George Sand

La dernière Aldini Simon
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Nous passâmes quelques heures de la nuit à mettre ordre à nos affaires;
à tout événement, Nasi légua sa villa à la Checchina. La conduite
de cette bonne fille envers Alezia avait rempli d'estime et de
reconnaissance l'âme généreuse du comte.

Quand nous eûmes fini, nous prîmes quelques heures de sommeil, et, au
point du jour, je m'éveillai. Quelqu'un entrait dans ma chambre: c'était
Checca.

«Tu te trompes, lui dis-je; la chambre de Nasi est ici proche.

--Ce n'est pas lui, mais toi que je cherche, dit-elle. Écoute: il ne
faut pas que tu épouses cette marchesina.

--Pourquoi, ma chère Francesca?

--Je vais te le dire: les obstacles et les dangers exaltent son amour
pour toi; mais elle n'est ni si forte d'esprit ni si libre de préjugés
qu'elle le prétend. Elle est bonne, aimable, charmante; crois-moi, je
l'aime de tout mon coeur; mais elle m'a dit sans s'en apercevoir, en
causant avec moi, plus de cent choses qui me prouvent qu'elle croit
faire pour toi un sacrifice immense, et qu'elle le regrettera un jour si
tu n'en sens pas le prix aussi bien qu'elle. Et, dis-moi, pouvons-nous
apprécier ces sacrifices, nous autres qui sommes pleins de justes
préventions contre le monde, et qui le méprisons autant qu'il nous
méprise? Non, non; un jour viendrait, Lélio, je te le prédis, où, même
sans regretter le monde, elle t'accuserait d'ingratitude au premier
grief qu'elle aurait contre toi, et c'est un triste rôle pour un homme
que d'être l'obligé insolvable de sa femme.»

En trois mots je fis savoir à la Checca quelles étaient mes intentions à
l'égard d'Alezia. Quand elle vit que j'abondais dans son sens: «Mon bon
Lélio, dit-elle, il m'est venu une idée. Il n'est pas question ici
de penser à soi seul, ou du moins il faut penser à soi noblement, et
assurer l'orgueil de la conscience pour l'avenir. Nasi aime Alezia. Elle
n'a point été ta maîtresse; il peut l'épouser: il faut qu'il l'épouse.»
Je ne savais trop si Checca, mue par un sentiment d'inquiétude jalouse,
ne me parlait pas ainsi pour me faire parler à mon tour; mais elle
ajouta, sans me donner le temps de répondre:

«Sois sûr de ce que je te dis, Lélio; Nasi est fou d'elle. Il est triste
à mourir. Il la regarde avec des yeux qui semblent dire _Que ne suis-je
Lélio!_ et, quand il me témoigne de l'affection, je vois bien que c'est
par reconnaissance de ce que je fais pour elle.

--En vérité, le crois-tu, ma bonne Checca? lui dis-je, frappé de
sa pénétration et du grand sens qu'elle déployait dans les grandes
occasions, elle si absurde dans les petites.

--Je te dis que j'en suis sûre. Il faut donc qu'ils se marient.
Laissons-les ensemble. Partons sur-le-champ.

--Partons la nuit prochaine, je le veux bien, répondis-je; jusque-là
c'est impossible. Je t'en dirai la raison dans quelques heures. Retourne
auprès d'Alezia avant qu'elle s'éveille.

--Oh! elle ne dort pas, répondit Checca; elle n'a fait que se promener
en long et en large toute la nuit avec agitation. Sa soubrette Lila, qui
a voulu coucher dans sa chambre, cause avec elle de temps en temps, et
l'irrite beaucoup par ses remontrances; car elle n'approuve pas l'amour
de sa maîtresse pour toi, je t'en avertis. Mais, quand elle se met à
soupirer et à dire: _Povera signora Bianca! povera principessa madre!_
la belle Alezia fond en larmes et se jette sur son lit en sanglotant.
Alors la soubrette la supplie de ne pas faire mourir sa mère de chagrin.
J'entends tout cela de ma chambre. Adieu, j'y retourne. Si tu es bien
décidé à repousser ce mariage, songe à mon projet, et prépare-toi à
servir l'amour de notre pauvre comte.»

A huit heures du matin, nous nous rendîmes sur le terrain. Le comte
Hector tirait l'épée comme Saint-Georges; et bien lui prenait de s'être
beaucoup exercé à ce détestable argument, car c'était le seul qu'il eût
à son service. Nasi fut blessé peu gravement; par bonheur, Hector se
conduisit assez bien; sans faire d'excuses pour sa conduite à l'égard
de Nasi, il convint qu'il avait mal parlé de sa cousine dans un premier
mouvement de colère, et il pria Nasi de lui en demander pardon de sa
part. Il termina en demandant à ses deux amis leur parole d'honneur de
garder le secret sur toute cette aventure, et ils la donnèrent. Comme
nous étions témoins l'un de l'autre, Nasi ne voulut point quitter le
terrain avant que je me fusse battu. Son domestique pansa sa blessure
sur le lieu même, et le combat commença entre M. de Monteverbasco et
moi. Je le blessai assez grièvement, mais non à mort, et, son médecin
l'ayant transporté dans sa voiture, nous rentrâmes, Nasi et moi, à la
villa. Comme il ne voulait point faire savoir à l'auberge qu'il
était blessé, il se fit transporter dans le kiosque de son jardin. La
Checchina, prévenue en secret de ce qui venait de se passer, vint nous
joindre, et l'entoura des soins que son état réclamait. Quand il fut de
force à se montrer, il pria la Checchina de dire à Alezia qu'il avait
fait une chute de cheval, et il se présenta pour lui souhaiter le
bonjour. Mais la vieille Cattina, qu'on avait délivrée, et qui, malgré
la leçon, ne pouvait s'empêcher de s'enquérir de tout, afin de le redire
à tous, savait déjà que nous nous étions battus, et déjà elle avait été
le dire à Alezia, qui courut se jeter dans les bras du comte dès qu'il
entra au salon. Quand elle l'eut remercié avec effusion, elle lui
demanda où j'étais. Ce fut en vain que le comte répondit que j'étais
aux arrêts par son ordre dans le kiosque: elle s'obstina à croire que
j'étais dangereusement blessé, et qu'on voulait le lui cacher. Elle
menaçait de descendre au jardin pour s'en assurer par elle-même. Le
comte tenait beaucoup à ce qu'elle ne fit pas d'imprudence devant les
domestiques. Il aima mieux venir me chercher et m'amener devant elle.
Alors Alezia, sans s'inquiéter de la présence de Nasi et de Checchina,
me fit de grands reproches sur ce qu'elle appelait mes scrupules
exagérés. «Vous ne m'aimez guère, me disait-elle, puisque, quand je veux
absolument me compromettre pour vous, vous ne voulez pas m'aider.» Elle
me dit les choses les plus folles et les plus tendres, sans manquer à
l'instinct d'exquise pudeur que possèdent les jeunes filles quand elles
ont de l'esprit. Checchina, qui écoutait ce dialogue au point de vue de
l'art, était émerveillée, comme elle me dit par la suite, _della parte
della marchesina_. Quant à Nasi, je rencontrai dix fois son regard
mélancolique attaché sur Alezia et sur moi avec une émotion indicible.

Alezia devenait embarrassante par sa véhémence. Elle me trouvait froid,
contraint; elle prétendait que mon regard manquait de joie, c'est-à-dire
de franchise. Elle s'alarmait de mes dispositions, elle s'indignait
de mon peu de courage. Elle avait la fièvre, elle était belle comme la
sibylle du Dominiquin. J'étais fort malheureux en cet instant, car
mon amour se réveillait, et je sentais tout le prix du sacrifice qu'il
fallait faire.

Une voiture entra dans le jardin, et nous ne l'entendîmes pas, tant
l'entretien était animé. Tout à coup la porte s'ouvrit, et la princesse
Grimani parut.

Alezia poussa un cri perçant et s'élança dans les bras de sa mère, qui
la tint longtemps embrassée sans dire une seule parole; puis elle tomba
suffoquée sur une chaise. Sa fille et Lila, à ses pieds, la couvraient
de caresses. Je ne sais ce que lui dit Nasi, je ne sais ce qu'elle lui
répondit en lui serrant les mains. J'étais cloué à ma place; je revoyais
Bianca après dix ans d'absence. Combien elle était changée! mais qu'elle
me paraissait touchante, malgré la perte de sa beauté première! Que ses
grands yeux bleus, enfoncés dans leurs orbites creusés par les larmes,
me parurent plus tendres encore et plus doux que je ne me les rappelais.
Combien sa pâleur m'émut, et comme sa taille, amincie et un peu brisée,
me parut mieux convenir à cette âme aimante et fatiguée! Elle ne me
reconnaissait pas; et, lorsque Nasi me nomma, elle parut surprise; car
ce nom de Lélio ne lui apprenait rien. Enfin je me décidai à lui parler;
mais à peine eut-elle entendu le premier mot, que, me reconnaissant au
son de ma voix, elle se leva et me tendit les bras en s'écriant:

«O mon cher Nello!

--Nello! s'écria Alezia en se relevant avec précipitation; Nello le
gondolier?

--Ne le savais-tu pas, lui dit sa mère, et ne le reconnais-tu qu'en cet
instant?

--Ah! je comprends, dit Alezia d'une voix étouffée, je comprends
pourquoi il ne peut pas m'aimer?» Et elle tomba évanouie de toute sa
hauteur sur le parquet.

Je passai le reste du jour dans le salon avec Nasi et Checca. Alezia
était au lit, en proie à des attaques de nerfs et à un violent délire.
Sa mère était enfermée seule avec elle. Nous soupâmes fort tristement
tous les trois. Enfin, vers dix heures, Bianca vint nous dire que sa
fille était calmée et que bientôt elle reviendrait causer avec moi. Vers
minuit elle revint, et nous passâmes deux heures ensemble, tandis
que Nasi et Checchina étaient allés tenir compagnie à Alezia, qui se
trouvait beaucoup mieux et avait demandé à les voir. Bianca fut bonne
comme un ange avec moi. En toute autre circonstance, peut-être son titre
de princesse et sa nouvelle position l'eussent gênée; mais la tendresse
maternelle étouffait en elle tout autre sentiment. Elle ne songeait qu'à
me témoigner sa reconnaissance: elle l'exprima dans les termes les plus
flatteurs et de la manière la plus affectueuse. Elle ne sembla pas un
seul instant avoir conçu l'idée que je pusse hésiter à lui rendre sa
fille et à repousser la pensée de l'épouser. Je lui en sus gré. Ce fut
la seule manière dont elle m'exprima que le passé était vivant dans sa
mémoire. J'eus la délicatesse de n'y faire aucune allusion; cependant
j'eusse été heureux qu'elle ne craignît pas de m'en parler avec abandon:
c'eût été une marque d'estime plus grande que toutes les autres.

Sans doute Alezia lui avait tout raconté; sans doute elle lui avait fait
une confession générale de toutes les pensées de sa vie, depuis la nuit
où elle avait surpris ses amours avec le gondolier jusqu'à celle où elle
avait confié ce secret au comédien Lélio. Sans doute les souffrances
mutuelles d'un tel épanchement avaient été purifiées par le feu de
l'amour maternel et filial. Bianca me dit que sa fille était calme,
résignée, qu'elle désirait me voir _un jour_ et me témoigner son amitié
inaltérable, sa haute estime, sa vive reconnaissance... En un mot, le
sacrifice était consommé.

Je ne quittai pas la princesse sans lui témoigner le désir que j'avais
de voir un jour Alezia agréer l'amour de Nasi, et je l'engageai à
cultiver les dispositions de ce brave et excellent jeune homme.

Je retournai à mon auberge à quatre heures du matin. J'y trouvai Nasi,
qui, selon mes instructions, avait tout fait préparer pour mon départ.
Lorsqu'il me vit arriver avec Francesca, il crut qu'elle venait
me reconduire et me dire adieu. Quelle fut sa surprise lorsqu'elle
l'embrassa en lui disant d'un ton vraiment impérial:

«Nasi, soyez libre! faites-vous aimer d'Alezia; je vous rends vos
promesses et vous conserve mon amitié.

--Lélio, s'écria-t-il, m'enlevez-vous donc aussi celle-là?

--Croyez-vous à mon honneur? lui dis-je. Ne vous en ai-je pas donné
assez de preuves depuis hier? Et doutez-vous de la grandeur d'âme de
Francesca?»

Il se jeta dans nos bras en pleurant. Nous montâmes en voiture au
lever du soleil. Au moment où nous passâmes devant la villa Nasi, une
persienne s'ouvrit avec précaution, et une femme se pencha pour nous
voir. Elle avait une main sur son coeur, l'autre tendue vers moi en
signe d'adieu, et elle levait les yeux au ciel en signe de remerciement:
c'était Bianca.

Trois mois après, Checca et moi nous arrivâmes à Venise par une belle
soirée d'automne. Nous avions un engagement à la Fenice, et nous allâmes
nous loger sur le grand canal, dans le meilleur hôtel de la ville. Nous
passâmes les premières heures de notre arrivée à déballer nos malles
et à mettre en ordre toute notre garde-robe de théâtre. Nous ne dînâmes
qu'ensuite. Il était déjà assez tard. Au dessert on m'apporta plusieurs
paquets de lettres, parmi lesquels un seul fixa mon attention. Après
l'avoir parcouru, j'allai ouvrir la fenêtre du balcon, j'y fis monter
avec moi Checca, et lui dis de regarder vis-à-vis. Parmi les nombreux
palais qui projetaient leurs ombres sur les eaux du canal, il y en avait
un, placé en face même de notre appartement, qui se distinguait par sa
grandeur et son antiquité. Il venait d'être magnifiquement restauré.
Tout avait un air de fête. A travers les fenêtres on apercevait, à la
lueur de mille bougies, de riches bouquets de fleurs et de somptueux
rideaux, et l'on entendait les sons harmonieux d'un puissant orchestre.
Des gondoles illuminées, glissant silencieusement sur le grand canal,
venaient déposer à la porte du palais des femmes parées de fleurs ou de
pierreries étincelantes avec leurs cavaliers en habit de cérémonie.

«Sais-tu, dis-je à Checca, quel est ce palais qui est devant nous et
pourquoi se donne cette fête?

--Non, et je ne m'en inquiète guère.

--C'est le palais Aldini, où l'on célèbre le mariage d'Alezia Aldini
avec le comte Nasi.

--Bah!» me dit-elle avec un air demi-étonné, demi-indifférent.

Je lui montrai le paquet que j'avais reçu. Il était de Nasi. Il
contenait deux lettres de faire part, deux autres lettres autographes,
l'une de Nasi pour elle, l'autre d'Alezia pour moi, charmantes toutes
deux.

«Tu vois, repris-je lorsque Checca eut fini de lire, que nous n'avons
pas à nous plaindre de leurs procédés. Ce paquet nous a cherchés à
Florence et à Milan, et s'il ne nous est parvenu qu'ici, c'est la faute
de nos voyages. Ces lettres sont, du reste, aussi bienveillantes et
aussi agréables que possible. On reconnaît aisément qu'elles ont été
écrites par de nobles coeurs. Tout grands seigneurs qu'ils sont, ils
ne craignent pas de nous parler, l'un de son amitié, l'autre de sa
reconnaissance.

--Oui, mais en attendant ils ne nous invitent pas à leurs noces.

--D'abord, ils ne nous savent pas ici; et puis ensuite, ma pauvre soeur,
les nobles et les riches n'invitent les chanteurs à leurs réunions que
pour les faire chanter; et ceux qui ne veulent pas chanter pour amuser
les amphitryons, on ne les invite pas du tout. C'est là la justice du
monde; et, tout bons et tout raisonnables que sont nos deux jeunes amis,
vivant dans ce monde, ils sont obligés de se soumettre à ses lois.

--Ma foi! tant pis pour eux, mon brave Lélio! Qu'ils s'arrangent. Ils
nous laissent nous amuser sans eux; laissons-les s'ennuyer sans nous.
Narguons l'orgueil des grands, rions de leurs sottises, dépensons
gaiement la richesse quand nous l'avons, recevons sans souci la pauvreté
si elle vient; sauvons avant tout notre liberté, jouissons de la vie
quand même, et vive la Bohême!»

Là finit le récit de Lélio. Quand il eut cessé de parler, nous gardâmes
un silence mélancolique. Notre ami paraissait plus triste encore que
tous les autres. Tout à coup il releva sa tête, qu'il avait appuyée sur
sa main, et nous dit:

«Le dernier soir dont je vous parle, il y avait beaucoup de Français
invités à la fête; et comme ils étaient alors très-engoués de la musique
allemande, ils avaient fait jouer pendant toute la nuit les valses de
Weber et de Beethoven. C'est pour cela que ces valses me sont si chères;
elles me rappellent une époque de ma vie que je regretterai toujours
malgré les souffrances dont elle fut remplie. Il faut avouer, mes amis,
que le destin s'est montré cruel envers moi, en me faisant trouver deux
amours si ardents, si sincères, si dévoués, sans me permettre de jouir
d'aucun. Hélas! mon temps est fini maintenant, et je ne retrouverai
plus de ces nobles passions dont il faut avoir épuisé au moins une pour
pouvoir dire qu'on a connu la vie.

--Ne te plains pas, lui répondit Beppa, qu'avait réveillée le chagrin
de son camarade; tu as derrière toi une vie irréprochable, autour de
toi une belle gloire et de bonnes amitiés, dans l'avenir et toujours
l'indépendance; et je te dis que, quand tu voudras, l'amour ne te fera
pas défaut. Remplis donc encore une fois ton verre de ce vin généreux,
trinque joyeusement avec nous, et fais-nous répéter en choeur le refrain
sacré.»

Lélio hésita un instant, remplit son verre, fit un profond soupir; puis
un éclair de jeunesse et de gaieté jaillissant de ses beaux yeux noirs,
humides de larmes, il chanta d'une voix tonnante, à laquelle nous
répondîmes en coeur: Vive la Bohême!


FIN DE LA DERNIÈRE ALDINI.
                
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