet examen, oubliant de répondre à la provocation
significative que je venais de recevoir. Elle me regarda fixement, et
cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais à l'analyser.
Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tête, et
très-ouverts; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant
d'emblée l'objet de l'attention. Ce regard, très-rare chez une femme,
était absolu et non effronté. C'était la révélation et l'action d'une
âme courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes choses avec
autorité, et semblait dire: Ne me cachez rien; car, moi, je n'ai rien à
cacher à personne.

Lorsqu'elle vit que je bravais son attention, elle fut alarmée, mais non
intimidée; et, se levant tout d'un coup, elle provoqua l'explication que
je voulais lui demander. «Signor Lélio, me dit-elle, si vous avez fini
de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu faire ici.

--Je vais vous obéir, signora, répondis-je en allant ramasser son
assiette et son verre qu'elle avait posés sur le parquet, et en les
reportant sur le piano; seulement, je prie Votre Seigneurie de me dire
si l'accordeur de piano doit, pour vous répondre, s'asseoir devant le
clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau à la
main, et prêt à se retirer, après avoir eu l'honneur de vous parler.

--Monsieur Lélio voudra bien s'asseoir sur ce fauteuil, dit-elle en me
désignant un siége placé à droite de la cheminée, et moi sur celui-ci,
ajouta-t-elle en s'asseyant du côté gauche, en face de moi, à dix pieds
environ de distance.

--Signora, lui dis-je en m'asseyant, il faut, pour vous obéir, que je
reprenne les choses d'un peu haut. Il y a environ deux mois, je
jouais _Roméo et Juliette_ à San-Carlo. Il y avait dans une loge
d'avant-scène...

--Je puis aider votre mémoire, reprit la Grimani. Il y avait dans une
loge d'avant-scène, à droite du théâtre, une jeune personne qui vous
parut belle; mais, en la regardant de plus près, vous trouvâtes que son
visage était si dépourvu d'expression, que vous vîntes à vous écrier...
en parlant à une de ces dames du théâtre, et assez haut pour que la
jeune personne l'entendît...

--Au nom du ciel! signora, interrompis-je, ne répétez pas les paroles
échappées à mon délire, et sachez que je suis sujet à des irritations
nerveuses qui me rendent presque fou. Dans cette disposition, tout me
porte ombrage, tout me fait souffrir...

--Je ne vous demande pas pourquoi il vous plut de dire votre avis d'une
façon si nette sur le compte de la demoiselle de l'avant-scène; je vous
prie seulement de me raconter le reste de l'histoire.

--Je suis obligé, pour être véridique et conséquent, d'insister sur le
prologue. En proie à un premier accès de fièvre, début d'une maladie
grave dont je suis à peine rétabli, je m'imaginai lire un profond
dédain et une froide ironie sur le visage incomparablement beau de la
demoiselle de l'avant-scène. J'en fus impatienté, puis troublé, puis
bouleversé, au point que je perdis la tête, et que je me laissai aller
à un mouvement brutal pour faire cesser le charme funeste qui enchaînait
toutes mes facultés, et me paralysait au moment le plus énergique et le
plus important de mon rôle. Il faut que Votre Seigneurie me pardonne une
folie; je crois au magnétisme, surtout les jours où je suis malade et où
mon cerveau est faible comme mes jambes. Je m'imaginai que la demoiselle
de l'avant-scène avait sur moi une influence pernicieuse; et, durant la
cruelle maladie qui s'empara de moi le lendemain de ma faute, je vous
avouerai qu'elle m'apparut souvent dans mon délire; mais toujours
altière, toujours menaçante, et me promettant que je paierais cher le
blasphème qui m'était échappé. Telle est, signora, la première partie de
mon histoire.»

Je préparais mon bouclier pour recevoir une bordée d'épigrammes,
en manière de commentaires, sur ce récit bizarre et, quoique vrai,
très-invraisemblable, il faut l'avouer. Mais la jeune Grimani, me
regardant avec une douceur que je ne soupçonnais pas pouvoir s'allier
avec le caractère de sa beauté, me dit, en se penchant un peu sur le
bras de son fauteuil: «En effet, seigneur Lélio, votre visage atteste
de vives souffrances; et, s'il faut tout vous avouer, lorsque je vous ai
reconnu hier, je me suis dit que je vous avais bien mal regardé sur
la scène; car vous me paraissiez alors plus jeune de dix ans; et
aujourd'hui je ne vous trouve pas plus âgé que vous ne m'aviez semblé au
théâtre; seulement je vous trouve l'air malade, et je suis bien affligée
d'avoir été un sujet d'irritation pour vous...»

Je rapprochai involontairement mon fauteuil; mais aussitôt mon
interlocutrice reprit son ton railleur et fantasque.

«Passons à la seconde partie de votre histoire, monsieur Lélio, me
dit-elle en jouant de l'éventail, et veuillez m'apprendre comment, au
lieu de la fuir, vous êtes venu jusqu'ici relancer cette personne dont
la vue vous est si odieuse et si funeste.

--C'est ici que l'auteur s'embarrasse, répondis-je en reculant
mon fauteuil, qui roulait très-aisément au moindre mouvement de la
conversation. Dirai-je que le hasard seul m'a conduit ici? Si je le
dis, Votre Seigneurie le croira-t-elle; et si je dis que ce n'est pas le
hasard, Votre Seigneurie le souffrira-t-elle?

--Il m'importe assez peu, dit-elle, que ce soit le hasard ou
l'attraction magnétique, comme vous le diriez peut-être, qui vous amène
dans ce pays; je désire seulement savoir quel est le hasard qui vous a
fait devenir accordeur de pianos.

--Le hasard de l'inspiration, signora; le premier prétexte m'était bon
pour m'introduire ici.

--Mais pourquoi vous introduire ici?

--Je répondrai sincèrement si Votre Seigneurie daigne me dire auparavant
quel est le hasard qui l'a déterminée à m'y laisser pénétrer, bien
qu'elle m'eût reconnu au premier coup d'oeil.

--Le hasard de la fantaisie, seigneur Lélio. Je m'ennuyais en
tête-à-tête avec mon cousin, ou avec une vieille tante dévote que
je connais à peine; et, tandis que l'un est à la chasse et l'autre à
l'église, j'ai pensé que je pourrais égayer par une folie la maussade
solitude où on me laisse languir.»

Mon fauteuil se rapprocha de lui-même, et j'hésitai à prendre la main
de la signora. Elle me paraissait effrontée en cet instant. Il y a des
jeunes filles qui naissent femmes, et qui sont corrompues avant d'avoir
perdu leur innocence. Celle-ci est bien un enfant, pensais-je, mais un
enfant ennuyé de l'être, et je serais un grand sot de ne pas répondre
à des agaceries faites avec tant de sang-froid et de hardiesse. Ma
foi, tant pis pour le cousin! Pourquoi aime-t-il la chasse plus que sa
cousine?...

Mais la signora ne fit aucune attention à l'agitation qui s'emparait de
moi, et elle ajouta: «Maintenant la farce est jouée; nous avons mangé
le gibier de mon cousin, et j'ai parlé avec un acteur. Voilà ma tante et
mon prétendu mystifiés. La semaine dernière, mon cousin était furieux,
parce que, selon lui, je faisais votre éloge avec trop d'enthousiasme.
Maintenant, quand il me parlera de vous, et quand ma tante dira que les
acteurs sont tous excommuniés en France, je baisserai les yeux d'un air
modeste et béat, et je rirai en moi-même de penser que je connais
le seigneur Lélio, et que j'ai déjeuné avec lui, ici même, sans que
personne s'en doute. Mais maintenant il vous reste, monsieur Lélio, à
me dire pourquoi vous avez voulu vous introduire ici à l'aide d'un faux
rôle?

--Pardon, signora... vous avez dit un mot qui me frappe beaucoup... Vous
avez fait la semaine dernière mon éloge avec _enthousiasme_?

--Oh! c'était uniquement pour faire enrager mon cousin. Je ne suis point
enthousiaste de ma nature.»

Lorsqu'elle me raillait, je reprenais goût à l'aventure et j'étais prêt
à m'enhardir. «Puisque vous êtes si sincère envers moi, répondis-je, je
ne le serai pas moins envers Votre Seigneurie. Je me suis introduit ici
avec l'intention de réparer mon crime et de demander humblement pardon à
la beauté divine que j'ai blasphémée.»

En même temps je me laissai glisser de mon fauteuil, et je me trouvai
aux genoux de la Grimani, bien près de m'emparer de ses belles mains.
Elle ne parut pas s'en émouvoir beaucoup; seulement je vis que, pour
dissimuler un peu d'embarras, elle feignait d'examiner les mandarins
chinois dont les robes d'or et de pourpre chatoyaient sur son éventail.
«Oh! mon Dieu! Monsieur, me dit-elle sans me regarder, vous êtes bien
bon de croire que vous ayez à me demander pardon. D'abord, si j'ai l'air
stupide, vous n'êtes pas du tout coupable de vous en être aperçu; en
second lieu, si je ne l'ai pas, il m'est absolument indifférent que vous
vous le persuadiez.

--Je jure par tous les dieux, et par Apollon en particulier, que je n'ai
parlé ainsi que par colère, par folie, par un autre sentiment peut-être,
qui alors ne faisait que de naître et troublait déjà mon esprit. Je
voyais que vous me trouviez détestable, et que vous n'aviez pour moi
aucune indulgence; pouvais-je me résigner tranquillement à perdre le
seul suffrage qu'il m'eût été doux et glorieux de conquérir? Enfin,
signora, je suis ici, j'ai découvert votre demeure, et, sachant à peine
votre nom, je vous ai cherchée, poursuivie, atteinte, malgré la distance
et les obstacles; me voici à vos pieds. Pensez-vous que j'aurais
surmonté de telles difficultés si je n'avais été tourmenté de remords,
non à cause de vous qui dédaignez avec raison l'effet de vos charmes sur
un pauvre histrion comme moi, mais à cause de Dieu, dont j'ai outragé et
dont j'ai méconnu la plus belle oeuvre?»

Je me hasardai en parlant ainsi à prendre une de ses mains; mais elle
se leva brusquement, en disant: «Levez-vous, Monsieur, levez-vous; voici
mon cousin qui revient de la chasse.»

En effet, à peine avais-je eu le temps de courir au piano et de
l'ouvrir, que le signor Ettore Grimani, en costume de chasse et le fusil
à la main, entra et vint déposer aux pieds de sa cousine son carnier
plein de gibier.

«Oh! ne vous approchez pas tant de moi, lui dit la signora, vous êtes
horriblement crotté, et toutes ces bêtes ensanglantées me dégoûtent.
Ah! Hector, je vous en prie, allez-vous-en, et emmenez tous ces grands
vilains chiens qui sentent la vase et qui salissent le parquet.»

Force fut au cousin de se contenter de cet élan de reconnaissance et
d'aller se parfumer à loisir dans sa chambre. Mais à peine était-il
sorti de l'appartement qu'une sorte de duègne entra, et annonça à la
signora que sa tante venait de rentrer et la priait de se rendre auprès
d'elle.

«J'y vais, répondit la Grimani; et vous, Monsieur, dit-elle en se
retournant vers moi, puisque cette touche est recassée, veuillez
l'emporter et la recoller solidement. Il faudra la rapporter demain et
achever de replacer les cordes qui manquent. N'est-ce pas, Monsieur, on
peut compter sur votre parole? Vous serez exact?

--Oui, signora, vous pouvez y compter,» répondis-je, et je me retirai,
emportant la touche d'ivoire qui n'était pas cassée.

Je fus exact au rendez-vous. Mais ne pensez point, mes chers amis, que
je fusse amoureux de cette petite personne; c'est tout au plus si elle
me plaisait. Elle était extrêmement belle; mais je voyais sa beauté
par les yeux du corps, je ne la sentais pas par ceux de l'âme; si, par
instants, je me prenais à aimer cette pétulance enfantine, bientôt après
je retombais dans mes doutes et me disais qu'elle pouvait bien m'avoir
menti, elle qui mentait à son cousin et à sa gouvernante avec tant
d'aplomb; qu'elle avait peut-être bien une vingtaine d'années, comme
je l'avais cru d'abord, et que peut-être aussi elle avait fait déjà
plusieurs escapades pour lesquelles on l'avait séquestrée dans ce triste
château, sans autre société que celle d'une vieille dévote destinée à la
gourmander, et d'un excellent cousin prédestiné à endosser innocemment
ses erreurs passées, présentes et futures.

Je la trouvai au salon avec ce cher cousin et trois ou quatre grands
chiens de chasse, qui faillirent me dévorer. La signora, éminemment
capricieuse, faisait ce jour-là à ces nobles animaux un accueil tout
différent de la veille, et quoiqu'ils ne fussent guère moins crottés et
moins insupportables, elle les laissait complaisamment s'étendre tour à
tour ou pêle-mêle sur un vaste sofa en velours rouge à crépines d'or.
De temps en temps elle s'asseyait au milieu de cette meute pour caresser
les uns, pour taquiner amicalement les autres.

Il me sembla bientôt que ce retour d'amitié vers les chiens était une
coquetterie tendre envers son cousin, car le blond signor Ettore en
paraissait très-flatté, et je ne sais lequel il aimait le mieux, de sa
cousine ou de ses chiens.

Elle était d'une vivacité étourdissante, et son humeur me semblait
montée à un tel diapason, elle m'envoyait dans la glace des oeillades
si acérées, que j'aspirais à voir le cousin s'éloigner. Il s'éloigna
en effet bientôt. La signora lui donna une commission. Il se fit un peu
prier, puis il obéit à un regard impérieux, à un: «_Vous ne voulez pas
y aller?_» proféré d'un ton qu'il paraissait tout à fait incapable de
braver.

A peine fut-il sorti, qu'abandonnant la tablature, je me levai en
cherchant dans les yeux de la signora si je devais m'approcher d'elle,
ou attendre qu'elle s'approchât de moi. Elle aussi était debout et
semblait vouloir deviner dans mon regard ce à quoi j'allais me décider.
Mais elle m'encourageait si peu, et ses lèvres semblaient entr'ouvertes
pour me donner une telle leçon (si je venais par malheur à manquer
d'esprit dans cette périlleuse rencontre), que je me sentis un peu
troublé intérieurement. Je ne sais comment cet échange de regards à la
fois provocateurs et méfiants, ce bouillonnement de tout notre être
qui nous retenait l'un et l'autre dans l'immobilité, cette alternative
d'audace et de crainte qui me paralysait au moment peut-être décisif de
mon aventure, tout jusqu'à la robe de velours noir de la Grimani, et
le brillant soleil qui, pénétrant en rayons d'or à travers les sombres
rideaux de soie de l'appartement, venait s'éteindre à nos pieds dans
un clair-obscur fantastique, l'heure, l'atmosphère brûlante, et le
battement comprimé de mon coeur; tout me rappela vivement une scène de
ma jeunesse assez analogue: la signora Bianca Aldini, dans l'ombre de sa
gondole, enchaînant d'un regard magnétique un de mes pieds posé sur la
barque et l'autre sur le rivage du Lido. Je ressentais le même trouble,
la même agitation intérieure, le même désir, prêts à faire place à la
même colère. Serait-ce donc, pensai-je, que je désirai autrefois la
Bianca par amour-propre, ou que je désire aujourd'hui la Grimani par
amour?

Il n'y avait pas moyen de m'élancer, en chantant d'un air dégagé, dans
la campagne, comme jadis j'avais bondi sur la grève du Lido, pour me
venger d'une innocente coquetterie. Je n'avais pas d'autre parti à
prendre que de me rasseoir, et je n'avais d'autre vengeance à exercer
que de recommencer sur le piano la quinte majeure: _A-mi-la-E-si-mi_.

Il faut convenir que cette façon d'exhaler mon dépit ne pouvait pas être
bien triomphante. Un imperceptible sourire voltigea au coin de la lèvre
de la signora, lorsque je pliai les genoux pour me rasseoir, et il me
sembla lire ces mots charmants écrits sur sa physionomie: Lélio, vous
êtes un enfant. Mais, lorsque je me relevai brusquement, prêt à faire
rouler le piano au fond de la chambre pour voler à ses pieds, je lus
clairement dans sa noire prunelle ces mots terribles: Monsieur, vous
êtes un fou.

La signora Aldini, pensai-je, avait vingt-deux ans, j'en avais quinze
ou seize, et j'en ai plus de vingt-deux. Que j'aie été dominé par la
Bianca, c'est tout simple; mais que je sois joué par celle-ci, ce n'est
pas dans l'ordre. Donc, il faut du sang-froid. Je me rassis avec calme,
en disant:

«Pardon, signora, si je regarde l'heure à la pendule, je ne puis rester
longtemps, et ce piano me paraît en assez bon état pour que je retourne
à mes affaires.

--En bon état! répondit-elle avec un mouvement d'humeur bien marqué.
Vous l'avez mis en si bon état que je crains de n'en jouer de ma vie.
Mais j'en suis bien fâchée; vous avez entrepris de l'accorder: il faut,
seigneur Lélio, que vous en veniez à votre honneur.

--Signora, repris-je, je ne tiens pas plus à accorder ce piano que vous
ne tenez à en jouer. Si j'ai obéi à votre commandement en revenant ici,
c'est afin de ne pas vous compromettre en cessant brusquement cette
feinte. Mais Votre Seigneurie doit comprendre que la plaisanterie ne
peut pas durer éternellement; que le troisième jour cela commence à
n'être plus divertissant pour elle, et que le quatrième cela serait un
peu dangereux pour moi-même. Je ne suis ni assez riche ni assez illustre
pour avoir du temps à perdre. Votre Seigneurie voudra bien permettre
que je me retire dans quelques minutes, et que ce soir un véritable
accordeur vienne achever ma besogne, en alléguant que son confrère est
malade et l'a envoyé à sa place. Je puis, sans livrer notre petit secret
et sans me faire connaître, trouver un remplaçant qui me saura gré d'une
bonne pratique de plus.»

La signora ne répondit pas un mot; mais elle devint pâle comme la mort,
et de nouveau je me sentis vaincu. Le cousin rentra. Je ne pus réprimer
un mouvement d'impatience. La signora s'en aperçut, et de nouveau elle
triompha; et de nouveau, voyant bien que je ne voulais pas m'en aller,
elle se fit un jeu de mes secrètes agitations.

Elle redevint vermeille et sémillante. Elle fit à son cousin mille
agaceries qui tenaient un milieu si juste entre la tendresse et
l'ironie, que ni lui ni moi ne sûmes bientôt à quoi nous en tenir. Puis
tout d'un coup, lui tournant le dos et s'approchant de moi, elle me
pria, à voix basse et d'un air mystérieux, de tenir le piano à un
quart de ton au-dessous du diapason, parce qu'elle avait une voix de
contralto. Qui voulait-elle mystifier du cousin ou de moi, en me disant
ce grand secret d'un air si important? Je faillis aller donner une
poignée de main à Hector, tant notre figure me parut également sotte et
notre position ridicule. Mais je vis que le bon jeune homme y attachait
plus d'importance que moi, et il me regarda de travers d'un air si
sournois et si profond, que j'eus de la peine à m'empêcher de rire. Je
répondis tout bas à la Grimani et d'un air encore plus confidentiel:
«Signora, j'ai prévenu vos désirs, et le piano est juste au ton de
l'orchestre de San-Carlo, qu'on baissa la saison dernière à cause de mon
rhume.»

La signora prit alors le bras de son cousin d'un air théâtral, et
l'emmena dans le jardin avec précipitation. Comme ils restèrent à se
promener devant la façade, et que je voyais leurs ombres passer et
repasser sur le rideau, je me mis derrière ce rideau, et j'écoutai leur
conversation.

«C'est précisément ce que je voulais vous dire, cher cousin, disait la
signora. Cet homme a une figure bizarre, effrayante; il ne se doute
pas de ce que c'est qu'un piano, et jamais il ne viendra à bout de
l'accorder. Vous verrez! C'est un chevalier d'industrie, n'en doutez
pas. Ayons toujours l'oeil sur lui, et tenez votre montre dans votre
main quand il passera près de vous. Je vous jure que, pendant que je
me penchais, sans me douter de rien, vers le piano, pour lui dire de le
baisser, il a avancé la main pour me voler ma chaîne d'or.

--Eh! vous raillez, ma cousine! Il est impossible qu'un filou ait tant
d'audace. Ce n'est pas du tout là ce que je veux vous dire, et vous
feignez de ne pas me comprendre.

--Je feins, Hector? Vous m'accusez de feindre? Moi, feindre! En vérité,
dites-moi si vous valez la peine que je me donnerais pour inventer un
mensonge?

--Cette dureté est fort inutile, ma cousine. Il paraît que je vaux du
moins la peine que vous cherchiez l'occasion de m'adresser des paroles
mortifiantes.

--Mais, pour Dieu, de quoi parlez-vous, mon cousin? Et pourquoi
dites-vous que cet homme...

--Je dis que cet homme n'est point un accordeur de pianos, qu'il
n'accorde pas votre piano, qu'il n'a jamais accordé aucun piano. Je
dis qu'il ne vous quitte pas de l'oeil, qu'il épie tous vos mouvements,
qu'il aspire toutes vos paroles. Je dis que c'est un homme qui vous aura
vue quelque part, à Naples ou à Florence, au théâtre ou à la promenade,
et qui est tombé amoureux de vous.

--Et qui s'est introduit ici _sous un déguisement_, pour me voir et pour
me séduire peut-être, l'infâme, le scélérat!» En prononçant ces paroles
d'un ton emphatique, la signora se renversa sur un banc en riant aux
éclats. Comme je vis le cousin s'approcher de la porte du salon d'un
air presque furieux, je retournai à mon poste, et, m'armant du marteau
d'accordage, je résolus de l'en assommer s'il essayait de m'outrager;
car j'avais déjà pressenti l'homme qui s'arrange de manière à ne pas
se battre, et qui appelle ses valets quand on le brave à portée de
l'antichambre. Il tombera raide mort avant de tirer le cordon de cette
sonnette, pensai-je en serrant le marteau dans ma main et en jetant un
rapide regard autour de moi. Mais mon aventure ne garda pas longtemps
cette tournure dramatique.

Je revis la signora au bras de son cousin, se promenant sur la terrasse,
et de temps en temps s'arrêtant devant la porte de glaces entr'ouverte,
pour me regarder, elle, d'un air railleur, lui, d'un air embarrassé. Je
ne savais plus ce qui se passait entre eux, et la colère me montait de
plus en plus à la gorge.

Une jolie soubrette se trouva tout d'un coup en tiers sur la terrasse.
La signora lui parlait d'un ton animé, tantôt riant, tantôt prenant un
air absolu. La soubrette semblait hésiter; le cousin semblait supplier
sa cousine de ne pas faire d'extravagance. Enfin la soubrette vint à moi
d'un air confus, et me dit en rougissant jusqu'à la racine des cheveux:
«Monsieur, la signora m'ordonne de vous dire, en propres termes, que
vous êtes un insolent, et que vous feriez bien mieux d'accorder le piano
que de la regarder comme vous faites. Pardon, Monsieur... Je crois bien
que c'est une plaisanterie.--Et je le prends ainsi, répondis-je; mais
répondez à la Signora que je lui présente mon profond respect, et que
je la prie de ne pas me croire assez insolent pour la regarder. Je n'y
pensais pas le moins du monde; et, s'il faut vous dire la vérité, à
vous, ma belle enfant, c'est vous que je voyais au milieu de la prairie,
et qui m'occupiez tellement que je ne songeais plus à continuer ma
besogne.

--Moi! Monsieur, dit la soubrette en rougissant encore plus et en
inclinant sa jolie tête sur son sein avec embarras. Comment pouvais-je
occuper monsieur?

--Parce que vous êtes plus jolie cent fois que votre maîtresse,» lui
dis-je en passant un bras autour d'elle et en lui donnant un baiser
avant qu'elle eût le temps de se douter de ma fantaisie.

C'était une belle villageoise, une soeur de lait de la signora. Elle
était brune aussi, grande et svelte, mais timide dans sa démarche, et
aussi naïve, aussi douce dans son maintien que sa jeune maîtresse était
résolue et rusée. Elle tomba dans un tel trouble en se voyant ainsi
embrassée par surprise devant la signora, qui s'était approchée jusqu'au
seuil du salon, entraînant son imbécile cousin, qu'elle s'enfuit en
cachant son visage dans son tablier bleu brodé d'argent. La signora, qui
ne s'attendait pas davantage à me voir prendre si philosophiquement
ses impertinences, recula d'un pas, et le cousin, qui n'avait rien vu,
répéta plusieurs fois de suite: «Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce que
c'est?» La pauvre fillette continua de fuir sans vouloir répondre, et la
signora éclata d'un rire forcé dont je feignis de ne pas m'apercevoir.

Au bout de peu d'instants, je la vis reparaître seule. Elle avait une
expression de visage qui voulait être sévère, et qui était émue et
troublée. «Il est heureux pour vous et pour moi, Monsieur, dit-elle
d'une voix un peu altérée, que mon cousin soit crédule et simple; car
sachez qu'il est jaloux et querelleur.

--En vérité, Mademoiselle? répondis-je gravement.

--Ne raillez pas, Monsieur, reprit-elle avec dépit. On peut être aisé à
tromper quand on aime; mais on est brave quand on s'appelle Grimani.

--Je n'en doute point, Mademoiselle, répondis-je sur le même ton.

--Je vous prie donc, Monsieur, reprit-elle encore avec une véhémence
involontaire, de ne plus vous montrer ici; car toutes ces plaisanteries
pourraient mal finir.

--C'est comme il vous plaira, Mademoiselle, répondis-je toujours
imperturbable.

--Il me paraît cependant, Monsieur, qu'elles vous divertissent beaucoup;
car vous ne paraissez pas disposé à les terminer.

--Si je m'en amuse, signora, c'est par obéissance, comme on s'amuse en
Italie sous le règne du grand Napoléon. Je voulais me retirer il y a une
heure, et c'est vous qui n'avez pas voulu.

--Je ne l'ai pas voulu? Osez-vous dire que je ne l'ai pas voulu?

--Je voulais dire, signora, que vous n'y avez pas songé; car j'attendais
que vous me donnassiez un prétexte pour me retirer d'une manière tant
soit peu vraisemblable au beau milieu de ma besogne, et il m'était
impossible, quant à moi, de l'imaginer. Cela serait si peu naturel dans
l'état où est le piano, et j'ai une si ferme volonté de ne rien faire
qui puisse vous compromettre, que je reviendrai demain...

--Vous ne le ferez pas...

--J'en demande bien pardon à Votre Seigneurie, je reviendrai.

--Et pourquoi donc, Monsieur? Et de quel droit?

--Je reviendrai pour satisfaire la curiosité du seigneur Hector, qui est
fort intrigué de savoir qui je suis, et j'y reviendrai du droit que vous
m'avez donné de faire face à l'homme avec qui vous avez voulu rire de
moi.

--Est-ce une menace, seigneur Lélio? dit-elle en cachant sa frayeur sous
le manteau de son orgueil.

--Non, signora. Un homme qui ne veut pas reculer devant un autre homme
n'est pas un homme qui menace.

--Mais mon cousin ne vous a rien dit, Monsieur; c'est contre son gré que
je vous ai fait ces plaisanteries.

--Mais il est jaloux et querelleur... De plus, il est brave. Moi, je ne
suis pas jaloux, signora, je n'en ai ni le droit ni la fantaisie. Mais
je suis querelleur aussi, et peut-être que, moi aussi, bien que je ne
m'appelle pas Grimani, je suis brave; qu'en savez-vous?

--Oh! je n'en doute pas, Lélio!» s'écria-t-elle avec un accent qui
me fit frémir de la tête aux pieds, tant il était différent de ce que
j'entendais depuis trois jours.

Je la regardai avec surprise; elle baissa les yeux d'un air à la fois
modeste et fier. Je fus désarmé encore une fois. «Signora, repris-je, je
ferai ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez, comme vous le
voudrez.»

Elle hésita un instant. «Vous ne pouvez pas revenir comme accordeur de
pianos, dit-elle, vous me compromettriez; car mon cousin va certainement
dire à ma tante qu'il vous soupçonne d'être un chercheur d'aventures
galantes; et, si ma tante le sait, elle le dira à ma mère. Or, monsieur
Lélio, sachez que je ne me soucie que d'une personne au monde, c'est de
ma mère; que je ne crains qu'une chose au monde, c'est le déplaisir
de ma mère. Elle m'a pourtant bien mal élevée, vous le voyez; elle m'a
horriblement gâtée... mais elle est si bonne, si douce, si tendre, si
triste... Elle m'aime tant... si vous saviez!...» Une grosse larme roula
sur la noire paupière de la signora; elle essaya quelques instants de la
retenir, mais elle vint tomber sur sa main. Ému, pénétré et terrassé
par le terrible dieu avec lequel on ne joue pas en vain, je portai mes
lèvres sur cette belle main, et je dévorai cette belle larme, poison
subtil qui mit le feu dans mon sein. J'entendis revenir le cousin, et,
me levant précipitamment: «Adieu, signora, lui dis-je, je vous obéirai
aveuglément, je le jure sur mon honneur: si monsieur votre cousin
m'offense, je me laisserai insulter; je serai lâche plutôt que de vous
faire verser une seconde larme...» Et, la saluant jusqu'à terre, je me
retirai. Le cousin ne me parut pas aussi belliqueux qu'elle me l'avait
dépeint; car il me salua le premier, lorsque je passai devant lui. Je me
retirai lentement, pénétré de tristesse; car j'aimais, et je devais ne
pas revenir. En devenant sincère, mon amour devenait généreux.

Je me retournai plusieurs fois pour voir la robe de velours de la
signora; mais elle avait disparu. Au moment où je franchissais la grille
du parc, je l'aperçus dans une petite allée qui longeait la muraille
intérieurement. Elle avait couru pour se trouver là en même temps que
moi, et elle s'efforçait de prendre une démarche lente et rêveuse pour
me faire croire que le hasard amenait cette rencontre; mais elle était
tout essoufflée, et ses beaux bandeaux de cheveux noirs s'étaient
dérangés le long des branches qu'elle avait rapidement écartées pour
venir à travers le taillis. Je voulus m'approcher d'elle, elle me fit un
signe comme pour m'indiquer qu'on la suivait. J'essayai de franchir
la grille; je ne pouvais pas m'y décider. Elle me fit alors un signe
d'adieu accompagné d'un regard et d'un sourire ineffables. En cet
instant elle fut belle comme je ne l'avais point encore vue. Je mis une
main sur mon coeur, l'autre sur mon front, et je m'enfuis, heureux et
amoureux déjà comme un fou. Les branches avaient frémi à quelques pas
derrière la signora; mais, là comme ailleurs, le cousin n'arrivait pas à
temps: j'avais disparu.

Je trouvai chez moi une lettre de la Checchina. «Je me suis mise en
route pour aller te rejoindre, me disait-elle, et me reposer sous
les doux ombrages de Cafaggiolo des fatigues du théâtre. J'ai versé à
San-Giovani; j'en suis quitte pour quelques contusions; mais ma voiture
est brisée. Les maladroits ouvriers de ce village me demandent trois
jours pour la réparer. Prends ta calèche, et viens me chercher, si tu
ne veux que je périsse d'ennui dans cette auberge de muletiers, etc.» Je
partis une heure après, et, au point du jour, j'arrivai à San-Giovani.
«Comment se fait-il que tu sois seule?» lui dis-je en essayant de
me débarrasser de ses grands bras et de ses fraternelles accolades,
insupportables pour moi depuis ma maladie, à cause des parfums dont elle
faisait un usage immodéré, soit qu'elle crût ainsi imiter les grandes
dames, soit qu'elle aimât de passion tout ce qui flatte les sens. «Je me
suis brouillée avec Nasi, me dit-elle; je l'ai planté là, et je ne veux
plus entendre parler de lui!--Ce n'est pas très-sérieux, repris-je,
puisque pour le fuir tu vas t'installer chez lui.--C'est très-sérieux,
au contraire; car je lui ai défendu de me suivre.--Et c'est pour lui en
ôter les moyens, apparemment, que tu prends sa voiture pour te sauver,
et que tu la brises en chemin?--C'est sa faute; il fallait bien presser
les postillons; pourquoi a-t-il la mauvaise habitude de courir après
moi? J'aurais voulu me tuer en versant, et qu'il arrivât pour me voir
expirer, et pour apprendre ce que c'est que de contrarier une femme
comme moi.--C'est-à-dire une folle. Mais tu n'auras pas le plaisir de
mourir pour te venger, puisque d'une part tu ne t'es pas fait de mal, et
que de l'autre il n'a pas couru après toi.--Oh! il aura passé ici cette
nuit sans se douter que j'y suis, et tu l'auras croisé en venant. Nous
allons le trouver à Cafaggiolo.--Il est assez insensé pour cela.--Si
j'en étais sûre, je voudrais rester ici huit jours cachée, afin de
l'inquiéter, et de lui faire croire que je suis partie pour la France,
comme je l'en ai menacé.--A ton plaisir, ma belle; je te salue et te
laisse ma voiture. Quant à moi, j'ai peu de goût pour ce pays et
pour cette auberge.--Si tu n'étais pas un sot, tu me vengerais,
Lélio!--Merci! je ne suis pas offensé; tu ne l'es pas davantage,
peut-être?--Oh! je le suis mortellement, Lélio!--Il aura refusé de te
donner pour vingt-cinq mille francs de gants blancs, et il aura voulu
te donner cinquante mille francs de diamants; quelque chose comme cela,
sans doute?--Non, non, Lélio, il a voulu se marier!--Pourvu que ce ne
soit pas avec toi, c'est une envie très-pardonnable.--Et ce qu'il y a
de plus affreux, c'est qu'il s'était imaginé de me faire consentir à
son mariage, et conserver mes bonnes grâces. Après une pareille insulte,
crois-tu qu'il a eu l'audace de m'offrir un million, à condition que je
le laisserais se marier, et que je lui resterais fidèle!--Un million!
diable! voilà bien le quarantième million que je te vois refuser, ma
pauvre Checchina. Il y aurait de quoi entretenir une famille royale avec
les millions que tu as méprisés!--Tu plaisantes toujours, Lélio. Un jour
viendra où tu verras que, si j'avais voulu j'aurais pu être reine tout
comme une autre. Les soeurs de Napoléon sont-elles donc plus belles que
moi? Ont-elles plus de talent, plus d'esprit, plus d'énergie! Ah! que
je m'entendrais bien à tenir un royaume!--A peu près comme à tenir des
livres en partie double dans un comptoir de commerce. Allons! tu as mis
ta robe de chambre à l'envers, et tu essuies les pleurs de tes beaux
yeux avec un de tes bas de soie. Fais trêve pour quelques instants à ces
rêves d'ambition, habille-toi, et partons.»

Tout en regagnant la villa de Cafaggiolo et en laissant ma compagne
de voyage donner un libre cours à ses déclamations héroïques, à ses
divagations et à ses hâbleries, j'arrivai, non sans peine, à savoir
que le bon Nasi avait été fasciné dans un bal par une belle personne et
l'avait demandée en mariage; qu'il était venu signifier sa résolution à
Checchina; que celle-ci ayant pris le parti de s'évanouir et d'avoir
des convulsions, il avait été tellement épouvanté par la violence de son
désespoir, qu'il l'avait suppliée d'accepter un terme moyen et de rester
sa maîtresse malgré le mariage. Alors la Checchina, le voyant faiblir,
avait orgueilleusement refusé de partager le coeur et la bourse de son
amant. Elle avait demandé des chevaux de poste et signé ou feint de
signer un engagement avec l'Opéra de Paris. Le débonnaire Nasi n'avait
pu supporter l'idée de perdre une femme qu'il n'était pas sûr de ne plus
adorer pour une femme que peut-être il n'adorait pas encore. Il avait
demandé pardon à la cantatrice; il avait retiré sa demande et cessé
ses démarches de mariage auprès de l'illustre beauté dont la Checchina
ignorait le nom. Checchina s'était laissé attendrir; mais elle avait
appris indirectement, le lendemain de ce grand sacrifice, que Nasi
n'avait pas eu un grand mérite à le faire, puisqu'il venait entre la
scène de fureur et la scène de raccommodement, d'être débouté de sa
demande de mariage et dédaigné pour un heureux rival. La Checchina,
outrée, était partie, laissant au comte une lettre foudroyante dans
laquelle elle lui déclarait qu'elle ne le reverrait jamais; et, prenant
la route de France, car tout chemin mène à Paris aussi bien qu'à Rome,
elle courait attendre à Cafaggiolo que son amant la poursuivît et vînt
mettre son corps en travers du chemin pour l'empêcher de pousser plus
avant une vengeance dont elle commençait à s'ennuyer un peu.

Tout cela n'était pas dans le cerveau de la Checchina à l'état de calcul
étroit et d'intrigue cupide. Elle aimait l'opulence, il est vrai, et ne
pouvait s'en passer; mais elle avait tant de foi en sa destinée et tant
d'audace dans le caractère, qu'elle risquait à chaque instant la fortune
du jour pour celle du lendemain. Elle passait le Rubicon tous les
matins, certaine de trouver sur l'autre rive un empire plus florissant
que celui qu'elle abandonnait. Il n'y avait donc dans ces féminines
roueries rien de vil parce qu'il n'y avait rien de craintif. Elle ne
jouait pas la douleur; elle ne faisait ni fausses promesses ni feintes
prières. Elle avait dans ses moments de contrariété de très-véritables
attaques de nerfs. Pourquoi ses amants étaient-ils assez crédules pour
prendre l'impétuosité de sa colère pour l'effet d'une douleur profonde
combattue par l'orgueil? N'est-ce pas notre faute à tous quand nous
sommes dupes de notre propre vanité?

D'ailleurs, quand même, pour conserver son empire, la Checchina aurait
un peu joué la tragédie dans son boudoir, elle avait son excuse dans la
grande sincérité de sa conduite. Je n'ai jamais rencontré de femme plus
franche, plus fidèle aux amants qui lui étaient fidèles, plus téméraire
dans ses aveux lorsqu'elle était vengée, plus incapable de ressaisir sa
domination au prix d'un mensonge. Il est vrai qu'elle n'aimait pas
assez pour cela, et que nul homme ne lui semblait valoir la peine de se
contraindre et de s'humilier à ses propres yeux par une dissimulation
prolongée. J'ai souvent pensé que nous étions bien fous, nous autres,
d'exiger tant de franchise quand nous apprécions si peu le mérite de la
fidélité. J'ai souvent éprouvé par moi-même qu'il faut plus de passion
pour soutenir un mensonge qu'il ne faut de courage pour dire la vérité.
Il est si facile d'être sincère avec ce qu'on n'aime pas! il est si
agréable de l'être avec ce qu'on n'aime plus!

Cette simple réflexion vous expliquera pourquoi il me fut impossible
d'aimer longtemps la Checchina, et comment il me fut impossible aussi de
ne pas l'estimer toujours, en dépit de ses frasques insolentes et de son
ambition démesurée. Je compris vite que c'était une détestable amante et
une excellente amie, et puis, il y avait une sorte de poésie dans cette
énergie d'aventurière, dans ce détachement des richesses, inspiré par
l'amour même des richesses; dans cette fatuité inconcevable, couronnée
toujours d'un succès plus inconcevable encore. Elle se comparait sans
cesse aux soeurs de Napoléon pour se préférer à elles, et à Napoléon
pour s'égaler à lui. Cela était plaisant et pas trop ridicule. Dans
sa sphère, elle avait autant d'audace et de bonheur que le grand
conquérant. Elle n'eut jamais pour amants que des hommes jeunes, riches,
beaux, et honnêtes; et je ne crois pas qu'un seul se soit jamais plaint
d'elle après l'avoir quittée ou perdue; car au fond elle était grande et
noble. Elle savait toujours racheter mille puérilités et mille malices
par un acte décisif de force et de bonté. Enfin, pour tout dire, elle
était brave au moral et au physique, et les gens de ce tempérament
valent toujours quelque chose, où qu'ils soient et quoi qu'ils fassent.

«Ma pauvre enfant, lui disais-je chemin faisant, tu vas être bien
attrapée si Nasi te prend au mot et te laisse partir pour la France.--Il
n'y a pas de danger, disait-elle en souriant, oubliant qu'elle venait
de me dire que pour rien au monde elle ne se laisserait fléchir par ses
soumissions.--Mais enfin, supposons que cela arrive, que feras-tu? Tu
n'as rien au monde, et tu n'as pas coutume de garder les dons des amants
que tu quittes. C'est pour cela que je t'estime un peu, malgré tous tes
crimes. Voyons, dis-moi, que vas-tu devenir?--J'aurai du chagrin, me
répondit-elle; oui, vraiment, Lélio, j'aurai des regrets; car Nasi est
un digne homme, un excellent coeur. Je parie que je pleurerai pendant...
je ne sais pas combien de temps! Mais enfin on a une destinée ou on n'en
a pas. Si Dieu veut que j'aille en France, c'est apparemment parce que
je n'ai plus rien d'heureux à rencontrer en Italie. Si je me sépare de
ce bon et tendre amant, c'est sans doute que là-bas un homme plus dévoué
et plus courageux m'attend pour m'épouser, et pour prouver au monde que
l'amour est au-dessus de tous les préjugés. N'en doute pas, Lélio, je
serai princesse, reine peut-être. Une vieille sorcière de Malamocco me
l'a prédit dans mon horoscope, lorsque je n'avais que quatre ans, et
je l'ai toujours cru; preuve que cela doit être!--Preuve concluante,
repris-je, argument sans réplique! Reine de Barataria, je te salue!

--Qu'est-ce que c'est que la Barataria? Est-ce que c'est le nouvel opéra
de Cimarosa?

--Non, c'est le nom de l'étoile qui préside à ta destinée.»

Nous arrivâmes à Cafaggiolo, et n'y trouvâmes point Nasi. «Ton étoile
pâlit, la fortune t'abandonne,» dis-je à la Chioggiote. Elle se mordit
les lèvres et reprit aussitôt avec un sourire: «Avant le lever du
soleil, il y a toujours des brouillards sur les lagunes. Dans tous les
cas, il faut prendre des forces, afin d'être préparé aux coups de la
destinée.» En parlant ainsi, elle se mit à table, avala presque une
daube truffée; après quoi elle dormit douze heures sans désemparer,
passa trois heures à sa toilette, et pétilla d'esprit et d'absurdité
jusqu'au soir. Nasi n'arriva point.

Pour moi, au milieu de la gaieté et de l'animation que cette bonne fille
avait apportée dans ma solitude, j'étais préoccupé du souvenir de mon
aventure à la villa Grimani, et tourmenté du désir de revoir ma belle
patricienne. Mais quel moyen? Je me creusais vainement l'esprit pour en
trouver un qui ne la compromît pas. En la quittant, je m'étais juré de
ne faire aucune imprudence. En repassant dans ma mémoire le souvenir de
ces derniers instants où elle m'avait semblé si naïve et si touchante,
je sentais que je ne pouvais plus agir légèrement envers elle sans
perdre ma propre estime. Je n'osais pas prendre des informations sur
son entourage, encore moins sur son intérieur; je n'avais voulu voir
personne dans les environs, et maintenant j'en étais presque fâché; car
j'eusse pu apprendre par hasard ce que je n'osais demander directement.
Le domestique qui me servait était un Napolitain arrivé avec moi et
comme moi pour la première fois dans le pays. Le jardinier était idiot
et sourd. Une vieille femme de charge, qui tenait la maison depuis
l'enfance de Nasi, eût pu m'instruire peut-être; mais je n'osais
l'interroger, elle était curieuse et bavarde. Elle s'inquiétait beaucoup
de savoir où j'allais, et, pendant les trois jours que je ne lui avais
pas rapporté de gibier, ni rendu compte de mes promenades, elle était
si intriguée, que je tremblais qu'elle ne vint à découvrir mon roman.
Un nom seul eût pu la mettre sur la voie. Je me gardai donc bien de le
prononcer. Je ne voulais pas aller à Florence, j'y étais trop connu; je
m'y serais à peine montré, que j'eusse été inondé de visites. Or, dans
la disposition maladive et misanthropique qui m'avait fait chercher la
retraite de Cafaggiolo, j'avais caché mon nom et mon état tant aux gens
des environs qu'aux serviteurs de la maison même. Je devais garder plus
que jamais mon incognito; car je présumais que le comte allait arriver,
et que ses velléités de mariage pourraient bien lui faire désirer
d'ensevelir dans le mystère la présence de la Checchina dans sa maison.
                
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