George Sand

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GEORGE SAND


                       LA DERNIÈRE ALDINI

                              SIMON



                               1855



NOTICE

Les romans sont toujours plus ou moins des fantaisies, et il en est
de ces fantaisies de l'imagination comme des nuages qui passent. D'où
viennent les nuages, et où vont-ils?

J'ai rêvé, en me promenant à travers la forêt de Fontainebleau, tête à
tête avec mon fils, à toute autre chose qu'à ce livre, que j'écrivais le
soir dans une auberge, et que j'oubliais le matin, pour ne m'occuper que
des fleurs et des papillons. Je pourrais raconter toutes nos courses
et tous nos amusements avec exactitude, et il m'est impossible de dire
pourquoi mon esprit s'en allait le soir à Venise. Je pourrais bien
chercher une bonne raison; mais il sera plus sincère d'avouer que je ne
m'en souviens pas: il y a de cela quinze ou seize ans.

  GEORGE SAND.
  Nohant, 23 août 1853.



ALLA SIGNORA
CARLOTTA MARLIANI,
CONSULESSA DI SPAGNA.

Les mariniers de l'Adriatique ne mettent point en mer une barque neuve
sans la décorer de l'image de la Madone. Que votre nom, écrit sur cette
page, soit, ô ma belle et bonne amie, comme l'effigie de la céleste
patronne, qui protège un frêle esquif livré aux flots capricieux.

GEORGE SAND.




                                  LA
                            DERNIÈRE ALDINI.




                            PREMIÈRE PARTIE.


A cette époque-là, le signor Lélio n'était plus dans tout l'éclat de sa
jeunesse; soit qu'à force de remplir leur office généreux, ses poumons
eussent pris un développement auquel avaient obéi les muscles de la
poitrine, soit le grand soin que les chanteurs apportent à l'hygiène
conservatrice de l'harmonieux instrument, son corps, qu'il appelait
joyeusement l'_étui_ de sa voix, avait acquis un assez raisonnable degré
d'embonpoint. Cependant sa jambe avait conservé toute son élégance, et
l'habitude gracieuse de tous ses gestes en faisait encore ce que sous
l'Empire les femmes appelaient un beau cavalier.

Mais si Lélio pouvait encore remplir, sur les planches de la Fenice
et de la Scala, l'emploi de _primo uomo_ sans choquer ni le goût ni la
vraisemblance; si sa voix tout jours admirable et son grand talent le
maintenaient au premier rang des artistes italiens; si ses abondants
cheveux d'un beau gris de perle, et son grand oeil noir plein de feu,
attiraient encore le regard des femmes, aussi bien dans les salons que
sur la scène, Lélio n'en était pas moins un homme sage, plein de réserve
et de gravité dans l'occasion. Ce qui nous semblait étrange, c'est
qu'avec les agréments que le ciel lui avait départis, avec les succès
brillants de son honorable carrière, il n'était point et n'avait jamais
été un homme à bonnes fortunes. Il avait, disait-on, inspiré de grandes
passions; mais, soit qu'il ne les eut point partagées, soit qu'il en eût
enseveli le roman dans l'oubli d'une conscience généreuse, personne ne
pouvait raconter l'issue délicate de ces épisodes mystérieux. De fait,
il n'avait compromis aucune femme. Les plus opulentes et les plus
illustres maisons de l'Italie et de l'Allemagne l'accueillaient avec
empressement; nulle part il n'avait porté le trouble et le scandale.
Partout il jouissait d'une réputation de bonté, de loyauté, de sagesse
irréprochable.

Pour nous artistes, ses amis et ses compagnons, il était bien aussi le
meilleur et le plus estimable des hommes. Mais cette gaieté sereine,
cette grâce bienveillante qu'il portait dans le commerce du monde, ne
nous cachaient pas absolument un fond de mélancolie et l'habitude d'un
chagrin secret. Un soir, après souper, comme nous fumions le _serraglio_
sous nos treilles embaumées de Sainte-Marguerite, l'abbé Panorio nous
parlait de lui-même, et nous disait les poétiques élans et les combats
héroïques de son propre coeur avec une candeur respectable et touchante.
Lélio, gagné par cet exemple et partageant notre effusion, pressé
aussi un peu par les questions de l'abbé et les regards de Beppa, nous
confessa enfin que l'art n'était pas la seule noble passion qu'il eût
connue.

«_Ed io anchè!_ s'écria-t-il avec un soupir; et moi aussi j'ai aimé,
j'ai combattu, j'ai triomphé!

--Avais-tu donc fait voeu de chasteté comme lui? dit Beppa en souriant
et en touchant le bras de l'abbé du bout de son éventail noir.

--Je n'ai jamais fait aucun voeu, répondit Lélio; mais j'ai toujours été
impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice et de la
vérité. Je n'ai jamais compris qu'on pût être vraiment heureux un seul
jour en risquant toute la destinée d'autrui. Je vous raconterai, si vous
le voulez, deux époques de ma vie où l'amour a joué le principal rôle,
et vous comprendrez qu'il a pu m'en coûter un peu d'être, je ne dis pas
un héros, mais un homme.

--Voilà un début bien grave, dit Beppa, et je crains que ton récit ne
ressemble à une sonate française. Il te faut une introduction musicale,
attends! Est-ce là le ton qui te convient?» En même temps, elle tira de
son luth quelques accords solennels, et joua les premières mesures d'un
andante maestoso de Dusseck.

«Ce n'est pas cela, reprit Lélio en étouffant le son des cordes avec
le manche de l'éventail de Beppa. Joue-moi plutôt une de ces valses
allemandes, où la Joie et la Douleur, voluptueusement embrassées,
semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée
de larmes et un front rayonnant couronné de fleurs.

--Fort bien! dit Beppa. Pendant ce temps Cupidon joue de la pochette,
et marque la mesure à faux, ni plus ni moins qu'un maître de ballet; la
Joie, impatientée, frappe du pied pour exciter le fade musicien qui gêne
son élan impétueux. La Douleur, exténuée de fatigue, tourne ses yeux
humides vers l'impitoyable racleur pour l'engager à ralentir cette
rotation obstinée, et l'auditoire, ne sachant s'il doit rire ou pleurer,
prend le parti de s'endormir.»

Et Beppa se mit à jouer la ritournelle d'une valse sentimentale,
ralentissant et pressant chaque mesure alternativement, conformant avec
rapidité l'expression de sa charmante figure, tantôt sémillante de joie,
tantôt lugubre de tristesse, à ce mode ironique, et portant dans cette
raillerie musicale toute l'énergie de son patriotisme artistique.

«Vous êtes une femme bornée! lui dit Lélio en passant ses ongles sur les
cordes, dont la vibration expira en un cri aigre et déchirant.

--Point-d'orgue germanique! s'écria la belle Vénitienne en éclatant de
rire et en lui abandonnant la guitare.

--L'artiste, reprit Lélio, a pour patrie le monde entier, la grande
_Bohême_, comme nous disons. _Per Dio!_ faisons la guerre au despotisme
autrichien, mais respectons la valse allemande! la valse de Weber, ô
mes amis! la valse de Beethoven et de Schubert! Oh! écoutez, écoutez
ce poëme, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et de joie
délirante!»

En parlant ainsi, l'artiste fit résonner les cordes de l'instrument, et
se mit à vocaliser, de toute la puissance de sa voix et de son âme, le
chant sublime du _Désir_ de Beethoven; puis, s'interrompant tout à coup
et jetant sur l'herbe l'instrument encore plein de vibration pathétique:

«Jamais aucun chant, dit-il, n'a remué mon âme comme celui-là. Il
faut bien l'avouer, notre musique italienne ne parle qu'aux sens ou à
l'imagination exaltée; celle-ci parle au coeur et aux sentiments les
plus profonds et les plus exquis. J'ai été comme vous, Beppa. J'ai
résisté à la puissance du génie germanique; j'ai longtemps bouché les
oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à ces mélodies du
Nord, que je ne pouvais ni ne voulais comprendre. Mais les temps sont
venus où l'inspiration divine n'est plus arrêtée aux frontières des
États par la couleur des uniformes et la bigarrure des bannières. Il y a
dans l'air je ne sais quels anges ou quels sylphes, messagers invisibles
du progrès, qui nous apportent l'harmonie et la poésie de tous les
points de l'horizon. Ne nous enterrons pas sous nos ruines; mais que
notre génie étende ses ailes et ouvre ses bras pour épouser tous les
génies contemporains par-dessus les cimes des Alpes.

--Écoutez, comme il extravague! s'écria Beppa en essuyant son luth déjà
couvert de rosée; moi qui le prenais pour un homme raisonnable!

--Pour un homme froid et peut-être égoïste, n'est-ce pas, Beppa? reprit
l'artiste en se rasseyant d'un air mélancolique. Eh bien! j'ai cru
moi-même être cet homme-là; car j'ai fait des actes de raison, et
j'ai sacrifié aux exigences de la société. Mais quand la musique des
régiments autrichiens fait retentir, le soir, les échos de nos grandes
places et nos tranquilles eaux des airs de Freyschütz et des fragments
de symphonie de Beethoven, je m'aperçois que j'ai des larmes en
abondance, et que mes sacrifices n'ont pas été de peu de valeur. Un sens
nouveau semble se révéler à moi: la mélancolie des regrets, l'habitude
de la tristesse et le besoin de la rêverie, ces éléments qui n'entrent
guère dans notre organisation méridionale, pénètrent désormais en moi
par tous les pores, et je vois bien clairement que notre musique est
incomplète, et l'art que je sers insuffisant à l'expression de mon âme;
voilà pourquoi vous me voyez dégoûté du théâtre, blasé sur les émotions
du triomphe, et peu désireux de conquérir de nouveaux applaudissements
à l'aide des vieux moyens; c'est que je voudrais m'élancer dans une vie
d'émotions nouvelles, et trouver dans le drame lyrique l'expression du
drame de ma propre vie; mais alors je deviendrais peut-être triste et
vaporeux comme un Hambourgeois, et tu me raillerais cruellement, Beppa!
C'est ce qu'il ne faut pas. O mes bons amis, buvons! et vive la joyeuse
Italie et Venise la belle!

Il porta son verre à ses lèvres; mais il le remit sur la table avec
préoccupation, sans avoir avalé une seule goutte de vin. L'abbé lui
répondit par un soupir, Beppa lui serra la main, et, après quelques
instants d'un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa
promesse, commença son récit en ces termes:

«Je suis, vous le savez, fils d'un pêcheur de Chioggia. Presque tous les
habitants de cette rive ont le thorax bien développé et la voix forte.
Ils l'auraient belle, s'il ne l'enrouaient de bonne heure à lutter sur
leurs barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire et à
fumer immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue. C'est une
belle race que nos Chioggiotes. On dit qu'un grand peintre français
_Leopoldo Roberto_, est maintenant occupé à illustrer le type de leur
beauté dans un tableau qu'il ne laisse voir à personne.

Quoique je sois d'une complexion assez robuste, comme vous voyez, mon
père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si chétif,
qu'il ne voulut m'enseigner ni à jeter le filet, ni à diriger la
chaloupe et le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la
rame à deux mains, le _voguer_ de la barquette, et il m'envoya gagner
ma vie à Venise en qualité d'aide-gondolier de place. Ce fut une
grande douleur et une grande humiliation pour moi que d'entrer ainsi
en servage, de quitter la maison paternelle, le rivage de la mer,
l'honorable et périlleuse profession de mes pères. Mais j'avais une
belle voix, je savais bon nombre de fragments de l'Arioste et du Tasse.
Je pouvais faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et
la patience, cinquante francs par mois au service des amateurs et des
étrangers.

Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s'interrompant et en se tournant
vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût et
le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous
avons encore (bien que cet usage menace de se perdre) nos trouvères et
nos bardes, que nous appelons _cupidons_; rapsodes voyageurs, ils
nous apportent des provinces centrales les notions incorrectes de la
langue-mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie, de tout le génie
des dialectes du nord et du midi. Hommes du peuple comme nous, doués
à la fois de mémoire et d'imagination, ils ne se gênent nullement pour
mêler leurs improvisations bizarres aux créations des poëtes. Prenant
et laissant toujours sur leur passage quelque locution nouvelle,
ils embellissent et leur langage et le texte de leurs auteurs
d'une incroyable confusion d'idiomes. On pourrait les appeler les
conservateurs de l'instabilité du langage dans les provinces frontières
et sur tout le littoral. Notre ignorance accepte sans appel les
décisions de cette académie ambulante; et vous avez eu souvent
l'occasion d'admirer tantôt l'énergie, tantôt le grotesque de l'italien
de nos poëtes, dans la bouche des chanteurs des lagunes.

C'est le dimanche à midi, sur la place publique de Chioggia, après la
grand'messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rapsodes
charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de déclamation,
un auditoire nombreux et passionné. Le _cupido_ est ordinairement debout
sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un finale
de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la cornemuse
calabraise, celui-là sur la vielle bergamasque, d'autres sur le violon,
la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence flegmatique
et froid, écoute d'abord en fumant d'un air impassible et presque
dédaigneux; mais aux grands coups de lance des héros de l'Arioste, à la
mort des paladins, aux aventures des demoiselles délivrées et des géants
pourfendus, l'auditoire s'éveille, s'anime, s'écrie et se passionne si
bien, que les verres et les pipes volent en éclats, les tables et les
siéges sont brisés, et souvent le cupide, prêt à devenir victime de
l'enthousiasme excité par lui, est forcé de s'enfuir, tandis que les
dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d'un ravisseur
imaginaire, aux cris d'_amazza!_ _amazza!_ tue le monstre! tue le
coquin! à mort le brigand! bravo, Astolphe! courage, bon compagnon!
avance! avance! tue! tue! C'est ainsi que les Chioggiotes, ivres de
fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et
déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées
délirantes.

J'étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme
j'étais fort assidu aux séances, et que j'en sortais toujours silencieux
et pensif, mes parents en concluaient que j'étais un enfant docile et
borné, à la fois désireux et incapable d'apprendre les _beaux-arts_. On
trouvait ma voix agréable; mais, comme j'avais en moi le sentiment d'une
accentuation plus pure et d'une déclamation moins forcenée que celle
des _cupidons_ et de leurs imitateurs, on décréta que j'étais, comme
chanteur aussi bien que comme barcarole, _bon pour la ville_,
retournant ainsi votre locution française à propos de choses de peu de
valeur,--_bon pour la campagne_.

Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie;
je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par
lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l'eau
et des coups de rame sur les épaules, à l'âge de quinze ans et à un
très-médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j'eusse, c'était
celui d'entendre passer les sérénades; et, quand j'avais un instant de
loisir, je m'échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous
les coins de la ville. Ce plaisir était si vif que, s'il ne m'empêchait
point de regretter la maison paternelle, il m'eût empêché du moins d'y
retourner. Du reste, ma passion pour la musique était à l'état de goût
sympathique, et non de penchant personnel; car ma voix était en pleine
mue, et me semblait si désagréable, lorsque j'en faisais le timide
essai, que je ne concevais pas d'autre avenir que celui de battre l'eau
des lagunes, toute ma vie, au service du premier venu.

Mon maître et moi occupions souvent le _traguetto_, ou station de
gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l'image de _saint
Zandegola_ (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato). En
attendant la pratique, mon patron dormait, et j'étais chargé de guetter
les passants pour leur offrir le service de nos rames. Ces heures,
souvent pénibles dans les jours brûlants de l'été, étaient délicieuses
pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magnifique voix de femme
accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient distinctement jusqu'à
moi. La fenêtre par laquelle s'échappaient ces sons divins était située
au-dessus de ma tête, et le balcon avancé me servait d'abri contre la
chaleur du jour. Ce petit coin était mon Éden, et je n'y repasse jamais
sans que mon coeur tressaille au souvenir de ces modestes délices de mon
adolescence. Une tendine de soie ombrageait alors le carré de balustrade
de marbre blanc, brunie par les siècles et enlacée de liserons et de
plantes pariétaires soigneusement cultivées par la belle hôtesse
de cette riche demeure; car elle était belle; je l'avais entrevue
quelquefois au balcon, et j'avais entendu dire aux autres gondoliers que
c'était la femme la plus aimable et la plus courtisée de Venise. J'étais
assez peu sensible à sa beauté, quoiqu'à Venise les gens du peuple aient
des yeux pour les femmes du plus haut rang, et réciproquement, à ce
qu'on assure. Pour moi, j'étais tout oreilles; et, quand je la voyais
paraître, mon coeur battait de joie, parce que sa présence me donnait
l'espoir de l'entendre bientôt chanter.

J'avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l'instrument
dont elle s'accompagnait était une harpe; mais leurs descriptions
étaient si confuses qu'il m'était impossible de me faire une idée nette
de cet instrument. Ses accords me ravissaient, et c'est lui que je
brûlais du désir de voir. Je m'en faisais un portrait fantastique; car
on m'avait dit qu'il était tout d'or pur, plus grand que moi, et mon
patron Masino en avait vu un qui était terminé par le buste d'une belle
femme qu'on aurait dit prête à s'envoler, car elle avait des ailes. Je
voyais donc la harpe dans mes rêves, tantôt sous la figure d'une sirène,
et tantôt sous celle d'un oiseau; quelquefois je croyais voir passer
une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons
harmonieux. Une fois je rêvai que je trouvais une harpe au milieu des
roseaux et des algues; mais au moment où j'écartais les herbes humides
pour la saisir, je fus éveillé en sursaut, et ne pus jamais retrouver le
souvenir distinct de sa forme.

Cette curiosité s'empara si fort de mon jeune cerveau, qu'un jour je
finis par céder à une tentation maintes fois vaincue. Pendant que mon
patron était au cabaret, je grimpai sur la couverture de ma gondole, et
de là aux barreaux d'une fenêtre basse; puis enfin je m'accrochai à la
balustrade du balcon, je l'enjambai et je me trouvai sous les rideaux de
la tendine.

Je pus alors contempler l'intérieur d'un magnifique cabinet; mais le
seul objet qui me frappa, ce fut la harpe muette au milieu des autres
meubles qu'elle dominait fièrement. Le rayon qui pénétra dans le
cabinet lorsque j'entr'ouvris le rideau vint frapper sur la dorure de
l'instrument, et fit étinceler le beau cygne sculpté qui le surmontait.
Je restai immobile d'admiration, ne pouvant me lasser d'en examiner les
moindres détails, la structure élégante, qui me rappelait la proue des
gondoles, les cordes diaphanes qui me semblèrent, toutes d'or filé, les
cuivres luisants et la boîte de bois satiné sur laquelle étaient peints
des oiseaux, des fleurs et des papillons richement coloriés et d'un
travail exquis.

Cependant, il me restait un doute, au milieu de tant de meubles
superbes, dont la forme et l'usage m'étaient peu connus; ne m'étais-je
pas trompé? était-ce bien la harpe que je contemplais? Je voulus m'en
assurer; je pénétrai dans le cabinet, et je posai une main gauche et
tremblante sur les cordes. O ravissement! elles me répondirent. Saisi
d'un inexprimable vertige, je me mis à faire vibrer au hasard et avec
une sorte de fureur toutes ces voix retentissantes, et je ne crois pas
que l'orchestre le plus savant et le mieux gouverné m'ait jamais fait
depuis autant de plaisir que l'effroyable confusion de sons dont je
remplis l'appartement de la signora Aldini.

Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Un valet de chambre qui
rangeait les salles voisines accourut au bruit, et, furieux de voir un
petit rustre en haillons s'introduire ainsi et s'abandonner à l'amour
de l'art avec un si odieux déréglement, se mit en devoir de me chasser à
coups de balai. Il ne me convenait guère d'être congédié de la sorte,
et je me retirai prudemment vers le balcon, afin de m'en aller comme
j'étais venu. Mais avant que j'eusse pu l'enjamber, le valet s'élança
sur moi, et je me vis dans l'alternative d'être battu ou de faire un
culbute ridicule. Je pris un parti violent, ce fut d'esquiver le choc
en me baissant avec dextérité, et de saisir mon adversaire par les
deux jambes, tandis qu'il donnait brusquement de la poitrine contre
la balustrade. L'enlever ainsi de terre et le lancer dans le canal fut
l'affaire d'un instant. C'est un jeu auquel les enfants s'exercent
entre eux à Chioggia. Mais je n'avais pas eu le temps d'observer que
la fenêtre était à vingt pieds de l'eau et que le pauvre diable de
_cameriere_ pouvait ne pas savoir nager.

Heureusement pour lui et pour moi, il revint aussitôt sur l'eau et
s'accrocha aux barques du traguet. J'eus un instant de terreur en lui
voyant faire le plongeon; mais, dès que je le vis sauvé, je songeai à me
sauver moi-même: car il rugissait de fureur et allait ameuter contre
moi tous les laquais du palais Aldini. J'enfilai la première porte qui
s'offrit à moi, et, courant à travers les galeries, j'allais franchir
l'escalier, lorsque j'entendis des voix confuses qui venaient à ma
rencontre. Je remontai précipitamment et me réfugiai sous les combles du
palais, où je me cachai dans un grenier parmi de vieux tableaux rongés
des vers, et des débris de meubles.

Je restai là deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment et sans
oser me frayer un passage au milieu de mes ennemis. Il y avait tant de
monde et de mouvement dans cette maison qu'on n'y pouvait faire un pas
sans rencontrer quelqu'un. J'entendais par la lucarne les propos
des valets qui se tenaient dans la galerie de l'étage inférieur.
Ils s'entretenaient de moi presque continuellement, faisaient mille
commentaires sur ma disparition, et se promettaient de m'infliger une
rude correction s'ils réussissaient à me rattraper. J'entendais aussi
mon patron sur sa barque s'étonner de mon absence, et se réjouir à
l'idée de mon retour, dans des intentions non moins bienveillantes.
J'étais brave et vigoureux; mais je sentais que je serais accablé par le
nombre. L'idée d'être battu par mon patron ne m'occupait guère; c'était
une chance du métier d'apprenti qui n'entraînait aucune honte. Mais
celle d'être châtié par des laquais soulevait en moi une telle horreur,
que je préférais mourir de faim. Il ne s'en fallut pas de beaucoup
que mon aventure n'eût ce dénouement. A quinze ans, on supporte mal la
diète. Une vieille camériste qui vint chercher un pigeon déserteur sous
les combles trouva, au lieu de son fugitif, le pauvre _barcarolino_
évanoui et presque mort au pied d'une vieille toile qui représentait
une sainte Cécile. Ce qu'il y eut de plus frappant pour moi dans ma
détresse, c'est que la sainte avait entre les bras une harpe de forme
antique que j'eus tout le loisir de contempler au milieu des angoisses
de la faim, et dont la vue me devint tellement odieuse, que pendant bien
longtemps, par la suite, je ne pus supporter ni l'aspect ni le son de
cet instrument fatal.

La bonne duègne me secourut et intéressa la signora Aldini à mon sort.
Je fus promptement rétabli des suites du jeûne, et mon persécuteur,
apaisé par cette expiation, agréa l'aveu de ma faute et l'expression
brusque, mais sincère, de mes regrets. Mon père, en apprenant de mon
patron que j'étais perdu, était accouru. Il fronça le sourcil lorsque
madame Aldini lui manifesta l'intention de me prendre à son service.
C'était un homme rude, mais fier et indépendant. C'était bien assez,
selon lui, que je fusse condamné par ma délicate organisation à vivre à
la ville. J'étais de trop bonne famille pour être valet, et quoique
les gondoliers eussent de grandes prérogatives dans les maisons
particulières, il y avait une distinction de rang bien marquée entre les
gondoliers de la place et les _gondolieri di casa_. Ces derniers étaient
mieux vêtus, il est vrai, et participaient au bien-être de la vie
patricienne; mais ils étaient réputés laquais, et il n'y avait point
de telle souillure dans ma famille. Néanmoins madame Aldini était si
gracieuse et si bienveillante, que mon brave homme de père, tortillant
son bonnet rouge dans ses mains avec embarras, et tirant à chaque
instant, par habitude, sa pipe éteinte de sa poche, ne sut que répondre
à ses douces paroles et à ses généreuses promesses. Il résolut de me
laisser libre, comptant bien que je refuserais. Mais moi, quoique je
fusse bien dégoûté de la harpe, je ne songeais qu'à la musique. Je ne
sais quelle puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur
moi; c'était une véritable passion, mais une passion d'artiste toute
platonique et toute philharmonique. De la petite chambre basse où l'on
m'avait recueilli pour me soigner,--car j'eus, par suite de mon jeûne,
deux ou trois accès de fièvre,--je l'entendais chanter, et cette fois
elle s'accompagnait avec le clavecin, car elle jouait également bien de
plusieurs instruments. Enivré de ses accents, je ne compris pas même les
scrupules de mon père, et j'acceptai sans hésiter la place de gondolier
en second au palais Aldini.

Il était de bon goût à cette époque d'être _bien monté_ en barcarolles,
c'est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à
l'_équipage_ dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet
à la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les
gondoles étant à peu près semblables, d'après le décret somptuaire de
la république, qui les condamna indistinctement à être tendues de noir,
c'était seulement par l'habit et par la tournure de leurs rameurs que
les personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la foule. La
gondole du patricien élégant devait être conduite, à l'arrière, par
un homme robuste et d'une beauté mâle; à l'avant, par un négrillon
singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène, sorte de page ou
de jockey vêtu avec élégance, et placé là comme un ornement, comme la
_poupée_ à la proue des navires.

J'étais donc tout à fait propre à cet honorable emploi. J'étais un
véritable enfant des lagunes, blond, rose, tres-fort, avec des contours
un peu féminins, ayant la tête, les pieds et les mains remarquablement
petits, le buste large et musculeux, le cou et les bras ronds,
nerveux et blancs. Ajoutez à cela une chevelure couleur d'ambre, fine,
abondante, et bouclée naturellement; imaginez un charmant costume
demi-Figaro, demi-Chérubin, et le plus souvent les jambes nues, la
culotte de velours bleu de ciel attachée par une ceinture de soie
écarlate, et la poitrine couverte seulement d'une chemise de batiste
brodée plus blanche que la neige; vous aurez une idée du pauvre
histrion en herbe qu'on appelait alors Nello, par contraction de son nom
véritable, Daniele Gemello.

Comme il est de la destinée des petits chiens d'être cajolés par les
maîtres imbéciles et battus par les valets jaloux, le sort de mes
pareils était généralement un mélange assez honteux de tolérance
illimitée de la part des uns, et de haine brutale de la part des autres.
Heureusement pour moi, la Providence me jeta sur un coin béni: Bianca
Aldini était la bonté, l'indulgence, la charité, descendues sur la
terre. Veuve à vingt ans, elle passait sa vie à soulager les pauvres, à
consoler les affligés. Là où il y avait une larme à essuyer, un bienfait
à verser, on la voyait bientôt accourir dans sa gondole, portant sur
ses genoux sa petite fille âgée de quatre ans; miniature charmante, si
frêle, si jolie, et toujours si fraîchement parée, qu'il semblait que
les belles mains de sa mère fussent les seules au monde assez effilées,
assez douces et assez moelleuses pour la toucher sans la froisser ou
sans la briser. Madame Aldini était toujours vêtue elle-même avec un
goût et une recherche que toutes les dames de Venise essayaient en vain
d'égaler; immensément riche, elle aimait le luxe, et dépensait la moitié
de son revenu à satisfaire ses goûts d'artiste et ses habitudes de
patricienne. L'autre moitié passait en aumônes, en services rendus,
en bienfaits de toute espèce. Quoique ce fût un assez beau _denier de
veuve_, comme elle l'appelait, elle s'accusait naïvement d'être une âme
tiède, de ne pas faire ce qu'elle devait; et, concevant de sa charité
plus de repentir que d'orgueil, elle se promettait chaque jour de
_quitter le siècle_ et de s'occuper sérieusement de son salut. Vous
voyez, d'après ce mélange de faiblesse féminine et de vertu chrétienne,
qu'elle ne se piquait point d'être une âme forte, et que son
intelligence n'était pas plus éclairée que ne le comportaient le temps
et le monde où elle vivait. Avec cela, je ne sais s'il a jamais existé
de femme meilleure et plus charmante. Les autres femmes, jalouses de
sa beauté, de son opulence et de sa vertu, s'en vengeaient en assurant
qu'elle était bornée et ignorante. Il y avait de la vérité dans cette
accusation; mais Bianca n'en était pas moins aimable. Elle avait un
fonds de bon sens qui l'empêchait d'être jamais ridicule, et, quant à
son manque d'instruction, la naïveté modeste qui en résultait était
chez elle une grâce de plus. J'ai vu autour d'elle les hommes les plus
éclairés et les plus graves ne jamais se lasser de son entretien.

Vivant ainsi à l'église et au théâtre, dans la mansarde du pauvre et
dans les palais, elle portait avec elle en tous lieux la consolation
ou le plaisir, elle imposait à tous la reconnaissance ou la gaieté. Son
humeur était égale, enjouée, et le caractère de sa beauté suffisait
à répandre la sérénité autour d'elle. Elle était de moyenne taille,
blanche comme le lait et fraîche comme une fleur; tout en elle était
douceur, jeunesse, aménité. De même que, dans toute sa gracieuse
personne, on eût vainement cherché un angle aigu, de même son caractère
n'offrit jamais la moindre aspérité, ni sa bonté la moindre lacune. A
la fois active comme le dévouement évangélique et nonchalante comme la
mollesse vénitienne, elle ne passait jamais plus de deux heures dans
la journée au même endroit; mais dans son palais elle était toujours
couchée sur un sofa, et dehors elle était toujours étendue dans sa
gondole. Elle se disait faible sur les jambes, et ne montait ou ne
descendait jamais un escalier sans être soutenue par deux personnes;
dans ses appartements elle était toujours appuyée sur le bras de Salomé,
une belle fille juive qui la servait et lui tenait compagnie. On disait
à ce propos que madame Aldini était boiteuse par suite de la chute d'un
meuble que son mari avait jeté sur elle dans un accès de colère, et qui
lui avait fracturé la jambe: c'est ce que je n'ai jamais su précisément,
bien que pendant plus de deux ans elle se soit appuyée sur mon bras pour
sortir de son palais et pour y rentrer, tant elle mettait d'art et de
soin à cacher cette infirmité.

Malgré sa bienveillance et sa douceur, Bianca ne manquait ni
de discernement ni de prudence dans le choix des personnes qui
l'entouraient; il est certain que nulle part je n'ai vu autant de braves
gens réunis. Si vous me trouvez un peu de bonté et assez de fierté
dans l'âme, c'est au séjour que j'ai fait dans cette maison qu'il faut
l'attribuer. Il était impossible de n'y pas contracter l'habitude de
bien penser, de bien dire et de bien faire; les valets étaient probes
et laborieux, les amis fidèles et dévoués... les amants même... (car il
faut bien l'avouer, il y eut des amants) étaient pleins d'honneur et
de loyauté. J'avais là plusieurs patrons; de tous ces pouvoirs, la
_signora_ était le moins impératif. Au reste, tous étaient bons ou
justes. Salomé, qui était le pouvoir exécutif de la maison, maintenait
l'ordre avec un peu de sévérité; elle ne souriait guère, et le grand arc
de ses sourcils se divisait rarement en deux quarts de cercle au-dessus
de ses longs yeux noirs. Mais elle avait de l'équité, de la patience et
un regard pénétrant qui ne méconnaissait jamais la sincérité. Mandola,
premier gondolier, et mon précepteur immédiat, était un Hercule lombard,
qu'à ses énormes favoris noirs et à ses formes athlétiques on eût pris
pour Polyphème. Ce n'en était pas moins le paysan le plus doux, le
plus calme et le plus humain qui ait jamais passé de ses montagnes à la
civilisation des grandes cités. Enfin, le comte Lanfranchi, le plus bel
homme de la république, que nous avions l'honneur de promener tous les
soirs en gondole fermée avec madame Aldini, de dix heures à minuit,
était bien le plus gracieux et le plus affable seigneur que j'aie
rencontré dans ma vie.

Je n'ai jamais connu de feu monseigneur Aldini qu'un grand portrait en
pied qui était à l'entrée de la galerie, dans un cadre superbe un
peu détaché de la muraille, et semblant commander à une longue suite
d'aïeux, tous de plus en plus noirs et vénérables, qui s'enfonçaient,
par ordre chronologique, dans la profondeur sombre de cette vaste salle.
Torquato Aldini était habillé dans le dernier goût du temps, avec
un jabot de dentelle de Flandre et un habit du matin de gros d'été
vert-pomme à brandebourgs rose vif; il était admirablement crêpé et
poudré. Mais, malgré la galanterie de ce déshabillé pastoral, je ne
pouvais le regarder sans baisser les yeux; car il y avait sur sa figure,
d'un jaune brun, dans sa prunelle noire et ardente, dans sa bouche
froide et dédaigneuse, dans son attitude impassible, et jusque dans le
mouvement absolu de sa main longue et maigre, ornée de diamants, une
expression de fierté arrogante et de rigueur inflexible que je n'avais
jamais rencontrée sous le toit de ce palais. C'était un beau portrait,
et le portrait d'un beau jeune homme: il était mort à vingt-cinq ans, à
la suite d'un duel avec un Foscari, qui avait osé se dire de meilleure
famille que lui. Il avait laissé une grande réputation de bravoure et
de fermeté; mais on disait tout bas qu'il avait rendu sa femme
très-malheureuse, et les domestiques n'avaient pas l'air de le
regretter. Il leur avait imprimé une telle crainte, qu'ils ne passaient
jamais le soir devant cette peinture, saisissante de vérité, sans se
découvrir la tête, comme ils eussent fait devant la personne de leur
ancien maître.

Il fallait que la dureté de son âme eût fait beaucoup souffrir la
_signora_ et l'eût bien dégoûtée du mariage, car elle ne voulait point
contracter de nouveaux liens, et repoussait les meilleurs partis de la
république. Cependant elle avait besoin d'aimer, car elle souffrait les
assiduités du comte Lanfranchi, et ne semblait lui refuser des douceurs
de l'hyménée que le serment indissoluble. Au bout d'un an, le comte,
désespérant de lui inspirer la confiance nécessaire pour un tel
engagement, et cherchant fortune ailleurs, lui confessa qu'une riche
héritière lui donnait meilleure espérance. La signora lui rendit
aussitôt généreusement sa liberté; elle parut triste et malade pendant
plusieurs jours; mais, au bout d'un mois, le prince de Montalegri vint
occuper dans la gondole la place que l'ingrat Lanfranchi avait laissée
vacante, et pendant un an encore, Mandola et moi promenâmes sur les
lagunes ce couple bénévole, et en apparence fortuné.

J'avais un attachement très-vif pour la signora. Je ne concevais rien de
plus beau et de meilleur qu'elle sur la terre. Quand elle tournait sur
moi son beau regard presque maternel, quand elle m'adressait en
souriant de douces paroles (les seules qui pussent sortir de ses lèvres
charmantes), j'étais si fier et si content que, pour lui faire plaisir,
je me serais jeté sous la carène tranchante du _Bucentaure_. Quand elle
me donnait un ordre, j'avais des ailes; quand elle s'appuyait sur
moi, mon coeur palpitait de joie; quand, pour faire remarquer ma belle
chevelure au prince de Montalegri, elle posait doucement sa main de
neige sur ma tête, je devenais rouge d'orgueil. Et pourtant je promenais
sans jalousie le prince à ses côtés; je répondais gaiement à ces
quolibets pleins de bienveillance que les seigneurs de Venise aiment à
échanger avec les barcarolles pour éprouver en eux l'esprit de repartie;
et, malgré l'excessive liberté dont le gondolier provoqué jouit en
pareil cas, jamais je n'avais senti contre le prince le plus léger
mouvement d'aigreur. C'était un bon jeune homme; je lui savais gré
d'avoir consolé la signora de l'abandon de M. Lanfranchi. Je n'avais pas
cette sotte humilité qui s'incline devant les prérogatives du rang. En
fait d'amour, nous ne les connaissons guère dans ce pays, et nous les
connaissions encore moins dans ce temps-là. Il n'y avait pas une telle
différence d'âge entre la signora et moi, que je ne pusse être amoureux
d'elle. Le fait est que je serais embarrassé aujourd'hui de donner un
nom à ce que j'éprouvais alors. C'était de l'amour peut-être, mais de
l'amour pur comme mon âge; et de l'amour tranquille, parce que j'étais
sans ambition et sans cupidité.

Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué, j'avais
plu particulièrement à la signora par mon amour pour la musique: elle
prenait plaisir à voir l'émotion que j'éprouvais au son de sa belle
voix, et chaque fois qu'elle chantait, elle me faisait appeler. Accorte
et familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet, et
m'autorisait à m'asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu'elle eût
aimé à voir cette farouche camériste se départir un peu avec moi de
son austérité. Mais Salomé m'imposait beaucoup plus que la signora, et
jamais je ne fus tenté de m'enhardir auprès d'elle.

Un jour la signora me demanda si j'avais de la voix, je lui répondis que
j'en avais eu, mais qu'elle s'était perdue. Elle voulut que j'en fisse
l'essai devant elle. Je m'en défendis, elle insista, il fallut
céder. J'étais fort troublé, et convaincu qu'il me serait impossible
d'articuler un son; car il y avait bien un an que je ne m'en étais
avisé. J'avais alors dix-sept ans. Ma voix était revenue, je ne m'en
doutais pas. Je mis ma tête dans mes deux mains: je tâchai de me
rappeler une strophe de la _Jérusalem_, et le hasard me fit rencontrer
celle qui exprime l'amour d'Olinde pour Sophronie, et qui se termine par
ce vers:

  Brama assai, poco spera, nulla chiede.

Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma force
comme si j'eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris étonnés
de ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les lagunes
les prouesses de Roland et les amours d'Herminie. Je ne me méfiais
pas de l'effet que j'allais produire; comptant sur le filet enroué que
j'avais fait sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber à la
renverse, lorsque l'instrument que je recélais en moi, à mon insu,
manifesta sa puissance. Les tableaux suspendus à la muraille en
frémirent, la signora sourit, et les cordes de la harpe répondirent par
une longue vibration au choc de cette voix formidable.

«_Santo Dio!_ s'écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se
bouchant les oreilles, le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autrement!»
La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée, qu'elle se
mit à pleurer et à crier.

Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu'elle, et
l'enfant, et Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que
je courus à toutes jambes à travers les rues, sans savoir quel démon me
poussait, jusqu'à la _Quinta-Valle_; là, je me jetai dans une barque et
j'arrivai à la grande prairie qu'on nomme aujourd'hui le Champ-de-Mars,
et qui est encore le lieu le plus désert de la ville. A peine me vis-je
seul et en liberté, que je me mis à chanter de toute la force de mes
poumons. O miracle! j'avais plus d'énergie et d'étendue dans la voix
qu'aucun des _cupidi_ que j'avais admirés à Chioggia. Jusque-là j'avais
cru manquer de puissance, et j'en avais trop. Elle me débordait, elle me
brisait. Je me jetai la figure dans les longues herbes, et, en proie à
un accès de joie délirante, je fondis en larmes. O les premières larmes
de l'artiste! elles seules peuvent rivaliser de douceur ou d'amertume
avec les premières larmes de l'amant.

Je me remis ensuite à chanter et à répéter cent fois de suite les
strophes éparses dont j'avais gardé souvenance. A mesure que
je chantais, le rude éclat de ma voix s'adoucissait, je sentais
l'instrument devenir à chaque instant plus souple et plus docile. Je ne
ressentais aucune fatigue; plus je m'exerçais, plus il me semblait
que ma respiration devenait facile et de longue haleine. Alors, je me
hasardai à essayer les airs d'opéra et les romances que j'entendais
chanter depuis deux ans à la signora. Depuis deux ans, j'avais bien
appris et bien travaillé sans m'en douter. La méthode était entrée dans
ma tête par routine, par instinct, et le sentiment dans mon âme par
intuition, par sympathie. J'ai beaucoup de respect pour l'étude; mais
j'avoue qu'aucun chanteur n'a moins étudié que moi. J'étais doué d'une
facilité et d'une mémoire merveilleuses. Il suffisait que j'eusse
entendu un trait pour le rendre aussitôt avec netteté. J'en fis
l'épreuve dès ce premier jour, et je parvins à chanter presque d'un
bout à l'autre les morceaux les plus difficiles du répertoire de madame
Aldini.

La nuit vint m'avertir de mettre un terme à mon enthousiasme. Je
m'aperçus alors que j'avais manqué tout le jour à mon service, et je
retournai au palais confus et repentant de ma faute. C'était la première
de ce genre que j'eusse commise, et je ne craignais rien tant qu'un
reproche de la signora, quelque doux qu'il dût être. Elle était en train
de souper, et je me glissai timidement derrière sa chaise. Je ne la
servais jamais à table; car j'étais resté fier comme un Chioggiote, et
j'avais gardé toutes les franchises attachées à mon emploi privilégié.
Mais, voulant réparer mon tort par un acte d'humilité, je pris des
mains de Salomé l'assiette de porcelaine de Chine qu'elle allait lui
présenter, et j'avançai la main avec gaucherie. Madame Aldini feignit
d'abord de ne pas y faire attention, et se laissa servir ainsi pendant
quelques instants; puis, tout d'un coup, rencontrant à la dérobée mon
regard piteux, elle partit d'un grand éclat de rire en se renversant sur
son fauteuil.

«Votre Seigneurie le gâte, dit la sévère Salomé en réprimant une
imperceptible velléité de partager l'enjouement de sa maîtresse.

--Pourquoi le gronderais-je? repartit la signora. Il s'est fait peur
à lui-même ce matin, et, pour se punir, il s'est enfui, le pauvret! Je
parie qu'il n'a pas mangé de la journée. Allons, va souper, Nellino. Je
te pardonne, à condition que tu ne chanteras plus.»

Ce sarcasme bienveillant me sembla très-amer. C'était le premier
auquel je fusse sensible; car, malgré tous les éléments offerts au
développement de ma vanité, c'était un sentiment que je ne connaissais
pas encore. Mais l'orgueil venait de s'éveiller en moi avec la
puissance, et, en raillant ma voix, on me semblait nier mon âme et
attaquer ma vie.

Depuis ce jour, les leçons que me donnait à son insu la signora en
s'exerçant devant moi me devinrent de plus en plus profitables. Tous les
soirs j'allais m'exercer au Champ-de-Mars aussitôt que mon service était
fini, et j'avais la conscience de mes progrès. Bientôt les leçons de la
signora ne me suffirent plus. Elle chantait pour son plaisir, portant
à l'étude une nonchalance superbe, et ne cherchant point à se
perfectionner. J'avais un désir immodéré d'aller au théâtre; mais,
pendant tout le temps qu'elle y passait, j'étais condamné à garder
la gondole, Mandola jouissant du privilége d'aller au parterre, ou
d'écouter dans les corridors. J'obtins enfin de lui, un jour, qu'il
me laissât entrer à sa place pendant un acte d'opéra, à la Fenice. On
jouait le _Mariage secret_. Je ne chercherai point à vous rendre ce que
j'éprouvai: je faillis devenir fou, et, manquant à la parole que j'avais
donnée à mon compagnon, je le laissai se morfondre dans la gondole,
et ne songeai à sortir que quand je vis la salle vide et les lustres
éteints.

Alors je sentis le besoin impérieux, irrésistible, d'aller au théâtre
tous les soirs. Je n'osais point demander la permission à madame Aldini:
je craignais qu'elle ne vint encore à railler ma passion infortunée
(comme elle l'appelait) pour la musique. Cependant, il fallait mourir ou
aller à la Fenice. J'eus la coupable pensée de quitter le service de la
signora et de gagner ma vie en qualité de _facchino_ à la journée, afin
d'avoir le temps et le moyen d'aller le soir au théâtre. Je calculai
qu'avec les petites économies que j'avais faites au palais Aldini, et
en réduisant mon vêtement et ma nourriture au plus strict nécessaire,
je pourrais satisfaire ma passion. Je pensai aussi à entrer au théâtre
comme machiniste, comparse ou allumeur; l'emploi le plus abject m'eût
semblé doux, pourvu que je pusse entendre de la musique tous les jours.
Enfin, je pris le parti d'ouvrir mon coeur au bienveillant Montalegri.
On lui avait raconté mon aventure musicale. Il commença par rire; puis,
comme j'insistais courageusement, il exigea pour condition que je lui
fisse entendre ma voix. J'hésitai beaucoup: j'avais peur qu'il ne me
désespérât par ses railleries, et quoique je n'eusse pour l'avenir aucun
dessein formulé avec moi-même, je sentais que m'enlever l'espoir de
savoir chanter un jour, c'était m'arracher la vie. Je me résignai
pourtant: je chantai d'une voix tremblante le fragment d'un des airs que
j'avais entendus une seule fois au théâtre. Mon émotion gagna le
prince; je vis dans ses yeux qu'il prenait plaisir à m'entendre: je pris
courage, je chantai mieux. Il leva les mains deux ou trois fois pour
m'applaudir, puis il s'arrêta de peur de m'interrompre; je chantai
alors tout à fait bien, et quand j'eus finis, le prince, qui était un
véritable dilettante, faillit m'embrasser et me donna les plus grands
éloges. Il me remmena chez la signora et présenta ma pétition, qui fut
ratifiée sur-le-champ. Mais on voulut aussi me faire chanter, et jamais
je ne voulus y consentir. La fierté de ma résistance étonna madame
Aldini sans l'irriter. Elle pensait la vaincre plus tard; mais elle n'en
vint pas à bout aisément. Plus je suivais le théâtre, plus je faisais
d'exercices et de progrès, plus aussi je sentais tout ce qui me manquait
encore, et plus je craignais de me faire entendre et juger avant d'être
sûr de moi-même. Enfin, un soir, au Lido, comme il faisait un clair de
lune superbe, et que la promenade de la signora m'avait fait manquer
et le théâtre et mon heure d'étude solitaire, je fus pris du besoin
de chanter, et je cédai à l'inspiration. La signora et son amant
m'écoutèrent en silence; et quand j'eus fini, ils ne m'adressèrent pas
un mot d'approbation ni de blâme. Mandola fut le seul qui, sensible à la
musique comme un vrai Lombard, s'écria à plusieurs reprises, en écoutant
mon jeune ténore: _Corpo del diavolo! che buon basso!_

Je fus un peu piqué de l'indifférence ou de l'inattention de ma
patronne. J'avais la conscience d'avoir assez bien chanté pour mériter
un encouragement de sa bouche. Je ne comprenais pas non plus la froideur
du prince d'après les éloges qu'il m'avait donnés deux mois auparavant.
Plus tard je sus que ma maîtresse avait été émerveillée de mes
dispositions et de mes moyens, mais qu'elle avait résolu, pour me punir
de m'être tant fait prier, de paraître insensible à mon premier essai.

Je compris la leçon, et, quelques jours après, ayant été sommé par elle
de chanter durant sa promenade, je m'en acquittai de bonne grâce. Elle
était seule, étendue sur les coussins de la gondole, et paraissait
livrée à une mélancolie qui ne lui était pas habituelle. Elle ne
m'adressa pas la parole durant toute la promenade; mais en rentrant,
lorsque je lui offris mon bras pour remonter le perron du palais, elle
me dit ce peu de mots, qui me laissa une émotion singulière: «Nello, tu
m'as fait beaucoup de bien. Je te remercie.»

Les jours suivants, je lui offris moi-même de chanter. Elle parut
accepter avec reconnaissance. La chaleur était accablante et les
théâtres déserts; la signera se disait malade; mais ce qui me frappa le
plus, c'est que le prince, ordinairement si assidu à l'accompagner, ne
venait plus avec elle qu'un soir sur deux, sur trois et même sur quatre.
Je pensai que lui aussi commençait à être infidèle, et je m'en affligeai
pour ma pauvre maîtresse. Je ne concevais pas son obstination à
repousser le mariage; il ne me paraissait pas juste que Montalegri,
si doux et si bon en apparence, fût victime des torts de feu Torquato
Aldini. D'un autre côté, je ne concevais pas davantage qu'une femme si
aimable et si belle n'eût pour amants que de lâches spéculateurs plus
avides de sa fortune qu'attachés à sa personne, et dégoûtés de l'une
aussitôt qu'ils désespéraient d'obtenir l'autre.
                
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