Elle m'avait écouté dans le calme le plus parfait et le plus grand
silence. Quand j'eus fini de parler, elle ne changea rien à son
attitude. Seulement, comme je l'observais attentivement, je crus
remarquer sur son visage l'expression d'une profonde incertitude. Je
me dis alors que je ne m'étais pas trompé, que cette jeune fille était
faible et vaine comme toutes les autres; qu'elle avait seulement la
bonne foi de le reconnaître dès qu'on le lui disait, et qu'elle aurait
probablement celle de me l'avouer de même. Je lui gardai donc mon
estime; mais je sentis mon enthousiasme s'évanouir en un instant. Je
me félicitais de ma clairvoyance et de ma résolution, quand je vis la
signora se lever brusquement et s'éloigner de moi sans rien dire.
Je n'étais pas préparé à ce coup, et je fus saisi d'une surprise
douloureuse.
«Quoi! sans un seul mot! m'écriai-je. Me quitter, et pour jamais
peut-être, sans m'adresser une parole de regret ou de consolation!
--Adieu! me dit-elle en se retournant. De regret, je n'en puis avoir; et
de consolation, c'est moi qui en ai besoin. Vous ne m'avez pas comprise;
vous ne m'aimez pas.
--Moi!
--Et qui me comprendra, ajouta-t-elle en s'arrêtant, si vous ne me
comprenez pas? Et qui m'aimera, si vous ne m'aimez pas?»
Elle secoua tristement la tête, puis croisa les bras sur sa poitrine en
fixant les yeux à terre. Elle était à la fois si belle et si désolée,
que j'eus une folle envie de me précipiter à ses pieds, et qu'une
crainte vague de l'irriter m'en empêcha au même instant. Je restai
immobile et silencieux, les regards attachés sur elle, attendant avec
anxiété ce qu'elle allait faire ou dire. Au bout de quelques secondes,
elle vint à moi lentement et d'un air recueilli, et, s'appuyant en face
de moi contre le piédestal de la statue, elle me dit:
«Ainsi, vous m'avez crue lâche et vaniteuse; vous avez cru que je
pourrais donner mon amour à un homme et accepter le sien, sans lui
donner en même temps toute ma vie. Vous avez pensé que je resterais près
de vous tant que le vent serait propice, et que je m'éloignerais dès
qu'il deviendrait contraire. Comment cela se fait-il? Cependant vous
êtes ferme et loyal, et vous ne commencez, j'en suis sûre, une action
sérieuse que quand vous êtes résolu à la continuer jusqu'au bout.
Pourquoi donc ne voulez-vous pas que je puisse faire ce que vous faites,
et n'avez-vous pas de moi la bonne opinion que j'ai de vous? Ou vous
méprisez bien les femmes, ou vous vous êtes laissé bien tromper par mon
étourderie. Je suis souvent folle, je le sais; mais c'est peut-être
un peu la faute de mon âge, et cela ne m'empêche pas d'être ferme
et loyale. Du jour où j'ai senti que je vous aimais, Lélio, j'ai
été résolue à vous épouser. Cela vous étonne. Vous vous rappelez
non-seulement les pensées que j'ai dû avoir dans ma position, mais
encore mes actions et mes paroles passées. Vous songez à tous ces
patriciens que j'ai refusé d'épouser, parce qu'ils n'étaient pas assez
nobles. Hélas! mon pauvre ami, je suis esclave de mon public, comme
vous vous plaignez quelquefois de l'être du vôtre, et je suis obligée
de jouer devant lui mon rôle jusqu'à ce que je trouve l'occasion de
m'échapper de la scène. Mais, sous mon masque, j'ai gardé une âme libre,
et, depuis que je possède ma raison, je suis résolue à ne me marier que
selon mon coeur. Cependant, pour éloigner tous ces fades et impertinents
patriciens dont vous me parlez, il me fallait un prétexte; j'en cherchai
un dans les préjugés même qui étaient communs à mes prétendants et à ma
famille, et, blessant à la fois l'orgueil des uns et flattant celui des
autres, je me prévalus de l'antiquité de ma race pour refuser la main
d'hommes qui, tout nobles qu'ils étaient, ne se trouvaient pas encore,
disais-je, assez nobles pour moi. Je réussis de la sorte à écarter tous
ces importuns sans mécontenter ma famille; car elle avait beau traiter
mes refus de caprices d'enfant, et faire à ces poursuivants rebutés des
excuses sur l'exagération de mon orgueil, elle n'en était pas moins,
au fond, enchantée de ma fierté. Pendant un certain temps, je gagnai à
cette conduite une plus grande liberté. Mais enfin le prince Grimani,
mon beau-père, me dit qu'il était temps de prendre un parti, et me
présenta son neveu, le comte Ettore, comme l'époux qu'il me destinait.
Ce nouveau fiancé me déplut comme les autres, plus encore peut-être; car
l'excès de sa sottise m'amena bientôt à le mépriser complètement; ce que
voyant le prince, et pensant que ma mère, qui est excellente et m'aime
de toute son âme, pourrait bien m'aider dans ma résistance contre lui,
il résolut de m'éloigner d'elle, pour me contraindre plus aisément à
l'obéissance. Il m'envoya ici vivre en tête-à-tête avec sa soeur et
son neveu. Il espère que, forcée de choisir entre l'ennui et mon cousin
Ettore, je finirai par me décider pour celui-ci; mais il se trompe bien.
Le comte Ettore est, en tout point, indigne de moi, et j'aimerais mieux
mourir que de l'épouser. Je ne le leur avais pas encore dit, parce que
je n'aimais personne, et que, fléau pour fléau, j'aimais autant celui-là
qu'un autre. Mais maintenant je vous aime, Lélio; je dirai à Ettore que
je ne veux pas de lui; nous partirons ensemble, nous irons trouver ma
mère, nous lui dirons que nous nous aimons, et que nous voulons nous
marier; elle nous donnera son consentement, et vous m'épouserez.
Voulez-vous?»
Dès ses premières paroles, j'avais écouté la signora avec un profond
étonnement, qui ne cessa pas même lorsqu'elle eut fini. Cette noblesse
de coeur, cette hardiesse de pensée, cette force d'esprit, cette audace
virile, mêlée à tant de sensibilité féminine; tout cela, réuni dans une
fille si jeune, élevée au milieu de l'aristocratie la plus insolente,
me causa une vive admiration, et je ne sortis de ma surprise que pour
passer à l'enthousiasme. Je fus sur le point de céder à mes transports,
et de me jeter à ses genoux pour lui dire que j'étais heureux et fier
d'être aimé d'une femme comme elle; que je brûlais pour elle de la plus
ardente passion, que je serais joyeux de donner ma vie pour elle, et
que j'étais prêt à faire tout ce qu'elle voudrait. Mais la réflexion
m'arrêta à temps, et je songeai à tous les inconvénients, à tous les
dangers de la démarche qu'elle voulait tenter. Il était très-probable
qu'elle serait refusée et sévèrement réprimandée; et quelle serait
alors sa position, après s'être échappée de chez sa tante, pour faire
publiquement avec moi un voyage de quatre-vingts lieues? Au lieu donc
de m'abandonner aux mouvements tumultueux de mon coeur, je m'efforçai
de redevenir calme, et au bout de quelques secondes de silence, je dis
tranquillement à la signora: «Mais votre famille?
--Il n'y a au monde qu'une seule personne à qui je reconnaisse des
droits sur moi, et dont je craigne d'encourir la colère, c'est ma
mère; et je vous l'ai dit, ma mère est bonne comme un ange, et m'aime
par-dessus tout. Son coeur consentira.
--O chère enfant! m'écriai-je alors en lui prenant les mains, que je
serrai contre ma poitrine; Dieu sait si ce que vous voulez faire n'est
pas le but de tous mes désirs! C'est contre moi-même que je lutte quand
je cherche à vous arrêter. Chaque objection que je vous fais est un
espoir de bonheur que je m'enlève, et mon coeur souffre cruellement
de tous les doutes de ma raison. Mais c'est de vous, mon cher ange
bien-aimé, c'est de votre avenir, de votre réputation, de votre bonheur
qu'il s'agit pour moi avant toute chose. J'aimerais mieux renoncer à
vous que de vous voir souffrir à cause de moi. Ne vous alarmez donc
pas de tous mes scrupules, n'y voyez pas l'indice du calme ou de
l'indifférence, mais bien la preuve d'une tendresse sans bornes. Vous
me dites que votre mère consentira, parce que vous la savez bonne. Mais
vous êtes bien jeune, mon enfant; malgré votre force d'esprit, vous
ne savez pas quelles bizarres alliances se font souvent entre les
sentiments les plus opposés. Je crois tout ce que vous me dites de votre
mère; mais savez-vous si son orgueil ne luttera pas contre son amour
pour vous? Elle croira peut-être, en empêchant votre union avec un
comédien, remplir un devoir sacré.
--Peut-être, me répondit-elle, avez-vous raison à moitié. Ce n'est
pas que je craigne l'orgueil de ma mère. Quoiqu'elle ait épousé deux
princes, elle est de naissance bourgeoise, et n'a pas assez oublié son
origine pour me faire un crime d'aimer un roturier. Mais l'influence
du prince Grimani, une certaine faiblesse qui la fait céder presque
toujours à l'opinion de ceux qui l'entourent, peut-être, en mettant les
choses au pis, le besoin de se faire pardonner dans le monde où elle vit
maintenant la médiocrité de sa naissance, l'empêcheraient de consentir
facilement à notre mariage. Il n'y a alors qu'une chose à faire: c'est
de nous marier d'abord, et de le lui déclarer ensuite. Quand notre union
sera consacrée par l'Église, ma mère ne pourra pas se tourner contre
moi. Elle souffrira peut-être un peu, moins de ma désobéissance, dont
sa nouvelle famille la rendra pourtant responsable, que de ce qu'elle
prendra pour un manque de confiance; mais elle s'apaisera bien vite,
soyez-en sûr, et, par amour pour moi, vous tendra les bras comme à son
fils.
--Merci de vos offres généreuses, chère signora; mais j'ai mon honneur à
garder, aussi bien que le plus fier patricien. Si je vous épousais
sans le consentement de vos parents, après vous avoir enlevée, on ne
manquerait pas de m'accuser des projets les plus bas et les plus lâches.
Et votre mère! si, après notre mariage, elle vous refusait son pardon,
ce serait sur moi qu'elle ferait tomber toute son indignation.
--Ainsi, pour m'épouser, reprit la signora, vous voudriez avoir au moins
le consentement de ma mère?
--Oui, signora.
--Et si vous étiez sûr de l'obtenir, vous n'hésiteriez plus?
--Hélas! pourquoi me tenter? Que puis-je vous répondre, étant certain du
contraire?
--Alors....»
Elle s'arrêta tout d'un coup incertaine, et pencha sa tête sur son sein.
Quand elle la releva, elle était un peu pâle, et deux larmes brillaient
dans ses yeux. J'allais lui en demander la cause; mais elle ne m'en
laissa pas le temps.
«Lila, dit-elle d'un ton impérieux, éloigne-toi.»
La suivante obéit à regret, et alla se placer assez loin de nous pour ne
pas nous entendre, mais encore assez près pour nous voir. Sa maîtresse
attendit qu'elle se fût éloignée pour rompre le silence. Alors elle me
prit gravement la main, et commença:
«Je vais vous dire une chose que je n'ai jamais dite à personne, et que
je m'étais bien promis de ne jamais dire. Il s'agit de ma mère, objet de
toute ma vénération et de tout mon amour. Jugez de ce qu'il m'en coûte
pour réveiller un souvenir qui pourrait, devant d'autres yeux que les
miens, ternir sa pureté et sa bonne renommée! Mais je sais que vous êtes
bon, et que je puis vous parler comme je parlerais à Dieu, sans craindre
de vous voir supposer le mal.»
Elle se tut un instant pour rassembler ses souvenirs, et reprit:
«Je me rappelle que dans mon enfance j'étais très-fière de ma noblesse.
C'étaient, je crois, les flatteries obséquieuses des gens de notre
maison qui m'avaient inspiré de si bonne heure ce sentiment, et
m'avaient portée à mépriser tout ce qui n'était pas noble comme moi.
Parmi tous les serviteurs de ma mère, un seul ne ressemblait point aux
autres, et avait su garder dans son humble position toute la dignité qui
sied à un homme. Aussi me paraissait-il insolent, et peu s'en fallait
que je ne le haïsse. Toujours est-il que je le craignais, surtout depuis
un jour que je l'avais vu me regarder d'un air très-sérieux pendant
que je piquais au coeur avec une grande épingle noire mes plus belles
poupées.
«Une nuit, je fus réveillée dans la chambre de ma mère, où mon petit lit
se trouvait placé, par la voix d'un homme. Cette voix parlait à ma mère
avec une gravité presque sévère, et celle-ci lui répondait d'un ton
douloureusement timide et comme suppliant. Étonnée, je crus d'abord que
c'était le confesseur de maman; et comme il semblait la gronder, selon
sa coutume, je me mis à écouter de toutes mes oreilles, sans faire aucun
bruit ni laisser soupçonner que je ne dormisse plus. On ne se méfiait
pas de moi. On parlait librement. Mais quel entretien inouï! Ma mère
disait: _Si tu m'aimais, tu m'épouserais_, et l'homme refusait de
l'épouser! Puis ma mère pleurait, et l'homme aussi; et j'entendais...
ah! Lélio! il faut que j'aie bien de l'estime pour vous, puisque je
vous raconte cela, j'entendais le bruit de leurs baisers. Il me semblait
connaître cette voix d'homme; mais je ne pouvais en croire le témoignage
de mes oreilles. J'avais bien envie de regarder; mais je n'osais pas
faire un mouvement, parce que je sentais que je faisais une chose
honteuse en écoutant; et comme j'avais déjà quelques sentiments élevés,
je faisais même des efforts pour ne pas entendre. Mais j'entendais
malgré moi. Enfin, l'homme dit à ma mère: _Adieu, je te quitte pour
toujours, ne me refuse pas une tresse de tes beaux cheveux blonds_. Et
ma mère répondit: _Coupe-la toi-même_.
«Le soin que ma mère prenait de mes cheveux m'avait habituée à
considérer la chevelure d'une femme comme une chose très-précieuse; et
lorsque je l'entendis donner une partie de la sienne, je fus prise d'un
sentiment de jalousie et de chagrin, comme si elle se fût dépouillée
d'un bien qu'elle ne devait sacrifier qu'à moi. Je me mis à pleurer
silencieusement; mais, entendant qu'on s'approchait de mon lit,
j'essuyai bien vite mes yeux et feignis de dormir. Alors on entr'ouvrit
mes rideaux, et je vis un homme habillé de rouge que je ne reconnus pas
d'abord, parce que je ne l'avais pas encore vu sous ce costume: j'eus
peur de lui; mais il me parla, et je le reconnus bien vite; c'était...
Lélio! vous oublierez cette histoire, n'est-ce pas?
--Eh bien! signora?... m'écriai-je en serrant convulsivement sa main.
--C'était Nello, notre gondolier... Eh bien! Lélio, qu'avez-vous?
Vous frémissez, votre main tremble... O ciel! vous blâmez beaucoup ma
mère!...
--Non, signora, non, répondis-je d'une voix éteinte; je vous écoute avec
attention. La scène se passait à Venise?
--Vous l'avais-je dit?
--Je crois que oui; et c'était au palais Aldini, sans doute?
--Sans doute, puisque je vous dis que c'était dans la chambre ma mère...
Mais pourquoi cette émotion, Lélio?
--O mon Dieu! ô mon Dieu! vous vous appelez Alezia Aldini?
--Eh bien! à quoi songez-vous? dit-elle avec un peu d'impatience. On
dirait que vous apprenez mon nom pour la première fois.
--Pardon, signora, votre nom de famille... Je vous avais toujours
entendu appeler Grimani à Naples.
--Par des gens qui nous connaissaient peu, sans doute. Je suis la
dernière des Aldini, une des plus anciennes familles de la république,
orgueilleuse et ruinée. Mais ma mère est riche, et le prince Grimani,
qui trouve ma naissance et ma fortune dignes de son neveu, tantôt me
traite avec sévérité, tantôt me cajole pour me décider à l'épouser. Dans
ses bons jours, il m'appelle sa chère fille; et quand les étrangers lui
demandent si je suis sa fille en effet, il répond, faisant allusion
à son projet favori: «Sans doute, puisqu'elle sera comtesse Grimani.»
Voilà pourquoi à Naples, où j'ai passé un mois, et où l'on ne me connaît
guère, et dans ce pays-ci que j'habite depuis six semaines, où je ne
vois ni ne connais personne, on me donne toujours un nom qui n'est pas
le mien...
--Signora! repris-je en faisant effort sur moi-même pour rompre le
silence pénible où j'étais tombé, daignerez-vous m'expliquer quel
rapport peut avoir cette histoire avec notre amour, et comment, à l'aide
du secret que vous possédez, vous pourriez arracher à votre mère un
consentement qui lui répugnerait?
--Que dites-vous là, Lélio? Me supposez-vous capable d'un si odieux
calcul? Si vous vouliez m'écouter, au lieu de passer vos mains sur votre
front d'un air égaré... Mon ami, mon cher Lélio, quel nouveau chagrin,
quel nouveau scrupule est donc entré dans votre âme depuis un instant?
--Chère signora, je vous supplie de continuer.
--Eh bien! sachez que cette aventure n'est jamais sortie de ma mémoire,
qu'elle a causé tous les chagrins et toutes les joies de ma vie. Je
compris que je ne devais jamais interroger ma mère sur ce sujet, ni
en parler à personne. Vous êtes le premier, Lélio, sans en excepter ma
bonne gouvernante Salomé, et ma soeur de lait, à qui je dis tout, qui
ait reçu cette confidence. Mon orgueil souffrit de la faute de ma mère,
qui semblait rejaillir sur moi. Cependant je continuai d'adorer ma mère.
Je l'aimai peut-être d'autant plus que je la sentais plus faible, plus
exposée au secret anathème de mes parents du côté paternel. Mais ma
haine pour le peuple s'accrut de toute mon affection pour elle.
«Je vécus dans ces sentiments jusqu'à l'âge de quatorze ans, et ma
mère ne parut pas s'en occuper. Au fond de l'âme, elle souffrait de
mon dédain pour les classes inférieures, et un jour elle se décida à
m'adresser de timides reproches. Je ne lui répondis rien, ce qui dut
l'étonner; car j'avais l'habitude de discuter obstinément avec tout le
monde et à propos de tout. Mais je sentais qu'il y avait une
montagne entre ma mère et moi, et que nous ne pouvions raisonner avec
désintéressement de part ni d'autre. Voyant que j'écoutais ses reproches
avec une soumission miraculeuse, elle m'attira sur ses genoux, et, me
caressant avec une ineffable tendresse, elle me parla de mon père dans
les termes les plus convenables; mais elle m'apprit beaucoup de choses
que je ne savais pas. J'avais toujours gardé pour ce père que j'avais
à peine connu une sorte d'enthousiasme assez peu fondé. Quand j'appris
qu'il n'avait épousé ma pauvre mère que pour sa fortune, et qu'après
l'avoir épousée, il l'avait méprisée pour son obscure naissance et son
éducation bourgeoise, il se fit en moi une réaction, et peu s'en fallut
que je ne le haïsse autant que je l'avais chéri. Ma mère ajouta bien des
choses qui me parurent très-étranges et qui me frappèrent beaucoup, sur
le malheur de faire un mariage de pure convenance, et je crus comprendre
que déjà elle n'était pas beaucoup plus heureuse avec son nouveau mari
qu'elle ne l'avait été avec celui dont elle me parlait.
«Cet entretien me fit une profonde impression, et je commençai à
réfléchir sur cette nécessité de faire du mariage une affaire, et sur
l'humiliation d'être recherchée à cause d'un nom ou à cause d'une dot.
Je résolus de ne pas me marier, et quelque temps après, causant
encore avec ma mère, je lui déclarai ma résolution, pensant qu'elle
l'approuverait. Elle en sourit et me dit que le temps n'était pas
éloigné où mon coeur aurait besoin d'une autre affection que la sienne.
Je lui assurai le contraire; mais peu à peu je sentis que j'avais parlé
témérairement: car un insupportable ennui me gagnait à mesure que nous
quittions notre vie douce et retirée de Venise, pour les voyages et pour
la société brillante des autres villes. Puis, comme j'étais très-grande
et très-avancée pour mon âge, à peine étais-je sortie de l'enfance qu'on
me parlait déjà de choix et d'établissement, et chaque jour j'entendais
discuter les avantages et les inconvénients d'un nouveau parti. Je
ne sentais pas encore l'amour s'éveiller en moi; mais je sentais la
répugnance et l'effroi qu'inspirent aux femmes bien nées les hommes sans
coeur et sans esprit. J'étais difficile. Ayant vécu avec une si bonne
mère, ayant été idolâtrée par elle, quel homme ne m'eût-il pas fallu
rencontrer pour ne pas regretter amèrement son joug aimable et sa tendre
protection! Ma fierté, déjà si irritable par elle-même, s'irrita chaque
jour davantage à l'aspect de ces hommes si vains, si nuls et si guindés,
qui osaient prétendre à moi. Je tenais à la naissance, parce que
jusque-là je m'étais imaginé que les races illustres étaient supérieures
aux autres en courage, en mérite, en politesse, en libéralité. Je
n'avais vu la noblesse que du fond de la galerie de portraits du palais
Aldini. Là tous mes aïeux m'apparaissaient dans leur gloire, ayant tous
leurs grands faits d'armes ou leurs pieuses actions consignés sur des
bas-reliefs de chêne. Celui-ci avait racheté trois cents esclaves à des
corsaires barbaresques pour leur donner la vraie religion et la liberté;
celui-là avait sacrifié tous ses biens pour le salut de la patrie dans
une guerre; un troisième avait versé pour elle tout son sang au champ
d'honneur. Mon admiration pour eux était donc légitime, et je ne sentais
pas leur sang couler moins chaud et moins généreux dans mes veines. Mais
combien les descendants des autres patriciens me parurent dégénérés!
Ils n'avaient plus de leur race qu'une insupportable insuffisance et des
prétentions révoltantes. Je me demandais où était la noblesse; je ne la
trouvais plus que sur les écussons, aux portes des palais. Je résolus
de me faire religieuse, et je priai ma mère avec tant d'instances de me
laisser entrer au couvent, qu'elle y consentit. Elle versa beaucoup
de larmes en m'y laissant; le prince Grimani donnait les mains à mon
caprice; car depuis qu'il avait déterré, dans je ne sais quel coin de la
Lombardie, une espèce de neveu qui pouvait devenir riche à mes dépens et
porter avec éclat, grâce à ma dot, l'impérissable nom des Grimani, il
ne songeait qu'à me rendre obéissante, et il se flattait que la dévotion
allait assouplir mon caractère. Quelle ardente piété, quelle soif
du martyre il eût fallu avoir pour accepter Hector! On me retira du
couvent, il y a trois mois; le fait est que j'y périssais d'ennui, et
que la discipline inflexible que j'avais à subir était au-dessus de mes
forces. D'ailleurs, je fus si heureuse de retourner chez ma mère, et
elle de me reprendre! Cependant six semaines de couvent avaient bien
changé mes idées. J'avais compris Jésus, que je n'avais prié jusqu'alors
que du bout des lèvres. Dans mes heures de solitude, à l'église, dans
l'enthousiasme de la prière, j'avais compris que le fils de Marie était
l'ami des pauvres laborieux, et qu'il avait méprisé avec raison les
grandeurs de ce monde. Enfin que vous dirai-je? en même temps que
j'ouvrais mon coeur à de nouvelles sympathies, ce que dans mon enfance
j'appelais intérieurement la honte de ma mère se présenta à moi sous
d'autres couleurs, et je n'y pensai plus qu'avec attendrissement. Puis,
que se passait-il en moi? je l'ignore; mais je me disais: «Si je venais
à faire comme maman, si je me prenais d'amour pour un homme d'une autre
condition que la mienne, tout le monde me jetterait la pierre, excepté
elle. Elle me prendrait dans ses bras, et cachant ma rougeur dans son
sein, elle me dirait: «Obéis à ton coeur, afin d'être plus heureuse que
je ne l'ai été en brisant le mien.» Vous êtes ému, Lélio! O mon Dieu!
c'est une larme qui vient de tomber sur ma main. Vous êtes vaincu, mon
ami! Vous voyez que je ne suis ni folle, ni méchante; à présent, vous
direz _oui_, et vous viendrez me chercher demain. Jurez-le!»
Je voulus parler; mais je ne pus trouver un mot, j'avais le frisson.
Je me sentais défaillir. Les yeux fixés sur moi, elle attendait avec
anxiété ma réponse. Pour moi, j'étais anéanti. Aux premières paroles de
ce récit, j'avais été frappé de son étrange ressemblance avec ma propre
histoire, mais quand elle en vint aux circonstances qu'il m'était
impossible de méconnaître, je restai confondu et ébloui, comme si la
foudre eût passé devant mes yeux. Mille pensées contraires et toutes
sinistres s'emparèrent de ma tête. Je vis s'agiter devant moi, pareilles
à des fantômes, les images du crime et du désespoir. Emu du souvenir de
ce qui avait été, effrayé de l'idée de ce qui eût pu être, je me voyais
à la fois l'amant de la mère et le mari de la fille. Alezia, cette
enfant que j'avais vue au berceau, était là, devant moi, me parlant en
même temps de son amour et de celui de sa mère.
Un monde de souvenirs se déroulait devant moi, et la petite Alezia s'y
présentait comme l'objet d'une tendresse déjà craintive et douloureuse.
Je me rappelais son orgueil, sa haine pour moi, et les paroles qu'elle
m'avait dites un jour lorsqu'elle avait vu la bague de son père à mon
doigt. Qui sait, pensai-je, si ses préjugés sont à jamais abjurés?
Peut-être que, si en cet instant elle apprenait que je suis Nello, son
ancien valet, elle rougirait de m'aimer.
«Signora, lui dis-je, vous aimiez autrefois, dites-vous, à percer le
coeur de vos poupées avec une grande épingle. Pourquoi faisiez-vous
cela?
--Que vous importe, me dit-elle, et pourquoi êtes-vous frappé de cette
minutie?
--C'est que mon coeur souffre, et que vos épingles me reviennent
naturellement à la mémoire.
--Je veux bien vous le dire pour vous montrer que ce n'était pas un
mouvement de férocité, répondit-elle. J'entendais dire souvent, quand on
parlait d'une lâcheté: «C'est n'avoir pas de sang dans le coeur;» et je
prenais comme réelle cette expression figurée. Ainsi, quand je grondais
mes poupées, je leur disais: «Vous êtes des lâches, et je m'en vais voir
si vous avez du sang dans le coeur.»
--Vous méprisez bien les lâches, n'est-ce pas, signora?» lui dis-je, me
demandant quelle opinion elle aurait un jour de moi si je cédais en cet
instant à sa passion romanesque. Je retombai dans une pénible rêverie.
«Qu'avez-vous donc?» me dit Alezia.
Sa voix me rappela à moi. Je la regardai avec des yeux humides. Elle
pleurait aussi, mais à cause de mon hésitation. Je le compris tout
d'abord; et lui serrant paternellement les mains:
«O mon enfant! lui dis-je, ne m'accusez pas! Ne doutez pas de mon pauvre
coeur. Je souffre tant, si vous saviez!»
Et je m'éloignai à grands pas, comme si en m'éloignant d'elle j'eusse
pu fuir mon malheur. Rentré chez moi, je devins plus calme. Je repassai
dans ma tête toute cette bizarre suite d'événements; je m'en expliquai
à moi-même tous les détails, et fis disparaître ainsi à mes propres
yeux l'espèce de mystère qui m'avait d'abord glacé d'une terreur
superstitieuse. Tout cela était étrange, mais naturel, jusqu'à ce nom
de baptême, ce nom d'Alezia que j'avais toujours voulu savoir et que je
n'avais jamais osé demander.
Je ne sais si un autre à ma place aurait pu conserver de l'amour pour
la jeune Aldini. A la rigueur, je l'aurais pu sans crime; car vous vous
rappelez que j'étais resté l'amant chaste et soumis de sa mère. Mais
ma conscience se soulevait à la pensée de cet inceste intellectuel.
J'aimais la Grimani avec son prénom inconnu, je l'aimais de tout mon
coeur et de tous mes sens; mais Alezia, mais la signorina Aldini, la
fille de Bianca, en vérité, je ne l'aimais pas ainsi, car il me semblait
que j'étais son père. Le souvenir des grâces et des qualités charmantes
de Bianca était resté frais et pur dans ma vie, il m'avait suivi partout
comme une providence. Il m'avait rendu bon envers les femmes et vaillant
envers moi-même. Si j'avais rencontré depuis beaucoup de beautés
égoïstes et fausses, du moins cette certitude m'était restée qu'il
en existe de généreuses et de naïves. Bianca ne m'avait fait aucun
sacrifice, parce que je ne l'avais pas voulu; mais si j'eusse accepté
son abnégation, si j'eusse cédé à son entraînement, elle m'eût tout
immolé, amis, famille, fortune, honneur, religion, et peut-être même
sa fille! Quelle dette sacrée n'avais-je pas contractée envers elle!
Étais-je pleinement acquitté par mes refus, par mon départ? Non; car
elle était femme, c'est-à-dire faible, asservie, en butte à des arrêts
implacables et aux insultes plus amères encore de l'ironie. Elle eût
affronté tout cela, elle si craintive, si douce, si enfant à mille
égards. Elle eût fait une chose sublime; et moi, en acceptant, j'eusse
fait une lâcheté. Je n'avais donc accompli qu'un devoir envers moi-même,
et elle s'était exposée pour moi au martyre. Pauvre Bianca, mon premier,
mon seul amour peut-être! comme elle était restée belle dans mon
souvenir! «Mon Dieu, me disais-je, pourquoi ai-je peur qu'elle
soit vieillie et flétrie? Ne dois-je pas être indifférent à cela?
L'aimerais-je encore? non, sans doute; mais, laide ou belle, pourrais-je
aujourd'hui la revoir sans danger?» Et à cette pensée mon coeur battit
si fort que je compris combien il m'était impossible d'être l'époux ou
l'amant de sa fille.
Et puis, me prévaloir du passé (ne fût-ce que par une muette adhésion
aux volontés d'Alezia) pour obtenir la fille de Bianca, c'eût été une
action déshonorante. Faible comme je connaissais Bianca, je savais
qu'elle se croirait engagée à nous donner son consentement; mais je
savais aussi que son vieux mari, sa famille et son confesseur surtout
l'accableraient de chagrin. Elle avait pu se remarier et faire un second
mariage de convenance. Elle était donc au fond femme du monde, esclave
des préjugés, et son amour pour moi n'était qu'un sublime épisode, dont
le souvenir peut-être faisait sa honte et son désespoir, tandis qu'il
faisait ma gloire et ma joie. «Non, pauvre Bianca! pensais-je, non, je
ne suis pas quitte envers toi. Tu as bien assez souffert, assez tremblé
peut-être, à l'idée qu'un valet colportait de maison en maison le secret
de ta faiblesse. Il est temps que tu dormes en paix, que tu ne rougisses
plus des seuls jours heureux de ta jeunesse, et qu'apprenant l'éternel
silence, l'éternel dévouement, l'éternel amour de Nello, tu puisses te
dire, pauvre femme, qu'au milieu de ta vie enchaînée ou déçue tu as une
fois connu l'amour et que tu l'as inspiré.»
Je marchais avec agitation dans ma chambre; le jour commençait à
poindre. C'est, dans la vie des hommes qui dorment peu, une heure
décisive qui met fin aux incertitudes nourries dans les ténèbres, et qui
change les projets en résolutions. J'eus un élan de joie enthousiaste et
de légitime orgueil en songeant que Lélio le comédien n'était pas
tombé au-dessous de Nello le gondolier. Quelquefois, dans mes idées de
démocratie romanesque, je m'étais pris à rougir d'avoir abandonné le
toit de joncs marins où j'aurais pu perpétuer une race forte, laborieuse
et frugale; je m'étais fait un crime d'avoir dédaigné l'humble
profession de mes pères pour rechercher les amères jouissances du luxe,
la vaine fumée de la gloire, les faux biens et les puérils travaux de
l'art. Mais en accomplissant, sous les oripeaux de l'histrion, les mêmes
actes de désintéressement et de fierté que j'avais accomplis sous
la bure du batelier, j'ennoblissais deux fois ma vie, et deux fois
j'élevais mon âme au-dessus de toutes les fausses grandeurs sociales. Ma
conscience, ma dignité, me semblaient être la conscience et la dignité
du peuple: en m'avilissant, j'eusse avili le peuple. «Carbonari!
carbonari! m'écriai-je, je serai digne d'être l'un de vous.» Le culte de
la délivrance est une foi nouvelle; le libéralisme est une religion
qui doit ennoblir ses adeptes, et faire, comme autrefois le jeune
christianisme, de l'esclave un homme libre, de l'homme libre un saint ou
un martyr.
J'écrivis la lettre suivante à la princesse Grimani:
«MADAME,
«Un grand danger a menacé la signorina; pourquoi vous, tendre et
courageuse mère, avez-vous consenti à l'éloigner de vous? N'est-elle pas
dans l'âge où tout peut décider de la vie d'une femme, un instant, un
regard, un soupir? N'est-ce pas maintenant que vous devez veiller sur
elle à toute heure, la nuit comme le jour, épier ses moindres soucis,
compter les battements de son coeur? Vous, Madame, qui êtes si douce
et pleine de condescendance pour les petites choses, mais qui, pour les
grandes, savez trouver dans le foyer de votre coeur tant d'énergie et
de résolution, voici le moment où vous devez montrer le courage de la
lionne qui ne se laisse point arracher ses petits. Venez, Madame,
venez; reprenez votre fille, et qu'elle ne vous quitte plus. Pourquoi la
laissez-vous dans des mains étrangères, livrée à une direction malhabile
qui l'irrite et la pousserait à de grands écarts, si elle n'était votre
fille, si le germe de vertu et de dignité déposé par vous dans son sein
pouvait devenir le jouet du premier vent qui passe! Ouvrez les yeux;
voyez que l'on contrarie les inclinations de votre enfant dans des
choses légitimes et sacrées, et qu'ainsi l'on s'expose à la voir
résister aux sages conseils et se faire une habitude d'indépendance que
l'on ne pourra plus vaincre. Ne souffrez pas qu'on lui impose un mari
qu'elle déteste, et craignez que cette aversion ne la porte à faire un
choix précipité, plus funeste encore. Assurez sa liberté. Qu'elle ne
soit enchaînée que par la sollicitude de votre amour éclairé, de crainte
que, se méfiant de votre énergie protectrice, elle ne cherche dans sa
fantaisie un dangereux appui. Au nom du ciel, venez!
«Et si vous voulez savoir, Madame, de quel droit je vous adresse cet
appel, apprenez que j'ai vu votre fille sans savoir son nom, que j'ai
failli devenir amoureux d'elle; que je l'ai suivie, observée, cherchée,
et qu'elle n'était pas si bien gardée que je n'eusse pu lui parler et
employer (en vain sans doute) tous les artifices par lesquels on séduit
une femme ordinaire. Grâce au ciel! votre fille n'a pas même été exposée
à mes téméraires prétentions. J'ai appris à temps qu'elle avait pour
mère la personne que je vénère et que je respecte le plus au monde, et
dès cet instant les abords de sa demeure sont devenus sacrés pour
moi. Si je ne m'éloigne pas à l'instant même, c'est afin d'être prêt
à répondre à vos plus sévères interrogatoires, si, vous méfiant de
mon honneur, vous m'ordonnez de paraître devant vous et de vous rendre
compte de ma conduite.
«Agréez, Madame, les humbles respects de votre esclave dévoué,
NELLO.»
Je cachetai cette lettre, songeant au moyen de la faire parvenir à son
adresse avec le plus de célérité possible, sans qu'elle tombât en
des mains étrangères. Je n'osais la porter moi-même, dans la crainte
qu'Alezia irritée ne fît quelque acte de folie ou de désespoir en
apprenant mon départ. D'ailleurs il était bien vrai que je voulais
pouvoir m'ouvrir complétement à sa mère au moment où elle recevrait
ma confidence tout entière; car je prévoyais bien qu'Alezia ne lui
cacherait aucun détail de ce petit roman, dont je n'avais pas le droit
de me faire l'historien exact sans son ordre. Je craignais d'ailleurs
que l'énergie de cette jeune fille effrayant la faiblesse de sa mère du
tableau de sa passion, celle-ci ne vînt à lui donner un consentement que
je ne voulais pas ratifier. L'une et l'autre avaient besoin du secours
de ma volonté calme et inébranlable, et c'était peut-être lorsqu'elles
seraient en présence l'une de l'autre que j'aurais besoin d'une force
qui manquerait à toutes deux.
J'en étais là lorsqu'on frappa à ma porte, et un homme s'approcha dans
une attitude respectueuse. Comme il avait eu soin d'ôter sa livrée, je
ne le reconnus pas d'abord pour le domestique qui m'avait tant regardé
le jour de l'aventure de l'église; mais comme nous avions maintenant le
loisir de nous examiner l'un l'autre, nous jetâmes spontanément un cri
de surprise.
«C'est bien vous! me dit-il; je ne me trompais pas, vous êtes bien
Nello?
--Mandola, mon vieil ami!» m'écriai-je, et je lui ouvris mes deux bras.
Il hésita un instant, puis il s'y jeta avec effusion en pleurant de
joie.
«Je vous avais bien reconnu; mais j'ai voulu m'en assurer, et, au
premier moment dont je puis disposer, me voilà. Comment se fait-il qu'on
vous appelle dans ce pays le seigneur Lélio, à moins que vous ne soyez
ce chanteur fameux dont on parlait tant à Naples, et que je n'ai jamais
été voir? car, voyez-vous, je m'endors toujours au théâtre, et, quant à
la musique, je n'ai jamais pu y rien comprendre... Aussi la signora ne
me force jamais de monter à sa loge avant la fin du spectacle.
--La signora! oh! parle-moi de la signora, mon vieux camarade.
--Moi, je parlais de la signora Alezia; car, pour la signora Bianca,
elle ne va plus au théâtre. Elle a pris un confesseur piémontais, et
elle est dans la plus haute dévotion depuis son second mariage. Pauvre
bonne signora! je crains bien que ce mari-là ne la dédommage pas de
l'autre. Ah! Nello, Nello, pourquoi n'as-tu pas...?
--Tais-toi, Mandola; pas un mot là-dessus. Il est des souvenirs qui ne
doivent pas plus revenir sur nos lèvres que les morts ne doivent revenir
à la vie. Dis-moi seulement où est ta maîtresse en ce moment, et le
moyen de lui faire parvenir une lettre en secret et sur-le-champ.
--Est-ce que c'est quelque chose d'important pour vous?
--C'est quelque chose de plus important pour elle.
--En ce cas, donnez-la-moi; je prends la poste à franc étrier, et
je vais la lui remettre à Bologne, où elle est maintenant. Ne le
saviez-vous pas?
--Nullement. Oh! tant mieux! Tu peux être auprès d'elle ce soir?
--Oui, par Bacchus! Pauvre maîtresse, qu'elle sera étonnée de recevoir
de vos nouvelles! car, vois-tu, Nello, voyez-vous, signor...
--Appelle-moi Nello quand nous sommes seuls, et Lélio devant le monde,
tant que l'affaire de Chioggia ne sera pas assoupie tout à fait.
--Oh! je sais. Pauvre Massatone! Mais cela commence à s'arranger.
--Que me disais-tu de la signora Bianca? C'est là ce qui m'importe.
--Je disais qu'elle deviendra bien rouge et bien pâle quand je lui
remettrai une lettre en lui disant tout bas: «C'est de Nello! Madame
sait bien, Nello! celui qui chantait si bien...» Alors elle me dira
d'un ton sérieux, car elle n'est plus gaie comme autrefois, la pauvre
signora: «C'est bien, Mandola, allez-vous-en à l'office.» Et puis elle
me rappellera pour me dire d'un ton doux, car elle est toujours bonne:
«Mon pauvre Mandola, vous devez être bien fatigué?... Salomé, donnez-lui
du meilleur vin!»
--Et Salomé! m'écriai-je; est-elle mariée aussi?
--Oh! celle-là ne se mariera jamais. C'est toujours la même fille, pas
plus vieille, pas plus jeune; ne souriant jamais, ne versant jamais une
larme, adorant toujours madame, et lui résistant toujours; chérissant
mademoiselle, et la grondant sans cesse; bonne au fond, mais point
aimable... La signora Alezia vous a-t-elle reconnu?
--Nullement.
--Je le crois; j'ai eu bien de la peine moi-même à vous reconnaître. On
change tant! Vous étiez si petit, si fluet!
--Mais pas trop, ce me semble?
--Et moi, continua Mandola avec une tristesse comique, j'étais si leste,
si dégagé, si alerte, si joyeux! Ah! comme on vieillit!»
Je me pris à rire en voyant combien l'on s'abuse sur les grâces de
sa jeunesse quand on avance en âge. Mandola était à peu près le même
Hercule lombard que j'avais connu; il marchait toujours de côté comme
une barque qui louvoie, et l'habitude de ramer en équilibre à la poupe
de la gondole lui avait fait contracter celle de ne jamais se tenir
sur ses deux jambes à la fois. On eût dit qu'il se méfiait toujours de
l'aplomb du sol, et qu'il attendait le flot pour varier son attitude.
J'eus bien de la peine à abréger notre entretien; il y prenait grand
plaisir, et moi j'éprouvais un bonheur douloureux à entendre parler
de cet intérieur de famille où mon âme s'était ouverte à la poésie, à
l'art, à l'amour et à l'honneur. Je ne pouvais me défendre d'une secrète
joie pleine d'attendrissement et de reconnaissance en entendant le brave
Lombard me raconter les longs regrets de Bianca après mon départ, sa
santé longtemps altérée, ses larmes cachées, sa langueur, son dégoût de
la vie. Puis elle s'était ranimée. Un nouvel amour avait effleuré son
coeur. Un homme fort séduisant, mais assez mal famé, espèce d'aventurier
de haut lieu, l'avait recherchée en mariage; elle avait failli croire en
lui. Eclairée à temps, elle avait frémi des dangers auxquels l'isolement
exposait son repos et sa dignité; elle avait frémi surtout pour sa
fille, et s'était rejetée dans la dévotion.
«Mais son mariage avec le prince Grimani? dis-je à Mandola.
--Oh! c'est l'ouvrage du confesseur, répondit-il.
--Allons, il y a une fatalité, et l'on n'y échappe pas. Pars, Mandola;
voici de l'argent, voici la lettre. Ne perds pas un instant, et ne
retourne pas à la villa Grimani sans m'avoir parlé; car j'ai des
recommandations importantes à te faire.» Il partit.
Je me jetai sur mon lit, et je commençais à m'endormir lorsque
j'entendis les pas rapides d'un cheval dans l'allée du jardin sur
laquelle donnait ma fenêtre. Je me demandai si ce n'était pas Mandola
qui revenait, ayant oublié une partie de ses instructions. Je vainquis
donc la fatigue, et me mis à la croisée. Mais, au lieu de Mandola, je
vis une femme en amazone et la tête couverte d'une épaisse mantille de
crêpe noir qui tombait sur ses épaules et voilait toute sa taille aussi
bien que son visage. Elle montait un superbe cheval tout fumant de
sueur; et, sautant à terre avant que son domestique eût trouvé le
temps de lui donner la main, elle parla à voix très-basse à la vieille
Cattina, que la curiosité bien plus que le zèle avait fait accourir à sa
rencontre. Je frissonnai en songeant qui ce pouvait, qui ce devait être;
et, maudissant l'imprudence de cette démarche, je me rhabillai à la
hâte. Quand je fus prêt, Cattina ne venant point m'avertir, je m'élançai
précipitamment dans l'escalier, craignant que la téméraire visiteuse
ne restât sous le péristyle exposée à quelque regard indiscret. Mais
je rencontrai sur les dernières marches Cattina, qui retournait à son
travail après avoir introduit l'inconnue dans la maison.
«Où est cette dame? lui demandai-je vivement.
--Cette dame! répondit la vieille, quelle dame, mon _béni_ seigneur
Lélio?
--Quelle ruse veux-tu essayer là, vieille folle? N'ai-je pas vu entrer
une dame en noir, et n'a-t-elle pas demandé à me parler?
--Non, sur la foi du baptême, monsieur Lélio. Cette dame a demandé la
signora Checchina, et sans vous nommer. Elle m'a mis ce demi-sequin dans
la main pour m'engager à cacher sa présence _aux autres habitants de la
maison_. C'est ainsi qu'elle a dit.
--Est-ce que tu l'as vue, Cattina, cette dame?
--J'ai vu sa robe et son voile, et une grande mèche de cheveux noirs qui
s'était détachée, et qui tombait sur une petite main superbe.... et deux
grands yeux qui brillaient sous la dentelle comme deux lampes derrière
un rideau.
--Et où l'as-tu fait entrer?
--Dans le petit salon de la signora Checchina, pendant que la signora
s'habille pour la recevoir.
--C'est bien, Cattina; sois discrète, puisqu'on te l'a commandé.»
Je restai incertain si c'était Alezia qui venait se confier à la
Checchina. Je devais l'empêcher sur-le-champ, et à tout prix, de rester
dans cette maison, où chaque instant pouvait contribuer à la perte de
sa réputation; mais si ce n'était point elle, de quel droit irais-je
interroger une personne qui sans doute avait quelque grave intérêt à se
cacher de la sorte? De ma fenêtre je n'avais pu juger la taille de cette
femme voilée qui tout à coup s'était trouvée placée de manière à ce
que je ne visse que le sommet de sa tête. J'avais examiné le domestique
pendant qu'il emmenait les chevaux à l'écart dans un massif d'arbres
que sa maîtresse lui avait désigné d'un geste. Je n'avais jamais vu ce
visage; mais ce n'était pas une raison pour qu'il n'appartînt pas à la
maison Grimani, dont, certes, je n'avais pas vu tous les serviteurs. Je
répugnais à l'interroger et à tenter de le corrompre. Je résolus d'aller
trouver la Checchina; je savais le temps qu'il lui fallait pour faire la
plus simple toilette; elle ne devait pas encore être en présence de la
visiteuse, et je pouvais entrer dans sa chambre sans traverser le salon
d'attente. Je connaissais le mystérieux passage par lequel l'appartement
de Nasi communiquait avec celui de ses maîtresses, cette villa de
Cafaggiolo étant une véritable _petite maison_ dans le goût français du
XVIIIe siècle.
Je trouvai en effet la Checchina à demi vêtue, se frottant les yeux et
s'apprêtant avec une nonchalance seigneuriale à cette matinale audience.
«Qu'est-ce à dire? s'écria-t-elle en me voyant entrer par son alcôve.
--Vite, un mot, Checchina, lui dis-je à l'oreille. Renvoie ta femme de
chambre.
--Dépêche-toi, me dit-elle quand nous fûmes seuls, car il y a là
quelqu'un qui m'attend.
--Je le sais, et c'est de cela que je viens te parler. Connais-tu cette
femme qui te demande un entretien?
--Qu'en sais-je? elle n'a pas voulu dire son nom à ma femme de chambre,
et là-dessus je lui ai fait répondre que je ne recevais pas, surtout à
sept heures du matin, les personnes que je ne connais point; mais elle
ne s'est pas rebutée, et elle a supplié Térésa avec tant d'instance (il
est même probable qu'elle lui a donné de l'argent pour la mettre dans
ses intérêts), que celle-ci est venue me tourmenter, et j'ai cédé, mais
non sans un grand déplaisir de sortir si tôt du lit, car j'ai lu les
amours d'Angélique et de Médor fort avant dans la nuit.
--Ecoute, Checchina, je crois que cette femme est... celle que tu sais.
--Oh! crois-tu? En ce cas, va la trouver; je comprends pourquoi elle me
fait demander, et pourquoi tu entres par le passage secret. Allons, je
serai discrète, et charmée surtout de me rendormir tandis que tu seras
le plus heureux des hommes.
--Non, ma bonne Francesca, tu te trompes. Si je m'étais ménagé un
rendez-vous sous tes auspices, sois sûre que je t'en aurais demandé la
permission. D'ailleurs je n'en suis pas à ce point, et mon roman touche
à sa fin, qui est la plus froide et la plus morale de toutes les fins.
Mais cette jeune personne se perd si tu ne viens pas à son secours.
N'accueille aucun des projets romanesques qu'elle vient sans doute te
confier; fais-la partir sur-le-champ, qu'elle retourne chez ses parents
à l'instant même. Si par hasard elle demande à me parler en ta présence,
dis-lui que je suis absent et que je ne rentrerai pas de la journée.
--Quoi! Lélio! tu n'es pas plus passionné que cela, et on fait pour toi
des extravagances! Peste! Voyez ce que c'est que d'être fat, on réussit
toujours! Mais si tu te trompais, _cugino_; si par hasard cette belle
aventurière, au lieu d'être ta Dulcinée, était une de ces pauvres filles
dont tout pays fourmille, qui veulent entrer au théâtre pour fuir des
parents cruels? Ecoute, j'ai une inspiration. Entrons ensemble dans le
petit salon; en faisant avancer le paravent devant la porte, au moment
où nous entrerons tu peux te glisser en même temps que moi dans la
chambre, te tenir caché, tout entendre et tout voir. Si cette femme est
ta maîtresse, il est important que tu saches bien et vite ce dont il
s'agit: car ce qu'elle me dira, je te le répéterais mot à mot, il sera
donc plus tôt fait de l'entendre.»
J'hésitais, et pourtant j'avais bien envie de suivre ce mauvais conseil.
«Mais si c'est une autre femme, objectai-je, si elle a un secret à te
confier?
--Avons-nous des secrets l'un pour l'autre? dit Checchina, et as-tu
moins d'estime que moi pour toi-même? Allons, pas de sot scrupule,
viens.»
Elle appela Térésa, lui dit deux mots à l'oreille, et quand le paravent
fut arrangé, elle la renvoya et m'entraîna avec elle dans le salon. Je
ne fus pas caché deux minutes sans trouver au paravent protecteur une
brisure par laquelle je pouvais voir la dame mystérieuse. Elle n'avait
pas encore relevé son voile; mais déjà je reconnaissais la taille
élégante et les belles mains d'Alezia Aldini.
La pauvre enfant tremblait de tous ses membres; je la plaignais et la
blâmais, car le boudoir où nous nous trouvions n'était pas décoré dans
un goût très-chaste, et les bronzes antiques, les statuettes de marbre
qui l'ornaient, quoique d'un choix exquis sous le rapport de l'art,
n'étaient rien moins que faits pour attirer les regards d'une jeune
fille ou d'une femme timide. Et en pensant que c'était Alezia Aldini
qui avait osé pénétrer dans ce temple païen, j'étais malgré moi, par un
reste d'amour peut-être, plus blessé que reconnaissant de sa démarche.
La Checchina, tout en se hâtant, n'avait pourtant pas négligé le soin
si cher aux femmes d'éblouir par l'éclat de la toilette les personnes
de leur sexe. Elle avait jeté sur ses épaules une robe de chambre de
cachemire des Indes, objet d'un grand luxe à cette époque; elle avait
roulé ses cheveux dénoués sous un réseau du bandelettes d'or et de
pourpre; car l'antique était alors à la mode; et sur ses jambes nues,
qui étaient fortes et belles comme celles d'une statue de Diane, elle
avait glissé une sorte de brodequin de peau de tigre, qui dissimulait
ingénieusement la vulgaire nécessité des pantoufles. Elle avait chargé
ses doigts de diamants et de camées, et tenait son éventail étincelant
comme un sceptre de théâtre, tandis que l'inconnue, pour se donner une
contenance, tourmentait gauchement le sien, qui était simplement de
satin noir. Celle-ci était visiblement consternée de la beauté de
Checca, beauté un peu virile, mais incontestable. Avec sa robe turque,
sa chaussure mède et sa coiffure grecque, elle devait assez ressembler
à ces femmes de satrapes qui se couvraient sans discernement des riches
dépouilles des nations étrangères.