Alors Martinet devint grand savant, comme chacun sait. Il eut les plus
beaux élèves du pays et fut appelé comme _médecin_ dans tout le canton.
C'est comme ça et non autrement qu'il a pu vous payer sa ferme et se
retirer du grand dommage où les _mauvaises choses l'avaient mis_.
Seulement, Martinet eut des ennuis de sa femme qui ne voulait point
qu'il se donnât au sorcelage et qui faisait mauvaise mine au grand
sabotier. Un jour, il quitta la maison en disant à Martinet: "Si
l'affaire que nous avons ensemble tourne bien, je vous le ferai assavoir
demain matin, d'une manière que vous comprendrez, vous tout seul." Et,
de vrai, le lendemain matin, comme nous étions à manger la soupe, il se
fit un _grand air de vent_ qui donna une bouffée dont la maison trembla,
et un coq noir entra dans la chambre et se jeta dans le feu où il fut
tout brûlé en un instant. La femme du logis voulait sauver le coq, mais
Martinet la retint par le bras en lui disant: "_N'y touché pas!_" et
elle en resta toute apeurée. De même qu'une autrefois, comme le sabotier
était là, et qu'elle venait de tirer ses vaches, son lait devint tout
noir et on fut obligé de le jeter. _Dont elle pleura_, maudissant le
sabotier. Mais son mari lui dit: "Rends-toi à lui, et une autre fois,
offre-lui de ton lait, de ton fromage et de tout ce qui est ici." Ce
qu'elle fit par la suite avec grande crainte et honnêteté.
Voilà comment la _grand'bête_ a été chassée de la métairie et aussi
l'_homme sans tête_, qui se promenait à côté sur le vieux chemin de
Verneuil, et la _chasse à baudet_ qui passait si souvent au-dessus de la
maison. Seulement, Martinet a eu bien des peines dans son corps pour
soumettre toutes ces mauvaises choses. Il a été souvent battu par les
follets et ils lui ont enlevé de la tête et fait perdre plus de dix
chapeaux et bonnets. Et, enfin, il a eu le mal d'yeux bien souvent, à
cause de la boule de feu qui se mettait devant lui en voyage sur le cou
de sa jument[8].»
Les trois hommes de pierre
On prétend que certains individus de cette race stupide, crient aux
passants attardés: _Veux-tu des bras? veux-tu des bras?_ Si on a
l'imprudence de leur répondre: _Oui_, ils reprennent: _Donne-nous tes
jambes!_ Et comme ils sont charmeurs, on reste là tant qu'il leur plaît.
Un malin que la frayeur avait jeté à la renverse, eut l'esprit de leur
dire: _Prenez mes jambes, si vous voulez; elles sont mortes._--Ils ne
surent point répliquer, et l'homme put se sauver de leur charme.
Maurice SAND.
Dans la région de l'Indre qui touche à la Creuse, la nature change
d'aspect, les vallons s'enfouissent, les plateaux s'élèvent, la
végétation prend de l'essor, les eaux se précipitent, les talus profonds
se hérissent de rochers. Les traditions et les légendes sont pourtant
plus rares dans cette région pittoresque que dans nos plaines; mais
elles sont généralement tristes, et, sauf ce qui se rapporte à
Gargantua, je n'ai pas trouvé par là ce fonds d'_humour_ berrichonne qui
mêle souvent l'ironie aux terreurs du monde fantastique.
J'ai nommé Gargantua, et, à ce propos, je demanderai aux érudits si,
avant la publication _du livre_ (c'est ainsi, je crois, qu'on disait du
temps de Rabelais pour désigner le grand, le seul, le délirant succès
littéraire de l'époque), il n'y avait pas, dans les provinces, une
légende populaire de Gargantua, dont le grand satirique se serait
emparé, comme Goethe de la légende de Faust, et comme Molière de la
légende de la Statue du Commandeur. Cette locution des enthousiastes
contemporains de Rabelais, _le livre_, était-elle uniquement une formule
d'admiration exclusive? Ne signifiait-elle pas aussi une distinction à
établir entre le poème éclatant et la légende obscure? Les ogres remis à
la mode par Perrault sont bien les mêmes géants que la chevalerie
pourfendait au moyen-âge. Gargantua ne serait-il pas de la même famille,
et son nom n'aurait-il pas été ramassé par l'auteur de _Pantagruel_
parmi d'autres types populaires aujourd'hui oubliés pour n'avoir existé
que dans les contes de la veillée, de nos ancêtres?
En Berry, où aucune tradition historique n'est restée dans la mémoire
des paysans, sinon à l'état de mythe, on est très surpris de retrouver
une sorte d'histoire locale très précise de Gargantua tout à fait en
dehors du poème de Rabelais, bien que dans la même couleur. A Montlevic,
une petite éminence isolée dans la plaine a été formée par le pied de
Gargantua. Fourvoyé dans nos terres argileuses, le géant secoua _son
sabot_ en ce lieu, et y laissa une colline.
Sur la Creuse, aux limites du Berry, on retrouve Gargantua[9] enjambant
le vaste et magnifique ravin où la rivière s'engouffre, entre le clocher
du Pin et celui de Ceaulmont, planté sur les bords escarpés de l'abîme.
Un bac rempli de moines vint à passer entre les jambes du géant. Il crut
voir filer une truite, se baissa, prit l'embarcation entre deux doigts,
avala le tout, trouva les moines gros et gras, mais rejeta le bateau en
se plaignant de l'arête du poisson.
Ceux qui vous racontent ces choses n'ont certes jamais lu _le livre_, et
pas plus qu'eux leurs aïeux n'ont su son existence. Le nom de Rabelais
leur est aussi inconnu que ceux de Pantagruel et de Panurge. Le frère
Jean des Entomeures, ce type si populaire par sa nature et son langage,
n'est pas arrivé davantage à la popularité de fait. Ces personnages sont
l'oeuvre du poète; mais je croirais que Gargantua est l'oeuvre du peuple
et que, comme tous les grands créateurs, Rabelais a pris son bien où il
l'a trouvé.
Les superstitions des villages et des chaumières de la Creuse, dans le
bas Berry, admettent donc les géants, qui, par opposition, tiennent peu
de place dans les chroniques du haut pays. Le haut pays est découvert et
ondulé; le bas pays, raviné et encaissé, est assis sur la roche qui sert
de contre-forts aux escarpements du terrain. Ces roches micaschisteuses,
de formes bizarres, prennent volontiers l'aspect de figures
gigantesques; mais il s'en faut de beaucoup qu'elles paraissent risibles
au pêcheur de mauvaise foi qui va, durant la nuit, lever les nasses de
ses confrères. Ce n'est pas le joyeux Gargantua qui lui apparaît: ce
sont _les trois hommes de pierre_, que dans le jour, il appelait les
rochers du moine, et qu'il voyait sans frayeur se mirer debout et
immobiles sur le bord de l'eau transparente.
Une nuit, Chauvat, du moulin _d'en bas_, les vit remuer, descendre de
leur immense piédestal et se promener sur le rivage en gesticulant; mais
quels horribles gestes, et quelle marche terrifiante! Ils ne
paraissaient avoir ni pieds ni jambes, et pourtant ils allaient plus
vite que les eaux de la Creuse, et les cailloux broyés criaient sous
leur poids. Il s'enfuit jusqu'à sa maison et s'y barricada de son mieux;
mais les hommes de pierre l'avaient suivi, et comme c'était un mécréant
qui ne songea point à se recommander à Dieu, le plus petit de ces
colosses appuya son coude sur le pignon de la maison qui s'écrasa comme
une motte de beurre.
Chauvat épouvanté, se sauva dans sa grange; mais le second des hommes de
pierre y posa la main et la fendit en quatre comme si c'eût été une
vieille _huguenote_ en terre de Bazaiges.
Chauvat eut le temps de se sauver et il se réfugia sur la grande écluse
qui coupe la rivière en biais d'un bord à l'autre. Là il se crut sauvé;
mais les trois hommes de pierre prirent ce chemin pour s'en retourner à
leur place ordinaire sur l'autre rive, et il se vit forcé de rester là,
ou de se jeter dans la rivière qui est très profonde de chaque côté de
l'écluse; car de courir plus vite que les géants n'avançaient, il n'y
fallait point songer.
Il se rangea et se fit tout petit, n'osant souffler, couché de son long
au ras de la chaussée, espérant que ces méchants blocs ne
l'apercevraient point. Le premier passa; puis vint le second qui passa
aussi. Chauvat commençait à respirer. Enfin vint le troisième, qui
était, de beaucoup, le plus grand et le plus lourd, et qui fit mine de
passer de même que les autres. Mais la chaussée était glissante et
l'homme de pierre glissa.
Par bonheur, Chauvat _se ressouvint enfin de son baptême_, et fit le
signe de la croix en demandant l'assistance du ciel. L'homme de pierre
trébucha et ne tomba point, sans quoi le pauvre pêcheur eût été écrasé
comme une coquille d'oeuf.
Les _retournants_ sont, dans cette même partie du Berry, des hôtes très
nombreux. Il est peu de maison qui ne soit hantée de quelque âme en
peine. La Creuse, noire et rapide en certains endroits profonds, où elle
coule sans obstacle, entraîne et charrie les esprits plaintifs des gens
qui ont trouvé la mort dans ses flots. La nuit, on entend des cris
déchirants; ce sont les noyés qui se lamentent et demandent des prières.
Ailleurs, elle écume et gronde dans les rochers; on entend là les
imprécations de ceux qui sont damnés sans rémission.
Le mot de _retournant_ est bien l'équivalent de celui de _revenant_.
Cependant quelques vieilles femmes vous diront que les âmes des suicidés
(les noyés volontaires) sont condamnées à l'éternel travail de
_retourner_ les grosses pierres qui encombrent le lit des torrents. Au
milieu d'une cascade de la Creuse, une de ces roches noires offre
tellement la figure d'une barque échouée, que de loin, on s'y trompe.
C'est une pierre _retournée_: on vous assure qu'elle est blanche
en-dessous, et qu'elle a été amenée là de bien loin, _par ceux qui
retournent_.
Ces légendes se rattachent, sans doute, au lugubre souvenir des
désastres causés par les crues subites et terribles de la rivière. En
1845, une trombe de pluie gonfla si subitement les affluents torrentueux
de la Creuse qui est, elle-même, en cet endroit, un torrent redoutable,
que l'eau monta, dit-on, de plus de cent pieds, apportant toute une
forêt récemment abattue sur ses rives. Aux approches de l'unique pont de
la contrée, la forêt voyageuse s'arrêta deux heures, prise et serrée
entre les deux rives à pic, et, à cette masse, vinrent se joindre
d'autres masses de toits, de bateaux, de barrières et de débris de toute
sorte, si bien que les enfants, qui ne doutent de rien, passaient d'une
rive à l'autre, à pied sec sur cette montagne flottante, au-dessus des
vagues en fureur. Tout-à-coup la montagne se précipita, emportant le
pont qui l'avait retenue et balayant tout sur son passage, maisons,
troupeaux, cultures et passants.
Pourtant le souvenir de ce désastre n'a pas suffi à peupler d'âmes en
peine les bords et les îlots de la terrible rivière. Il s'y joint la
tradition vague d'un combat de faux-saulniers contre les gens de la
gabelle, au temps où les seigneurs et les bourgeois conduisaient, dans
les sentiers escarpés, leurs mulets chargés de sel de contrebande.
L'histoire du Berry ne dit rien de cette bataille. Les vieux paysans
l'ont entendue raconter à leurs pères, qui la tenaient de leurs
grands-pères. Beaucoup de gens, disent-ils, y périrent, et furent
précipités des rochers dans la Creuse. C'est pourquoi l'on entend, dans
les _mauvaises nuits_, des voix que personne ne connaît et qui crient
sans relâche: _Au sel! au sel!_ A ce cri, tous les mulets des pâturages
voisins s'enfuient, les oreilles couchées et la queue entre les jambes,
comme si le diable était après eux.
Dans cette même région, la croyance au _grand serpent_ se réveille de
temps à autre. On se soucie peu des milliers de vipères qui vivent dans
les rochers et qui, dit-on, n'ont jamais fait de mal à personne; mais le
serpent de quarante pieds de longueur et qui a la tête faite comme un
homme, est celui dont on se préoccupe. C'est probablement le même qui,
_dans les temps anciens, mangea_ trois prisonniers dans le cachot de la
grosse tour de Châteaubrun. Depuis, il s'est montré plusieurs fois, et
l'année dernière, 1857, tout le pays était en émoi, parce qu'une bergère
l'avait vu dans un buisson. Plus de cinquante chasseurs étaient sur pied
pour le chercher; mais, comme de coutume, on ne le trouva point.
Le follet d'Ep-nell
Sous la pierre d'Ep-nell, un follet de mauvaise race se tient blotti.
C'est un follet à queue: ce sont les pires. Au lieu de soigner et de
promener les chevaux, ils les effraient, les maltraitent et les rendent
poussifs.
Maurice SAND.
_Georgeon_ était le diable de la partie du Berry que l'on appelle la
vallée Noire. Je dis _était_, parce qu'il est fort oublié aujourd'hui et
qu'il faut remonter au souvenir des vieillards morts depuis une
trentaine d'années, pour repêcher dans le fleuve d'oubli qui passe si
vite aujourd'hui, le nom mystérieux qui ne devait jamais être écrit, «ni
sur papier, ni sur bois, ni sur ardoise, ni sur pierre quelconque, ni
sur étoffe, ni sur terre, ni sur poussière ou sable, ni même sur neige
tombée du ciel.» Ce nom terrible, qui présidait aux formules les plus
efficaces et les plus secrètes, ne devait être confié aux adeptes de la
sorcellerie que dans le _pertuis de l'oreille_, et il n'était pas permis
de le leur dire plus de trois fois. S'ils l'oubliaient, c'était tant pis
pour eux. Il fallait financer de nouveau pour obtenir de l'entendre
encore.
Ce nom devait, en aucune circonstance, être révélé aux profanes et
jamais prononcé tout haut, sinon dans la nuit noire et l'entière
solitude. Celui qui me les confia l'avait surpris et _n'y croyait
point_. Pourtant il se repentit de me l'avoir dit et revint me prier de
ne pas le répéter. «J'ai mal rêvé cette nuit, disait-il; par trois fois
ma fenêtre s'est ouverte toute grande, sans que personne autre que moi
fût entré dans ma chambre.»
Quel était le rang et le titre de _Georgeon_ dans la hiérarchie des
esprits de malice? C'est ce que je n'ai pu savoir. C'est lui qu'il
fallait appeler aux _carrois_ ou carrefours des chemins, ou sous
certains vieux arbres mal famés, pour faire apparaître l'esprit
mystérieux. Avait-il pouvoir par lui-même sur certaines choses de la
nature, ou n'était-il qu'un messager intermédiaire entre l'enfer et
l'adepte? Je le croirais: un homme du nom de Georgeon avait été jadis
emporté à Montgivray par le diable. C'est peut-être cette mauvaise âme
qui faisait dès lors le métier de conduire les autres âmes à la
perdition.
Georgeon était à moitié invisible, en ce sens qu'il n'apparaissait que
dans les nuits sans lune ou à travers d'épais brouillards. On voyait
alors une forme humaine plus grande que nature; mais l'habit, les
traits, les détails de cette forme restaient toujours insaisissables, ou
tellement vagues qu'il était impossible d'en conserver la mémoire aussi
bien que de le reconnaître, même à la voix, quand on avait plusieurs
entrevues avec lui. Il fallait chaque fois l'appeler par son nom, et lui
dire: «Est-ce toi avec qui j'ai parlé telle nuit et en tel lieu?» S'il
ne répondait pas _c'est moi_, il fallait se défier et ne rien lui
raconter de ce qui s'était passé dans les précédents entretiens avec le
diable, soit que Georgeon cachât son identité pour éprouver la
discrétion et la prudence de son adepte, soit que le paysan pousse la
prudence jusqu'à se méfier du diable, même après s'être donné à lui.
Il est certain, tout au moins, que le paysan a la prétention d'être
aussi rusé que Satan et qu'en tout pays ses légendes merveilleuses sont
pleines de malices attribuées à de bons gars qui ont su berner le démon
et le prendre dans ses propres pièges. Parmi les plus jolies, il faut
citer celle du fé _amoureux_ que rapporte l'auteur de la _Normandie
merveilleuse_ et qui a toute la grâce du langage rustique. Le _fé_
s'était épris d'une belle femme de campagne; chaque soir, pendant
qu'elle filait auprès de son feu, il venait s'asseoir sur un escabeau, à
l'autre coin de la cheminée. La femme s'étant aperçue de sa présence et
de ses regards de convoitise, avertit son mari, qui prit ses vêtements,
sa place et sa quenouille, et faisant mine de filer, attendit le lutin.
Celui-ci arrive, regarde de travers l'étrange filandière et lui dit: «Où
donc est la belle, belle, d'hier au soir, qui file, file, et _atourole_
toujours, car toi, tu tournes, tournes, et tu n'_atourole_ pas?» Le mari
ne répond rien et attend que le _fé_ se soit assis sur l'escabeau d'où
il avait coutume de dévorer des yeux la femme du logis, et où l'on avait
traîteusement placé la galetière[10] rougie au feu. Le _fé_ s'assied, en
effet, brûle outrageusement sa queue et fait un grand cri, en disant:
«Qui m'a fait cette mauvaise mauvaiseté? Est-ce la belle, belle, qui
atourole toujours?--Non, répond le mari; c'est _moi, moi-même_, qui
n'atourole jamais!» Le _fé_ exaspéré s'envole par la cheminée pour
appeler ses compagnons qui prenaient leurs ébats sur le toit. «Qu'as-tu
donc à crier, crier? lui disent-ils.--Je me brûle, brûle!--Et qui t'a
ainsi brûlé, brûlé?--C'est _moi, moi-même_, qui n'atourole jamais[11].»
Cette réponse parut si stupide aux autres fés, qui sont des esprits très
railleurs, que le mari de la belle fileuse les entendit rire comme des
fous, huer, berner et chasser le pauvre amoureux, de quoi il fut fort
aise, car il avait eu bien peur d'attirer contre lui toute la bande des
lutins, et jamais plus l'amoureux de sa femme n'osa se présenter
derechef en sa maison.
Cette légende normande a une sorte de pendant en Berry, ou plutôt c'est
la même légende, avec des variantes qui caractérisent l'esprit local.
Ici le follet, ou fadet, l'histoire ne dit pas précisément à quel type
d'esprits malins il appartenait, n'avait nullement l'amour en tête.
Positif comme un diable berrichon, il ne songeait qu'à faire enrager la
filandière, laquelle n'_atourolait_ pas le lin sur son fuseau, mais
filait en faisant _virer_ de la laine sur un rouet, et, au lieu de la
contempler avec des yeux tendres, il embrouillait et cassait méchamment
son brin, afin de pouvoir, pendant qu'elle le raccommodait, se glisser
dans l'_arche_ (la huche au pain) et d'y voler les galettes que la
ménagère avait mises en réserve pour ses enfants.
S'étant aperçue de ce manège la bonne femme ne fit semblant de rien et
feignant de se baisser, elle ramassa subtilement le fin bout de la
longue queue du personnage, l'attacha avec son brin de laine et se mit à
la _vironner_, _vironner_ sur son rouet, comme si ce fût un écheveau.
Le fadet ne s'en aperçut pas tout de suite, occupé qu'il était à se
vautrer dans la galette au fromage. Mais quand le rouet eut roulé cinq
ou six brassés de queue, il le sentit fort bien et se prit à crier: _Ma
queue, ma queue_. La dévideuse n'en tint pas compte, et, toujours
_vironnant_, se mit à chanter: _Pelotte, pelotte, ma roulotte_! d'une si
bonne voix et menant si grand bruit avec sa roue, que les autres
diables, embusqués sur le toit, n'entendirent pas les gémissements et
les imprécations de leur camarade, lequel fut bien forcé de se rendre,
et de jurer par le nom du grand diable d'enfer qu'il ne remettrait
jamais les pieds dans la maison.
D'après certaines versions, le lutin qui s'amuse à _jouiller_
(embrouiller et mêler) les fils des dévideuses est un esprit femelle,
une mauvaise _fade_. J'ai entendu, dans mon enfance, une vieille qui
avait coutume de dire en pareille occasion, la _jouillarde s'y est
mise_! et elle faisait une croix dans la main pour conjurer et chasser
la diablesse.
Ce qu'ailleurs on appelle le _gobelin_, le _fé_, le _lutin_, le
_farfadet_, le _kobbold_, l'_orco_, l'_elfe_, le _troll_, etc., etc., en
Berry, on l'appelle le plus souvent le follet. Il en est de bons et de
mauvais. Ceux qui pansent les chevaux à l'écurie et dont tous les valets
de ferme entendent le fouet et l'appel de langue, de même que ceux qui,
la nuit, font galoper la chevaline au pâturage, et qui leur _jouillent_
le crin pour s'en faire des étriers (vu qu'ils sont trop petits pour se
tenir sur la croupe de l'animal et qu'ils chevauchent toujours sur
l'encolure), sont d'assez bons enfants et fuient à l'approche de
l'homme. Toute leur malice consiste à faire mourir ou avorter les
juments dont on se permet de couper la crinière quand il leur a plu de
la tresser et de la nouer pour leur usage. On appelle les montures
favorites du follet _chevaux bouclés_, et autrefois on les estimait
comme les meilleurs et les plus ardents. Les juments _pansées du follet_
étaient recherchées en foire comme bonnes poulinières.
Ce follet des écuries existe encore chez nous dans la croyance de
beaucoup de gens. Tous les paysans de quarante ans, qui se sont adonnés
à l'élevage des chevaux, l'ont vu et en font serment avec une candeur
impossible à révoquer en doute. Ils n'en ont jamais eu peur, sachant
qu'il n'est pas méchant. Ils le décrivent tous de la même manière. Il
est gros comme un petit coq et il en a la crête d'un rouge vif. Ses yeux
sont de feu, son corps est celui d'un petit homme assez bien fait, sauf
qu'il a des griffes au lieu d'ongles. On varie quant à la queue; selon
les uns elle est en plumes, selon les autres, c'est une queue de rat
d'une longueur démesurée, et dont il se sert, comme d'un fouet, pour
faire courir sa monture.
Dans le nord de la France, certains de ces nains sont forts méchants et
se plaisent à égarer les voyageurs. Dans la Marche, autour des dolmens,
tout esprit est dangereux et hostile à l'homme parce qu'il est préposé à
la garde des trésors cachés sous les grosses pierres. Malheur aux
curieux et surtout aux ambitieux qui vont rôder la nuit autour de ces
monuments où règne l'éternel mystère de la tradition. Ils sautent sur le
cou du cheval, font tomber le cavalier et le rouent de coups. Pourtant
on peut s'en préserver de plusieurs manières, quand on a été assez hardi
pour étudier, à tout risque, leurs habitudes et leurs fantaisies. En
général, ils ne sont pas intelligents et parlent avec difficulté la
langue de l'homme. Comme ceux de la Normandie et comme les Korigans de
la Bretagne, ils ont la manie ou plutôt l'infirmité de répéter deux fois
le même mot, sans pouvoir arriver jusqu'à trois, ou s'ils dépassent ce
nombre en le doublant, ils ne peuvent pas le dire une septième fois.
Un chercheur de trésors, qui voyait le nain sauter devant lui en
l'entraînant dans une ronde magnétique et en lui disant sans cesse d'une
petite voix aigre: _Tourne, tourne_, l'arrêta court en lui répondant: Je
tourne, je retourne et je détourne. Le lutin ne comprit pas, et, pensant
que c'était là une formule au-dessus de son savoir, il lâcha l'homme,
sauta sur la pierre et la fit danser si fort et tourner si vite qu'il en
sortait du feu. L'homme n'osa pas en approcher, mais il put se retirer
sans être suivi. Seulement, le nain lui avait imprimé un tel mouvement
de rotation, en le faisant valser avec lui autour de la pierre
endiablée, qu'il rentra chez lui toujours tournant sur lui-même comme
une toupie lancée, et alla tomber de fatigue à la porte de sa maison.
Le casseu' de bois
Malheur à la ramasseuse de bois qui rencontre sur son chemin l'homme de
fer rouge! Ravageant les arbres de la forêt, il ne permet pas que les
humains profitent de ses dégâts.
Maurice SAND.
Le pauvre paysan est quelquefois un charmant poète, témoin cette fable
où il plaisante sa propre misère avec une si douce mélancolie:
«Au mois d'avril, la _ruiche_ (le rouge-gorge) et le _roi-Berthault_ (le
roitelet) se rencontrèrent aux bois et se demandèrent _leurs
portements_.--Ça va très bien, Dieu merci, dit la ruiche; j'ai passé un
bon hiver.--Et moi de même, dit le roi-Berthault; j'ai passé l'hiver
chez le bûcheron et je me suis diantrement chauffé! Ces gens-là font des
feux, si vous saviez, ma chère! Ils vous font brûler des bûches aussi
grosses que ma jambe!--Vrai? dit la ruiche émerveillée. Eh bien! moi,
j'ai mangé mon saoul chez le laboureur! Il avait du blé dans son
grenier, oh! mais du blé! Debout sur le plancher, j'en avais jusqu'au
ventre!»
Les hallucinations du paysan qui, aussi bien que ses traditions, donnent
souvent lieu à des croyances et à des légendes, prouvent que s'il est
généralement privé du sens d'une clairvoyante observation, il a la
faculté extraordinairement poétique de personnifier l'apparence des
choses et d'en saisir le côté merveilleux. Les reflets embrasés du
soleil couchant sous les grands ombrages ont donné naissance à l'homme
de feu ou de fer rouge, ou tout simplement de _bois de vergne_[12], qui
court de tige en tige, brisant ou embrasant. C'est lui qui, dans la
nuit, allume ces terribles incendies où sont dévorées des forêts
entières et dont la cause, trop souvent attribuée à la malveillance,
reste toujours très mystérieuse. Disons, en passant, que la chute des
aérolites peut expliquer bien des choses et que le paysan de nos jours
commence à s'en rendre compte. L'an dernier, une femme de la Berthenoux
tricotait devant sa porte, quand elle vit une lumière à rendre aveugle
et entendit un bruit à rendre sourd. En une minute, sa maison fut en
feu; elle n'eut que le temps de sortir son enfant qui dormait, et vit
brûler sa pauvre demeure avec une rapidité qui tenait du prodige. «Ce
n'était pas, dit-elle, un feu comme un autre; j'ai bien vu quelque chose
tomber du ciel; mais ce n'était pas le feu ordinaire du ciel; l'air
était tranquille et il n'y avait pas d'orage du tout.» Le fait fut
constaté par de nombreux témoins et personne ne songea à accuser la
pauvre femme de s'être vouée au diable ou d'avoir encouru la colère du
ciel. Il y a cent ans, les choses se fussent passées autrement. La
malheureuse eût été maudite et repoussée de tous, ou bien ses voisins
eussent été accusés de sortilège. Il y a deux cents ans, quelqu'un, à
coup sûr, eût été brûlé pour ce fait, soit la victime de l'incendie,
soit le premier passant qui eût éternué de travers au moment du
sinistre.
L'homme de feu est aussi nommé _casseu' de bois_. Il prend diverses
apparences et joue divers rôles, selon les localités. Il n'est pas
toujours flamboyant et incendiaire et se fait entendre plus souvent
qu'il ne se montre. Dans les nuits brumeuses, il frappe à coups
redoublés sur les arbres, et les gardes-forestiers, convaincus qu'ils
ont affaire à d'audacieux voleurs de bois, courent au bruit et
aperçoivent quelquefois le pâle éclair de sa puissante cognée. Mais,
chose étrange, ces grands arbres que l'on entendait crier sous ses coups
et qu'on s'attendait à trouver profondément entaillés, n'en portaient
pas la moindre trace. Le _casseu'_, ou le _coupeu'_, ou le _batteu'_,
car le fantôme porte tous ces noms, est quelquefois le génie protecteur
de la forêt qu'il a prise en affection. Il faut se garder de toucher aux
arbres sur lesquels il a frappé pour avertir de sa prédilection.
On sait que des troncs pourris émane quelquefois une lueur
phosphorescente. Cette lueur, bien réelle et bien visible, a donné lieu
à une foule de prétendues apparitions. J'en ai vu une du plus bel
aspect, et le paysan qui m'accompagnait me raconta l'histoire suivante:
«Un bon curé, qui n'avait crainte d'aucune chose, passait souvent, le
soir, dans les bois, en revenant d'une paroisse voisine où il allait
souper et faire la partie de cartes avec un confrère.
Il voyait toujours, au même endroit, une lueur blanche à laquelle il ne
donnait pas grande attention, bien que son cheval fit, chaque fois, un
petit écart et dressât les oreilles comme s'il eût vu ou senti quelque
chose d'extraordinaire.
Un soir que la lueur lui parut plus vive que de coutume et que son
cheval se montra plus inquiet, le curé résolut d'en avoir le coeur net et
voulut entrer sous bois du côté où la clarté paraissait; mais son cheval
s'en défendit si bien, qu'il y renonça et résolut d'aller voir, au jour,
s'il y avait par là quelque charbonnière mal couverte qui menaçât de
mettre le feu à la futaie.
Il y alla donc le lendemain matin, et ne trouva, à plus d'un quart de
lieue à la ronde, aucune charbonnière allumée ou éteinte, aucune hutte,
aucune trace de feu ni cause de lumière. Il n'y songea plus.
Mais une semaine plus tard, repassant là sur le minuit, il vit un grand
rond de feu blanc qui flambait en travers de son chemin, et son cheval
se cabra et refusa tout-à-fait d'avancer.
Le curé mit pied à terre, prit sa bête par la bride et avança résolument
jusqu'au milieu du feu qui, non-seulement ne le brûla pas, mais ne lui
fit sentir aucune chaleur.
Il en fut si étonné que, parvenu au milieu du cercle, il ne put
s'empêcher d'en rire et de s'écrier: «Ah! par tous les diables, voici la
première fois de ma vie que je rencontre du feu froid.»
Ce bon curé, ayant autrefois servi dans les armées, avait la mauvaise
habitude de mêler quelques jurons à ses paroles, mais sans aucunement
penser à mal.
Il n'eut pas plutôt lâché cette imprudente réflexion, qu'il entendit une
voix _sifflante comme la graisse qui grésille dans une poêle_, et cette
voix, qui semblait venir de dessous terre, disait: «_Si tu veux du feu
chaud, on t'en donnera_.»
A ce coup, le curé sentit la peur lui courir dans les cheveux; mais il
ne perdit pas la tête et répondit fort à propos: «Merci, mon camarade
d'en bas, je n'ai besoin de rien.»
Le feu cessa tout-à-coup et la voix parut se renfoncer sous terre en
murmurant: «_Poltron de curé, va te coucher, va, poltron de curé!_»
Ce défi irrita l'ancien aumônier de régiment. «Poltron de curé! fit-il
avec sa plus grosse voix, poltron de curé! Eh bien! viens donc un peut
t'y frotter, toi, le beau flambeur qui te caches sous la terre?» Et du
bout de son bâton, il fit un grand cercle autour de lui à l'endroit où
il avait vu le cercle de feu blanc, riant toujours en disant: «Tu vois,
je ne veux pas sortir de là, c'est là que je t'attends de pied ferme,
homme ou diable!»
Et comme rien ne paraissait ni ne bougeait, il s'escrima de son bâton,
frappant devant lui, à droite, à gauche, derrière, partout, et, chaque
fois qu'il frappait, il entendait gémir et crier comme si trente diables
invisibles eussent reçu la bonne _trempée_ qu'il leur administrait.
Or, comme ce jeu plaisait à son humeur courageuse, il y _prit goût et
rage_ et battit ainsi le diable une heure durant, jusqu'à ce que les
cris et les plaintes, qui allaient toujours s'amoindrissant, fissent
place à de faibles soupirs et enfin au plus profond silence. Alors le
curé, qui s'était mis tout en sueur, sortit du cercle et alla reprendre
son cheval qui s'était sauvé non loin de là.
Quand il se fut essuyé le front et remis en selle, il reprit le chemin
de son presbytère et jamais plus ne revit la lueur dans le bois.
Mais la veille de la fête des trépassés de la même année, il entendit,
sur le minuit, frapper à sa porte. Il appela son sacristain, qui lui
servait de domestique, et lui dit: On frappe en bas mon garçon. Va donc
voir ce que c'est!
Le sacristain alla ouvrir et revint, disant: Foi d'homme, monsieur le
curé, vous avez rêvé ça, il n'y a personne à la porte.
Le curé se rendormit; mais, entendant frapper pour la seconde fois, il
se réveilla de nouveau. Il appela encore son valet, qui ne faisait que
de se remettre au lit et qui lui jura qu'il se trompait. Pour son
compte, il n'avait rien entendu.
Le curé retournait à son lit, lorsqu'on frappa encore. Jean, dit-il,
es-tu devenus sourd ou si c'est un bruit que j'ai dans les oreilles?
--Vous l'avez au moins dans la tête, monsieur le curé, répondit Jean; je
n'entends rien que l'horloge de l'église qui dit _tic-toc_, et la
chouette qui dit _hou hou_ dans le clocher.
Le curé se figura que c'était peut-être un avertissement du ciel pour
qu'il eût à se mettre en état de grâce avant de mourir. Mais, comme
c'était un homme à vouloir être sûr de son fait, il alluma une lanterne
et descendit ouvrir lui-même.--_Bonne nuit, monsieur le curé_, lui dit
une voix qu'il connaissait, sans qu'il pût voir aucune figure.
--Bonne nuit, père Cadet, répondit le curé sans se déconcerter, et il
referma sa porte, _s'imaginant_ beaucoup en lui-même, car il avait porté
en terre le père Cadet il y avait environ une année.
Il allait remonter l'escalier de sa chambre, quand on frappa encore.
Bon, dit-il, ce pauvre défunt aura oublier de me demander des prières;
il ne faut pas lui en refuser; et il rouvrit la porte, disant: Est-ce
encore vous, père Cadet?
--Non, monsieur le curé, c'est moi, fit une voix de femme; je viens vous
souhaiter une bonne nuit.
--Et à vous pareillement, mère Guite, répondit-il, refermant sa porte;
or, la mère Guite avait été enterrée chrétiennement environ six mois
auparavant.
Mais on frappa encore, et, cette fois, le curé entendit une jeune voix
douce qui lui disait: C'est moi, le petit enfant à la Jeanne Bonnine,
que vous avez baptisé et enterré le même jour de l'été dernier. Je viens
vous souhaiter la bonne nuit, monsieur le curé.
--Par ma foi, dit le curé, vous me la souhaiterez tant, qu'elle sera
nuit blanche. Si vous avez des honnêtetés à me faire, ne pouvez-vous
venir tous ensemble? ce sera plus tôt fini!
Aussitôt le curé vit clairement, devant sa porte, une douzaine de gens
qu'il avait enterrés dans l'année, hommes, femmes, vieux et jeunes: le
père Chaudy, qui était mort en moisson et qui tenait encore sa faucille;
la Jeanne Bonnine, qui était morte en couches et qui tenait son pauvre
nourrisson sur son bras; et ainsi des autres, voir la vieille Guite, qui
était morte de la _grand'peur_ pour avoir vu _l'homme de feu rouge_ lui
faire reproche et menace, un soir qu'elle ramassait du bois mort dans la
taille.
--Ça, mes chers paroissiens, dit le hardi curé, je suis aise de vous
voir debout; êtes-vous toutes en paradis, mes bonnes âmes?
--Nous nous mettons en route sur l'heure, monsieur le curé, répondit la
Jeanne; nous étions en peine et en souffrance pour nos péchés, sous la
garde d'un esprit méchant qui nous faisait danser toutes les nuits sous
les arbres; mais vous nous avez si bien battus dans le bois du Chassin,
que notre compte a été acquitté. Ah! que vous frappez rude, monsieur le
curé! Dieu vous le rende, pour le bien que vous avez fait à nos âmes!
--C'est bien, mes enfants, répondit le curé, Bon voyage et priez pour
moi!
Il s'en alla dormir et jamais n'avait si bien dormi,» dit le narrateur
en finissant.
Le meuneu' de loups
«Cent agneaux vous aurez,
Courant dedans la brande[13];
Belle, avec moi venez,
Cent agneaux vous aurez.
--Les agneaux qu'ous avez
Ont la gueule trop grande;
Sans moi vous garderez
Les agneaux qu'ous avez.»
_Recueilli_ par Maurice SAND.
«Paunay, Saunay, Rosnay, Villiers
Quatre paroisses de sorciers.»
C'est là un dicton du pays de Brenne, et les historiens du Berry
désignent cette région marécageuse comme le pays privilégié des _meneux
de loups et jeteux de sorts_.
La croyance aux meneux de loups est répandue dans toute la France. C'est
le dernier vestige de la légende si longtemps accréditée des
lycanthropes. En Berry, où déjà les contes que l'on fait à nos petits
enfants ne sont plus aussi merveilleux ni aussi terribles que ceux que
nous faisaient nos grand'mères, je ne me souviens pas que l'on m'ait
jamais parlé des hommes-loups de l'antiquité et du moyen-âge. Cependant
on s'y sert encore du mot de _garou_ qui signifie bien, à lui tout seul,
homme-loup; mais on en a perdu le vrai sens. Le loup-garou est un loup
ensorcelé, et les _meneux de loups_ ne sont plus les capitaines de ces
bandes de sorciers qui se changeaient en loups pour dévorer les enfants;
ce sont des hommes savants et mystérieux, de vieux bûcherons ou de
malins gardes-chasse, qui possèdent le _secret_ pour charmer, soumettre,
apprivoiser et conduire les loups véritables.
Je connais plusieurs personnes qui ont rencontré, aux premières clartés
de la lune, au carroi de la Croix-Blanche, le père Soupison, surnommé
_Démonnet_, s'en allant tout seul, à grands pas, et suivi de plus de
trente loups.
Une nuit, dans la forêt de Châteauroux, deux hommes, qui me l'ont
raconté, virent passer sous bois, une grande bande de loups. Ils en
furent très effrayés et montèrent sur un arbre, d'où ils virent ces
animaux s'arrêter à la porte de la hutte d'un bûcheron. Ils
l'entourèrent en poussant des hurlements effroyables. Le bûcheron
sortit, leur parla dans une langue inconnue, se promena au milieu d'eux,
après quoi ils se dispersèrent sans lui faire aucun mal.
Ceci est une histoire de paysan. Mais deux personnes riches, ayant reçu
de l'éducation, gens de beaucoup de sens et d'habileté dans les
affaires, vivant dans le voisinage d'une forêt où elles chassaient fort
souvent, m'ont juré, _sur l'honneur_, avoir vu, étant ensemble, un vieux
garde-forestier, de leur connaissance, s'arrêter à un carrefour écarté
et faire des gestes bizarres. Ces deux personnes se cachèrent pour
l'observer et virent treize loups, dont un énorme alla droit au
_charmeur_ et lui fit des caresses; celui-ci siffla les autres, comme on
siffle des chiens, et s'enfonça avec eux dans l'épaisseur du bois. Les
deux témoins de cette scène étrange n'osèrent l'y suivre et se
retirèrent aussi surpris qu'effrayés.
Ceci me fut raconté si sérieusement que je déclare n'avoir pas d'opinion
sur le fait. J'ai été élevé aux champs et j'ai cru si longtemps à
certaines visions que je n'ai pas eues, mais que j'ai vu subir autour de
moi, que, même aujourd'hui, je ne saurais trop dire où la réalité finit
et où l'hallucination commence. Je sais qu'il y a des dompteurs
d'animaux féroces. Y a-t-il des charmeurs d'animaux sauvages en liberté?
Les deux personnes qui m'ont raconté le fait ci-dessus l'ont-elles rêvé
simultanément, ou le prétendu sorcier avait-il apprivoisé treize loups
pour son plaisir? Ce que je crois fermement, c'est que les deux
narrateurs avaient vu identiquement la même chose et qu'ils
l'affirmaient avec sincérité.
Dans le Morvan, les ménétriers sont meneux de loups. Ils ne peuvent
apprendre la musique qu'en se vouant au diable, et souvent _leur maître_
les bat et leur casse leurs instruments sur le dos, quand ils lui
désobéissent. Les loups de ce pays-là sont aussi les sujets de Satan; ce
ne sont pas de vrais loups. La tradition de la lycanthropie se serait
mieux conservée là que dans le Berry.
Il y a une cinquantaine d'années, les _sonneurs_ de musette et de vielle
étaient encore sorciers dans la vallée Noire. Ils ont perdu cette
mauvaise réputation; mais on raconte encore l'histoire d'un maître
sonneur qui avait tant de talent et menait une conduite si chrétienne,
que le curé de sa paroisse le faisait jouer à la grand'messe durant
l'élévation. Il jouait des airs d'église, ce qui entrait bien dans
l'éducation musicale des ménétriers de ce temps-là, mais ce qui leur
était rarement permis par les curés, à cause de leurs pratiques
secrètes, qui n'étaient pas, disait-on les plus catholiques du monde.
Le grand Julien, de Saint-Août, avait donc ce privilège d'exception, et
«quand il _sonnait_ à la messe, c'était merveille de l'ouïe.», et la
paroisse se faisait honneur de lui.
«Une nuit, comme il revenait de jouer, trois jours durant, à une noce de
campagne, il rencontra, dans la brande, _une musette qui jouait toute
seule_; d'autres disent que _c'était le vent qui en jouait_.
Etonné de voir cette musette toute reluisante d'argent, qui venait à lui
sans qu'aucune personne la fit aller, il s'arrêta et eut peur. La
musette passa à côté de lui, _comme si elle ne le voyait pas_, et
continua de sonner d'une si belle manière que jamais Julien n'avait rien
entendu de pareil, et qu'il se sentit, du coup, tout affolé de jalousie.
Voilà donc qu'au lieu de passer, comme un homme raisonnable, il se
retourne et suit cette cornemuse pour l'écouter et pour tâcher de
retenir l'air qu'elle disait et qu'il était dépité de ne pas savoir.
Il la suivit d'abord d'un peu loin, et puis d'un peu plus près, et puis,
enfin, il s'enhardit jusqu'à sauter dessus et la vouloir prendre; car de
voir un si beau et si bon instrument sans maître, il y avait de quoi
tenter un homme qui faisait son métier de _musiquer_.
Mais la cornemuse _monta en l'air_ et continua de jouer, sans qu'il pût
l'_aveindre_, et il s'en retourna chez lui en grand souci et même en
grand chagrin. Et quand on lui demanda, les jours d'après, pourquoi il
paraissait en peine et malade, il répondait: L'air de la nuit sonne
mieux que moi; ce n'était pas la peine d'apprendre!
On ne sut point ce qu'il voulait dire, mais on l'entendit étudier une
musique nouvelle qui ne ressemblait en rien à celle des autres ni à
celle qu'il avait jouée jusque-là; et, la nuit, il s'en allait tout
seul, _emmy_ la brande, et revenait au petit jour, bien fatigué, mais
jouant de mieux en mieux un air qui paraissait très étrange et que
personne ne pouvait comprendre.
Ceci fut rapporté au curé, qui le fit venir et lui dit: Julien, je sais
que le diable est enragé de poursuivre et de tenter les gens de ton
état; on me dit que tu vas seul, la nuit, dans des endroits _où tu n'as
pas besoin_, et que tu parais tourmenté. Fais attention à toi, Julien;
si tu commences mal, tu finiras mal!
C'était un samedi. Le lendemain était grande fête, il y avait
grand'messe carillonnée, et Julien promit de jouer comme il avait
coutume.
Cependant, le matin, le sacristain vint dire au curé qu'il avait
rencontré Julien dans la brande, jouant d'une manière qui n'était pas
chrétienne, et menant derrière lui plus de trois cents loups qui
s'étaient sauvés à son approche.
Le curé fit encore venir Julien et le questionna. Julien leva les
épaules en disant que le sacristain avait bu.
Et comme, de vrai, le sacristain était _porté sur la boisson_, son dire
ne donna pas grand'crainte à M. le Curé, qui commença de dire et chanter
la messe.
Quand ce fut à l'élévation, Julien commença aussi de jouer sa chanson
d'église; mais, encore qu'il eût peut-être bonne intention de la dire
comme il faut, il ne put jamais _tomber dans l'air_, et ce qu'il joua ne
fut autre que la propre chanson du diable que le vent lui avait apprise.
La chose dérangea M. le Curé, qui, par trois fois, avant de consacrer
l'hostie, s'agita et frappa du pied pour faire taire cette mauvaise
complainte; mais enfin, songeant que Dieu se ferait bien respecter
lui-même, il éleva l'hostie et dit les paroles de la consécration.
Au même moment, la musette à Julien se creva dans ses mains, avec un
bruit comme si l'âme du diable en fût sortie, et il en reçut un si bon
coup dans l'estomac qu'il tomba tout _apiâni_ (tout pâmé) sur le pavé de
l'église.
On l'emporta à son logis, où il fit une grosse maladie. Mais il s'en
retira par la grâce de Dieu et la parole de M. le Curé, qui le fit
renoncer à ses mauvaises pratiques, et à qui il confessa avoir joué pour
les loups de la brande. Depuis lors, il joua chrétiennement et laissa
les loups se promener tout seuls ou en la compagnie des autres sonneurs
damnés.
On dit que ceux-ci lui _firent des peines_ pour avoir _vendu le secret_,
et qu'ils le battirent souvent pour se revenger. Mais il supporta leurs
mauvais traitements par esprit de pénitence et fit une bonne fin,
enseignant la musique de cornemuse à ses enfants, et les détournant d'en
chercher plus long _qu'on n'en doit savoir_.
Le lupeux
Charli l'entendait souvent quand il revenait de casser les pierres sur
la route.--Oui-dà, disait-il à sa femme en rentrant, il me suivait
encore, à ce soir, tout le long du buisson, _lupant_ à la lune; mais
moi, je lui disais en moi-même: _Lupe_ donc tant que tu voudras, tu ne
me feras pas seulement tourner la tête pour te voir.
Maurice SAND.
L'auteur de la _Normandie merveilleuse_, que nous aimons à citer, parle
des _bêtes revenantes_ (c'est ainsi qu'on les appelle en Berry) à propos
du _chien de Monthulé_, qui apparaissait aux habitants de la commune de
Sainte-Croix-sur-Aizier, ne faisant aucun mal aux hommes, mais ne se
laissant jamais approcher ni toucher, et bornant sa malice à tourmenter
si fort les jeunes chiens qu'on n'en pouvait élever aucun dans la
localité. La légende normande dit que ce chien avait appartenu à un
voyageur mystérieux, et qu'il avait été tué par le propriétaire de la
ferme de Monthulé. Son maître le cherchant partout, vint à la ferme, où
on lui jura que l'animal était venu mourir de sa belle mort.--_Si vous
ne dites vrai_, répondit le voyageur, _on le saura bien_! Et il
disparut.
A partir de ce moment, le chien devint fantôme pour tourmenter ses
meurtriers. L'auteur ajoute: «Observez que dans ce conte, une croyance
nouvelle se manifeste; une âme est attribuée à l'animal, puisqu'il
partage avec l'homme la faculté d'apparaître après sa mort.»
Nous avons constaté la même croyance dans notre province. Une vieille
femme de notre village perdit une _ouaille_, une brebis noire, qu'elle
soupçonna un méchant voisin d'avoir fait périr par poison ou maléfice.
La pauvre bête écorchée et mise en terre, la bonne femme dormait,
lorsqu'elle entendit sa chèvre bêler et se démener dans l'étable, comme
si elle était aux prises avec quelque chose d'extraordinaire. Elle se
leva et, ouvrant sa porte, elle vit son ouaille noire qui essayait
d'entrer dans l'étable où elle avait coutume d'être avec la chèvre. La
bonne femme effrayée, rentre chez elle et se barricade; mais la chèvre
continue à se tourmenter. La femme prend courage et retourne voir. Cela
eut lieu par trois fois. Par trois fois elle vit son ouaille essayant
d'entrer, et la chèvre venant jusqu'à la barrière de l'étable pour
l'appeler et la caresser. Mais ce n'était qu'une ombre; la vieille femme
ne put la saisir, et quand la porte de l'étable fut ouverte, la chèvre
sortit, chercha, bêla et rentra, comme si, elle aussi, eût constaté
l'illusion qu'elle venait de subir.
J'ai ouï raconter l'histoire d'une pie qui avait appartenu à la
Grand'Gothe, une des plus fines sorcières de l'endroit. Cette pie avait
appris à parler, et toutes les médisances qu'elle entendait débiter à sa
maîtresse, elle les répétait aux passants en manière d'insulte. Si bien
que des jeunes gens, lassés d'entendre divulguer leurs petits secrets
par cette mauvaise bête, lui tordirent le cou. La Grand'Gothe prédit
qu'on s'en repentirait un jour ou l'autre, et mourut elle-même peu de
temps après.
Personne ne la regretta, non plus que son vieux frère, le père
Grand-Jean, qui n'était pas un mauvais homme, mais qui était si souvent
alité qu'on le voyait et ne le connaissait _quasiment_ plus. Les deux
vieillards et la pie partirent dans la même quinzaine.
Or, le père Grand-Jean avait rempli jusqu'à sa fin, tant bien que mal,
les fonctions de sacristain, qui se bornaient, dans la paroisse
supprimée depuis la Révolution, à tenir chez lui les clefs de l'église
et à sonner l'_Angelus_ trois fois par jour. Cette pratique n'était
nullement obligatoire; mais les habitants ayant l'habitude d'entendre le
son de leur cloche, qui était pour eux une sorte d'horloge, eussent
trouvé mauvais que le sacristain s'en dispensât. Et, comme il était trop
cassé et trop souvent malade pour n'y pas manquer, sa soeur, la
Grand'Gothe, qui se conserva ingambe et verte jusqu'à son dernier jour,
sonnait l'_Angelus_ à sa place quand il ne pouvait sortir du lit. On
prétend qu'elle était si impie que tout en secouant la vieille cloche,
elle débitait et faisait même mille ordures dans l'église, où personne
n'osait la suivre.
Tant il y a que, dans l'intervalle de quelques semaines qui s'écoula
entre la mort du vieux sacristain et la nomination de son successeur, la
cloche sonna d'elle-même non plus trois fois par jour, mais tous les
soirs après le coucher du soleil, sans qu'on vît personne entrer dans
l'église. Seulement, on vit la vieille pie voler dans le clocher, et
comme on doutait que ce fût la même qui avait été tuée et jetée sur le
fumier par les gars du village, on entendit sa petite voix rauque qui
recommençait à raconter tout les secrets d'un chacun et à insulter
hommes et femmes, jeunes et vieux, sans respect ni ménagement. Et l'on
sut par elle bien des choses qui divertissaient les uns et fâchaient les
autres. Le pire, c'est que l'on ne savait comment se débarrasser de
cette mauvaise âme de pie, car de faire dire des messes pour elle, il
n'y fallait point songer. La chose dura jusqu'à ce que le nouveau
sacristain prît possession de l'église, et comme c'était un bon
chrétien, _priant ferme et sonnant dur_, le méchant esprit disparut et
la cloche n'obéit plus qu'à celui qui avait le droit de la faire
chanter.
Naturellement, le souvenir de cette pie fantastique et médisante
réveille en nous celui du _lupeux_, qu'il ne faudra confondre ni avec le
_lupin_, ni avec le _lubin_, ni avec les autres variétés du loup-garou.
Le lupeux est un démon dont la nature n'a jamais été bien définie et
dont _l'apparaissance_ varie suivant les localités. C'est encore au pays
de Brenne qu'il fait sa résidence, dans ces interminables plaines semées
d'étangs immenses qui ont tous leur légende et où vivent les grands
serpents donneurs de fièvres, cousins-germains des _cocadrilles_ que
l'on aperçoit quand les eaux sont basses, mais que l'on ne peut détruire
qu'en desséchant les marécages où ils résident depuis que le monde est
monde.
Un de nos amis, qui parcourait le pays avec un guide, entendit, un soir,
dans le crépuscule, une voix presque humaine et très douce qui, d'un ton
enjoué ou plutôt goguenard, répétait de place en place, autour de lui:
_Ah! ah!_ Il regarda de tous côtés, ne vit rien et dit à son compagnon
de route:--Voilà quelqu'un de bien étonné; est-ce à cause de nous?