George SAND
LÉGENDES RUSTIQUES
A Maurice SAND
_Mon cher fils,
Tu as recueilli diverses traditions, chansons et légendes, que tu as
bien fait, selon moi, d'illustrer; car ces choses se perdent à mesure
que le paysan s'éclaire, et il est bon de sauver de l'oubli qui marche
vite, quelques versions de ce grand poème du _merveilleux_, dont
l'humanité s'est nourrie si longtemps et dont les gens de campagne sont
aujourd'hui, à leur insu, les derniers bardes.
Je veux donc t'aider à rassembler quelques fragments épars de ces
légendes rustiques, dont le fond se retrouve à peu près dans toute la
France, mais auxquelles chaque localité a donné sa couleur particulière
et le cachet de sa fantaisie._
George SAND.
Avant-propos
_Il faudrait trouver un nom à ce poème sans nom de la _fabulosité_ ou
_merveillosité_ universelle, dont les origines remontent à l'apparition
de l'homme sur la terre et dont les versions, multipliées à l'infini,
sont l'expression de l'imagination poétique de tous les temps et de tous
les peuples.
Le chapitre des légendes rustiques sur les esprits et les visions de la
nuit serait, à lui seul, un ouvrage immense. En quel coin de la terre
pourrait-on se réfugier pour trouver l'imagination populaire (qui n'est
jamais qu'une forme effacée ou altérée de quelque souvenir collectif) à
l'abri de ces noires apparitions d'esprits malfaisants qui chassent
devant eux les larves éplorées d'innombrables victimes? Là où règne la
paix, la guerre, la peste ou le désespoir ont passé, terribles, à une
époque quelconque de l'histoire des hommes. Le blé qui pousse a le pied
dans la chair humaine dont la poussière a engraissé nos sillons. Tout
est ruine, sang et débris sous nos pas, et le monde fantastique qui
enflamme ou stupéfie la cervelle du paysan est une histoire inédite des
temps passés. Quand on veut remonter à la cause première des formes de
sa fiction, on la trouve dans quelque récit tronqué et défiguré, où
rarement on peut découvrir un fait avéré et consacré par l'histoire
officielle. Le paysan est donc, si l'on peut ainsi dire, le seul
historien qui nous reste des temps anté-historiques. Honneur et profit
intellectuel à qui se consacrerait à la recherche de ces traditions
merveilleuses de chaque hameau qui, rassemblées ou groupées, comparées
entre elles et minutieusement disséquées, jetteraient peut-être de
grandes lueurs sur la nuit profonde des âges primitifs.
Mais ceci serait l'ouvrage et le voyage de toute une vie, rien que pour
explorer la France. Le paysan se souvient encore des récits de son
aïeule, mais le faire parler devient chaque jour plus difficile. Il sait
que celui qui l'interroge ne croit plus, et il commence à sentir une
sorte de fierté, à coup sûr estimable, qui se refuse à servir de jouet à
la curiosité. D'ailleurs, on ne saurait trop avertir les faiseurs de
recherches que les versions d'une même légende sont innombrables, et que
chaque clocher, chaque famille, chaque chaumière a la sienne. C'est le
propre de la littérature orale que cette diversité. La poésie rustique,
comme la musique rustique, compte autant d'arrangeurs que d'individus.
J'aime trop le merveilleux pour être autre chose qu'un ignorant de
profession. D'ailleurs, je ne dois pas oublier que j'écris le texte d'un
album consacré à un choix de légendes recueillies sur place, et je
m'efforcerai de rassembler, parmi mes souvenirs du jeune âge,
quelques-uns des récits qui complètent la définition de certains types
fantastiques communs à toute la France. C'est dans un coin du Berry, où
j'ai passé ma vie, que je serai forcé de localiser mes légendes, puisque
c'est là, et non ailleurs, que je les ai trouvées. Elles n'ont pas la
grande poésie de chants bretons, où le génie et la foi de la vieille
Gaule ont laissé des empreintes plus nettes que partout ailleurs. Chez
nous, ces réminiscences sont plus vagues plus voilées. Le merveilleux de
nos provinces centrales a plus d'analogie avec celui de la Normandie,
dont une femme érudite, patiente et consciencieuse a tracé un tableau
complet[1].
Cependant l'esprit gaulois a légué à toutes nos traditions rustiques de
grands traits et une couleur qui se rencontrent dans toute la France, un
mélange de terreur et d'ironie, une bizarrerie d'invention
extraordinaire jointe à un symbolisme naïf qui atteste le besoin du vrai
moral au sein de la fantaisie délirante.
Le Berry, couvert d'antiques débris des âges mystérieux, de tombelles,
de dolmens, de menhirs, et de _mardelles[2]_, semble avoir conservé dans
ses légendes, des souvenirs antérieurs au culte des Druides: peut-être
celui des Dieux Kabyres que nos antiquaires placent avant l'apparition
des Kimris sur notre sol. Les sacrifices de victimes humaines semblent
planer, comme une horrible réminiscence, dans certaines visions. Les
cadavres ambulants, les fantômes mutilés, les hommes sans tête, les bras
ou les jambes sans corps, peuplent nos landes et nos vieux chemins
abandonnés.
Puis viennent les superstitions plus arrangées du moyen-âge, encore
hideuses, mais tournant volontiers au burlesque; les animaux impossibles
dont les grimaçantes figures se tordent dans la sculpture romane ou
gothique des églises, ont continué d'errer vivantes et hurlantes autour
des cimetières ou le long des ruines. Les âmes des morts frappent à la
porte des maisons. Le sabbat des vices personnifiés, des diablotins
étranges, passe, en sifflant, dans la nuée d'orage. Tout le passé se
ranime, tous les êtres que la mort a dissous, les animaux mêmes,
retrouvent la voix, le mouvement et l'apparence; les meubles, façonnés
par l'homme et détruits violemment, se redressent et grincent sur leurs
pieds vermoulus. Les pierres mêmes se lèvent et parlent au passant
effrayé; les oiseaux de nuit lui chantent, d'une voix affreuse, l'heure
de la mort qui toujours fauche et toujours passe, mais qui ne semble
jamais définitive sur la face de la terre, grâce à cette croyance en
vertu de laquelle tout être et toute chose protestent contre le néant
et, réfugiés dans la région du merveilleux, illuminent la nuit de
sinistres clartés ou peuplent la solitude de figures flottantes et de
paroles mystérieuses._
George SAND.
Quiconque voudra faire un travail sérieux et savant sur le centre de la
Gaule, devra consulter les excellents travaux de M. Raynal, l'historien
du Berry, le texte des _Esquisses pittoresques_ de MM. de La Tremblays
et de La Villegille, les recherches de M. Laisnel de La Salle sur
quelques locutions curieuses, etc.
G.S.
Les Pierres-Sottes ou Pierres-Caillasses
«Quand nous vînmes à passer au long des pierres, dit Germain, il était
environ la minuit. Tout d'un coup, voilà qu'elles nous regardent _avec
des yeux_. Jamais, de jour, nous n'avions vu ça, et pourtant, nous
avions passé là plus de cent fois. Nous en avons eu la fièvre de peur,
plus de trois mois encore après moisson.»
Maurice SAND.
Au beau milieu des plaines calcaires de la vallée Noire, on voit se
creuser brusquement une zone jonchée de magnifiques blocs de granit.
Sont-ils de ceux que l'on doit appeler _erratiques_, à cause de leur
apparition fortuite dans des régions où ils n'ont pu être amenés que par
les eaux diluviennes des âges primitifs? Se sont-ils, au contraire,
formés dans les terrains où on les trouve accumulés? Cette dernière
hypothèse semble être démentie par leur forme; ils sont presque tous
arrondis, du moins sur une de leurs faces, et ils présentent l'aspect de
gigantesques galets roulés par les flots.
Il n'y a pourtant là maintenant que de charmants petits ruisseaux,
pressés et tordus en méandres infinis par la masse de ces blocs; ces
riantes et fuyardes petites naïades murmurent, à demi-voix et par
bizarres intervalles, des phrases mystérieuses dans une langue inconnue.
Ailleurs, les eaux rugissent, chantent ou gazouillent. Là elles parlent,
mais si discrètement que l'oreille attentive des sylvains peut seule les
comprendre. Dans les creux où leurs minces filets s'amassent, il y a
quelquefois des silences; puis quand la petite cave est remplie, le trop
plein s'élance et révèle, en quelques paroles précipitées, je ne sais
quel secret que les fleurs et les herbes, agitées par l'air qu'elles
refoulent, semblent saisir et saluer au passage.
Plus loin, ces eaux s'engouffrent et se perdent sous les blocs entassés:
Et là, profonde,
Murmure une onde
Qu'on en voit pas.
Sur ces roches humides, croissent les plantes également étrangères au
sol de la contrée. La ményanthe, cette blanche petite hyacinthe frisée
et dentelée, dont la feuille est celle du trèfle; la digitale pourprée,
tachetée de noir et de blanc, comme les granits où elle se plaît; la
_rosée du soleil_ (rosea solis); de charmants saxifrages, et une variété
de lierre à petites feuilles, qui trace sur les blocs gris, de
gracieuses arabesques où l'on croit lire des chiffres mystérieux.
Autour de ce sanctuaire croissent des arbres magnifiques, des hêtres
élancés et des châtaigniers monstrueux. C'est dans un de ces bois
ondulés et semés de roches libres, comme celles de la forêt de
Fontainebleau, que je trouvai, une année, la végétation splendide et
l'ombre épaisse au point que le soleil, en plein midi, tamisé par le
feuillage, ne faisait plus pénétrer sur les tiges des arbres et sur les
terrains moussus que des tons froids semblables à la lumière verdâtre de
la lune.
Il n'est pas un coin de la France où les grosses pierres ne frappent
vivement l'imagination du paysan, et quand de certaines légendes s'y
attachent, vous pouvez être certain, quelle que soit l'hésitation des
antiquaires, que le lieu a été consacré par le culte de l'ancienne
Gaule.
Il y a aussi des noms qui, en dépit de la corruption amenée par le
temps, sont assez significatifs pour détruire les doutes. Dans une
certaine localité de la Brenne on trouve le nom très bien conservé des
_Druiders_. Ailleurs, on trouve les _durders_, à Crevant les
_Dorderins_. C'est un semis de ces énormes galets granitiques au sommet
d'un monticule conique. Le plus élevé est un champignon dressé sur de
petits supports. Ce pourrait être un jeu de la nature, mais ce ne serait
pas une raison pour que cette pierre n'eût pas été consacrée par les
sacrifices. D'ailleurs elle s'appelle le _grand Dorderin_. C'est comme
si l'on disait, le grand autel des Druides.
Un peu plus loin, sur le revers d'un ravin inculte et envahi par les
eaux, s'élèvent les _parelles_. Cela signifie-t-il _pareilles,
jumelles_, ou le mot vient-il de _patres_, comme celui de _marses_ ou
_martes_ vient de _matres_ selon nos antiquaires[3]? Ces _parelles_ ou
_patrelles_ sont deux masses à peu près identiques de volume et de
hauteur, qui se dressent, comme deux tours, au bord d'une terrasse
naturelle d'un assez vaste développement. Leur base repose sur des
assises plus petites. J'y ai trouvé une scorie de mâche-fer, qui m'a
donné beaucoup à penser. Ce lieu est loin de toute habitation et n'a
jamais pu en voir asseoir aucune sur ses aspérités aux fonds inondés.
Qu'est-ce qu'une scorie de forge venait faire sous les herbes, dans ce
désert où ne vont pas même les troupeaux? Il y avait donc eu là un foyer
intense, peut-être une habitude de sacrifices?
J'ai parlé de ce lieu parce qu'il est à peu près inconnu. Nos histoires
du Berry n'en font mention que pour le nommer et le ranger
hypothétiquement et d'une manière vague parmi les monuments celtiques.
Il est cependant d'un grand intérêt aux points de vue minéralogique,
historique, pittoresque et botanique.
A une demi-lieue de là on voyait encore, il y a quelques années, le
_trou aux Fades_ (la _grotte aux Fées_), que le propriétaire d'un champ
voisin a jugé à propos d'ensevelir sous les terres, pour se préserver
apparemment des malignes influences de ces _martes_. C'était une
habitation visiblement taillée dans le roc et composée de deux chambres,
séparées par une sorte de cloison à jour. Les paysans croyaient voir,
dans un enfoncement arrondi, le four où ces anachorètes faisaient cuire
leur pain. Toutefois, cet ermitage n'avait pas été consacré par le
séjour de bonnes âmes chrétiennes. Autrement la dévotion s'en fut
emparée comme partout ailleurs, pour y établir des pèlerinages et y
poser, tout au moins, une image bénite. Loin de là; c'était un _mauvais
endroit_, où l'on se gardait bien de passer. Aucun sentier n'était tracé
dans les ronces; les paysans vous disaient que les fades étaient des
_femmes sauvages_ de l'ancien temps, et qu'elles faisaient manger les
enfants par des louves blanches.
Pourquoi l'antique renommée des prêtresses gauloises est-elle, selon les
localités, tantôt funeste, et tantôt bénigne? On sait qu'il y a eu
différents cultes successivement vainqueurs les uns des autres, avant et
l'on dit même l'occupation romaine. Là où les antiques prêtresses sont
restées des génies tutélaires, on peut être bien sûr que la croyance
était sublime; là où elles ne sont plus que des goules féroces, le culte
a dû être sanguinaire. Les _martes_, que nous avons nommées à propos des
_fades_, sont des esprits mâles et femelles. Dans les rochers où se
précipite le torrent de la _Porte-feuille_, près de
Saint-Benoît-de-Sault, elles apparaissent sous les deux formes et, à
quelque sexe qu'elles appartiennent, elles sont également redoutables.
Mâles, elles sont encore occupées à relever les dolmens et menhirs épars
sur les collines environnantes; femelles, elles courent, les cheveux
flottants jusqu'aux talons, les seins pendants jusqu'à terre, après les
laboureurs qui refusent d'aider à leurs travaux mystérieux. Elles les
frappent et les torturent jusqu'à leur faire abandonner en plein jour la
charrue et l'attelage. Une cascade très pittoresque au milieu de rochers
d'une forme bizarre, s'appelle l'_Aire aux Martes_[4]. Quand les eaux
sont basses, on voit les ustensiles de pierre qui servent à leur
cuisine. Leurs _hommes_ mettent la table, c'est-à-dire la pierre du
dolmen sur ses assises. Quant à elles, elles essaient follement, vains
et fantasques esprits qu'elles sont, d'allumer du feu dans la cascade de
Montgarnaud et d'y faire bouillir leur marmite de granit. Furieuses
d'échouer sans cesse, elles font retentir les échos de cris et
d'imprécations. N'est-ce pas là l'histoire figurée d'un culte renversé,
qui a fait de vains efforts pour se relever?
Dans la plaine de notre _Fromental_, rien n'est resté de ces traditions
symboliques. Seulement quelques pierres isolées dans la région
intermédiaire du calcaire au granit, sont regardées de travers par les
passants attardés. Ces pierres prennent figure et font des grimaces plus
ou moins menaçantes, selon que les regards curieux des profanes leur
déplaisent plus ou moins. On dit qu'elles parleraient bien si elles
pouvaient, et que même les _sorciers fins_, c'est-à-dire très savants,
peuvent les forcer à dire _bonsoir_. Mais elles sont si têtues et si
bornées qu'on n'a jamais pu leur en apprendre davantage. Quelquefois on
passe auprès d'elles sans les voir; c'est qu'en réalité, dit-on, elles
n'y sont plus. Elles ont été faire un tour de promenade, et il faut vite
s'éloigner le plus possible du chemin qu'elles doivent prendre pour
revenir à leur place accoutumée. On ne dit pas si, comme les peulvans
bretons, elles vont boire à quelque eau du voisinage. Tant il y a
quelles sont aussi bêtes que méchantes, car elles se trompent
quelquefois de gîte, et des gens qui les ont vues un soir couchées sur
une lande aride les revoient le lendemain, à la même heure, debout dans
un champ ensemencé. Elles y font du dommage et crèvent brutalement les
clôtures. Mais le plus prudent est de ne pas avertir le propriétaire
car, outre qu'il lui serait bien impossible d'enlever ces masses
inertes, «quand même il y mettrait douze paires de boeufs», il se
pourrait bien qu'elles prissent fantaisie de l'écraser. D'ailleurs elles
sont condamnées à retourner dans leur endroit; si elles n'ont pas assez
de mémoire pour le retrouver tout de suite, c'est tant pis pour elles:
elles erreront un an, s'il le faut, en courant _sur leur tranche_, ce
qui les fatigue beaucoup, et il leur est défendu de se reposer autrement
que debout, tant qu'elles n'ont pas regagné le lieu où elles ont
permission de se coucher.
Nous avons vu quelquefois de ces pierres appelées _pierres-caillasses_
ou _pierres-sottes_. Ce sont de vraies pierres de calcaire caverneux,
dont les trous nombreux et irréguliers donnent facilement l'idée de
figures monstrueuses. Quand les inspecteurs des routes les rencontrent à
leur portée, ils les font briser et _elles n'ont que ce qu'elles
méritent_.
Nous le voulons bien, quoique ces pauvres pierres ne nous aient jamais
fait de mal. Cependant on assure que si on ne se dépêche de les briser
et de les employer, elles quittent le bord du chemin où on les a rangées
et se mettent, de nuit, tout en travers du passage, pour faire abattre
les chevaux et verser les voitures. Moralité: le voiturier ne doit pas
se coucher et s'endormir sur sa charrette.
Quant à vous, esprits forts, qui demandez pourquoi cette grosse pierre
se trouve dans telle haie ou sur le bord de tel fossé, si l'on vous
répond d'un air mystérieux: _Oh! elle n'est pas pour rester là!_ Sachez
ce que parler veut dire, et ne vous amusez pas à la regarder: vous
pourriez la mettre de mauvaise humeur contre vous et la retrouver, le
lendemain, dans votre jardin, tout au beau milieu de vos cloches à
melons ou de vos plates-bandes de fleurs.
Les Demoiselles
J'en viyons[5] une, j'en viyons deux,
Que n'aviant ni bouches ni z'yeux;
J'en viyons trois, j'en viyons quatre,
Je les ârions bien voulu battre.
J'en viyons cinq, j'en viyons six
Qui n'aviant pas les reins bourdis[6]
Darrier s'en venait la septième,
J'avons jamais vu la huitième.
Ancien couplet recueilli par Maurice SAND.
Les _Demoiselles_ du Berry nous paraissent cousines des _Milloraines_ de
Normandie, que l'auteur de la _Normandie merveilleuse_ décrit comme des
êtres d'une taille gigantesque. Elles se tiennent immobiles et leur
forme, trop peu distincte, ne laisse reconnaître ni leurs membres ni
leur visage. Lorsqu'on s'approche, elles prennent la fuite par une
succession de bonds irréguliers très rapides.
Les _demoiselles_ ou _filles blanches_ sont de tous les pays. Je ne les
crois pas d'origine gauloise, mais plutôt française du moyen-âge. Quoi
qu'il en soit, je rapporterai une des légendes les plus complètes que
j'aie pu recueillir sur leur compte.
Un gentilhomme du Berry, nommé Jean de La Selle, vivait, au siècle
dernier, dans un castel situé au fond des bois de Villemort. Le pays,
triste et sauvage, s'égaye un peu à la lisière des forêts, là où le
terrain sec, plat et planté de chênes, s'abaisse vers des prairies que
noient une suite de petits étangs assez mal entretenus aujourd'hui.
Déjà, au temps dont nous parlons, les eaux séjournaient dans les prés de
M. de La Selle, le bon gentilhomme n'ayant pas grand bien pour faire
assainir ses terres. Il en avait une assez grande étendue, mais de
chétive qualité et de petit rapport.
Néanmoins, il vivait content, grâce à des goûts modestes et à un
caractère sage et enjoué. Ses voisins le recherchaient pour sa bonne
humeur, son grand sens et sa patience à la chasse. Les paysans de son
domaine et des environs le tenaient pour un homme d'une bonté
extraordinaire et d'une rare délicatesse. On disait de lui que plutôt
que de faire tort d'un fétu à un voisin, quel qu'il fût, il se
laisserait prendre sa chemise sur le corps et son cheval entre les
jambes.
Or, il advint qu'un soir, M. de La Selle ayant été à la foire de la
Berthenoux pour vendre une paire de boeufs, revenait par la lisière du
bois, escorté par son métayer, le grand Luneau, qui était un homme fin
et entendu, et portant, sur la croupe maigre de sa jument grise, la
somme de six cents livres en grands écus plats à l'effigie de Louis XIV.
C'était le prix des bestiaux vendus.
En bon seigneur de campagne qu'il était, M. de La Selle avait dîné sous
la ramée, et comme il n'aimait point à boire seul, il avait fait asseoir
devant lui le grand Luneau et lui avait versé le vin de crû sans
s'épargner lui-même, afin de le mettre à l'aise en lui donnant
l'exemple. Si bien que le vin, la chaleur et la fatigue de la journée
et, par-dessus tout cela, le trot cadencé de la grise avaient endormi M.
de La Selle, et qu'il arriva chez lui sans trop savoir le temps qu'il
avait marché ni le chemin qu'il avait suivi. C'était l'affaire de Luneau
de le conduire, et Luneau l'avait bien conduit, car ils arrivaient sains
et saufs; leurs chevaux n'avaient pas un poil mouillé. Ivre, M. de La
Selle ne l'était point. De sa vie, on ne l'avait vu hors de sens. Aussi
dès qu'il se fut débotté, il dit à son valet de porter sa valise dans sa
chambre, puis il s'entretint fort raisonnablement avec le grand Luneau,
lui donna le bonsoir et s'alla coucher sans chercher son lit. Mais le
lendemain, lorsqu'il ouvrit sa valise pour y prendre son argent, il n'y
trouva que de gros cailloux et, après de vaines recherches, force lui
fut de constater qu'il avait été volé.
Le grand Luneau, appelé et consulté, jura _sur son chrême et son
baptême_, qu'il avait vu l'argent bien compté dans la valise, laquelle
il avait chargée et attachée lui-même sur la croupe de la jument. Il
jura aussi sur _sa foi et sa loi_, qu'il n'avait pas quitté son maître
de _l'épaisseur d'un cheval_, tant qu'ils avaient suivi la grand'route.
Mais il confessa qu'une fois entré dans le bois, il s'était senti un peu
lourd, et qu'il avait pu dormir sur sa bête environ l'espace d'un quart
d'heure. Il s'était vu tout d'un coup auprès de la
_Gâgne-aux-Demoiselles_ et, depuis ce moment, il n'avait plus dormi et
n'avait pas rencontré figure de chrétien.
--Allons, dit M. de La Selle, quelque voleur se sera moqué de nous.
C'est ma faute encore plus que la tienne, mon pauvre Luneau, et le plus
sage est de ne point se vanter. Le dommage n'est que pour moi, puisque
tu ne partages point dans la vente du bétail. J'en saurai prendre mon
parti, encore que la chose me gêne un peu. Cela m'apprendra à ne plus
m'endormir à cheval.
Luneau voulut en vain porter ses soupçons sur quelques braconniers
besogneux de l'endroit.--Non pas, non pas, répondit le brave hobereau;
je ne veux accuser personne. Tous les gens du voisinage sont d'honnêtes
gens. N'en parlons plus. J'ai ce que je mérite.
--Mais peut-être bien que vous m'en voulez un peu, notre maître...
--Pour avoir dormi? Non, mon ami; si je t'eusse confié la valise, je
suis sur que tu te serais tenu éveillé. Je ne m'en prends qu'à moi, et
ma foi, je ne compte pas m'en punir par trop de chagrin. C'est assez
d'avoir perdu l'argent, sauvons la bonne humeur et l'appétit.
--Si vous m'en croyez, pourtant, notre maître, vous feriez fouiller la
_Gâgne-aux-Demoiselles_.
--La _Gâgne-aux-Demoiselles_ est une fosse herbue qui a bien un
demi-quart de lieue de long; ce ne serait pas une petite affaire de
remuer toute cette vase, et d'ailleurs qu'y trouverait-on? Mon voleur
n'aura pas été si sot que d'y semer mes écus!
--Vous direz ce que vous voudrez, notre maître, mais le voleur n'est
peut-être pas fait comme vous penser!
--Ah! Ah! mon grand Luneau, toi aussi tu crois que les _demoiselles_
sont des esprits malins qui se plaisent à jouer de mauvais tours!
--Je n'en sais rien, notre maître, mais je sais bien qu'étant là un
matin, _devant jour_, avec mon père, nous les vîmes comme je vous vois;
mêmement que, rentrant à la maison bien épeurés, nous n'avions plus ni
chapeaux, ni bonnets sur nos têtes, ni chaussures à nos pieds, ni
couteaux dans nos poches. Elles sont malignes, allez! Elles ont l'air de
se sauver, mais, sans vous toucher, elles vous font perdre tout ce
qu'elles peuvent et en profitent, car on ne le retrouve jamais. Si
j'étais de vous, je ferais assécher tout ce marécage. Votre pré en
vaudra mieux et les _demoiselles_ auraient bientôt délogé; car il est à
la connaissance de tout homme de bon sens qu'elles n'aiment point le sec
et qu'elles s'envolent de mare en mare et d'étang en étang, à mesure
qu'on leur ôte le brouillard dont elles se nourrissent.
--Mon ami Luneau, répondit M. de La Selle, dessécher le marécage serait,
à coup sûr, une bonne affaire pour le pré. Mais, outre qu'il y faudrait
les six cents livres que j'ai perdues, j'y regarderais encore à deux
fois avant de déloger les _demoiselles_. Ce n'est pas que j'y croie
précisément, ne les ayant jamais vues, non plus qu'aucun autre farfadet
de même étoffe; mais mon père y croyait un peu, et ma grand-mère y
croyait tout à fait. Quand on en parlait, mon père disait: «Laissez les
_demoiselles_ tranquilles; elles n'ont jamais fait de mal à moi ni à
personne.» et ma grand-mère disait: «Ne tourmentez et ne conjurez jamais
les _demoiselles_; leur présence est un bien dans une terre, et leur
protection est un porte-bonheur pour une famille.»
--Pas moins, reprit le grand Luneau en hochant la tête, elles ne vous
ont point garé des voleurs!
Environ dix ans après cette aventure, M. de La Selle revenait de la même
foire de la Berthenoux, rapportant sur la même jument grise, devenue
bien vieille, mais trottant encore sans broncher, une somme équivalente
à celle qui lui avait été si singulièrement dérobée. Cette fois, il
était seul, le grand Luneau étant mort depuis quelques mois; et notre
gentilhomme ne dormait pas à cheval, ayant abjuré et définitivement
perdu cette fâcheuse habitude.
Lorsqu'il fut à la lisière du bois, le long de la
_Gâgne-aux-Demoiselles_, qui est située au bas d'un talus assez élevé et
tout couvert de buissons, de vieux arbres et de grandes herbes sauvages,
M. de La Selle fut pris de tristesse en se rappelant son pauvre métayer,
qui lui faisait bien faute, quoique son fils Jacques, grand et mince
comme lui, comme lui fin et avisé, parût faire son possible pour le
remplacer. Mais on ne remplace pas les vieux amis, et M. de La Selle se
faisait vieux lui-même.
Il eut des idées noires; mais sa bonne conscience les eut bientôt
dissipées, et il se mit à siffler un air de chasse, en se disant que, de
sa vie et de sa mort, il en serait ce que Dieu voudrait.
Comme il était à peu près au milieu de la longueur du marécage, il fut
surpris de voir une forme blanche, que jusque-là il avait prise pour un
flocon de ces vapeurs dont se couvrent les eaux dormantes, changer de
place, puis bondir et s'envoler en se déchirant à travers les branches.
Une seconde forme plus solide sortit des joncs et suivit la première en
s'allongeant comme une toile flottante; puis une troisième, puis une
autre et encore une autre; et, à mesure qu'elles passaient devant
Monsieur de La Selle, elles devenaient si visiblement des personnages
énormes, vêtus de longues jupes, pâles, avec des cheveux blanchâtres
traînant plutôt que voltigeant derrière elles, qu'il ne put s'ôter de
l'esprit que c'étaient là les fantômes dont on lui avait parlé dans son
enfance. Alors, oubliant que sa grand-mère lui avait recommandé, s'il
les rencontrait jamais, de faire comme s'il ne les voyait pas, il se mit
à les saluer, en homme bien appris qu'il était. Il les salua toutes, et
quand ce vint à la septième, qui était la plus grande et la plus
apparente, il ne put s'empêcher de lui dire: _Demoiselle, je suis votre
serviteur_.
Il n'eut pas plutôt lâché cette parole, que la grande demoiselle se
trouva en croupe derrière lui, l'enlaçant de deux bras froids comme
l'aube, et que la vieille grise, épouvantée, prit le galop, emportant M.
de La Selle à travers le marécage.
Bien que fort surpris, le bon gentilhomme ne perdit point la tête. «Par
l'âme de mon père, pensa-t-il, je n'ai jamais fait de mal, et nul esprit
ne peut m'en faire,» Il soutint sa monture et la força de se dépêtrer de
la boue où elle se débattait, tandis que la _grand'demoiselle_
paraissait essayer de la retenir et de l'envaser.
M. de La Selle avait des pistolets dans ses fontes, et l'idée lui vint
de s'en servir; mais, jugeant qu'il avait affaire à un être surnaturel
et se rappelant d'ailleurs que ses parents lui avaient recommandé de ne
point offenser les _demoiselles de l'eau_, il se contenta de dire avec
douceur à celle-ci: «Vraiment, belle dame, vous devriez me laisser
passer mon chemin, car je n'ai point traversé le vôtre pour vous
contrarier, et si je vous ai saluée, c'est par politesse et non par
dérision. Si vous souhaitez des prières ou des messes, faites connaître
votre désir, et, foi de gentilhomme, vous en aurez!»
Alors, M. de La Selle entendit au-dessus de sa tête une voix étrange qui
disait: «Fais dire trois messes pour l'âme du grand Luneau et va en
paix!»
Aussitôt la figure du fantôme s'évanouit, la grise redevint docile et M.
de La Selle rentra chez lui sans obstacle.
Il pensa alors qu'il avait eu une vision; il n'en commanda pas moins les
trois messes. Mais quelle fut sa surprise lorsqu'en ouvrant sa valise,
il y trouva, outre l'argent qu'il avait reçu à la foire, les six cents
livres tournois en écus plats, à l'effigie du feu roi.
On voulut bien dire que le grand Luneau, repentant à l'heure de la mort,
avait chargé son fils Jacques de cette restitution, et que celui-ci,
pour ne pas entacher la mémoire de son père, en avait chargé les
demoiselles... M. de La Selle ne permit jamais un mot contre la probité
du défunt, et quand on parlait de ces choses sans respect en sa
présence, il avait coutume de dire: «L'homme ne peut pas tout expliquer.
Peut-être vaut-il mieux pour ici être sans reproche que sans croyance.»
Les Laveuses de nuit ou Lavandières
A la pleine lune, on voit, dans le chemin de la _Font de Fonts_
(Fontaine des Fontaines), d'étranges laveuses; ce sont les spectres des
mauvaises mères qui ont été condamnées à laver, jusqu'au jugement
dernier, les langes et les cadavres de leurs victimes.
Maurice SAND.
Voici, selon nous, la plus sinistre des visions de la peur. C'est aussi
la plus répandue; je crois qu'on la retrouve en tous pays.
Autour des mares stagnantes et des sources limpides, dans les bruyères
comme au bord des fontaines ombragées dans les chemins creux, sous les
vieux saules comme dans la plaine brûlée du soleil, on entend, durant la
nuit, le battoir précipité et le clapotement furieux des lavandières
fantastiques. Dans certaines provinces, on croit qu'elles évoquent la
pluie et attirent l'orage en faisant voler jusqu'aux nues, avec leur
battoir agile, l'eau des sources et des marécages. Il y a ici confusion.
L'évocation des tempêtes est le monopole des sorciers connus sous le nom
de _meneux de nuées_. Les véritables lavandières sont les âmes des mères
infanticides. Elles battent et tordent incessamment quelque objet qui
ressemble à du linge mouillé, mais qui, vu de près, n'est qu'un cadavre
d'enfant. Chacune a le sien ou les siens, si elle a été plusieurs fois
criminelle. Il faut se bien garder de les observer ou de les déranger
car, eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles
vous saisiraient, vous battraient dans l'eau et vous tordraient ni plus
ni moins qu'une paire de bas.
Nous avons entendu souvent le battoir des laveuses de nuit résonner dans
le silence autour des mares désertes. C'est à s'y tromper. C'est une
espèce de grenouille qui produit ce bruit formidable. Mais c'est bien
triste d'avoir fait cette puérile découverte et de ne plus pouvoir
espérer l'apparition des terribles sorcières, tordant leurs haillons
immondes, dans la brume des nuits de novembre, à la pâle clarté d'un
croissant blafard reflété par les eaux.
Cependant, j'ai eu l'émotion d'un récit sincère et assez effrayant sur
ce sujet.
Un mien ami, homme de plus d'esprit que de sens, je dois l'avouer, et
pourtant d'un esprit éclairé et cultivé, mais je dois encore l'avouer,
enclin à laisser sa raison _dans les pots_; très brave en face des
choses réelles, mais facile à impressionner et nourri, dès l'enfance,
des légendes du pays, fit deux rencontres de lavandières qu'il ne
racontait qu'avec répugnance et avec une expression de visage qui
faisait passer un frisson dans son auditoire.
Un soir, vers onze heures, dans une _traîne_ charmante qui court en
serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du
ravin d'Urmont, il vit, au bord d'une source, une vieille qui lavait et
tordait en silence.
Quoique cette jolie fontaine soit mal famée, il ne vit rien là de
surnaturel et dit à cette vieille: «Vous lavez bien tard, la mère!»
Elle en répondit point. Il la crut sourde et approcha. La lune était
brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit alors
distinctement les traits de la vieille: elle lui était complètement
inconnue, et il en fut étonné, parce qu'avec sa vie de cultivateur, de
chasseur et de flâneur dans la campagne, il n'y avait pas pour lui de
visage inconnu, à plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta
lui-même ses impressions en face de cette laveuse singulièrement
attardée:
«Je ne pensai à la légende que lorsque j'eus perdu cette femme de vue.
Je n'y pensais pas avant de la rencontrer. Je n'y croyais pas et je
n'éprouvais aucune méfiance en l'abordant. Mais, dès que je fus auprès
d'elle, son silence, son indifférence à l'approche d'un passant, lui
donnèrent l'aspect d'un être absolument étranger à notre espèce. Si la
vieillesse la privait de l'ouïe et de la vue, comment était-elle venue
de loin toute seule laver, à cette heure insolite, à cette source glacée
où elle travaillait avec tant de force et d'activité? Cela était au
moins digne de remarque; mais ce qui m'étonna encore plus, c'est ce que
j'éprouvai en moi-même. Je n'eus aucun sentiment de peur, mais une
répugnance, un dégoût invincibles. Je passai mon chemin sans qu'elle
détournât la tête. Ce ne fut qu'en arrivant chez moi que je pensai aux
sorcières des lavoirs, et alors j'eus très peur, j'en conviens
franchement, et rien au monde ne m'eut décidé à revenir sur mes pas.»
Une autre fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers
deux heures du matin. Il venait de Linières, où il assure qu'il n'avait
ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir. Il était seul,
en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied
à terre à une montée, et se trouva au bord de la route, près d'un fossé
où trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande
vigueur, sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans
aboyer. Il passa lui-même sans trop regarder. Mais à peine eut-il fait
quelques pas, qu'il entendit marcher derrière lui, et que la lune
dessina à ses pieds une ombre très allongée. Il se retourna et vit une
des femmes qui le suivait. Les deux autres venaient à quelque distance
comme pour appuyer la première.
«Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières maudites, mais j'eus
une autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d'une taille
si élevée, et celle qui me suivait de près avait tellement les
proportions, la figure et la démarche d'un homme, que je ne doutai pas
un instant d'avoir affaire à de mauvais plaisants de village, mal
intentionnés peut-être. J'avais une bonne trique à la main, je me
retournai en disant: Que voulez-vous?
Je ne reçus point de réponse, et ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas
de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon
cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable
sur les talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin
plaisir de me tenir sous le coup d'une provocation. Je tenais toujours
mon bâton, prêt à lui casser la mâchoire au moindre attouchement, et
j'arrivai ainsi à mon cabriolet avec mon poltron de chien qui ne disait
mot et qui y sauta avec moi. Je me retournai alors et, quoique j'eusse
entendu, jusque-là, des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté
de la mienne, je ne vis personne. Seulement je distinguai, à trente pas
environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, les trois
grandes diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur
le bord du fossé. Leur silence, contrastant avec ces bonds échevelés,
les rendait encore plus singulières et pénibles à voir.
Si l'on essayait, après ce récit, d'adresser au narrateur quelque
question de détail, ou de lui faire entendre qu'il avait été le jouet
d'une hallucination, il secouait la tête et disait: «Parlons d'autre
chose. J'aime autant croire que je ne suis pas fou.» Et ces mots, jetés
d'un air triste, imposaient silence à tout le monde.
Il n'est point de mare ou de fontaine qui ne soit hantée, soit par les
lavandières de nuit, soit par d'autres esprits plus ou moins fâcheux.
Quelques-uns de ces hôtes sont seulement bizarres. Dans mon enfance, je
craignais beaucoup de passer devant un certain fossé où l'on voyait les
_pieds blancs_. Les histoires fantastiques qui ne s'expliquent pas sur
la nature des êtres qu'elles mettent en scène, et qui restent vagues et
incomplètes, sont celles qui frappent le plus l'imagination. Ces pieds
blancs marchaient, dit-on, le long du fossé à certaines heures de la
nuit; c'était des pieds de femme, maigres et nus, avec un bout de robe
blanche ou de chemise longue qui flottait et s'agitait sans cesse. Cela
marchait vite et en zigzag, et si l'on disait: «Je te vois! veux-tu te
sauver!» _cela_ courait si vite _qu'on ne savait plus où ça avait
passé_. Quand on ne disait rien, _cela_ marchait devant vous; mais
quelque effort que l'on fit pour voir plus haut que la cheville, c'était
chose impossible. Ça n'avait ni jambes, ni corps, ni tête, rien que des
pieds. Je ne saurais dire ce que ces pieds avaient de terrifiants; mais,
pour rien au monde, je n'eusse voulu les voir.
Il y a, en d'autres lieux, des fileuses de nuit dont on entend le rouet
dans la chambre que l'on habite et dont on aperçoit quelquefois les
mains. Chez nous, j'ai ouï parler d'une _brayeuse_ de nuit, qui broyait
le chanvre devant la porte de certaines maisons et faisait entendre le
bruit régulier de la _braye_ d'une manière qui _n'était pas naturelle_.
Il fallait la laisser tranquille, et si elle s'obstinait à revenir
plusieurs nuits de suite, mettre une vieille lame de faux en travers de
l'instrument dont elle avait coutume de s'emparer pour faire son
vacarme, elle s'amusait un moment à vouloir broyer cette lame, puis elle
s'en dégoûtait, la jetait en travers de la porte et ne revenait plus.
Il y avait encore la _peillerouse_ de nuit qui se tenait sous la
_guenillière_ de l'église. _Peille_ est un vieux mot français qui
signifie haillon; c'est pourquoi le porche de l'église, où se tiennent,
pendant les offices les mendiants porteurs de peilles, s'appelle d'un
nom analogue.
Cette _peillerouse_ accostait les passants et leur demandait l'aumône.
Il fallait se bien garder de lui rien donner; autrement elle devenait
grande et forte, de cacochyme qu'elle vous avez semblé, et elle vous
rouait de coups. Un nommé Simon Richard, qui demeurant dans l'ancienne
cure et qui soupçonnait quelque espièglerie des filles du bourg à son
intention particulière, voulut batifoler avec elle. Il fut laissé pour
mort. Je le vis sur le flanc, le lendemain, très rossé et très
égratigné, en effet. Il jurait n'avoir eu affaire qu'à une petite
vieille «qui paraissait cent ans, mais qui avait la poigne comme trois
hommes et demi.»
On voulut en vain lui faire supposer qu'il avait eu affaire à un _gâ_
plus fort que lui, qui, sous un déguisement, s'est vengé de quelque
mauvais tour de sa façon. Il était fort et hardi, même querelleur et
vindicatif. Pourtant, il quitta la paroisse aussitôt qu'il fut debout et
n'y revint jamais, disant qu'il ne craignait ni homme ni femme. Mais
bien les gens qui ne sont pas de ce monde et qui n'ont pas le corps fait
_en chrétiens_.
La Grand'bête
Les enfants du père Germain revenaient chargés de fagots qu'ils avaient
dérobés. Au sortir des tailles de Champeaux, ils entendirent tous les
oiseaux du bois crier à la fois, et virent une bête _qui était faite
comme un veau, tout comme un lièvre aussi_. C'était la grand'bête.
Maurice SAND.
Sous les noms de _bigorne, de chien blanc, de bête navette, de vache au
diable, de piterne, de taranne_, etc., etc., un animal fabuleux se
promène, de temps immémorial, dans les campagnes et pénètre même dans
les habitations, on ne sait plus dans quel dessein, tant on lui fait
bonne guerre pour le repousser, dès que sa présence est signalée dans
une localité.
Dans nos provinces du centre, ce que l'on raconte de la _Grand'bête_
s'accorde particulièrement avec ce qui est dit de la _Taranne_ dans les
provinces du nord. C'est le plus souvent une chienne de la taille d'une
génisse. Les enfants et les femmes, qui ont l'imagination vive, lui ont
bien vu des cornes, des yeux de feu, et l'assemblage hétérogène des
formes de divers animaux; mais les gens calmes et clairvoyants ont
décidé, en dernier ressort, que c'est une _levrette_, et tant de ces
personnes sages l'on vue, qu'il faut bien adopter cette version la plus
accréditée.
De toutes les antiques superstitions, celle-ci est la moins effacée. La
_Grand'bête_ a fait sa dernière apparition dans nos environs, il n'y a
pas plus de cinq ou six ans, et il n'est pas prouvé qu'elle soit décidée
à ne plus reparaître.
Dans mon enfance, j'allais souvent me promener, les soirs d'été, à une
métairie appartenant à ma grand'mère et située dans les terres, à une
demi-lieue de chez nous. Cette métairie a été longtemps le théâtre des
grands _sorcelages_ et des apparitions les mieux conditionnés. Je
n'oublierai jamais une soirée où l'orage nous avait retenus, mon frère
et moi, jusqu'à la _grand'nuit_, c'est-à-dire entre neuf et dix heures
du soir. J'avais une dizaine d'années, mon frère avait quinze ans et
faisait le brave. Quant à moi, je le confesse, j'avais grand'peur: la
bête avait paru la veille, disait-on, autour de la ferme, et
_manquablement_, c'est-à-dire infailliblement, elle allait reparaître
dès que je jour aurait pris fin.
Je crois toujours voir les apprêts du combat. Les hommes s'armant de
fourches de fer et de bâtons; le métayer prenant, au manteau de la
cheminée, et chargeant de balles bénites son long fusil à un seul canon;
sa vieille mère faisant ranger les enfants au fond de la chambre, entre
les deux lits de serge jaune, et se mettant elle-même en prières avec
ses brus et ses servantes, devant une image coloriée qui représentait je
ne sais plus quel général de l'Empire que l'on prenait là pour un _bon
saint_, les colporteurs de cette époque vendant n'importe quoi, comme
figures de dévotion aux paysans.
Et puis, on ferma les portes et fenêtres, et _on accota les battants_;
et, comme les petits enfants criaient, on les gourmanda et on les menaça
de les mettre dehors s'ils ne se taisaient. Il fallait écouter
l'approche de la bête. Les chiens qu'on laissait dehors ne manqueraient
pas de hurler et les boeufs de _bremer_ (de mugir) dans l'étable. En
fait, les chiens aboyaient et se démenaient déjà à la vue de tous ces
préparatifs. Les animaux comprennent très bien les sentiments intérieurs
qui agitent une famille; les voix effrayées, les physionomies troublées,
semblent leur révéler la cause du mouvement insolite qui se fait dans la
maison.
Les gens de la ferme prétendaient que les animaux se rappelaient très
bien, d'une année à l'autre, l'apparition des années précédentes et
qu'ils avaient la révélation instinctive du mal que la bête pouvait leur
faire. Aussi ne se jetaient-ils jamais sur elle et refusaient-ils de la
poursuivre. De son côté, il était sans exemple qu'elle les eût mordus.
Mais son souffle ou son influence les faisait périr, et jamais elle
n'avait visité la métairie sans qu'il ne se déclarât, à la suite, une
mortalité de bestiaux[7].
Il semblait donc que les personnes fussent à l'abri de tout danger, car
la bête n'attaque pas et fuit à la moindre hostilité. Mais tout ce qui
se présente avec un caractère surnaturel, ébranle l'imagination des
paysans et des enfants, plus que le danger palpable. Certes, l'attaque
d'une bande de loups affamés nous eût moins épouvantés que l'éventualité
de la visite de ce fantôme.
Pourtant j'eus comme un regret et une déception quand, au lieu de la
bête, arriva notre précepteur qui, s'inquiétant pour mon frère et moi,
de la nuit et de l'orage, venait nous chercher, sans autre arme qu'un
parapluie. Il se moqua beaucoup de la bête blanche et des préparatifs du
combat. Il nous emmena en riant, et nous n'eûmes plus, hélas, ni peur ni
espoir de voir cette fameuse bête, à laquelle nous avions cru pendant
une heure.
J'ai à mon service un bon et honnête paysan, de trente-cinq ans environ,
c'est-à-dire né sur le déclin de ces croyances dans le pays. Sincère,
robuste et courageux, il a été laboureur dans cette métairie de
l'Aunière, hantée, de temps immémorial, par tous les diables des
légendes rustiques. Je lui demande s'il y a jamais vu quelque chose
d'extraordinaire. Il commence par dire que non. Mais, comme il ne sait
pas mentir, je vois bien qu'il craint d'être rallié et qu'il lui en
coûte de répondre. J'insiste sans affectation et, peu à peu, il me
raconte ce qui va suivre.
«J'ai vu, dit-il, bien des choses dont je n'ai pas été _épeuré_, mais
que personne ne peut m'ôter de la mémoire. J'avais une vingtaine d'année
quand je fus en moisson pour la première fois à l'Aunière. Nous étions
dix-huit à moissonner et nous soupions dehors devant la porte, du logis
à cause de la _grand'chaud_. Après souper, nous nous en allions coucher
à la paille, quand un de nous s'en retourne _au devant de la maison_,
pour chercher son couteau qu'il avait perdu. Il s'en revint, _toujours
criant_, et étant tous sortis de la grange, tous les dix-huit, et moi
comme les autres, avons vu la _levrette_ couchée tout au long sur la
table où nous avions soupé. Sitôt qu'elle nous vit, elle fit un saut de
plus de vingt pieds en l'air et se sauva à travers champs. Et nous de la
galoper et de la voir courir et sauter tout le long des buissons, où
elle disparut tout d'un coup, et où personne ne trouva ni elle ni marque
de son corps. Les chiens ne voulurent jamais nous suivre ni seulement
_flairer du côté_. Ils ne firent que trembler et hurler dans la cour. A
présent, ajoute-t-il, si vous me demandez comment la bête était faite,
je vous dirai que je ne l'ai vue qu'à la brune et qu'elle m'a paru toute
blanche. Vous dire que c'était une levrette, je ne saurais; mais ça
ressemblait à une levrette plus qu'à toute autre bête que j'aie jamais
vue et, pour la grandeur, ça paraissait long, long, avec des jambes
fines qui sautaient comme jamais je n'aurais cru qu'une bête pût
sauter.»
Ce qu'il y a de sûr, c'est que le fermier de l'Aunière, le gros
Martinet, perdit tant de _bestiau_, cette année-là, qu'il se mit dans
l'idée de devenir _médecin_, afin de les guérir lui-même et de conjurer
les sorts qu'on lui faisait, par d'autres sorts plus savants, et il s'en
fut consulter le _grand médecin_ qu'on appelle le sabotier du
Bourg-Dieu, à plus de huit lieues d'ici. Quand il parla au sabotier pour
la première fois, celui-ci lui dit: "Vous me venez quérir pour un boeuf
malade qui s'appelle _Chauvet_, et vous avez en votre étable quatre
paires de boeufs dont je vas vous dire tous les noms, tous les âges,
toutes les couleurs."
Qui fut bien étonné? Ce fut Martinet qui s'entendit raconter et nommer
tout ce qu'il avait de bestiaux, encore que jamais le grand sabotier ne
fut venu au pays de chez nous.
--Allez-vous en à votre logis, _qu'il lui dit_, vous trouverez le boeuf
Chauvet debout et sauvé. Mais, par malheur, son camarade _Racinieux_,
que vous avez laissé en bonne santé, sera crevé quand vous rentrerez à
la maison.
--Et ne pouvez-vous l'empêcher? dit Martinet.
--Non, il est trop tard. La mauvaise bête aura passé chez vous?
--C'est la vérité: ne pouvez-vous m'enseigner le moyen de purger mon
_bestiau_ de sa _mauvaise air_?
--Voire! fit le sorcier; mais il faudra que j'aille chez vous.
Ils vinrent à cheval, tous les deux et comme, dans ce temps-là, j'étais
valet à la maison, j'entendis Martinet dire en arrivant:
--Vous avez donc _encavé_ Racinieux à ce matin?
--Par malheur, oui, notre maître, que je lui dis: comment donc que vous
savez ça?
--Et Chauvet mange de bon appétit, à cette heure?
C'était la vérité, tout comme le sabotier l'avait _connaissu_. Le boeuf
malade était guéri; son camarade qui, au départ du maître, ne se sentait
de rien, était crevé et encavé.
Alors Martinet voyant le grand talent du sabotier, le retint à la maison
huit jours durant, et apprit de lui le _sorcelage_. Ils ne se couchaient
point de toute la nuit, et s'en allaient dans les champs et sur les
chemins, et on entendait des voix qu'on ne connaissait point et un sabat
abominable.
Et le sabotier nous mena tous de jour dans le patural des boeufs et nous
fit voir la chose qui leur donnait des maladies. C'était un crapaud que
_celui_ que l'on avait vu en levrette blanche avait arrangé avec des
charmes et des empoisonnements sous une motte de gazon. Et quand les
boeufs passaient à côté, ils commençaient de souffler et de maigrir.