George Sand

La dernière Aldini Simon
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Deux jours s'écoulèrent ainsi sans que Nasi revînt, lui qui eût pu
m'éclairer, et sans que j'osasse faire un pas dehors. La Checchina fut
prise de vives douleurs et d'un gros rhume par suite des mésaventures de
son voyage. Peut-être, ne sachant quelle figure faire vis-à-vis de moi,
ne voulant pas avoir l'air d'attendre son infidèle après avoir juré
qu'elle ne l'attendrait pas, n'était-elle pas fâchée d'avoir un prétexte
pour rester à Cafaggiolo.

Un matin, ne pouvant y tenir, car cette signorina de quinze ans me
trottait par la tête avec ses petites mains blanches et ses grands yeux
noirs, je pris mon carnier, j'appelai mon chien, et je partis pour la
chasse, n'oubliant que mon fusil. Je rôdai vainement autour de la villa
Grimani; je n'aperçus pas un être vivant, je n'entendis pas un bruit
humain. Toutes les grilles du parc étaient fermées, et je remarquai que
dans la grande allée, d'où l'on apercevait le bas de la façade, on
avait abattu de gros arbres, dont le branchage touffu interceptait
complètement la vue. Était-ce à dessein qu'on avait dressé ces
barricades? Était-ce une vengeance du cousin? Était-ce une précaution
de la tante? Était-ce une malice de mon héroïne elle-même? Si je le
croyais! me disais-je. Mais je ne le croyais pas. J'aimais bien mieux
supposer qu'elle gémissait de mon absence et de sa captivité, et je
faisais pour sa délivrance mille projets plus ridicules les uns que les
autres.

En rentrant à Cafaggiolo, je trouvai dans la chambre de la Checchina une
belle villageoise que je reconnus aussitôt pour la soeur de lait de
la Grimani. «Voilà, me dit la Checchina, qui l'avait fait asseoir sans
façon sur le pied de son lit, une belle enfant qui ne veut parler qu'à
toi, Lélio. Je l'ai prise sous ma protection, parce que la vieille
Cattina voulait la renvoyer insolemment. Moi, j'ai bien vu à son petit
air modeste que c'est une honnête fille, et je ne lui ai pas fait de
questions indiscrètes. N'est-ce pas, ma pauvre brunette? Allons, ne
soyez pas honteuse, et passez dans le salon avec M. Lélio. Je ne suis
pas curieuse, allez; j'ai autre chose à faire que de tourmenter mes
amis.

--Venez, ma chère enfant, dis-je à la soubrette, et ne craignez rien;
vous n'avez affaire ici qu'à d'honnêtes gens.»

La pauvre fille restait debout, éperdue, et triste à faire pitié. Bien
qu'elle eût eu le courage de cacher jusque-là le motif de sa visite,
elle tirait de sa poche et montrait à demi, dans son trouble, un billet
qu'elle y renfonçait de nouveau, partagée entre le soin de son honneur
et celui de l'honneur de sa maîtresse. «Oh! mon Dieu! dit-elle enfin
d'une voix tremblante, si madame allait croire que je viens ici dans de
mauvaises intentions!...--Moi, je ne crois rien du tout, ma pauvrette,
s'écria la bonne Checchina en ouvrant un livre et en lisant au travers
d'un lorgnon, bien qu'elle eût une vue excellente, car elle croyait
qu'il était de bon air d'avoir les yeux faibles.--C'est que madame
a l'air si bon, et m'a reçue avec tant de confiance, reprit la jeune
fille.--Votre air inspire cette confiance à tout le monde, repartit la
cantatrice, et si je suis bonne avec vous, c'est que vous le méritez.
Allez, allez, je ne suis pas indiscrète, contez vos affaires à M. Lélio,
cela ne me fâchera pas le moins du monde. Allons, Lélio, emmène-la donc!
Pauvre petite! elle se croit perdue. Va, mon enfant, les comédiens sont
d'aussi braves gens que les autres, sois-en sûre.»

La jeune fille fit une profonde révérence et me suivit dans le salon.
Son coeur battait à briser le lacet de son corsage de velours vert,
et ses joues étaient écarlates comme sa jupe. Elle se hâta de tirer la
lettre de sa poche, et, en me la remettant, elle recula de trois pas,
tant elle craignait que je ne fusse aussi insolent avec elle que la
première fois. Je la rassurai par le calme de mon maintien, et lui
demandai si elle avait quelque chose de plus à me dire. «Il faut que
j'attende la réponse, me dit-elle d'un air d'angoisse.--Eh bien,
lui dis-je, allez l'attendre dans l'appartement de madame.» Et je la
reconduisis auprès de la Checchina. «Cette brave fille, lui dis-je,
veut entrer au service d'une dame de Florence que je connais
particulièrement, et elle vient me demander une lettre de
recommandation. Pendant que je vais l'écrire, voulez-vous permettre
qu'elle reste près de vous?--Oui, oui, certes!» dit la Checchina en lui
faisant signe de s'asseoir, et en lui souriant d'un air de protection
amicale. Cette douceur et cette simplicité de manières envers les gens
de son ancienne condition étaient au nombre des belles qualités de la
Chioggiote. En même temps qu'elle minaudait les allures de la grande
dame, elle conservait la bonté brusque et naïve de la batelière. Ses
manières, souvent ridicules, étaient toujours bienveillantes; et, si
elle aimait à trôner dans un lit de satin garni de dentelles devant
cette pauvre villageoise, elle n'en avait pas moins dans le coeur et sur
les lèvres de tendres encouragements pour son humilité.

La lettre de la signora était conçue en ces termes:

«Trois jours sans revenir! Ou vous n'avez guère d'esprit, ou vous n'avez
guère d'envie de me revoir. Est-ce donc à moi de trouver le moyen de
continuer nos amicales relations? Si vous ne l'avez pas cherché,
vous êtes un sot; si vous ne l'avez pas trouvé, vous êtes ce que vous
m'accusez d'être. La preuve que je ne suis _ne superba, ne stupida_,
c'est que je vous donne un rendez-vous. Demain matin dimanche, je serai
à la messe de huit heures à Florence, à _Santa-Maria del Sasso_. Ma
tante est malade; Lila, ma soeur de lait, doit seule m'accompagner.
Si le domestique et le cocher vous remarquent ou vous interrogent,
donnez-leur de l'argent, ce sont des coquins. Adieu, à demain.»

Répondre, promettre, jurer, remercier, et remettre à la belle Lila le
plus ampoulé des billets d'amour, ce fut l'affaire de peu d'instants.
Mais quand je voulus glisser une pièce d'or dans la main de la
messagère, j'en fus empêché par un regard plein de tristesse et de
dignité. Elle avait cédé par dévouement à la fantaisie de sa maîtresse;
mais il était évident que sa conscience lui reprochait cet acte de
faiblesse, et que lui en offrir le paiement, c'eût été la châtier et
l'humilier cruellement. Je me reprochais beaucoup en cet instant
le baiser que j'avais osé lui dérober pour railler sa maîtresse, et
j'essayai de réparer ma faute en la reconduisant jusqu'au bout du jardin
avec autant de respect et de courtoisie que j'en eusse témoigné à une
grande dame.

Je fus très-agité tout le reste du jour. La Checchina s'aperçut de ma
préoccupation. «Voyons, Lélio, me dit-elle à la fin du souper que nous
prenions tête à tête sur une jolie petite terrasse ombragée de pampres
et de jasmins; je vois que tu es tourmenté: pourquoi ne m'ouvres-tu
pas ton coeur? Ai-je jamais trahi un secret? Ne suis-je pas digne de
ta confiance? Ai-je mérité qu'elle me fût retirée?--Non, ma bonne
Checchina, lui répondis-je, je rends justice à la discrétion (et il est
certain que la Checchina eût gardé, comme Porcia, les confidences de
Brutus); mais, ajoutai-je, si tous mes secrets t'appartiennent, il en
est d'autres...--Je sais ce que tu vas me dire, dit-elle avec vivacité.
Il en est d'autres qui ne sont pas à toi seul et dont tu n'as pas le
droit de disposer; mais si, malgré toi, je les devine, dois-tu pousser
le scrupule jusqu'à nier inutilement ce que je sais aussi bien que toi?
Allons, ami, j'ai fort bien compris la visite de cette belle fille; j'ai
vu sa main dans sa poche, et, avant qu'elle m'eût dit bonjour, je savais
qu'elle apportait une lettre. A l'air timide et chagrin de cette pauvre
Iris (la Checchina aimait beaucoup les comparaisons mythologiques depuis
qu'elle épelait l'_Aminta di Tasso_ et l'_Adone del Guarini_), j'ai bien
compris qu'il y avait là une véritable histoire de roman, une grande
dame craignant le monde ou une petite fille risquant son établissement
futur avec quelque honnête bourgeois. Ce qu'il y a de certain, c'est que
tu as fait une de ces conquêtes dont vous autres hommes êtes si
fiers, parce qu'elles passent pour difficiles et demandent beaucoup de
cachotteries. Tu vois que j'ai deviné?» Je répondis par un sourire.
«Je ne t'en demande pas davantage, reprit-elle; je sais que tu ne
dois trahir ni le nom, ni la demeure, ni la condition de la personne;
d'ailleurs, cela ne m'intéresse pas. Mais je puis te demander si tu es
enchanté ou désespéré, et tu dois me dire si je puis te servir à quelque
chose.

--Si j'ai besoin de toi, je te le dirai, répondis-je; et, quant à te
faire savoir si je suis enchanté ou désespéré, je puis t'assurer que je
ne suis encore ni l'un ni l'autre.

--Eh bien! eh bien! prends garde à l'un comme à l'autre; car, dans les
deux cas, il n'y aurait pas lieu à de si grandes émotions.

--Et qu'en sais-tu?

--Mon cher Lélio, reprit-elle d'un ton sentencieux, supposons que tu
sois enchanté. Qu'est-ce qu'une femme facile de plus ou de moins dans la
vie d'un homme de théâtre: le théâtre, où les femmes sont si belles,
si étincelantes d'esprit? Vas-tu donc t'enivrer d'une bonne fortune du
grand monde? Vanité! vanité! Les femmes du monde sont aussi inférieures
à nous sous tous les rapports que la vanité est inférieure à la gloire.

--Voilà qui est modeste, je t'en félicite, répondis-je; mais ne
pourrait-on pas retourner l'aphorisme, et dire que c'est la vanité,
et non l'amour, qui attire les hommes du monde aux pieds des femmes de
théâtre?

--Oh! quelle différence! s'écria la Checchina. Une belle et grande
actrice est un être privilégié de la nature et relevé par le prestige de
l'art; livrée aux regards des hommes dans tout l'éclat de sa beauté,
de son talent et de sa célébrité, n'est-il pas naturel qu'elle excite
l'admiration et qu'elle allume les désirs? Pourquoi donc, vous autres,
qui subjuguez la plupart d'entre nous avant les grands seigneurs; vous,
qui nous épousez quand nous avons l'humeur sédentaire, et qui prélevez
vos droits sur nous quand nous avons l'âme ardente; vous qui laissez
jouer à d'autres le rôle d'amants magnifiques, et qui toujours
êtes l'amant préféré, ou tout au moins l'ami du coeur; pourquoi
tourneriez-vous vos pensées vers ces patriciennes qui vous sourient du
bout des lèvres, et vous applaudissent du bout des doigts? Ah! Lélio!
Lélio! je crains qu'ici ton bon sens ne soit fourvoyé dans quelque sotte
aventure. A ta place, plutôt que d'être flatté des oeillades de quelque
marquise sur le retour, je ferais attention à une belle choriste, à la
Torquata ou à la Gargani, par exemple... Eh oui! eh oui! s'écria-t-elle
en s'animant à mesure que je souriais; ces filles-là sont plus hardies
en apparence, et je soutiens qu'elles sont moins corrompues en réalité
que tes Cidalises de salon. Tu ne serais pas forcé de jouer auprès
d'elles une longue comédie de sentiment, ou de livrer une misérable
guerre de bel esprit... Mais voilà comme vous êtes! L'écusson d'un
carrosse, la livrée d'un laquais, c'en est assez pour embellir à vos
yeux le premier laideron titré qui laisse tomber sur vous un regard de
protection...

--Ma chère amie, repris-je, tout cela est fort sensé; mais il ne manque
à ton raisonnement que d'être appuyé sur un fait vrai. Pour mon honneur,
tu aurais bien pu, je pense, supposer que la laideur et la vieillesse
ne sont pas de rigueur chez une patricienne éprise d'un artiste. Il s'en
est trouvé de jeunes et belles qui ont eu des yeux, et puisque tu me
forces à te dire des choses ridicules dans un langage ridicule, pour te
fermer la bouche, apprends que l'objet de _ma flamme_ a quinze ans, et
qu'elle est belle comme la _déesse Cypris_, dont tu apprends par coeur
les prouesses en bouts rimés.

--Lélio! s'écria la Checchina en éclatant de rire, tu es le fat le plus
insupportable que j'aie jamais rencontré.

--Si je suis fat, belle princesse, m'écriai-je, il y a un peu de votre
faute, à ce qu'on prétend.

--Eh bien! dit-elle, si tu ne mens pas, si ta maîtresse est digne par
sa beauté des folies que tu vas faire pour elle, prends bien garde à une
chose, c'est qu'avant huit jours tu seras désespéré.

--Mais qu'avez-vous donc aujourd'hui, signora Checchina, pour me dire
des choses si désobligeantes?

--Lélio, ne rions plus, dit-elle en posant sa main sur la mienne
avec amitié. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es
sérieusement amoureux, et tu vas souffrir...

--Allons! allons, Checca, sur tes vieux jours tu te retireras à
Malamocco, et tu y diras la bonne ou la mauvaise aventure aux bateliers
des lagunes; en attendant, laisse-moi, belle sorcière, affronter la
mienne sans lâches pressentiments.

--Non! non! Je ne me tairai pas que je n'aie tiré ton horoscope. S'il
s'agissait d'une femme faite pour toi, je ne voudrais pas t'inquiéter;
mais une noble, une femme du monde, marquise ou bourgeoise, il
m'importe, je leur en veux! Quand je vois cet imbécile de Nasi me
négliger pour une créature qui ne me va pas, je parie, au genou, je me
dis que tous les hommes sont vains et sots. Ainsi, je te prédis que tu
ne seras point aimé, parce qu'une femme du monde ne peut pas aimer
un comédien; et, si par hasard tu es aimé, tu n'en seras que plus
misérable; car tu seras humilié.

--Humilié! Checchina, qu'est-ce que vous dites donc là?

--A quoi connaît-on l'amour, Lélio? au plaisir qu'on donne ou à celui
qu'on éprouve?...

--Pardieu! à l'un et à l'autre! Où veux-tu en venir?

--N'en est-il pas du dévouement comme du plaisir? Ne faut-il pas qu'il
soit réciproque?

--Sans doute; après?

--Quel dévouement espères-tu rencontrer chez ta maîtresse? quelques
nuits de plaisir? Tu sembles embarrassé de répondre.

--Je le suis, en effet; je t'ai dit qu'elle a quinze ans, et je suis un
honnête homme.

--Espères-tu l'épouser?

--Épouser, moi! une fille riche et de grande maison! Dieu m'en préserve!
Ah çà! tu crois donc que je suis dévoré comme toi de la matrimoniomanie?

--Mais je suppose, moi, que tu aies envie de l'épouser; tu crois qu'elle
y consentira? tu en es sûr?

--Mais je te répète que pour rien au monde je ne veux épouser personne.

--Si c'est parce que tu serais mal venu à en avoir la prétention, ton
rôle est triste, mon bon Lélio!

--_Corpo di Bacco!_ tu m'ennuies, Checchina!

--C'est bien mon intention, cher ami de mon âme. Or donc, tu ne songes
point à épouser, parce que ce serait une impertinente fantaisie de ta
part, et que tu es un homme d'esprit. Tu ne songes point à séduire,
parce que ce serait un crime, et que tu es un homme de coeur. Dis-moi,
est-ce que ce sera bien amusant, ton roman?

--Mais, créature épaisse et positive que tu es, tu n'entends rien au
sentiment. Si je veux faire une pastorale, qui m'en empêchera?

--Une pastorale, c'est joli en musique. En amour, ce doit être bien
fade.

--Mais ce n'est ni criminel ni humiliant.

--Et pourquoi es-tu si agité? Pourquoi es-tu triste, Lélio?

--Tu rêves, Checchina; je suis tranquille et joyeux comme de coutume.
Laissons toutes ces paroles; je ne te recommande pas le silence sur
le peu que je t'ai dit, j'ai confiance en toi. Pour te rassurer sur ma
situation d'esprit, sache seulement une chose: je suis plus fier de
ma profession de comédien que jamais gentilhomme ne le fut de son
marquisat. Il n'est au pouvoir de personne de m'en faire rougir. Je
ne serai jamais assez fat, quoi que tu en dises, pour désirer des
dévouements extraordinaires, et si un peu d'amour réchauffe mon coeur en
cet instant, la joie modeste d'en inspirer un peu me suffit. Je ne nie
pas les nombreuses supériorités des femmes de théâtre sur les femmes
du monde. Il y a plus de beauté, de grâce, d'esprit et de feu dans les
coulisses que partout ailleurs, je le sais. Il n'y a pas plus de pudeur,
de désintéressement, de chasteté et de fidélité chez les grandes dames
que partout ailleurs, je le sais encore. Mais la jeunesse et la beauté
sont partout des idoles qui nous font plier le genou; et quant au
préjugé, c'est déjà beaucoup pour une femme élevée sous des lois
tyranniques d'avoir en secret un pauvre regard et un pauvre battement
de coeur pour un homme que ses préjugés même lui défendent de considérer
comme un être de son espèce. Ce pauvre regard, ce pauvre _palpito_, ce
serait bien peu pour le vaste désir d'une grande passion; mais je te
l'ai dit, cousine, je n'en suis pas là.

--Et qui te dit que tu n'y viendras pas?

--Alors il sera temps de me prêcher.

--Il sera trop tard, tu souffriras!

--Ah! Cassandra, laisse-moi vivre!»

Le lendemain, à sept heures du matin, j'errais lentement dans l'ombre
des piliers de Santa-Maria. Ce rendez-vous était bien la plus grande
imprudence que pût commettre ma jeune signora; car ma figure était aussi
connue de la plupart des habitants de Florence que la grande route aux
pieds de leurs chevaux. Je pris donc les plus minutieuses précautions
pour entrer dans la ville à la lueur incertaine de l'aube, et je me
tins caché sous les chapelles, la figure plongée dans mon manteau, me
glissant en silence et n'éveillant point, par le moindre frôlement, les
fidèles en prières parmi lesquels je cherchais à découvrir la dame de
mes pensées. Je n'attendis pas longtemps: la belle Lila m'apparut au
détour d'un pilier; elle me montra du regard un confessionnal vide dont
la niche mystérieuse pouvait abriter deux personnes. Il y avait, dans le
beau regard prompt et intelligent de cette jeune fille, quelque chose de
triste qui m'alla au coeur; je m'agenouillai dans le confessionnal,
et, peu d'instants après, une ombre noire se glissa près de moi et vint
s'agenouiller à mes côtés. Lila se courba sur une chaise entre nous et
les regards du public, qui, heureusement, était absorbé en cet instant
par le commencement de la messe, et se prosternait bruyamment au son de
la clochette de l'_introït_.

La signora était enveloppée d'un grand voile noir, et ses mains le
retinrent croisé sur son visage pendant quelques instants. Elle ne me
parlait point, elle courbait sa belle tête, comme si elle fût venue
à l'église pour prier; mais, malgré tous ses efforts pour me paraître
calme, je vis que son sein était oppressé, et qu'au milieu de son audace
elle était frappée d'épouvante. Je n'osais la rassurer par des paroles
tendres; car je la savais prompte à la repartie ironique, et je ne
prévoyais pas quel ton elle prendrait avec moi en cette circonstance
délicate. Je comprenais seulement que plus elle s'exposait avec moi,
plus je devais me montrer respectueux et soumis. Avec un caractère comme
le sien, l'impudence eût été promptement repoussée par le mépris. Enfin,
je vis qu'il fallait le premier rompre le silence, et je la remerciai
assez gauchement de la faveur de cette entrevue. Ma timidité sembla lui
rendre le courage. Elle souleva doucement le coin de son voile, appuya
son bras avec plus d'aisance sur le bois du confessionnal, et me dit
d'un ton demi-railleur, demi-attendri:

«De quoi me remerciez-vous, s'il vous plaît?

--D'avoir compté sur ma soumission, Madame, répondis-je; de n'avoir pas
douté de l'empressement avec lequel je viendrais recevoir vos ordres.

--Ainsi, reprit-elle en raillant tout à fait, votre présence ici est un
acte de pure soumission?

--Je n'oserais pas me permettre de rien penser sur ma situation
présente, sinon que je suis votre esclave, et qu'ayant une volonté
souveraine à me manifester, vous m'avez commandé de venir m'agenouiller
ici.

--Vous êtes un homme parfaitement élevé,» répondit-elle en dépliant
lentement son éventail devant son visage et en remontant sa mitaine
noire sur son bras arrondi, avec autant d'aisance que si elle eût parlé
à son cousin.

Elle continua sur ce ton, et, en très-peu d'instants, je fus obsédé
et presque attristé de son babil fantastique et mutin. «A quoi bon, me
disais-je, tant d'audace pour si peu d'amour! Un rendez-vous dans une
église, à la vue de toute une population, le danger d'être découverte,
maudite et reniée de sa famille et de toute sa caste, le tout pour
échanger avec moi des quolibets, comme elle ferait avec une de ses amies
en grande loge au théâtre! Se plaît-elle donc aux aventures pour le seul
amour du péril? Si elle s'expose ainsi sans m'aimer, que fera-t-elle
pour l'homme qu'elle aimera? Et puis combien de fois déjà et pour qui
ne s'est-elle pas exposée de la sorte? Si elle ne l'a pas fait encore,
c'est le temps et l'occasion qui lui ont manqué. Elle est si jeune!
Mais quelle énorme série d'aventures galantes ne recèle pas cet avenir
dangereux, et combien d'hommes en abuseront, et combien de souillures
terniront cette fleur charmante avide de s'épanouir au vent des
passions!»

Elle s'aperçut de ma préoccupation, et me dit d'un ton brusque:

«Vous avez l'air de vous ennuyer?»

J'allais répondre, lorsqu'un petit bruit nous fit tourner la tête par un
mouvement spontané. Derrière nous s'ouvrit la coulisse de bois qui ferme
la lucarne grillée par laquelle le prêtre reçoit les confessions, et une
tête jaune et ridée, au regard pénétrant et sévère, nous apparut comme
un mauvais rêve. Je me détournai précipitamment avant que ce tiers
malencontreux eût le temps d'examiner mes traits. Mais je n'osai
m'éloigner, de peur d'attirer l'attention des personnes environnantes.
J'entendis donc ces paroles adressées à l'oreille de ma complice:

«Signora, la personne qui est auprès de vous n'est point venue dans la
maison du Seigneur pour entendre les saints offices. J'ai vu dans toute
son attitude et dans les distractions qu'elle vous donne que l'église
est profanée par un entretien illicite. Ordonnez à cette personne de se
retirer, ou je me verrai forcé d'avertir madame votre tante du peu
de ferveur que vous portez à l'audition de la sainte messe, et de la
complaisance avec laquelle vous ouvrez l'oreille aux fades propos des
jeunes gens qui se glissent près de vous.»

La lucarne se referma aussitôt, et nous demeurâmes quelques instants
immobiles, craignant de nous trahir par un mouvement. Alors Lila,
s'approchant tout près de nous, dit à voix basse à sa maîtresse:

«Mon Dieu, retirons-nous, signora! M. l'abbé Cignola, qui rôdait dans
l'église depuis un quart d'heure, vient d'entrer dans le confessionnal
et d'en ressortir presque aussitôt après vous avoir regardée sans doute
par la lucarne. Je crains bien qu'il ne vous ait reconnue, ou qu'il
n'ait entendu ce que vous disiez.

--Je le crois bien; car il m'a parlé, répondit la signora, dont le noir
sourcil s'était froncé durant le discours de l'abbé avec une expression
de bravade. Mais peu m'importe.

--Je dois me retirer, signora, dis-je en me levant; en restant une
minute de plus, j'achèverais de vous perdre. Puisque vous connaissez ma
demeure, vous me ferez savoir vos volontés...

--Restez, me dit-elle en me retenant avec force. Si vous vous éloignez,
je perds le seul moyen de me disculper. N'aie pas peur, Lila. Ne dis
pas un mot, je te le défends. Mon cousin, dit-elle en élevant un peu la
voix, donnez-moi le bras et allons-nous-en.

--Y songez-vous, signora? Tout Florence me connaît. Jamais vous ne
pourrez me faire passer pour votre cousin.

--Mais tout Florence ne me connaît pas, répondit-elle en passant son
bras sous le mien et en me forçant à marcher avec elle. D'ailleurs,
je suis _hermétiquement_ voilée, et vous n'avez qu'à enfoncer votre
chapeau. Allons! ayez donc mal aux dents! Mettez votre mouchoir sur
votre visage. Hé vite! voici des gens qui me connaissent et qui me
regardent. Ayez de l'assurance et doublez le pas.»

En parlant ainsi, et en marchant avec vivacité, elle gagna la porte
de l'église, appuyée sur mon bras. J'allais prendre congé d'elle et
m'enfoncer dans la foule qui s'écoulait avec nous, car la messe venait
de finir, lorsque l'abbé Cignola nous apparut de nouveau, debout sur le
portique et feignant de s'entretenir avec un des bedeaux. Son oblique
regard nous suivait attentivement. «N'est-ce pas, Hector,» dit la
signora en passant près de lui et en penchant sa tête entre le visage de
l'abbé et le mien. Lila tremblait de tous ses membres; la signora aussi;
mais son émotion redoublait son courage. Une voiture aux armoiries et
à la livrée des Grimani s'avançait à grand bruit, et le peuple, qui a
toujours coutume de regarder avidement l'étalage du luxe, se pressait
sous les roues et sous les pieds des chevaux. D'ailleurs, l'équipage
de la vieille Grimani en particulier attirait toujours une nuée de
mendiants; car la pieuse dame avait coutume de répandre des aumônes sur
son passage. Un grand laquais fut forcé de les repousser pour ouvrir
la portière, et j'avançais toujours, conduisant la signora, et toujours
suivi du regard inquisitorial de l'abbé Cignola. «Montez avec moi,» me
dit la signora d'un ton absolu et avec un serrement de main énergique en
s'élançant sur le marchepied. J'hésitais; il me semblait que ce dernier
coup d'audace allait consommer sa perte. «Montez donc,» me dit-elle
avec une sorte de fureur; et dès que je fus assis près d'elle, elle
leva elle-même la glace, donnant à peine à Lila le temps de s'asseoir
vis-à-vis de nous, et au domestique celui de fermer la portière. Et
déjà nous roulions avec la rapidité de l'éclair à travers les rues de
Florence.

«N'aie pas peur, ma bonne Lila, dit la signora en passant un de ses
bras au cou de sa soeur de lait, et en lui donnant un gros baiser sur
la joue; tout cela s'arrangera. L'abbé Cignola n'a pas encore vu mon
cousin, et il est impossible qu'il ait assez bien vu le seigneur Lélio
aujourd'hui pour s'apercevoir plus tard de la supercherie.

--Oh! signora, l'abbé Cignola est un homme qu'on ne trompe pas.

--Eh! que m'importe ton abbé Cignola? Je te dis que je fais croire à ma
tante tout ce que je veux.

--Et le seigneur Hector dira bien qu'il ne vous a pas accompagnée à la
messe, dis-je à mon tour.

--Oh! pour celui-là, je vous réponds qu'il dira tout ce que je voudrai;
au besoin, je lui persuaderai à lui-même qu'il était à la messe tandis
qu'il se figurait être à la chasse.

--Mais les domestiques, signora? Le valet de pied a regardé M. Lélio
avec un air singulier, et tout d'un coup il a reculé de surprise, comme
s'il eût reconnu l'accordeur de pianos.

--Eh bien! tu leur diras que j'ai rencontré cet _homme-là_ dans
l'église, et que je lui ai dit bonjour; qu'il m'a dit avoir une course
à faire dans nos environs, et que, comme je suis très-bonne, j'ai voulu
lui épargner la peine d'y aller à pied. Nous allons le déposer devant
la première maison de campagne que nous trouverons sur la route. Et
tu ajouteras que je suis bien étourdie, que ma tante a bien sujet de
gronder; mais que je suis une excellente personne, quoique un peu folle,
et que c'est bien affligeant de me voir toujours réprimandée. Comme ils
m'aiment et que je leur ferai à chacun un petit cadeau, ils ne diront
rien du tout. En voilà bien assez; n'avez-vous pas autre chose à me dire
tous deux que des condoléances sur un fait accompli? Seigneur Lélio,
comment trouvez-vous cette triste ville de Florence? Tous ces vieux
palais noirs ferrés jusqu'aux dents n'ont-ils pas l'air de prisons?»

J'essayai de soutenir la conversation d'un air dégagé; mais je n'étais
rien moins que content. Je ne me sentais aucun goût pour des aventures
où tout le risque était pour la femme et tout le tort de mon côté. Il me
semblait que j'étais lestement traité, puisqu'on s'exposait pour moi à
des dangers et à des malheurs qu'on ne me permettait pas de combattre ou
de conjurer.

Je retombai malgré moi dans un silence pénible. La signora, ayant
fait de vains efforts pour le vaincre, se tut aussi. La figure de Lila
restait consternée. Nous étions sortis de la ville; deux fois je fis
remarquer que le lieu me semblait favorable pour arrêter le cocher et
me déposer sur la route. Deux fois la signora s'y opposa d'un ton
impérieux, disant que c'était trop près de la ville, et qu'on courait
encore risque de rencontrer quelque figure de connaissance.

Depuis un quart d'heure nous ne disions plus un mot; cette situation
devenait horriblement désagréable. J'étais mécontent de la signora, qui
m'avait engagé sans mon consentement dans une aventure où je ne pouvais
marcher à ma guise. J'étais encore plus mécontent de moi-même pour
m'être laissé entraîner à des enfantillages dont toute la honte devait
retomber sur moi; car, aux yeux des hommes les moins scrupuleux,
corrompre ou compromettre une fille de quinze ans doit toujours être
considéré comme une lâche et mauvaise action. J'allais décidément
arrêter le cocher pour descendre, lorsqu'en me retournant vers mes
compagnes de voyage je vis le visage de la signora inondé de larmes
silencieuses. Je fis une exclamation de surprise, et, par un mouvement
irrésistible, je pris sa main; mais elle me la retira brusquement, et,
se jetant au cou de Lila qui pleurait aussi, elle cacha, en sanglotant,
sa tête dans le sein de sa fidèle soubrette.

«Au nom du ciel! qu'avez-vous à pleurer d'une manière si déchirante, ma
chère signora? m'écriai-je en me laissant glisser presque à ses genoux.
Si vous ne voulez pas me voir partir désespéré, dites-moi si cette
malheureuse aventure est la cause de vos larmes, et si je puis détourner
de vous les malheurs que vous redoutez.»

Elle releva sa tête penchée sur l'épaule de Lila, et me regardant avec
une sorte d'indignation:

«Vous me croyez donc bien lâche! me dit-elle.

--Je ne crois rien, répondis-je, rien que ce que vous me direz. Mais
vous vous détournez de moi et vous pleurez; comment puis-je savoir ce
qui se passe dans votre âme? Ah! si je vous ai offensée ou si je vous
ai déplu, si je suis la cause involontaire de votre chagrin, comment
pourrais-je jamais me le pardonner?

--Ah! vous croyez que j'ai peur? répéta-t-elle avec une sorte d'amertume
tendre. Vous me voyez pleurer, et vous dites: C'est une petite fille qui
craint d'être grondée!»

Elle se mit à pleurer à chaudes larmes en cachant son visage dans son
mouchoir. Je m'efforçais de la consoler, je la suppliais de me répondre,
de me regarder, de s'expliquer; et, dans cet instant de trouble et
d'attendrissement, je fus entraîné par un mouvement si paternel et si
amical, que le hasard amena sur mes lèvres, au milieu des doux noms que
je lui donnais, le nom d'un enfant qui m'avait été bien cher. Ce
nom, j'avais gardé depuis longues années l'habitude de le donner
involontairement à tous les beaux enfants que j'avais occasion de
caresser. «Ma chère signorina, lui dis-je, ma bonne Alezia...» Je
m'arrêtai, craignant de l'avoir offensée en lui donnant par mégarde un
nom qui n'était pas le sien. Mais elle n'en parut pas offensée; elle
me regarda avec un peu de surprise et me laissa prendre sa main que je
couvris de baisers.

Cependant la voiture avançait rapide comme le vent, et avant que j'eusse
pu obtenir l'explication que je demandais ardemment, Lila nous avertit
qu'elle apercevait la villa Grimani, et qu'il fallait absolument nous
séparer.

«Eh quoi! vais-je vous quitter ainsi? m'écriai-je, et combien de temps
vais-je me consumer dans cette affreuse inquiétude?

--Eh bien! me dit-elle, venez ce soir dans le parc, le mur n'est pas
bien haut. Je serai dans la petite allée qui longe le mur, auprès
d'une statue que vous trouverez aisément en partant de la grille et en
marchant toujours à droite. A une heure de la nuit!»

Je baisai de nouveau les mains de la signora.

--Oh! signora, signora! dit Lila d'un ton de reproche doux et triste.

--Lila, ne me contrarie pas, dit la signora avec véhémence; tu sais ce
que je t'ai dit ce matin.»

Lila parut consternée.

«Qu'a donc dit la signora? demandai-je à la jeune fille.

--Elle veut se tuer, répondit Lila en sanglotant.

--Vous tuer, signora! m'écriai-je. Vous si belle, si gaie, si heureuse,
si aimée!

--Si aimée, Lélio! répondit-elle d'un air désespéré, et de qui donc
suis-je aimée? de ma pauvre mère seulement et de cette bonne Lila.

--Et du pauvre artiste qui n'ose pas vous le dire, repris-je, et qui
pourtant donnerait sa vie pour vous faire aimer la vôtre.

--Vous mentez! dit-elle avec force; vous ne m'aimez pas!»

Je saisis convulsivement son bras et je la regardai stupéfait. En ce
moment la voiture s'arrêta brusquement. Lila venait de tirer le cordon.
Je m'élançai à terre, et j'essayai, en saluant, de reprendre l'humble
attitude de l'accordeur de pianos. Mais ces deux jeunes filles, qui
avaient les yeux rouges, n'échappèrent point à l'oeil clairvoyant du
valet de pied. Il me regarda avec une attention très-grande, et, quand
la voiture s'éloigna, il se retourna plusieurs fois pour me suivre des
yeux. Je crus bien me rappeler confusément ses traits; mais je n'avais
pas osé le regarder en face, et je ne pensais guère à chercher où
j'avais rencontré cette grosse face pâle et barbue.

--Lélio, Lélio! me dit la Checchina en soupant, vous êtes bien joyeux
aujourd'hui. Prenez garde de pleurer demain, mon enfant.»

A minuit, j'avais escaladé le mur du parc; mais à peine avais-je
fait quelques pas dans l'allée qu'une main saisit mon manteau. A tout
événement, je m'étais muni de ce que dans mon village nous appelions
un petit couteau de nuit; j'allais en faire briller la lame, lorsque je
reconnus la belle Lila.

«Un mot bien vite, seigneur Lélio, me dit-elle à voix basse; ne dites
pas que vous êtes marié.

--Qu'est-ce à dire, mon aimable enfant? Je ne le suis pas.

--Cela ne me regarde pas, reprit Lila; mais, je vous en supplie, ne
parlez pas de cette dame qui demeure avec vous.

--Tu es donc dans mes intérêts, ma bonne Lila?

--Oh! non, Monsieur, certainement, non! Je fais tout ce que je peux pour
empêcher la signora de commettre toutes ces imprudences. Mais elle ne
m'écoute pas, et si je lui disais ce qui peut et ce qui doit l'éloigner
pour toujours de vous... je ne sais ce qui en arriverait!

--Que veux-tu dire? Explique-toi.

--Hélas! vous avez vu aujourd'hui combien elle est exaltée. C'est un
caractère si singulier! Quand on la chagrine, elle est capable de tout.
Il y a un mois, lorsqu'on l'a séparée de sa mère pour l'enfermer ici,
elle parlait de prendre du poison. Chaque fois que sa tante, qui est
bien grondeuse, à la vérité, l'impatiente, elle a des attaques de nerfs
qui tournent presque à la folie; et hier soir, comme je me hasardai à
lui dire que peut-être vous aimiez quelqu'un, elle s'est élancée vers
la fenêtre de sa chambre, en criant comme une folle: «Ah! si je le
croyais!...» Je me suis jetée sur elle, je l'ai délacée, j'ai fermé ses
fenêtres, je ne l'ai pas quittée de la nuit, et toute la nuit elle a
pleuré, ou bien elle s'endormait pour se réveiller en sursaut et courait
dans la chambre comme une insensée. Ah! monsieur Lélio, elle me donne
bien du chagrin: je l'aime tant! car, malgré ses emportements et ses
bizarreries, elle est si bonne, si aimante, si généreuse! Ne l'exaspérez
pas, je vous en supplie; vous êtes un honnête homme, j'en suis sûre,
je le sais; et puis à Naples tout le monde le disait, et la signora
écoutait avec passion toutes les bonnes actions qu'on raconte de vous.
Vous ne la tromperez donc pas, et puisque vous aimez cette belle dame
que j'ai vue chez vous...

--Et qui te prouve que je l'aime, Lila? C'est ma soeur.

--Oh! monsieur Lélio, vous me trompez! car j'ai demandé à cette dame si
vous étiez son frère, et elle m'a dit que non. Vous penserez que cela
ne me regarde pas, et que je suis bien curieuse. Non, je ne suis pas
curieuse, seigneur Lélio; mais je vous conjure d'avoir de l'amitié pour
ma pauvre maîtresse, de l'amitié comme un frère en a pour sa soeur,
comme un père pour sa fille. Songez donc! c'est un enfant qui sort du
couvent et qui n'a pas l'idée du mal qu'on peut dire d'elle. Elle dit
qu'elle s'en moque; mais je sais bien, moi, comment elle prend les
choses quand elles arrivent. Parlez-lui bien doucement, faites-lui
comprendre que vous ne pouvez la voir en cachette; mais promettez-lui
d'aller la voir chez sa mère quand nous retournerons à Naples; car
sa mère est si bonne, et elle aime tant sa fille, que, pour lui faire
plaisir, je suis sûre qu'elle vous inviterait à venir chez elle.
Peut-être qu'ainsi la folie de mademoiselle s'apaisera peu à peu. Avec
des amusements, des distractions, on lui fait souvent changer d'idée.
Je lui ai parlé du beau chat angora que j'ai vu dans votre salon et qui
vous caressait pendant que vous lisiez sa lettre, si bien que vous lui
avez donné un grand coup de pied pour le renvoyer. Ma maîtresse n'aime
pas du tout les chiens; mais, en revanche, elle a l'amour des chats. Il
lui a pris une si grande envie d'avoir le vôtre, que vous devriez lui en
faire cadeau; je suis sûre que cela l'occuperait et l'égaierait pendant
quelques jours.

--S'il ne faut que mon chat, répondis-je, pour consoler ta maîtresse de
mon absence, le mal n'est pas bien grand, et le remède est facile. Sois
bien sûre, Lila, que je me conduirai avec ta maîtresse comme un père
et un ami. Aie confiance en moi; mais laisse-moi la rejoindre, car elle
m'attend peut-être.

--Oh! monsieur Lélio, encore un mot. Si vous voulez que mademoiselle
vous écoute, n'allez pas lui dire que les gens du peuple valent les gens
de qualité. Elle est entichée de sa noblesse... Que cela ne vous donne
pas mauvaise opinion d'elle, c'est une maladie de famille; ils sont
tous comme cela dans la maison Grimani. Mais cela n'empêche pas ma jeune
maîtresse d'être bonne et charitable. C'est seulement une idée qu'elle a
dans la tête, et qui la fait entrer dans de grandes colères quand on
la contrarie. Figurez-vous qu'elle a déjà refusé je ne sais combien
de beaux jeunes gens bien riches, parce qu'elle dit qu'ils ne sont pas
assez bien nés pour elle. Enfin, monsieur Lélio, dites d'abord comme
elle à tout propos, et bientôt vous lui persuaderez tout ce que vous
voudrez. Ah! si vous pouviez la décider à épouser un jeune comte qui l'a
demandée en mariage dernièrement!...

--Le comte Hector, son cousin?

--Oh! non! celui-là est un sot, et il ennuie tout le monde; jusqu'à ses
chiens qui bâillent dès qu'ils l'aperçoivent.»

Tout en écoutant le babil de Lila, que mes manières paternelles avaient
complètement mise à l'aise, je l'entraînais vers le lieu du rendez-vous.
Ce n'est pas que je ne l'écoutasse avec beaucoup d'intérêt; tous ces
détails, puérils en apparence, étaient fort importants à mes yeux; car
ils me conduisaient par induction à la connaissance de l'énigmatique
personnage à qui j'avais affaire. Il faut avouer aussi qu'ils
refroidissaient beaucoup mon ardeur, et que je commençais à trouver bien
ridicule d'être le héros d'une passion en concurrence avec le premier
jouet venu, avec mon chat Soliman, et qui sait? peut-être avec le cousin
Hector lui-même au premier jour. Les conseils de Lila étaient donc
précisément ceux que je me donnais à moi-même et que j'avais le plus
envie de suivre.

Nous trouvâmes la signora assise au pied de la colonne et toute vêtue
de blanc, costume assez peu d'accord avec le mystère d'un rendez-vous
en plein air, mais par cela même très-conforme à la logique de son
caractère. En me voyant approcher, elle demeura tellement immobile,
qu'on l'eût prise pour une statue placée aux pieds de la nymphe de
marbre blanc.

Elle ne répondit rien à mes premières paroles. Le coude appuyé sur son
genou et le menton dans sa main, elle était si rêveuse, si noblement
posée, si belle, drapée dans son voile blanc au clair de la lune, que je
l'eusse crue livrée à une contemplation sublime, sans l'amour du chat et
celui du blason qui me revenaient en mémoire.

Comme elle me semblait décidée à ne pas faire attention à moi, j'essayai
de prendre une de ses mains; mais elle me la retira avec un dédain
superbe en me disant d'un ton plus majestueux que Louis XIV:

«J'ai attendu!»

Je ne pus m'empêcher de rire en entendant cette citation solennelle;
mais ma gaieté ne fit qu'augmenter son sérieux.

«A votre aise! me dit-elle. Riez bien: l'heure et le lieu sont
admirablement choisis pour cela!»

Elle prononça ces mots avec un dépit amer, et je vis bien qu'elle
était réellement fâchée. Alors, redevenant grave tout d'un coup, je lui
demandai pardon de ma faute involontaire, et lui dis que pour rien au
monde je ne voudrais lui causer un instant de chagrin. Elle me regarda
d'un air indécis, comme si elle n'eût pas osé me croire. Mais je me mis
à lui parler avec une effusion si sincère de mon dévouement et de mon
affection, qu'elle ne tarda pas à se laisser persuader.

«Tant mieux! tant mieux! me dit-elle; car, si vous ne m'aimiez pas, vous
seriez bien ingrat, et je serais bien malheureuse.»

Et, comme je restais moi-même étonné de ces paroles:

«O Lélio! s'écria-t-elle, ô Lélio! je vous aime depuis le soir où
je vous vis à Naples pour la première fois, jouant Roméo, où je vous
regardais de cet air froid et dédaigneux qui vous épouvantait si fort.
Ah! vous étiez bien éloquent dans vos chants et bien passionné ce
soir-là. La lune vous éclairait comme à présent, mais moins belle, et
Juliette était vêtue de blanc, comme moi. Et pourtant vous ne me dites
rien, Lélio!»

Cette étrange fille exerçait sur moi une fascination perpétuelle qui
m'entraînait toujours et partout au gré de sa mobile fantaisie.
Tant qu'elle était loin de moi, ma pensée échappait à son empire, et
j'analysais librement ses actions et ses paroles; mais une fois près
d'elle, j'arrivais à mon insu à n'avoir bientôt plus d'autre volonté que
la sienne. Cet élan de tendresse réveilla mon ardeur assoupie. Tous mes
beaux projets de sagesse s'en allèrent en fumée, et je ne trouvai plus
sur mes lèvres que des paroles d'amour. A chaque instant, il est vrai,
je me sentais saisi de remords; mais j'avais beau faire, tous mes
conseils paternels finissaient en paroles amoureuses. Une fatalité
bizarre, ou plutôt cette lâcheté du coeur humain qui vous fait toujours
céder à l'entraînement des délices présentes, me poussait toujours à
dire le contraire de ce que me dictait ma conscience. Je me donnais à
moi-même les meilleures raisons du monde pour me prouver que je n'avais
pas tort: c'eût été une cruauté inutile de parler à cette enfant
un langage qui eût déchiré son coeur; il serait toujours temps de
l'éclairer sur la vérité, et mille autres choses pareilles. Une
circonstance qui semblait devoir diminuer le péril contribuait encore à
l'augmenter: c'était la présence de Lila. Si elle n'eût pas été là, mon
honnêteté naturelle m'eût fait veiller sur moi avec d'autant plus de
soin que tout m'eût été possible dans un moment d'emportement, et je
n'eusse probablement pas avancé d'un pas de peur d'aller trop loin.
Mais, sûr de n'avoir rien à craindre de mes sens, je m'inquiétai bien
moins de la liberté de mes paroles. Aussi ne fus-je pas longtemps sans
arriver au ton de la passion la plus ardente, quoique la plus pure; et,
poussé par un mouvement irrésistible, je saisis une mèche des cheveux
flottants de la jeune fille, et la baisai à deux reprises.

Je sentis alors qu'il était temps de m'en aller, et je m'éloignai
rapidement de la signora en lui disant: «A demain.»

Pendant toute cette scène, j'avais peu à peu oublié le passé, et je
n'avais pas un seul instant songé à l'avenir. La voix de Lila, qui me
reconduisait, me tira de mon extase.

«O monsieur Lélio! me dit-elle, vous ne m'avez pas tenu parole. Vous
n'avez été ce soir ni le père ni l'ami de ma maîtresse.

--C'est vrai, lui répondis-je assez tristement; c'est vrai, j'ai eu
tort. Mais sois tranquille, mon enfant; demain je réparerai tout.»

Le lendemain vint et fut pareil, et l'autre lendemain encore. Seulement
je me sentis chaque jour plus fortement épris; et ce qui n'était
au premier rendez-vous qu'une velléité d'amour était déjà devenu au
troisième une véritable passion. L'air désolé de Lila me l'eût bien fait
voir si je ne m'en fusse moi-même aperçu le premier. Tout le long du
chemin je rêvais à l'avenir de cet amour, et je rentrais à la
maison triste et pâle. Checca ne fut pas longtemps à voir de quoi il
s'agissait.

«Povero, me dit-elle, je t'avais bien dit que tu pleurerais bientôt.»

Et, comme je levais la tête pour nier: «Si tu n'as déjà pleuré,
ajouta-t-elle, tu vas pleurer; et il y a de quoi. Ta position est triste
et, qui pis est, absurde. Tu aimes une jeune fille que ta fierté
te défend de chercher à épouser, et que ta délicatesse t'empêche de
séduire. Tu ne veux pas lui demander sa main, d'abord parce que tu sais
qu'en te l'accordant elle te ferait un immense sacrifice et s'exposerait
pour toi à mille souffrances (tu es trop généreux pour vouloir d'un
bonheur qui coûterait si cher), ensuite parce que tu craindrais même
d'être refusé, et que tu es trop orgueilleux pour t'exposer au dédain.
Tu ne veux pas non plus prendre ce que tu es résolu à ne pas demander,
et tu aimerais mieux, j'en suis sûre, aller te faire moine que d'abuser
de l'ignorance d'une fille qui se confie à toi. Il faut pourtant te
décider à quelque chose, mon pauvre camarade, si tu ne veux pas que
la fin du monde te trouve soupirant pour les étoiles et envoyant des
baisers aux nuages. Que les chiens aboient après la lune; nous autres
artistes, nous devons vivre à tout prix et toujours. Prends donc un
parti.

--Tu as raison, lui répondis-je gravement.» Et j'allai me coucher.

La nuit suivante, je retournai au rendez-vous. Je trouvai la signora
exaltée et joyeuse, ainsi que la veille; mais je restai quelque temps
sombre et taciturne. Elle me plaisanta d'abord sur ma mine de carbonaro
et me demanda en riant si je songeais à détrôner le pape, ou à
reconstruire l'empire romain. Puis, voyant que je ne répondais pas, elle
me regarda fixement; et, me prenant la main: «Vous êtes triste, Lélio.
Qu'avez-vous?»

Je lui ouvris alors mon coeur, et lui dis que la passion que je
nourrissais pour elle était un malheur pour moi.

«Un malheur! et pourquoi?

--Je vais vous le dire, signora. Vous êtes l'héritière d'une noble et
illustre famille. Vous avez été nourrie dans le respect de vos aïeux et
dans la pensée qu'on ne vaut que par l'ancienneté et l'éclat de sa race.
Je suis un pauvre diable sans passé, un homme de rien, qui me suis fait
moi-même le peu que je suis. Pourtant, je crois qu'un homme en vaut un
autre, et ne m'estime l'inférieur de personne. Or, il est évident
que vous ne m'épouseriez pas. Tout vous le défendrait, vos idées, vos
habitudes, votre position. Vous qui avez refusé des patriciens, parce
qu'ils n'étaient pas d'assez bonne maison, vous pourriez ou voudriez
moins que toute autre vous abaisser jusqu'à un misérable comédien comme
moi. De princesse à histrion il y a loin, signora. Je ne puis donc pas
être votre mari. Que me reste-t-il? La perspective d'un amour partagé,
mais malheureux, s'il n'était jamais satisfait, ou l'espoir d'être plus
ou moins longtemps votre amant. Je ne puis accepter ni l'un ni l'autre,
signora. Vivre en face l'un de l'autre, pleins d'une passion toujours
ardente et jamais assouvie, s'aimer avec crainte et réserve, et se
défier de soi-même autant que de l'objet aimé, c'est se soumettre
volontairement à une souffrance insupportable, parce qu'elle n'a ni
sens, ni espoir, ni but. Quant à vous posséder comme amant, quand je le
pourrais, je ne le voudrais pas. Trop d'inquiétudes assiégeraient mon
bonheur pour qu'il pût être complet. D'un côté, j'aurais toujours peur
de vous compromettre; je ne dormirais pas avec la crainte de devenir
pour vous la cause d'un grand chagrin ou d'une ruine complète; le jour
je passerais des heures à rechercher tous les accidents qui pourraient
amener votre malheur et par conséquent le mien, et la nuit je perdrais
le temps de nos rendez-vous à trembler au bruit d'une feuille emportée
par le vent, ou au cri d'un oiseau de nuit. Que sais-je? tout me serait
un épouvantail. Et pourquoi jeter ainsi ma vie en proie à mille vains
fantômes? pour un amour dont je ne pourrais jamais prévoir la durée, et
qui ne compenserait pas les incertitudes de la journée par la sécurité
du lendemain; car tôt ou tard, il faut bien le dire, signora, vous vous
marieriez. Et ce serait avec un autre, ce serait avec un homme noble et
riche comme vous. Cela vous coûterait, je le sais; je sais que votre
âme est généreuse et sincère; vous éprouveriez un vif désir de me rester
fidèle, et votre coeur se révolterait à la pensée de prononcer un
mot qui dût tuer, sinon ma vie, au moins tout mon bonheur. Mais les
continuelles obsessions de votre famille, l'obligation même de veiller
à votre réputation, tout vous pousserait malgré vous à prendre ce parti.
Vous lutteriez longtemps peut-être et fortement; mais vous souffririez
d'autant plus. Votre affection pour moi serait toujours douce et tendre,
mais moins expansive: et moi, qui verrais vos chagrins, et qui ne suis
pas homme à accepter de longs et pénibles sacrifices sans les rendre, je
vous forcerais moi-même, en m'éloignant, à ce mariage devenu nécessaire,
aimant mieux vouer ma destinée tout entière à la douleur que de changer
la vôtre par une lâcheté. Voilà, signora, ce que j'avais à vous dire,
et vous devez comprendre maintenant pourquoi je crains que cet amour ne
soit un malheur pour moi.»
                
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