George Sand

La dernière Aldini Simon
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Elle salua son hôtesse d'un air de protection un peu impertinent; puis,
s'étendant avec nonchalance sur une ottomane, elle prit l'attitude la
plus grecque qu'elle put imaginer. Tout cet étalage fit son effet: la
jeune fille resta interdite et n'osa rompre le silence.

«Eh bien! Madame ou Mademoiselle, dit la Checca en dépliant lentement
son éventail, car j'ignore absolument à qui j'ai le plaisir de parler...
je suis à vos ordres.»

Alors l'inconnue, d'une voix claire et un peu âpre, avec un accent
anglais très-prononcé, répondit en ces termes:

«Pardonnez-moi, Madame, d'être venue vous déranger si matin, et recevez
mes remerciements pour la bonté que vous avez de m'accueillir. Je me
nomme _Barbara Tempest_, et suis fille d'un lord établi depuis peu à
Florence. Mes parents me font apprendre la musique, et j'ai déjà quoique
talent; mais j'avais une très-excellente institutrice qui est partie
pour Milan, et mes parents veulent me donner pour maître de chant cet
insipide Tosani, qui me dégoûtera à jamais de l'art avec sa vieille
méthode et ses cadences ridicules. J'ai ouï dire que le signor Lélio
(que j'ai entendu chanter plusieurs fois à Naples) allait venir dans ce
pays, et qu'il avait loué pour la saison cette maison, dont je connais
le propriétaire. J'ai un désir irrésistible de recevoir des leçons de ce
chanteur célèbre, et j'en ai fait la demande à mes parents, qui me l'ont
accordée; mais ils en ont parlé à plusieurs personnes, et il leur a
été dit que le signor Lélio était d'un caractère très-fier et un peu
bizarre, qu'en outre il était affilié à ce qu'on appelle, je crois, la
charbonnerie, c'est-à-dire qu'il a fait serment d'exterminer tous les
riches et tous les nobles, et qu'en attendant il les déteste. Il
ne laisse échapper, a-t-on dit à mon père, aucune occasion de leur
témoigner son aversion, et, quand par hasard il consent à leur rendre
quelque service, à chanter dans leurs soirées ou à donner des leçons
dans leurs familles, c'est après s'être fait prier dans les termes les
plus humbles. Si on lui prouve, par des instances très-grandes, combien
on estime son talent et sa personne, il cède et redevient fort aimable;
mais si on le traite comme un artiste ordinaire, il refuse sèchement
et n'épargne pas les moqueries. Voilà, Madame, ce qu'on a dit à mes
parents, et voilà ce qu'ils redoutent; car ils tirent un peu vanité de
leur nom et de leur position dans le monde. Quant à moi, je n'ai aucun
préjugé, et j'ai une admiration si vive pour le talent, que rien ne me
coûterait pour obtenir de M. Lélio la faveur d'être son élève.

«Je me suis dit bien souvent que si j'étais à même de lui parler,
certainement il ferait droit à ma requête. Mais, outre que je n'aurai
peut-être pas l'occasion de le rencontrer, il ne serait pas convenable
qu'une jeune personne s'adressât ainsi à un jeune homme. Je pensais à
cela précisément ce matin en me promenant à cheval. Vous savez, Madame,
que dans mon pays les demoiselles sortent seules, et vont à la promenade
accompagnées de leur domestique. Je sors donc de grand matin afin
d'éviter la chaleur du jour, qui nous paraît bien terrible à nous autres
gens du Nord. Comme je passais devant cette jolie maison, j'ai demandé
à un paysan à qui elle appartenait. Quand j'ai su qu'elle était à M.
le comte Nasi, qui est l'ami de ma famille, sachant précisément qu'il
l'avait louée à M. Lélio, j'ai demandé si ce dernier était arrivé. «Pas
encore, m'a-t-on répondu; mais sa femme est venue d'avance pour préparer
son établissement de campagne; c'est une dame très-belle et très-bonne.»
Alors, Madame, il m'est venu en tête l'idée d'entrer chez vous et de
vous intéresser à mon désir, afin que vous m'accordiez votre protection
toute-puissante auprès de votre mari, et qu'il veuille bien accéder à
la demande de mes parents, lorsqu'ils la lui adresseront. Puis-je vous
demander aussi, Madame, de vouloir bien garder mon petit secret, et
de prier M. Lélio de le garder également? car ma famille me blâmerait
beaucoup de cette démarche, qui n'a pourtant rien que de très-innocent
comme vous le voyez.»

Elle avait débité ce discours avec une volubilité si britannique; en
saccadant ses mots, en traînant sur les syllabes brèves et en étranglant
les longues, elle faisait de si plaisants anglicismes, que je ne songeai
plus à voir Alezia dans cette jeune lady, à la fois prude et téméraire.
La Checchina, de son côté, ne songea plus qu'à se divertir de son
étrangeté. Moi, qui n'étais guère en train de prendre plaisir à ce
jeu, je me serais volontiers retiré; mais le moindre bruit eût trahi ma
présence et jeté l'épouvante dans le coeur ingénu de miss Barbara.

«En vérité, miss, répondit la Checchina en cachant une forte envie
de rire derrière un flacon d'essence de rose, votre demande est fort
embarrassante, et je ne sais comment y répondre. Je vous avouerai que je
n'ai pas sur M. Lélio l'empire que vous voulez bien m'attribuer...

--Ne seriez-vous pas sa femme? dit la jeune Anglaise avec candeur.

--Oh! miss, s'écria la Checchina en prenant un air de prude du plus
mauvais ton, une jeune personne avoir de telles idées! Fi donc! Est-ce
qu'en Angleterre l'usage permet aux demoiselles de faire de pareilles
suppositions?»

La pauvre Barbara fut tout à fait troublée.

«Je ne sais pas si ma question était offensante, dit-elle d'un ton
ému mais plein de résolution; il est certain que ce n'était pas mon
intention. Vous pourriez n'être pas la femme de M. Lélio et vivre avec
lui sans crime. Vous pourriez être sa soeur... Voilà tout ce que j'ai
voulu dire, Madame.

--Et ne pourrais-je pas aussi bien, dit Checca, n'être ni sa femme, ni
sa soeur, ni sa maîtresse, mais demeurer ici chez moi? Ne puis-je pas
aussi bien être la comtesse Nasi?

--Oh! Madame, répliqua ingénument Barbara, je sais bien que M. Nasi
n'est pas marié.

--Il peut l'être en secret, miss.

--Ce serait donc bien récemment; car il m'a demandée en mariage il n'y a
pas plus de quinze jours.

--Ah! c'est vous, Mademoiselle?» s'écria la Checchina avec un geste
tragique qui fit tomber son éventail. Il y eut un moment de silence.
Puis la jeune miss, voulant absolument le rompre, sembla faire un grand
effort sur elle-même, quitta sa chaise et ramassa l'éventail de la prima
donna. Elle le lui présenta avec une grâce charmante, et lui dit d'un
ton caressant, que rendait plus naïf encore son accent étranger:

«Vous aurez la bonté, n'est-ce pas, Madame, de parler de moi à monsieur
votre frère?

--Vous voulez dire mon mari?» répondit Checchina en recevant son
éventail d'un air moqueur et en toisant la jeune Anglaise avec une
curiosité malveillante. L'Anglaise retomba sur sa chaise comme si elle
eût été frappée à mort; et la Checchina, qui détestait les femmes du
monde et prenait une joie féroce à les écraser quand elle se trouvait
en rivalité avec elles, ajouta en se pavanant d'un air distrait dans la
glace placée au-dessus de l'ottomane:

«Écoutez, chère miss Barbara. Je vous veux du bien; car vous me
paraissez charmante. Mais il faut que vous me disiez toute la vérité: je
crains que ce ne soit pas l'amour de l'art qui vous amène ici, mais
bien une sorte d'inclination pour Lélio. Il a inspiré sans le vouloir
beaucoup de passions romanesques dans sa vie, et je connais plus de dix
pensionnaires qui en sont folles.

--Rassurez-vous, Madame, répondit l'Anglaise avec un accent italien qui
me fit tressaillir, je ne saurais avoir la moindre inclination pour un
homme marié; et quand je suis entrée dans cette maison, je savais que
vous étiez la femme de M. Lélio.»

La Checchina fut un peu déconcertée du ton ferme et dédaigneux de
cette réponse; mais, résolue de la pousser à bout et redoublant
d'impertinence, elle se remit bientôt et lui dit avec un sourire étudié:

«Chère Barbara, vous me rassurez, et je vous crois l'âme trop noble pour
vouloir m'enlever le coeur de Lélio; mais je ne puis vous cacher que
j'ai une misérable faiblesse. Je suis d'une jalousie effrénée, tout me
porte ombrage. Vous êtes peut-être plus belle que moi, et je le crains
si j'en juge par le joli pied que j'aperçois et par les grands yeux que
je devine. Vous serez indifférente pour Lélio, puisqu'il m'appartient;
vous êtes fière et généreuse, mais Lélio peut devenir amoureux de vous:
vous ne seriez pas la première qui lui aurait tourné la tête. C'est un
volage; il s'enflamme pour toutes les belles femmes qu'il rencontre.
Chère signora Barbara, ayez donc la complaisance de relever votre voile,
afin que je voie ce que j'ai à craindre, et, pour parler à la française,
si je puis exposer Lélio au feu de vos batteries.»

L'Anglaise fit un geste de dégoût, puis sembla hésiter; et, se levant
enfin de toute sa hauteur, elle répondit en commençant à détacher son
voile:

«Regardez-moi, Madame, et rappelez-vous bien mes traits, afin d'en faire
la description au seigneur Lélio; et, si en vous écoutant il paraît
ému, gardez-vous de l'envoyer vers moi; car, s'il venait à vous
être infidèle, je déclare que ce serait un malheur pour lui et qu'il
n'obtiendrait que mon mépris.»

En parlant ainsi, elle avait découvert sa figure. Elle me tournait le
dos, et j'essayais vainement de surprendre ses traits dans la glace.
Mais avais-je besoin du témoignage de mes yeux, et celui de mes oreilles
ne suffisait-il pas? Elle avait oublié tout à fait son accent anglais
et parlait le plus pur italien avec cette voix sonore et vibrante qui
m'avait si souvent ému jusqu'au fond de l'âme.

«Pardon, miss, dit la Checchina sans se déconcerter, vous êtes si belle,
que toutes mes craintes se réveillent. Je ne puis croire que Lélio ne
vous ait pas déjà vue et qu'il ne soit pas d'accord avec vous pour me
tromper.

--S'il vous demande mon nom, dit Alezia en arrachant avec violence une
des grandes épingles d'acier bruni qui retenaient sur sa tête le pli
de son voile, remettez-lui ceci de ma part, et dites-lui que mon blason
porte une épingle avec cette devise: «Au coeur qui n'a pas de sang!»

En ce moment, ne pouvant rester sous le coup d'un tel mépris, je sortis
brusquement de ma cachette et m'élançai vers Alezia avec assurance.
«Non, signora, lui dis-je, ne croyez pas aux plaisanteries de mon amie
Francesca. Tout ceci est une comédie qu'il lui a plu de jouer, vous
prenant pour ce que vous vouliez paraître et ne sachant pas l'importance
de ses mensonges; c'est une comédie que j'ai laissé jouer, vous
reconnaissant à peine, tant vous avez imité avec talent l'accent et les
manières d'une Anglaise.»

Alezia ne parut ni surprise ni émue de mon apparition. Elle avait le
calme et la dignité que les femmes _de condition_ possèdent entre toutes
les autres lorsqu'elles sont dans leur droit. A voir son impassibilité,
éclairée peu à peu d'un charmant sourire d'ironie, on eût pu croire que
son âme n'avait jamais connu la passion, et qu'elle était incapable de
la connaître.

«Vous trouvez que j'ai bien joué mon rôle, Monsieur? répliqua-t-elle;
cela vous prouve que j'avais peut-être quelque disposition pour cette
profession que vous ennoblissez par vos talents et vos vertus. Je vous
remercie profondément de m'avoir ménagé l'occasion de vous donner la
comédie, et je rends grâces à madame, qui a bien voulu me donner la
réplique. Mais je suis déjà dégoûtée de cet art sublime. Il faut y
porter une expérience qui me coûterait trop à acquérir et une force
d'esprit dont vous seul au monde êtes capable.

--Non, signora; vous êtes dans l'erreur, repris-je avec fermeté. Je n'ai
point l'expérience du mal, et je n'ai de force que pour repousser des
soupçons déshonorants. Je ne suis ni l'époux ni l'amant de Francesca.
Elle est mon amie, ma soeur d'adoption, la confidente discrète et
dévouée de tous mes sentiments; et pourtant elle ignore qui vous êtes,
bien qu'elle vous soit aussi dévouée qu'à moi-même.

--Je déclare, signora, dit Francesca en s'asseyant d'une manière plus
convenable, que je comprends fort peu ce qui se passe ici, et comment
Lélio vous a laissé concevoir de pareils soupçons, lorsqu'il lui était
si facile de les détruire. Ce qu'il vous dit en ce moment est la vérité,
et vous n'imaginez pas, j'espère, que je voulusse me prêter à vous
tromper, si j'étais autre chose pour lui qu'une amie bien calme et bien
désintéressée.»

Alezia commença à trembler de tous ses membres, comme saisie de fièvre;
et elle se rassit pâle et recueillie. Elle doutait encore.

«Tu as été méchante, ma cousine, dis-je tout bas à la Checchina. Tu
as pris plaisir à faire souffrir un coeur pur pour venger ton sot
amour-propre. Ne devrais-tu pas remercier ta rivale, puisqu'elle a
refusé Nasi?»

La bonne Checca s'approcha d'elle, lui prit les mains familièrement et
s'accroupit sur un coussin à ses pieds. «Mon bel ange, lui dit-elle, ne
doutez pas de nous; vous ne connaissez pas la douce et honnête liberté
des bohémiens. Dans votre monde on nous calomnie et on nous fait un
crime de nos meilleures actions. Puisque vous avez permis à Lélio de
vous aimer, c'est que vous ne partagez pas ces préventions injustes.
Croyez donc bien que, à moins d'être la plus vile des créatures, je ne
puis m'entendre avec Lélio pour vous tromper. Je comprends à peine quel
plaisir ou quel profit j'en pourrais tirer. Ainsi calmez-vous, ma jolie
signora. Pardonnez-moi de vous avoir arraché votre secret par mes folles
plaisanteries. Vous devez avouer que, si la signora marchesina se fût
jouée des comédiens, ce n'eût pas été dans l'ordre. Mais, au reste, tout
ceci est fort heureux, et vous avez eu là une idée bonne et courageuse.
Vous auriez conservé des soupçons et souffert longtemps, tandis que vous
voilà rassurée, n'est-il pas vrai, _marchesina mia_? Et vous croyez bien
que j'ai un trop grand coeur pour vous trahir en aucune façon? Allons,
mon cher ange, il faut retourner auprès de vos parents, et Lélio ira
vous voir aussitôt que vous le voudrez. Soyez tranquille, je vous
l'enverrai, moi, et j'empêcherai bien qu'il ne vous donne d'autres
sujets de chagrin. Ah! _poverina_, les hommes sont au monde pour désoler
les femmes, et le meilleur d'entre eux ne vaut pas la dernière
d'entre nous. Vous êtes une pauvre enfant qui ne connaît pas encore la
souffrance. Cela ne viendra que trop tôt si vous livrez votre pauvre
coeur au tourment d'amour, _oïmè_!»

Francesca ajouta bien d'autres choses toutes pleines de bonté et de
sens. En même temps qu'Alezia était un peu blessée de cette familiarité
naïve, elle était touchée de tant de bienveillance et vaincue par tant
de franchise. Elle ne répondait pas encore aux caresses de Checca; mais
de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues livides. Enfin son
coeur se brisa, et elle se jeta en sanglotant sur le sein de sa nouvelle
amie.

«O Lélio! me dit-elle, me pardonnerez-vous l'outrage d'un pareil
soupçon? N'accusez que l'état maladif où je suis, depuis quelques jours,
de corps et d'esprit. C'est Lila qui, croyant me guérir et voulant
m'empêcher de faire ce qu'elle appelle un coup de tête, m'a confié cette
nuit que vous viviez ici avec une très-belle personne qui n'était pas
votre soeur, ainsi qu'elle l'avait cru d'abord, mais votre femme ou
votre maîtresse. Vous pensez bien que je n'ai pas pu fermer l'oeil;
j'ai roulé dans ma tête les projets les plus tragiques et les plus
extravagants. Enfin, je me suis arrêtée à l'idée que Lila avait pu se
tromper, et j'ai voulu savoir la vérité par moi-même. Au point du jour,
tandis que, vaincue par la fatigue, cette pauvre fille dormait dans ma
chambre sur le tapis, je suis sortie sur la pointe du pied; j'ai appelé
le plus soumis et le plus stupide des domestiques de ma tante, je lui
ai fait seller le cheval de mon cousin Hector, qui est très-fougueux, et
qui a failli dix fois me renverser. Mais que m'importait la vie? Je
me disais: «Hélas! n'est pas tué qui veut!» et j'ai pris la route de
Cafaggiolo, sans savoir ce que j'allais y faire. Chemin faisant, j'ai
trouvé le conte que je me suis permis de faire à madame. Oh! qu'elle me
le pardonne! Je voulais savoir si elle vous aimait, Lélio; si elle était
aimée de vous, si elle avait des droits sur vous, si vous me trompiez.
Pardonnez-moi tous deux; vous êtes si bons! vous me pardonnerez, et vous
m'aimerez aussi, n'est-ce pas, Madame?

--Chère madonetta! je t'aime déjà de toute mon âme,» répondit la
Checchina en lui passant ses grands bras nus autour du cou et en
l'embrassant à l'étouffer.

Je désirais terminer cette scène et renvoyer Alezia chez sa tante. Je
la suppliai de ne pas s'exposer davantage, et je me levai pour faire
avancer son cheval; mais elle me retint en me disant avec force: «A
quoi songez-vous, Lélio? Renvoyez chevaux et domestique chez ma tante;
demandez la poste, et partons sur-le-champ. Votre amie sera assez bonne
pour nous accompagner. Nous irons trouver ma mère, et je me jetterai à
ses pieds en lui disant: «Je suis compromise, je suis perdue aux yeux du
monde; je me suis enfuie de chez ma tante en plein jour, avec éclat. Il
est trop tard pour réparer le tort que je me suis fait volontairement,
et délibérément. J'aime Lélio, et il m'aime; je lui ai donné ma vie. Il
ne me reste sur la terre que lui et vous. Voulez-vous me maudire?»

Cette résolution me jetait dans une affreuse perplexité. Je la combattis
en vain. Alezia s'irrita de mes scrupules, m'accusa de ne pas l'aimer,
et invoqua le jugement de Francesca. Celle-ci voulait monter en voiture
avec Alezia, et la conduire à sa mère sans moi. Moi, je voulais décider
la signora à retourner chez sa tante, à écrire de là à sa mère, et à
attendre sa réponse pour prendre un parti. Je m'engageais à ne plus
avoir aucun scrupule de conscience, si la mère consentait; mais je ne
voulais pas compromettre la fille: c'était une action odieuse que je
suppliais Alezia de m'épargner. Elle me répondait que, si elle écrivait,
sa mère montrerait sa lettre au prince Grimani, et que celui-ci la
ferait enfermer dans un couvent.

Au milieu de ce débat, Lila, que Cattina s'efforçait en vain d'arrêter
dans l'escalier, se précipita impétueusement au milieu de nous, rouge,
essoufflée, près de s'évanouir. Quelques instants se passèrent avant
qu'elle put parler. Enfin elle nous dit, en mots entrecoupés, qu'elle
avait devancé à la course le seigneur Hector Grimani, dont le cheval
était heureusement boiteux, et ne pouvait passer par les prairies
fermées de haies vives; mais qu'il était derrière elle, qu'il s'était
informé tout le long du chemin de la route qu'Alezia avait suivie, et
qu'il allait arriver dans un instant. Toute la maison Grimani savait,
grâce à lui, la fuite de la signora. En vain la tante avait voulu
faire des recherches avec prudence et imposer silence aux déclamations
extravagantes d'Hector. Il faisait si grand bruit, que tout le pays
serait informé dans la journée de sa position ridicule et de la démarche
hasardée de la signora, si elle n'y mettait ordre elle-même en allant à
sa rencontre, en lui fermant la bouche, et en retournant avec lui à
la villa Grimani. Je fus de l'avis de Lila. Alezia pliait son cousin
à toutes ses volontés. Rien n'était encore désespéré, si elle voulait
sauter sur son cheval et retourner chez sa tante; elle pouvait prendre
un autre chemin que celui par lequel venait Hector, tandis qu'on
enverrait au-devant de lui des gens pour le dépister et l'empêcher
d'arriver jusqu'à Cafaggiolo. Tout fut inutile. Alezia resta
inébranlable. «Qu'il vienne, disait-elle, laissez-le entrer dans
la maison, et nous le jetterons par la fenêtre s'il ose pénétrer
jusqu'ici.» La Checchina riait comme une folle de cette idée, et, sur la
description railleuse qu'Alezia faisait de son cousin, elle promettait,
à elle seule, d'en débarrasser la compagnie. Toutes ces bravades et
cette gaieté insensée, dans un moment décisif, me causaient un chagrin
extrême.

Tout à coup une chaise de poste parut au bout de la longue avenue de
figuiers qui conduisait de la grande route à la villa Nasi. «C'est Nasi!
s'écria Checchina.--Si c'était Bianca! pensai-je.--Oh! s'écria Lila,
voici madame votre tante elle-même qui vient vous chercher.

--Je résisterai à ma tante aussi bien qu'à mon cousin, répondit Alezia;
car ils agissent indignement à mon égard. Ils veulent publier ma honte,
m'abreuver de chagrins et d'humiliations, afin de me subjuguer. Lélio,
cachez-moi, ou protégez-moi.--Ne craignez rien, lui dis-je; si c'est
ainsi qu'on veut agir envers vous, nul n'entrera ici. Je vais recevoir
madame votre tante au seuil de la maison, et puisqu'il est trop tard
pour vous en faire sortir, je jure que personne n'y pénétrera.»

Je descendis précipitamment; je trouvai Cattina qui écoutait aux portes.
Je la menaçai de la tuer si elle disait un mot; puis, songeant qu'aucune
crainte n'était assez forte pour l'empêcher de céder au pouvoir de
l'argent, je me ravisai, et, retournant sur mes pas, je la pris par le
bras, la poussai dans une sorte d'office qui n'avait qu'une lucarne où
elle ne pouvait atteindre; je fermai la porte sur elle à double tour
malgré sa colère, je mis la clef dans ma poche, et je courus au-devant
de la chaise de poste.

Mais de toutes nos appréhensions, la plus embarrassante se réalisa. Nasi
sortit de la voiture et se jeta à mon cou. Comment l'empêcher d'entrer
chez lui, comment lui cacher ce qui se passait? Il était facile de
l'empêcher de violer l'incognito d'Alezia, en lui disant qu'une femme
était venue pour moi dans sa maison, et que je le priais de ne point
chercher à la voir. Mais la journée ne se passerait pas sans que la
fuite d'Alezia et le désordre de la maison Grimani vinssent à ses
oreilles. Une semaine suffirait pour l'apprendre à toute la contrée.
Je ne savais vraiment que faire. Nasi, ne comprenant rien à mon air
troublé, commençait à s'inquiéter et à craindre que la Checchina
n'eût fait, par colère ou désespoir, quelque coup de tête. Il montait
l'escalier avec précipitation; déjà il tenait le bouton de la porte de
l'appartement de Checca, lorsque je l'arrêtai par le bras en lui disant
d'un air très-sérieux que je le priais de ne pas entrer.

«Qu'est-ce à dire, Lélio? me dit-il d'une voix tremblante et en
pâlissant; Francesca est ici et ne vient point à ma rencontre; vous
me recevez d'un air glacé, et vous voulez m'empêcher d'entrer chez ma
maîtresse? C'est pourtant vous qui m'avez écrit de revenir près d'elle,
et vous sembliez vouloir nous réconcilier; que se passe-t-il donc entre
vous?»

J'allais répondre, lorsque la porte s'ouvrit, et Alezia parut, couverte
de son voile. En voyant Nasi, elle tressaillit et s'arrêta.

«Je comprends maintenant, je comprends, dit Nasi en souriant;
mille pardons, mon cher Lélio! dis-moi dans quelle pièce je dois me
retirer.--Ici, Monsieur! dit Alezia d'une voix ferme en lui prenant le
bras et en l'entraînant dans le boudoir d'où elle venait de sortir et où
se trouvaient toujours Francesca et Lila.» Je la suivis. Checchina, en
voyant paraître le comte, prit son air le plus farouche, précisément
celui qu'elle avait dans le rôle d'Arsace, lorsqu'elle faisait la partie
de soprano dans la _Sémiramis_ de Bianchi. Lila se mit devant la porte
pour empêcher de nouvelles visites, et Alezia, écartant son voile, dit
au comte stupéfait:

«Monsieur le comte, vous m'avez demandée en mariage, il y a quinze
jours. Le peu de temps pendant lequel j'ai eu le plaisir de vous voir
à Naples a suffi pour me donner de vous une plus haute idée que de
tous mes autres prétendants. Ma mère m'a écrit pour me conjurer, pour
m'ordonner presque d'agréer vos recherches. Le prince Grimani ajoutait
en post-scriptum que, si définitivement j'avais de l'éloignement pour
mon cousin Hector, il me permettait de revenir auprès de ma mère, à
condition que je vous accepterais sur-le-champ pour mari. D'après ma
réponse on devait ou venir me chercher pour me conduire à Venise et vous
y donner rendez-vous, ou me laisser indéfiniment chez ma tante avec mon
cousin. Eh bien! malgré l'aversion que mon cousin m'inspire, malgré
les tracasseries dont ma tante m'abreuve, malgré l'ardent désir que
j'éprouve de revoir ma bonne mère et ma chère Venise; enfin, malgré la
grande estime que j'ai pour vous, monsieur le comte, j'ai refusé. Vous
avez dû croire que j'accordais la préférence à mon cousin... Tenez!
dit-elle en s'interrompant et en portant avec calme ses regards vers la
croisée, le voilà qui entre à cheval jusque dans votre jardin. Arrêtez!
monsieur Lélio, ajouta-t-elle en me saisissant le bras, comme je
m'élançais pour sortir; vous m'accorderez bien qu'en cet instant il n'y
a ici d'autre volonté à écouter que la mienne. Placez-vous avec Lila
devant cette porte jusqu'à ce que j'aie fini de parler.»

Je dérangeai Lila, et je tins la porte à sa place. Alezia continua:

«J'ai refusé, monsieur le comte, parce que je ne pouvais loyalement
accepter vos honorables propositions. J'ai répondu à l'aimable lettre
que vous aviez jointe à celle de ma mère.

--Oui, signora, dit le comte, vous m'avez répondu avec une bonté dont
j'ai été fort touché, mais avec une franchise qui ne me laissait aucun
espoir; et si je reviens dans le pays que vous habitez, ce n'est point
avec l'intention de vous importuner de nouveau, mais avec celle d'être
votre serviteur soumis et votre ami dévoué, si vous daignez jamais faire
appel à mes respectueux sentiments.

--Je le sais, et je compte sur vous, répondit Alezia en lui tendant sa
main d'un air noblement affectueux. Le moment est venu, plus vite que
vous ne l'auriez imaginé, de mettre ces généreux sentiments à l'épreuve.
Si j'ai refusé votre main, c'est que j'aime Lélio; si je suis ici, c'est
que je suis résolue à n'épouser jamais que lui.»

Le comte fut si bouleversé de cette confidence, qu'il resta quelques
instants sans pouvoir répondre. A Dieu ne plaise que je blasphème
l'amitié du brave Nasi; mais, en ce moment, je vis bien que chez les
nobles il n'est pas d'amitié personnelle, de dévouement ni d'estime qui
puissent extirper entièrement les préjugés. J'avais les yeux attachés
sur lui avec une grande attention, je lus clairement sur son visage
cette pensée: «J'ai pu, moi comte Nasi, aimer et demander en mariage une
femme qui est amoureuse d'un comédien et qui veut l'épouser!»

Mais ce fut l'affaire d'un instant. Le bon Nasi reprit sur-le-champ ses
manières chevaleresques. «Quoi que vous ayez résolu, signora, dit-il,
quoi que vous ayez à m'ordonner en vertu de vos résolutions, je suis
prêt.

--Eh bien! monsieur le comte, reprit Alezia, je suis chez vous, et
voici mon cousin qui vient, sinon me réclamer, du moins constater ici ma
présence. Froissé par mes refus, il ne manquera pas de me décrier, parce
qu'il est sans esprit, sans coeur et sans éducation. Ma tante feindra
de blâmer l'emportement de son fils, et racontera ce qu'il lui plaira
d'appeler ma honte à toutes les dévotes de sa connaissance qui le
rediront à toute l'Italie. Je ne veux point, par de vaines précautions,
ni par de lâches dénégations, essayer d'arrêter le scandale. J'ai appelé
l'orage sur ma tête, qu'il éclate à la face du monde! Je n'en souffrirai
pas si, comme je l'espère, le coeur de ma mère me reste, et si, avec un
époux content de mes sacrifices, je trouve encore un ami assez courageux
pour avouer hautement la protection fraternelle qu'il m'accorde. A
ce titre, voulez-vous empêcher qu'il n'y ait des explications
inconvenantes, _impossibles_ entre Lélio et mon cousin? Voulez-vous
aller recevoir Hector, et lui déclarer de ma part que je ne sortirai de
cette maison que pour aller trouver ma mère, et appuyée sur votre bras?»

Le comte regarda Alezia d'un air sérieux et triste, qui semblait dire:
«Vous êtes la seule ici qui compreniez à quel point mon rôle, dans le
monde, va paraître étrange, coupable et ridicule,» mit gracieusement un
genou en terre, et baisa la main d'Alezia qu'il tenait toujours dans la
sienne, en lui disant: «Madame, je suis votre chevalier à la vie et à la
mort.» Puis il vint à moi et m'embrassa cordialement sans me rien dire.
Il oublia de parler à la Checchina, qui du reste, appuyée sur le rebord
de la fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine, contemplait cette scène
avec une attention philosophique.

Nasi se préparait à sortir. Moi, je ne pouvais souffrir l'idée qu'il
allait s'établir, à ses risques et périls, le champion de la femme que
j'étais censé compromettre. Je voulais du moins le suivre et prendre sur
moi la moitié de la responsabilité. Il me donna, pour m'en empêcher,
des raisons excellentes tirées du code du grand monde. Je n'y comprenais
rien, et me sentais dominé en cet instant par la colère que me causaient
l'insolence d'Hector et ses indignes intentions. Alezia essaya de me
calmer en me disant: «Vous n'avez encore de droits que ceux qu'il me
plaira de vous accorder.» J'obtins du moins d'accompagner Nasi, et de
faire acte de présence devant Hector Grimani, à la condition de ne pas
dire un mot sans la permission de Nasi.

Nous trouvâmes le cousin qui descendait de cheval, tout haletant et
couvert de sueur. Il donna un grand coup de fouet, en jurant d'une
manière ignoble, au pauvre animal, parce que, s'étant déferré et blessé
en chemin, il n'était pas venu assez vite au gré de son impatience. Il
me sembla voir dans ce début et dans toute la contenance d'Hector
qu'il ne savait comment se tirer de la position où il s'était jeté à
l'étourdie. Il fallait se montrer héroïque à force d'amour et de folle
jalousie, ou absurde à force de lâche insolence. Ce qui mettait le
comble à son embarras, c'est qu'il avait recruté en chemin deux
jeunes gens de ses amis qui se rendaient à la chasse et avaient voulu
l'accompagner dans son expédition, moins sans doute pour l'assister que
pour se divertir à ses dépens.

Nous nous avançâmes jusqu'à lui sans le saluer, et Nasi le regarda de
près au milieu du visage, d'un air glacé, sans lui dire un mot. Il
parut ne pas me voir ou ne pas me reconnaître. «Ah! c'est vous, Nasi?»
s'écria-t-il incertain s'il le saluerait ou s'il lui tendrait la main;
car il voyait bien que Nasi n'était pas disposé à lui rendre aucune
espèce de révérence.

--Vous n'avez pas sujet de vous étonner, je pense, de me trouver chez
moi, répondit Nasi.

--Pardonnez-moi, pardonnez-moi, reprit Hector en feignant d'être
accroché par son éperon à un magnifique rosier qui se trouvait là, et
qu'il écrasait de tout son poids. Je ne m'attendais pas du tout à vous
retrouver ici; je vous croyais à Naples.

--Que vous l'ayez cru ou non, peu importe. Vous voici, et me voici. De
quoi s'agit-il?

--Pardieu, mon cher, il s'agit de m'aider à retrouver ma cousine Alezia
Aldini, qui se permet de courir seule à cheval sans la permission de ma
mère, et qui, m'a-t-on dit, est par ici.

--Qu'entendez-vous par ce mot: _par ici_? Si vous pensez que la personne
dont vous parlez soit dans les environs, suivez la rue, cherchez.

--Mais que diable, mon cher, elle est ici! dit Hector forcé par le ton
de Nasi et par la présence de ses témoins de se prononcer un peu plus
nettement. Elle est dans votre maison ou dans votre jardin; car l'on l'a
vue entrer dans votre avenue, et, sang de Dieu! voilà son cheval là-bas!
c'est-à-dire mon cheval; car il lui a plu de le prendre pour courir les
champs, et de me laisser sa haquenée.» Et il essayait par un gros rire
forcé d'égayer un entretien que Nasi ne semblait pas disposé à traiter
si gaiement.

«Monsieur, répondit-il, je n'ai pas l'honneur de vous connaître assez
pour que vous m'appeliez _mon cher_; je vous prie donc de me traiter
comme je vous traite. Ensuite, je vous ferai observer que ma maison
n'est point une auberge, ni mon jardin une promenade publique, pour que
les passants se permettent de l'explorer.

--Ma foi, Monsieur, si vous n'êtes pas content, dit Hector, j'en suis
fâché. Je croyais vous connaître assez pour me permettre d'entrer
chez vous, et je ne savais pas que votre maison de campagne fût un
château-fort.

--Telle qu'elle est, monsieur, palais, ou chaumière, j'en suis le
maître, et je vous prie de vous tenir pour averti que personne n'y entre
sans ma permission.

--Par Bacchus! monsieur le comte, vous avez bien peur que je vous
demande la permission d'entrer chez vous; car vous me la refusez
d'avance avec une aigreur qui me donne beaucoup à penser. Si, comme je
le crois, Alezia Aldini est dans cette maison, je commence à espérer
pour elle qu'elle y est venue pour vous; donnez-m'en l'assurance, et je
me retire satisfait.

--Je ne reconnais à personne, Monsieur, répondit Nasi, le droit de
m'adresser aucune espèce de questions; et à vous, moins qu'à tout autre,
celui de m'interroger sur le compte d'une femme que votre conduite
outrage en cet instant.

--Eh! mordieu, je suis son cousin! Elle est confiée à ma mère; que
voulez-vous que ma mère réponde à mon oncle, le prince Grimani,
lorsqu'il lui demandera sa belle-fille? Et comment voulez-vous que ma
mère, qui est âgée et infirme, coure après une jeune écervelée qui monte
à cheval comme un dragon?

--Je suis certain, Monsieur, dit Nasi, que madame votre mère ne vous a
pas chargé de chercher sa nièce d'une manière aussi bruyante, et de la
demander à tout venant d'une manière aussi déplacée; car, dans ce cas,
sa sollicitude serait un outrage plus qu'une protection, et mettre
l'objet d'une telle protection à l'abri de votre zèle serait un devoir
pour moi.

--Allons, dit Hector, je vois que vous ne voulez pas nous rendre notre
fugitive. Vous êtes un chevalier des anciens temps, monsieur le
comte! Souvenez-vous que désormais ma mère est déchargée de toute
responsabilité envers la mère de mademoiselle Aldini. Vous arrangerez
cette affaire désagréable comme vous l'entendrez pour votre propre
compte. Quant à moi, je m'en lave les mains, j'ai fait ce que je devais
et ce que je pouvais. Je vous prierai seulement de dire à Alezia Aldini
qu'elle est bien libre d'épouser qui bon lui semblera, et que pour ma
part je n'y mettrai pas d'obstacle. Je vous cède mes droits, mon cher
comte; puissiez-vous n'avoir jamais à chercher votre femme dans la
maison d'autrui, car vous voyez par mon exemple combien on y fait sotte
figure.

--Beaucoup de gens pensent, monsieur le comte, répondit Nasi, qu'il y
a toujours moyen d'ennoblir la position la plus fâcheuse et de faire
respecter la plus ridicule. Il n'y a de sottes figures que là où il y a
de sottes démarches.»

A cette réponse sévère, un murmure significatif des deux amis fit sentir
à Hector qu'il ne pouvait plus reculer.

«Monsieur le comte, dit-il à Nasi, vous parlez de sottes démarches.
Qu'appelez-vous sottes démarches, je vous prie?

--Vous donnerez à mes paroles l'explication que vous voudrez, Monsieur.

--Vous m'insultez, Monsieur!

--C'est vous qui en êtes juge, monsieur. Pour moi, cela ne me regarde
pas.

--Vous me rendrez raison, je présume?

--Fort bien, Monsieur.

--Votre heure?

--Celle que vous voudrez.

--Demain matin à huit heures, dans la pairie de Maso, si vous le voulez
bien, Monsieur. Mes témoins seront ces messieurs.

--Très-bien, Monsieur; mon ami que voici sera le mien.»

Hector me regarda avec un sourire de dédain, et, emmenant à l'écart Nasi
avec ses deux compagnons, il lui dit:

«Ah çà, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que c'est pousser
la plaisanterie trop loin. Maintenant qu'il s'agit de se battre, il
faudrait, ce me semble, un peu de sérieux. Mes témoins sont gens de
qualité: monsieur est le marquis de Mazzorbo, et voici monsieur de
Monteverbasco. Je ne pense pas que vous puissiez leur associer comme
témoin ce monsieur à qui j'ai fait donner vingt francs l'autre jour pour
avoir accordé un piano chez ma mère. Vraiment, je n'y conçois rien.
Hier on découvre que ce monsieur a une intrigue avec ma cousine, et
aujourd'hui vous nous dites que c'est votre ami intime. Veuillez nous
dire au moins son nom.

--Vous vous trompez positivement, monsieur le comte. Ce _monsieur_,
comme vous dites, n'accorde point de pianos, et n'a jamais mis le pied
chez votre cousine. C'est le signor Lélio, l'un de nos plus grands
artistes, et l'un des hommes les plus braves et les plus loyaux que je
connaisse.»

J'avais entendu confusément le commencement de cette conversation, et,
voyant qu'il s'agissait de moi, je m'étais rapproché assez rapidement.
Quand j'entendis le comte Hector parler tout haut d'une _intrigue_ à
propos d'Alezia, la mauvaise humeur où m'avait mis ce combat engagé sans
moi se changea en colère, et je résolus de faire payer à quelqu'un de
nos adversaires la fausseté de ma position. Je ne pouvais m'en prendre
au comte Hector, déjà provoqué par Nasi; ce fut sur M. de Monteverbasco
que tomba l'orage. Le digne gentillâtre, en apprenant mon nom, s'était
contenté de dire d'un air étonné:

«Tiens!»

Je m'approchai de lui, et le regardant en face d'un air menaçant:

«Que voulez-vous dire, Monsieur?

--Moi, Monsieur, je n'ai rien dit.

--Pardonnez-moi, Monsieur, vous avez dit: _C'est encore pire_.

--Non, Monsieur, je ne l'ai pas dit.

--Si, Monsieur, vous l'avez dit.

--Si vous y tenez absolument, Monsieur, mettons que je l'ai dit.

--Ah! vous en convenez enfin. Eh bien! Monsieur, si vous ne me trouvez
pas bon pour témoin, je saurai bien vous forcer à me trouver bon pour
adversaire.

--Est-ce une provocation, Monsieur?

--Monsieur, ce sera tout ce qu'il vous plaira. Mais je vous avertis que
votre nom ne me revient pas, et que votre figure me déplaît.

--C'est bien, monsieur; nous prendrons donc, si cela vous convient, le
rendez-vous de ces messieurs.

--Parfaitement. Messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer.»

Après quoi nous rentrâmes, Nasi et moi, dans la maison, non sans avoir
recommandé le silence aux domestiques.

La conduite d'Hector Grimani en cette occurrence me fit connaître un
type d'homme du monde que je n'avais pas encore observé. Si j'avais
songé à porter un jugement sur Hector, les premières fois que je l'avais
vu à la villa Grimani, alors qu'il se renfermait dans sa cravate et dans
sa nullité pour paraître supportable à sa cousine, j'aurais prononcé que
c'était un homme faible, inoffensif, froid et bon. Cet homme si
grêle pouvait-il nourrir un sentiment d'hostilité? Ces manières
si méthodiquement élégantes pouvaient-elles cacher un instinct de
domination brutale et de lâche ressentiment? Je ne l'aurais point cru;
je ne ne m'attendais pas à le voir demander raison à Nasi de sa dure
réception; car je le croyais plus poli et moins brave, et je fus étonné
qu'ayant été assez sot pour s'attirer de telles leçons, il fût assez
résolu pour s'en venger. Le fait est qu'Hector n'était pas un de ces
hommes sans conséquence qui ne font jamais ni mal ni bien. Il était
maussade, présomptueux; mais, sentant malgré lui sa médiocrité
intellectuelle, il se laissait toujours dominer dans les discussions;
puis, bientôt poussé par la haine et la vengeance, il demandait à se
battre. Il se battait souvent et toujours mal à propos, de sorte que sa
bravoure tardive et entêtée lui faisait plus de tort que de bien.

Avant de laisser Nasi retourner auprès d'Alezia, je le pris à l'écart
et lui dis que tout ce qui venait de se passer était arrivé bien malgré
moi, que mon intention n'avait jamais été de séduire, d'enlever, ni
d'épouser mademoiselle Aldini, et que ma ferme résolution était de
m'éloigner d'elle sur-le-champ et pour toujours, à moins que je ne fusse
forcé par l'honneur à l'épouser en réparation du tort qu'elle venait de
se faire à cause de moi. Je voulais que Nasi en fût juge. «Mais avant de
vous raconter toute cette histoire, lui dis-je, il faut songer au plus
pressé, et nous arranger de manière à compromettre le moins possible
notre jeune hôtesse. Je dois vous confier un fait qu'elle ignore, c'est
que sa mère sera ici demain soir. Je vais établir un homme de planton
au prochain relais, afin qu'au lieu d'aller chercher sa fille à la villa
Grimani, elle vienne ici directement la prendre. Dès que j'aurai
remis la signora Alezia entre les mains de sa mère, j'espère que tout
s'arrangera; mais, jusque-là, quelle explication vais-je lui donner de
l'extrême réserve dans laquelle je veux me renfermer envers elle?

--Le mieux, dit Nasi, serait de la décider à sortir d'ici, et à
retourner chez sa tante, ou du moins à se retirer dans un couvent
pendant vingt-quatre heures. Je vais essayer de lui faire comprendre que
sa position ici n'est pas tenable.»

Il alla trouver Alezia. Mais toutes ses bonnes raisons furent inutiles.
Checca, fidèle à ses habitudes de jactance, avait dit à Alezia qu'elle
était la maîtresse de Nasi, que le comte s'était détaché d'elle après
une querelle, et qu'alors il avait pu demander Alezia en mariage; mais
que, guéri par son refus, et ramené par un invincible amour aux pieds
de sa maîtresse, il était prêt à l'épouser. Alezia se croyait donc
très-convenablement chez Nasi, elle était charmée de le voir prendre,
comme elle, le parti de se livrer au penchant de son coeur et de rompre
avec l'opinion. Elle se promettait de trouver dans ce couple heureux une
société pour toute sa vie et une amitié à toute épreuve. En quittant
la maison de Nasi, elle craignait mes scrupules, et les efforts de sa
famille pour la réconcilier avec le monde. Elle voulait donc obstinément
se perdre, et elle finit par déclarer à Nasi qu'elle ne sortirait de
chez lui que contrainte par la force.

«En ce cas, signora, lui dit le comte, vous me permettrez d'agir de
mon côté comme l'honneur me l'ordonne. Je suis votre frère, vous l'avez
voulu. J'ai accepté ce rôle avec reconnaissance et soumission, et
j'ai déjà fait acte de protection fraternelle en éloignant de vous les
insolentes réclamations du comte Hector. Je continuerai d'agir d'après
les conseils de mon respect et de mon dévouement; mais si les droits
d'un frère ne s'étendent pas jusqu'à commander à sa soeur, du moins
ils l'autorisent à écarter d'elle tout ce qui pourrait nuire à sa
réputation. Vous permettrez donc que j'empêche Lélio de rentrer dans
cette maison tant que votre mère n'y sera pas, et je viens de lui
envoyer un exprès, afin que demain soir vous puissiez l'embrasser.

--Demain soir? s'écria Alezia, c'est trop tôt. Non, je ne le veux pas.
Quelque bonheur que j'aie à revoir ma mère bien-aimée, je veux avoir le
temps d'être compromise aux yeux du monde, et perdue sans retour pour
lui. Je veux partir avec Lélio, et courir au-devant de ma mère. Quand
on saura que j'ai voyagé avec Lélio, personne ne m'excusera, personne ne
pourra me pardonner, excepté ma mère.

--Lélio n'obéira pas à votre volonté, ma chère soeur, répondit Nasi; il
n'obéira qu'à la mienne; car son âme n'est que délicatesse et loyauté,
et il m'a pris pour arbitre suprême.

--Eh bien! dit Alezia en riant, allez lui ordonner de ma part de venir
ici.

--Je vais le trouver, répondit Nasi; car je vois que vous n'êtes
disposée à écouter aucune parole sage. Et je vais avec lui faire
préparer deux chambres pour lui et pour moi dans l'auberge du village
que vous voyez d'ici au bout de l'avenue. Si vous étiez encore exposée
à quelque offense de la part de M. Hector Grimani, vous n'auriez qu'à
faire signe de votre fenêtre et à faire sonner la cloche du jardin, nous
serions sous les armes à l'instant même. Mais soyez tranquille, il ne
reviendra pas. Vous allez donc vous emparer de l'appartement de Lélio,
qui est plus convenable pour vous que celui-ci. Votre femme de chambre
restera ici pour vous servir et pour m'apporter vos ordres, s'il vous
plaît de m'en donner.»

Nasi étant venu me rejoindre et m'ayant rapporté cet entretien, je lui
ouvris mon coeur et lui confiai à peu près tout ce que j'éprouvais,
sans toutefois lui parler de Bianca. Je lui expliquai comment je m'étais
étourdiment engagé dans une aventure dont l'héroïne m'avait d'abord
semblé coquette jusqu'à l'effronterie, et comment, en découvrant de jour
en jour la pureté de son âme et l'élévation de son caractère, je m'étais
trouvé amené malgré moi à jouer le rôle d'un homme prêt à tout accepter
et à tout entreprendre. «Vous n'aimez donc pas la signora Aldini?» dit
le comte avec un étonnement où je crus voir percer un peu de mépris pour
moi. Je n'en fus pas blessé; car je savais ne pas mériter ce mépris, et
il me rendit son estime quand il sut quelles luttes j'avais soutenues
pour rester vertueux, quoique dévoré d'amour et de désirs. Mais quand
il fallut expliquer au comte comment il se faisait que je fusse si
positivement décidé à ne pas épouser Alezia, quelque indulgence qu'elle
trouvât dans le coeur de sa mère, je fus embarrassé. Je lui fis alors
une question: je lui demandai si Alezia serait tellement compromise par
l'action qu'elle venait de faire, qu'il fût de mon devoir de l'épouser
pour réhabiliter son honneur. Le comte sourit, et, me prenant la main
avec affection: «Mon bon Lélio, me dit-il, vous ne savez pas encore à
quel point le monde où Alezia est née renferme de sottise, et combien sa
sévérité cache de corruption. Sachez, afin d'en rire et de mépriser de
semblables idées autant que je les méprise, sachez qu'Alezia séduite par
vous dans la maison de sa tante, après avoir été votre maîtresse pendant
un an, pourvu que la chose se fût passée sans bruit et sans scandale,
pourrait encore faire ce qu'on appelle un bon mariage, et qu'aucune
grande maison ne lui serait fermée. Elle entendrait chuchoter autour
d'elle, et quelques femmes austères défendraient à leurs filles,
nouvellement mariées, de se lier avec elle; mais elle n'en serait que
plus à la mode et entourée de plus d'hommages par les hommes. Mais si
vous épousiez Alezia, fût-il prouvé qu'elle est restée pure comme un
ange jusqu'au jour de son mariage, on ne lui pardonnerait jamais d'être
la femme d'un comédien. Vous êtes un de ces hommes sur lesquels aucune
calomnie n'a de prise. Beaucoup de gens sensés penseraient peut-être
qu'Alezia a fait un noble choix et une bonne action en vous épousant;
bien peu l'oseraient dire tout haut, et je suppose qu'elle devînt veuve,
les portes fermées sur elle ne se rouvriraient jamais; car elle ne
trouverait jamais un homme du monde qui voulût l'épouser après vous; sa
famille la considérerait comme morte, et il ne serait même plus permis
à sa mère de prononcer son nom. Voilà le sort qui attend Alezia si vous
l'épousez. Réfléchissez, et si vous n'êtes pas sûr de l'aimer toujours,
craignez un mariage malheureux; car il ne vous sera plus possible de la
rendre à sa famille et à ses amis quand elle aura porté votre nom. Si,
au contraire, vous vous sentez la force de l'aimer toujours, épousez-la;
car son dévouement pour vous est sublime, et nul homme au monde n'en est
plus digne que vous.»

Je restai rêveur, et le comte craignit de m'avoir blessé par sa
franchise, malgré les réflexions obligeantes par lesquelles il avait
essayé d'en adoucir l'amertume. Je le rassurai.

«Ce n'est point à cela que je songe, lui dis-je; je songe à la signora
Bianca, je veux dire à la princesse Grimani, et aux chagrins dont sa vie
serait abreuvée si j'épousais sa fille.

--Ils seraient grands en effet, répliqua le comte; et si vous
connaissiez cette aimable et charmante femme, vous y regarderiez à deux
fois avant de l'exposer à la colère de ces insolents et implacables
Grimani.

--Je ne l'y exposerai point, répondis-je avec force et comme me parlant
à moi-même.

--Cette résolution ne part peut-être point d'un coeur fortement épris,
dit le comte; mais, ce qui vaut mieux, elle part d'un coeur généreux et
noble. Quoi que vous fassiez, je reste votre ami, et je soutiens votre
détermination envers et contre tous.»

Je l'embrassai, et nous passâmes le reste de la journée en tête-à-tête,
à l'auberge voisine. Il me fit raconter encore toute mon aventure; et
l'intérêt avec lequel il m'interrogeait sur les plus petits détails,
l'air d'anxiété secrète dont il écoutait le récit des circonstances
périlleuses où ma vertu s'était trouvée à l'épreuve, me firent bien voir
que ce noble coeur était fortement épris d'Alezia Aldini. En même temps
qu'il souffrait d'entendre ces récits, il était évident pour moi que
chaque preuve de courage et de dévouement que m'avait donnée Alezia
enflammait son enthousiasme, et malgré lui ranimait son amour. A chaque
instant, il m'interrompait pour me dire: «C'est beau, cela, Lélio! c'est
beau! c'est grand! A votre place je n'aurais pas tant de courage! Je
ferais mille folies pour cette femme.» Cependant, quand je lui donnais
mes raisons (et je les lui donnais toutes, sans toutefois lui parler de
l'amour que j'avais eu autrefois pour Bianca), il approuvait ma sagesse
et ma fermeté; et lorsque malgré moi je redevenais triste, il me disait:
«Courage! allons, courage! Encore dix-huit ou vingt heures, et Alezia
sera sauvée. Je crois que nous traiterons demain les Grimani de manière
à leur ôter l'envie d'ébruiter l'affaire. La princesse emmènera sa
fille, et un jour Alezia vous bénira d'avoir été plus sage qu'elle;
car l'amour ne vit qu'un jour, et les préjugés ont des racines
indestructibles.»
                
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