George Sand

Mademoiselle La Quintinie
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Il était vêtu de bure et souillé de poussière, sa peau et ses vêtements
différaient peu de couleur. Il exhalait une odeur de terre et
d'humidité. Il parlait mal le français et paraissait le comprendre plus
mal encore. En revanche, il ne comprenait pas du tout l'italien, que le
général s'efforçait de lui parler. Assis près de la fenêtre ouverte, il
avait peut-être froid, mais il ne s'en apercevait pas ou ne s'en
souciait pas. Il appartenait à ce tempérament insensible ou invulnérable
qui est propre aux exaltés, aux martyrs et aux fous.

M. Lemontier observait son profil socratique, évidé pour ainsi dire,
comme si la maigreur des jeûnes n'eût laissé en saillie que les lignes
osseuses et emporté la trace de tous les instincts. Le front seul avait
poussé en hauteur, et par là ce n'était plus Socrate, mais quelque chose
de plus et de moins, un Indien, un stylite. Le père d'Émile sentit que
l'homme n'était pas méprisable, et il lui parla en bon italien bien
rhythmé. Une lueur de satisfaction éclaira les traits du pauvre moine,
qui, fourvoyé, ennuyé et résigné, s'était changé en statue.

Il raconta naïvement à M. Lemontier qu'il venait de Frascati, qu'il
avait voyagé en chemin de fer, par mer, en diligence et à pied. De tout
cela, nul étonnement, nul souci. Du changement de pays et de climats,
aucune préoccupation. Nulle remarque sur son chemin. Il avait _marché
dans ses pensées_, disait-il; il n'avait rien vu.

«C'est très-beau de marcher ainsi, lui dit M. Lemontier, quand les
pensées sont nobles. Vous pensiez à Dieu?

--A Dieu toujours et à beaucoup de petites choses que je demandais à
Dieu de m'expliquer.

--Par exemple?

--D'abord pourquoi l'on tient à aller vite, comme si l'on croyait
avancer en changeant de place?

--Dieu vous a-t-il répondu?

--Oui, il m'a dit que cela ne servait de rien, et que, la mort demeurant
partout, il n'était pas besoin de se hâter pour la rencontrer.

--Et que lui demandiez-vous encore?

--Si les anges voyagent.

--Et Dieu?...

--Dieu m'a dit qu'ils allaient plus vite que la vapeur.

--Aussi vite que la pensée?

--Encore plus vite, plus vite que le mal, aussi vite que la grâce!

--Très-bien! Si le bien va plus vite que le mal, le mal sera donc
devancé et réduit à l'impuissance?

--Cela, c'est un mystère. J'y ai songé quelquefois.

--Avez-vous questionné Dieu là-dessus?

--Non, il m'eût dit que cela ne me regardait pas. J'ai un jour à vivre!»

L'entretien continua sur ce ton, M. Lemontier examinant le cerveau de ce
moine comme un produit curieux du travail ascétique, le moine répondant
par sentences obscures et malignes comme celles d'un sphinx.

C'était au tour du général à ne pas comprendre. Il s'évertuait à saisir
un mot dans chaque phrase, se demandant d'où venait à l'homme
_subversif_ cette audace tranquille d'interroger un saint. Son
étonnement devint de la stupeur quand, au bout de vingt minutes, le
capucin, qui n'avait pu échanger avec lui dix paroles, et qui lui
marquait une extrême froideur, parut s'être pris d'abandon et de
sympathie pour M. Lemontier, et, tout en se retirant, lui tendit la main
en échangeant avec lui le souhait de _felicissima notte_. Puis il revint
sur ses pas et lui demanda si sa fille était malade, qu'il ne l'avait
pas vue? Il prenait M. Lemontier pour le père de Lucie, ce que M. La
Quintinie avait pu lui expliquer à cet égard ayant été complétement
perdu. M. Lemontier ne marqua pas de surprise et profita du _quiproquo_
pour s'instruire. Sûr de n'être pas compris du général, qui le suivait
la bouche béante, il demanda à son tour au capucin s'il connaissait _la
signora Lucia_.

«Non, dit l'autre, mais elle m'a fait l'aumône et accordé l'hospitalité.
On dit qu'elle est charitable et pieuse. J'aurais voulu la remercier. On
m'a dit qu'elle savait très-bien ma langue, elle aussi.

--Nous y voilà,» pensa M. Lemontier.

Il promit au moine qu'il la verrait le lendemain matin.

«Car vous ne comptez point partir demain? ajouta-t-il.

--Non, s'il est vrai que vous ayez besoin de moi ici, répondit le père
Onorio, complétement dupe de son erreur de personnes. Je vais où l'on
m'appelle, comme je sors d'où l'on me chasse. On m'a dit qu'un père me
réclamait, c'est vous; et qu'un grand-père voulait me battre, où est-il?
Me voilà! Qu'il en soit ce que Dieu voudra, mon pauvre corps est à lui
et ne vaut pas la peine qu'il le protége.»

Il s'en alla sur cette plaisanterie en souriant d'un air lugubre et
doux.

Le général eût bien voulu savoir. M. Lemontier lui fit payer sa réserve
en lui répondant d'une manière évasive et en se hâtant de prendre congé
de lui jusqu'au lendemain.

«Vous retournez à Aix? dit le général sèchement.

--Non, mon fils n'y est plus, et M. de Turdy m'a engagé à passer
quelques jours chez lui.

--Ah! monsieur votre fils?...

--Est allé m'attendre chez moi.

--Alors... nous causerons....

--Quand il vous plaira, général, répondit M. Lemontier en reprenant le
chemin de la bibliothèque, où Lucie l'attendait.

--Ce diable d'homme! pensait le général en se couchant. Il était si
pressé de parler, et il me semble que ce moine lui en ait ôté l'envie!
Pourquoi donc, _sac-à-laine_! ai-je oublié tant que cela l'italien, que
je croyais savoir?»

Il s'endormit en feuilletant un vocabulaire de poche à l'usage des
commençants.

M. Lemontier conseilla à Lucie de voir et d'écouter le moine, de le
laisser catéchiser, et de faire accepter à M. de Turdy la présence de
cet apôtre dans sa maison pendant le temps nécessaire.

«Et même, ajouta-t-il, il n'est pas impossible que je vous demande de
rappeler Moreali. Vous avez peut-être été un peu vite; il eût mieux valu
ne pas le chasser. Je suis là, je veille, et je me charge de recevoir
tous les assauts. Nous devons, je crois, au lieu d'entretenir les
craintes et l'irritation du grand-père, l'amener à sourire de cette
vaine persécution et à la laisser s'user d'elle-même autour de lui. Du
moment que vous êtes sauvée de l'entraînement religieux, nous sommes
tous sauvés. Il ne s'agit plus que de faire avorter les crises sans les
trop éviter. Donnez de la gaieté et un peu de malice prudente au
grand-père; je vous réponds qu'appuyé sur nous, et sûr de vous
désormais, il retrouvera des forces dans ce petit exercice de sa
vitalité.»

M. Lemontier ne se trompait pas. Dès le lendemain, M. de Turdy était
sous les armes, enchanté d'avoir à travailler, lui aussi, au rachat de
la liberté de sa petite-fille, et assez fort pour reprendre ses
habitudes.

Le capucin réclama un entretien avec Lucie. On le reçut au salon, toute
la famille présente. Là, Lucie refusa d'entendre aucune exhortation
secrète, mais elle s'engagea à écouter le moine aussi longtemps qu'il
lui plairait de parler, sans que ni elle, ni M. Lemontier, ni son
grand-père se permissent un mot d'interruption. Cela ne faisait pas le
compte du général, qui craignait que l'orateur n'eût pas ses coudées
franches; mais Onorio fit bien voir qu'il ne s'embarrassait de rien et
qu'il méprisait profondément les subterfuges. Il était l'antithèse du
jésuitisme, il était l'anachorète des anciens jours; il en avait la foi,
la vigueur et la science théologique; seulement, cet homme du passé
transporté au XIXe siècle, n'ayant plus sa raison d'être,
chantait dans le vide, et l'écho de sa voix retournait sur lui-même sans
rien ébranler de solide au dehors.

Il parla avec une grande abondance de coeur pourtant, car il avait
personnifié Dieu à son image; il s'entretenait avec lui d'égal à égal,
tantôt avec une tendresse touchante, tantôt avec une trivialité comique.
Il aimait ce Dieu de sa façon à l'exclusion absolue et complète de tout
être réel. Il dialoguait avec lui à la manière des sibylles, répétant
ses réponses sans nul souci de les rendre ridicules en les traduisant
mal à l'assistance, se livrant à une pantomime comique parfois et
parfois sublime de persuasion et de simplicité. Il a dit des choses
admirables et des choses révoltantes. Il fut éloquent et puéril. Le
vieux Turdy riait à son aise; l'orateur n'y faisait pas la moindre
attention. Le général admirait de confiance, devinant au geste et à
l'inflexion apparemment que tout devait être magnifique. M. Lemontier
était attentif, et, quand il y avait à louer, il laissait échapper un
mot d'approbation qui étonnait grandement le général. Lucie était grave
et triste; elle sentait profondément le néant de cette doctrine de mort
dont un représentant sincère et courageux lui disait le dernier mot.
Elle avait traversé avec dégoût les transactions de mauvaise foi de la
propagande, elle entendait maintenant la parole d'orthodoxie, le _De
profundis_ de l'humanité, la négation de la vie divine. On ne déserte
pas sans un reste de frayeur et de regret l'autel refroidi dont on a
longtemps couvé la flamme et guetté le réveil. Ce regret fut le dernier.
Quand le capucin eut fini de prêcher le renoncement absolu, elle lui dit
simplement:

«Je vous remercie, père Onorio, vous m'avez ramenée au vrai Dieu!»

Le grand-père et M. Lemontier l'avaient comprise. Le capucin, exténué de
fatigue, se retira en bénissant l'assistance. Le général crut triompher;
il prit le bras de M. Lemontier et l'emmena dans le jardin.

«Eh bien, lui dit-il, est-ce que ce n'est pas concluant, ce que vous
venez d'entendre?

--Concluant pour le suicide, répondit M. Lemontier.

--Comment? quoi? il a parlé sur le suicide?»

M. Lemontier résuma clairement le discours du capucin et en fit toucher
du doigt toutes les conséquences au général.

«La plus grave, ajouta-t-il, serait que mademoiselle La Quintinie eût
été persuadée sans retour, car elle se ferait religieuse dès demain.
Est-ce votre intention qu'il en soit ainsi, général?

--Non pas, _sac-à-laine_! jamais!... Mais croyez-vous réellement que ce
moine, au lieu de lui parler raison, lui ait conseillé de faire des
voeux?

--Il nous l'a conseillé à tous, et à vous tout le premier.

--A moi! à moi! Moi, me faire capucin?...

--Au nom de la logique, certes.

--Mais vous vous moquez?

--Je vous donne ma parole d'honneur que tout ce que nous faisons sur la
terre est péché au dire de ce prédicateur. Votre habit propre et commode
est un péché, le dîner sain et copieux que vous prendrez tantôt est un
péché. Votre santé, votre activité, votre autorité, votre prière, votre
croyance, votre affection paternelle, votre fille elle-même, tout est
péché en vous et autour de vous.

--Eh bien, alors... que veut-il donc que je devienne?

--Ce qu'il est lui-même, un spectre, un cadavre, rien!

--Tenez, monsieur Lemontier, reprit le général en arpentant les allées à
grands pas, je sais qu'il y a des exagérés;... il y en a partout!...
Vous êtes un libéral!... Vous savez bien qu'il y a des jacobins?... On
m'avait vanté ce moine comme très-éloquent....

--Il l'est.

--Il paraît, vous l'avez applaudi; mais vous ne l'avez pas goûté pour
ça, et ce n'est pas l'homme qu'il fallait. Je vais le renvoyer....

--Je doute que M. de Turdy y consente. Cette éloquence l'a diverti....

--Oui, c'est un athée, lui! il a ri tout le temps! Il ne faut pas que la
religion prête à rire!

--Vous eussiez ri de même... si vos oreilles eussent été plus habituées
à l'accent campanien du prédicateur.

--Ah! il a un accent particulier, n'est-ce pas? C'est donc cela que je
perds un peu de ce qu'il dit! Ah ça! il a donc été... grotesque?

--Oui, mais avec beaucoup d'esprit, et à dessein. Cette verve italienne
soutenait son raisonnement. Il raillait les incrédules, les ambitieux,
les chrétiens tièdes, tous ceux qui prétendent faire leur salut sans
renoncer aux biens de ce monde et aux douceurs de la famille. Il les
contrefaisait plaisamment, et, prenant ensuite les foudres du Dieu de
Job, il les pulvérisait et les foulait aux pieds. Il appelait le diable
à son aide, et Dieu commandait à Satan de torturer dans l'éternité ces
âmes froides ou perverses. Il y avait du Dante et du Michel-Ange parfois
dans sa vision de l'enfer. C'était fort beau, je vous assure, et j'aurai
du plaisir à l'entendre encore.

--Ça ne vous fait donc rien, à vous? vous ne croyez à rien?

--Je crois en Dieu, général; mais, pas plus que vous, je ne crois au
diable.»

Le général ne répondit pas. Il pensait à sa femme, que la peur de
l'enfer avait tuée. Il se demandait à lui-même s'il y croyait.--L'image
d'un démon armé d'une fourche se présenta devant lui; il crut voir un
Kabyle et chercha à son côté désarmé son sabre pour taillader ce
gringalet. Puis il sourit, et dit à M. Lemontier:

«Non, je ne crois pas au diable; c'est un épouvantail pour les capons!»

Puis, un peu mortifié de cette concession où M. Lemontier l'avait
entraîné, il reprit avec humeur:

«Mais tout cela est en dehors de nos affaires, monsieur Lemontier, et
nous en avons de sérieuses à régler.

--Je le sais, général, et je suis venu ici pour m'entendre avec vous.

--Nous entendre, je ne demanderais pas mieux, _sac-à-laine_! vous ne me
déplaisez pas: vous me paraissez un homme bien élevé et de bon sens,
Émile est un gentil garçon;... mais c'est un exalté, et nous ne pourrons
jamais nous entendre. Voilà, j'ai dit.

--Laissez-moi dire à mon tour.

--Qu'est-ce que vous pouvez dire? Je vous connais bien.... Je ne vous ai
pas lu, je ne suis pas un savant; mais on m'a parlé de vous, vous êtes
aussi entêté que moi, vous n'abjurerez pas plus vos erreurs que je ne
ferai fléchir mes croyances.

--Nous ne fléchirons ni l'un ni l'autre; nous laisserons nos enfants
complétement libres.

--Vous n'empêcherez pas ma fille de pratiquer?

--Je m'y engage de la part d'Émile.

--Ah! voilà quelque chose de gagné! vous êtes plus sage que lui, je le
disais bien! mais....

--Mais quoi, général?

--Vous la détournerez de ses devoirs; vous y travaillez déjà, vous êtes
ici pour ça. Hein, vous voyez! on ne m'en fait pas accroire, à moi!

--Permettez, général, reprit M. Lemontier avec fermeté; si je devais
travailler à modifier les idées de mademoiselle La Quintinie, je m'en
attribuerais le droit, n'en doutez pas, et ce droit-là, Émile ne
pourrait jamais l'aliéner non plus pour son compte; mais nous n'agirions
pas à la manière des catholiques; nous laisserions à Lucie liberté
absolue d'écouter, de lire, d'examiner toutes les instructions et toutes
les exhortations contraires aux nôtres. D'où viennent les erreurs
invétérées selon nous? Des croyances sans examen possible, sans
discussion permise. Que les prêtres parlent et qu'ils nous laissent
parler, nous ne demandons pas autre chose.

--Cependant... Émile lui a déjà persuadé de renvoyer d'ici son directeur
de conscience, un homme excellent, dévoué... qui l'autorise à se marier,
pourvu que le mariage soit chrétien et convenable.

--Je vous jure, monsieur, que mon fils n'a rien conseillé à mademoiselle
La Quintinie, et que M. l'abbé Fervet....

--Vous savez son nom?

--Oui, général, je sais beaucoup de choses qui le concernent, et la
preuve que, tout en travaillant à combattre son influence, je ne désire
pas l'empêcher de travailler contre la mienne, c'est que j'ai demandé à
M. de Turdy de lever la sentence de bannissement, et à mademoiselle
Lucie de faire bon accueil à votre protégé.

--Est-ce vrai?... Allons! c'est agir en galant homme, il n'y a pas à
dire! Je vais conseiller au capucin de déguerpir et faire prier l'abbé
de reparaître.

--Quant au capucin, dit M. Lemontier avec une malice grave, prenez
garde!... M. l'abbé Fervet comptait beaucoup sur lui, et mademoiselle
La Quintinie a peut-être le désir de l'entendre encore.»

Le général s'oublia.

«Au diable le capucin! s'écria-t-il. C'est un vieux fou qui n'aura pas
compris les instructions de l'abbé, ou qui aura voulu faire à sa
tête!... Mais comment savez-vous de quelle part il venait ici?

--Le bon père me l'a dit lui-même.

--Allons! c'est un âne!» grommela le général entre ses dents.

Il courut écrire à l'abbé, et chargea le père Onorio de lui porter la
lettre. En même temps, pour s'en débarrasser, il lui donna quelques
louis que le saint regarda avec un sourire d'étonnement et jeta sur la
table en disant:

«Je ne suis pas de ceux qui vendent la parole de Dieu. J'ai besoin de
cinq sous pour ma journée, on me les a donnés, et je vous remercie.»

Il prit la lettre, son bâton, sa besace et partit pour Aix, où Moreali
lui avait annoncé qu'il le retrouverait.

Moreali était un vivant bien différent de ce mort. Il n'était pas
cuirassé contre les outrages. Celui qu'il avait reçu de Lucie, malgré le
soin qu'elle avait pris de l'adoucir en le reconduisant et l'humilité
qu'il avait réussi à lui montrer, saignait au fond de son coeur. Il
avait la volonté de faire prédominer en lui l'esprit de charité; mais il
n'était déjà plus assez homme pour aimer réellement, et l'était encore
trop pour ne pas haïr. Le père Onorio vit qu'il reculait devant
l'humiliation de retourner à Turdy après en avoir été chassé.

«Que tu es encore loin de l'état de perfection, mon pauvre
_monsignore_!» lui dit-il.

Il l'appelait ainsi pour le railler de son reste d'attache au monde.

«Tu as encore besoin de lutter, pour ne pas bouder et regimber! Tu ne
travailles point, tu te laisses vivre au gré du diable! J'ai été comme
toi; mais je prenais les bons moyens, je me mortifiais, je portais le
cilice.... Toi, tu as toujours la peau fine et les mains blanches. Tu
attends les tentations, au risque d'y céder, et, quand elles viennent,
elles te trouvent désarmé! Je te le dis: tant que tu n'auras pas détruit
sans retour la sensibilité du corps et de l'esprit, tu souffriras sans
profit et sans honneur.»

Selon le père Onorio, l'état de perfection, celui qui a été préconisé
par les ascètes, et qui représente à leurs yeux la véritable orthodoxie,
le premier degré de la sainteté, c'est d'arriver à ne plus être capable
ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose de Dieu. Il
vous éprouve, on le met presque au défi de vous faire crier, tant on est
endurci contre toute souffrance humaine, physique ou morale. Il peut
aller jusqu'à vous ôter la foi, comme une trop grande compensation et
une trop vive jouissance: on se résigne, on se passe de foi, on devient
stupide, tant que dure l'épreuve; mais, pour subir sans péril cette
épreuve décisive, il faut avoir si bien détruit en soi le goût et la
faculté de pécher, que Satan ne puisse rien contre vous. C'est la
victoire de saint Antoine, c'est un nouveau degré de sainteté.

Ainsi ces hommes admettent pour eux une loi de progrès, comme nous la
réclamons pour les sociétés; mais quel étrange progrès à rebours est le
leur!

Moreali avait adopté cette doctrine, il se débattait au seuil de la
pratique. Il avait eu trop de passions et il avait encore trop
d'intelligence pour se plier jusqu'à terre.

«Ne me demandez pas de m'humilier devant la jeune fille, dit-il. Devant
le vieillard, devant le philosophe, soit: j'essayerai; mais elle! je ne
le puis, c'est aller contre la loi de Dieu!

--_Monsignore_, reprit le moine, il n'y a rien à faire avec toi. La
chair et le sang te tiennent. Je m'en retourne à Frascati.

--Non, dit Moreali, j'obéirai, je traverserai ce lac... sitôt qu'elle
m'aura écrit elle-même!

--Ah! comme tu l'aimes, gibier de Satan! reprit le moine avec l'accent
ironique d'un profond mépris. Allons, cède-moi ton oratoire, je vais me
prosterner là, et je t'avertis que j'y resterai douze heures, douze
jours, s'il le faut, sans bouger. Je m'offre pour toi en sacrifice, je
ne me relèverai que quand tu m'auras dit: «J'y ai été!»

Et il se jeta par terre de sa hauteur devant un autel portatif que
Moreali cachait dans une petite chambre pour faire ses dévotions, quel
que fût son domicile.

Le bruit de ces vieux os qui résonnaient et semblaient craquer sur le
carreau fit tressaillir Moreali. Il releva le moine.

«J'y vais, dit-il, j'y vais sur l'heure! Prie pour moi, mais ne
m'attends pas; j'y resterai peut-être, mais je te jure que j'y vais.»

M. Lemontier s'était entendu de nouveau avec Lucie et son grand-père. Il
leur avait annoncé Moreali, il les avait décidés à le voir, à
l'entendre, à lui laisser la prédication libre. Cette liberté était la
légitimation et la garantie de celle que M. Lemontier aurait lui-même de
répondre à Moreali et de tenir tête au général. Le vieux Turdy comprit
tout et surmonta ses répugnances. Moreali avait désiré un entretien
particulier avec lui. Il fallait savoir le but de Moreali afin de le
déjouer, si c'était un but perfide. M. Lemontier n'avait pas oublié la
remarque sur laquelle Henri Valmare avait appelé son attention. Moreali
était-il influencé par des sentiments personnels incompatibles avec la
gravité de son âge et les prescriptions de son état?

Henri venait d'arriver à Turdy, où on le retenait à dîner presque tous
les jours, quand Moreali se présenta. M. Lemontier engagea Henri à tout
observer avec le plus grand calme, surtout dans les moments où lui-même,
accaparé par le général ou distrait par quelque autre soin, serait forcé
de perdre de vue la contenance de l'abbé. Il lui recommanda encore, si
ses soupçons se confirmaient, de n'en faire part qu'à lui seul et de
n'en rien écrire à Émile.

Moreali approcha prudemment. Il s'arrêta à la grille du manoir et envoya
deux cartes à M. de Turdy et à Lucie, afin qu'ils ne pussent lui
reprocher d'être entré sur la seule invitation du général. Lucie prit le
bras de M. Lemontier et alla elle-même recevoir Moreali.

«Vous venez en chrétien, monsieur, lui dit-elle; soyez le bienvenu. Mon
grand-père regrette d'avoir méconnu vos intentions; mais voici un nouvel
ami, M. Lemontier, qui l'a calmé et persuadé. Je suis aussi heureuse
d'avoir à vous faire rentrer ici que j'ai eu de chagrin à vous en faire
sortir.»

Moreali s'inclina. La présence de M. Lemontier lui coupa la parole: il
sentit qu'il le haïssait; Émile ne lui avait pas inspiré d'aversion. Il
se remit vite. Il fut digne, poli avec ses hôtes, froid et comme
dédaigneusement généreux envers Lucie. On servait le dîner, on l'invita
à rester, et, en attendant le dernier coup de cloche, il se promena au
fond du jardin avec le général. Il vit bien vite que celui-ci avait
énormément faibli en son absence. Le général se plaignait du capucin, il
rendait justice à l'esprit de tolérance de M. Lemontier, à la bonhomie
sans rancune du grand-père, à la discrétion d'Émile, qui était parti
afin de ne blesser personne, à la docilité de Lucie, qui ne se refusait
à aucune tentative de conciliation, à Henri Valmare, qui avait été
initié malgré lui à des dissentiments fâcheux, mais qui était un
caractère sûr, un garçon discret. Bref, le pauvre général eût bien voulu
être content de tout le monde et ne pas pousser plus loin sa résistance.
N'était-ce pas assez d'avoir obtenu que Lucie, en épousant Émile, fût
libre de pratiquer?

«Vous êtes facilement dupe, monsieur le général! répondit Moreali. Cela
ne doit pas étonner de la part d'un caractère chevaleresque comme le
vôtre; mais les devoirs austères de mon état m'ont appris à connaître
les ruses de l'incrédule et les transactions des mauvaises consciences.
Si M. Lemontier accorde toute liberté à sa future belle-fille, c'est
parce qu'il sait déjà qu'elle a abjuré cette liberté entre les mains de
M. Émile.

--Si je le croyais! fit le général déjà empourpré de colère; mais
supposez-vous à ce petit Émile tant d'ascendant sur elle? Elle ne l'aime
pas, elle ne m'a jamais dit qu'elle l'aimât. Elle ne tient point à lui!
Elle est femme, elle s'amuse de l'obstination de cet original-là, qui
prétend l'obtenir de moi malgré elle et malgré vous. Elle est flattée de
la démarche et de l'insistance du père,... qu'elle tient en grande
estime pour ses talents. Elle est instruite, c'est une liseuse, elle
aime les beaux esprits. Et puis elle se plaît à m'inquiéter et à me
taquiner à présent. Elle se tient sur la réserve, elle m'en veut de la
scène de l'autre soir. J'ai été un peu emporté, je m'en accuse et m'en
confesse; mais vous entendez bien que je ne peux pas lui en demander
pardon. Un père est un père, il ne peut pas plus avoir de torts envers
ses enfants qu'un chef envers ses inférieurs.

--C'est ma conviction! reprit vivement Moreali. C'est la loi de Dieu qui
prime toutes les lois humaines. L'esprit révolutionnaire a en vain
restreint et annulé en quelque sorte dans ses codes l'autorité
paternelle: elle subsiste en son entier dans la conscience du vrai
chrétien. Mademoiselle La Quintinie invoquera sans doute contre vous ces
lois civiles qui ont assigné un âge de majorité, c'est-à-dire
d'impunité, aux enfants rebelles....

--Jamais! s'écria le général, rendu à ses instincts de despotisme; je la
tuerais plutôt!

--Ne parlons pus de tuer, reprit en souriant Moreali; sachons nous faire
obéir sans éclat et sans violence. Mademoiselle La Quintinie est aux
prises avec les suggestions de l'esprit du siècle, avec Satan lui-même.

--Oui, oui, dit le général, qui eût bien voulu concilier ses propres
opinions entre elles; Satan, c'est le siècle, vous l'avez dit; c'est la
Révolution!

--Eh bien, elle est chez vous, la Révolution! reprit Moreali. Elle ronge
votre famille au coeur, et vous lui avez ouvert la porte. M. Lemontier
est un de ses brandons; il est lancé sur votre maison, il la dévorera
jusqu'au scandale, et déjà votre fille est atteinte. Qu'elle aime ou non
le jeune homme, elle veut faire acte d'indépendance; elle se sépare de
vous aujourd'hui, demain elle se séparera de l'Église. Tenez, monsieur
le général, je n'ai plus rien à faire ici, moi; je suis dédaigné,
méprisé. C'est tout simple! que suis-je pour mademoiselle Lucie? Ah!
qu'un ami pèse peu dans la conscience qui a méconnu déjà la voix du
sang! C'est à vous de voir si vous voulez tomber dans ce discrédit
devant Dieu et devant les hommes, d'avoir courbé la tête sous le vent
révolutionnaire et d'avoir fait alliance intime avec les ennemis de la
religion et de la société.»

Moreali avait touché juste. Le _qu'en dira-t-on_ conservateur et dévot
était bien plus sensible au général que le fait. Quand Moreali le vit
ranimé, il le calma. Ils se parlèrent à voix basse, discutant un plan de
conduite. Quand le dîner les appela, ils étaient d'accord sur tous les
points.

Le dîner fut un peu égayé par l'esprit d'Henri Valmare et la sérénité
maligne du vieux Turdy. M. Lemontier se gardait bien des airs de
triomphe. Il observait l'enjouement refrogné du général et lisait dans
son attitude grosse d'orages l'effet de sa conférence avec Moreali.
Quant à ce dernier, il s'observait si bien, qu'il fut impossible de
surprendre un regard de lui dirigé vers Lucie, l'ombre d'une émotion
quelconque au son de sa voix ou au frôlement de sa robe.

Après le dîner, on marcha un peu, puis on entra au salon. Henri resta
dehors avec M. Lemontier, et le vieux Turdy provoqua une explication
entre le général et sa fille en présence de l'abbé. Il la provoqua
bénignement, disant qu'il aurait lui-même voix au chapitre et rien de
plus, qu'il fallait entendre toutes les raisons, que celles de l'abbé
pouvaient avoir leur poids sur l'esprit de sa petite-fille, et qu'il ne
voulait plus, lui, s'opposer à ce qu'elles fussent écoutées dans tout
leur développement. Il ajouta que, si ces raisons persuadaient Lucie, il
retirerait son opposition. Il allait exiger que son gendre assurât la
même autorité à la décision de Lucie, lorsque Moreali se leva.

«Monsieur de Turdy me fait, dit-il, une position qui m'honore et dont je
lui suis reconnaissant; mais, en dehors de l'autorité paternelle, je ne
reconnais ici aucune autorité directe. La mienne est tellement nulle,
que je me récuse. Je ne me suis présenté ici que pour demander
humblement pardon à M. de Turdy de lui avoir déplu. Ce pardon m'est
généreusement accordé, je n'ai plus qu'à me retirer sans vouloir courir
le risque de lui déplaire encore.

--Vous ne me déplairez pas, monsieur, reprit le vieillard, puisque
c'est moi qui vous provoque à parler. Si vous vous y refusiez, je
croirais que vous agissez sans franchise et que vous vous réservez
d'influencer secrètement le général sans vous compromettre auprès de
moi.

--Ce serait m'attribuer, dit Moreali, l'ascendant d'un esprit fort sur
un esprit faible, et vous ne ferez, monsieur, ni cet affront au
caractère du général, ni cet honneur à mon mince mérite.»

M. Lemontier entra fort à propos, le vieux Turdy allait perdre patience.
Évidemment, Moreali voulait brouiller les cartes. M. Lemontier sut
apaiser tout le monde, mais il ne put engager l'abbé à exprimer son
opinion. Lucie fut indignée de cette démission perfide.

«Vous ne réussirez pas, dit-elle à M. Lemontier, à faire parler un
oracle qui ne croit plus en lui-même. M. Moreali sent que sa cause n'est
pas bonne, puisqu'il l'abandonne.»

L'oeil du prêtre s'enflamma de colère, mais sa voix fut calme et son ton
obséquieux et railleur.

«Il n'y a pas ici, dit-il, de cause qui me soit personnelle. Il n'y a
que celle du devoir qui est la soumission filiale. Que je déserte ou non
cette cause par mon silence, vous ne la gagnerez jamais devant Dieu,
mademoiselle La Quintinie, et, comme vous savez cela aussi bien que moi,
il est de toute inutilité que je vous le rappelle.»

Lucie provoquée fut sévère. Ce n'était peut-être pas ce que la prudence
eût conseillé; mais M. Lemontier ne lui avait pas recommandé la
dissimulation. Il voulait, au contraire, qu'on forçât l'ennemi à la
franchise. Lucie s'en chargea vigoureusement.

«Monsieur l'abbé, dit-elle, si en ce moment, au lieu de me prononcer
pour le mariage, je me prononçais pour le cloître, mon père s'y
opposerait: que me conseilleriez-vous?

--D'obéir à votre père, répondit l'abbé avec précipitation et comme se
mentant résolûment à lui-même.

--Mais vous m'aideriez pourtant à vaincre sa résistance?

--Je me jetterais à ses genoux pour qu'il vous laissât chercher
n'importe dans quel état les voies du salut; mais il est des routes qui
ne conduisent les âmes qu'à leur perte, et vous n'attendez pas de moi
que je supplie votre père de vous les ouvrir.»

Le vieux Turdy allait répliquer.

«Entendons-nous bien, dit avec douceur M. Lemontier. M. l'abbé ne
regarde pas le mariage en lui-même comme une voie de perdition: il
estime mieux la voie du renoncement, c'est son droit; mais ce qu'il
proscrit, c'est le mariage avec un hérétique, et mon fils est un
hérétique à ses yeux.

--N'en faites-vous pas gloire, monsieur? reprit l'abbé.

--Non, monsieur, il n'y a aucune gloire à protester contre une loi qui
condamne l'esprit d'examen. C'est un devoir très simple pour ceux qui
croient que Dieu veut être compris librement, afin d'être librement
aimé.

--Je ne me laisserai entraîner à aucune controverse, dit l'abbé. Je suis
venu ici avec le ferme dessein de ne blesser aucune opinion et de ne
blâmer aucune personne. Vous me permettrez de garder mes convictions,
puisque je refuse d'attaquer les vôtres.

--Ce n'est point là votre mission, reprit Lucie; vous devez chercher à
persuader et ne pas tant ménager des amours-propres dont nous faisons
tous si bon marché devant vous.

--Le fait est, ajouta M. de Turdy, que le capucin d'hier l'entendait
mieux. Il nous a dit notre fait sans s'embarrasser d'être raillé ou jeté
par les fenêtres. Il m'a fait rire; mais, en me traitant de charogne et
de fumier, il ne m'a point fâché, et il a emporté mon estime, tant la
bonne foi est une belle chose!»

L'abbé sentit le trait, il ne broncha pas, et chercha son chapeau pour
se retirer.

«Encore un mot, monsieur l'abbé, dit le général, qui recommençait à
s'effrayer de rester seul; ne désiriez-vous pas un entretien particulier
avec M. de Turdy? Vous savez qu'il est assez bien portant pour s'y
prêter, et qu'il ne refuse plus....

--Je sais que M. de Turdy a cette extrême bonté pour moi, répondit
Moreali avec l'humilité hautaine dont il ne s'était pas départi un seul
instant; mais cet entretien serait sans objet à présent. Il
m'accusait... de fanatisme. Je suis heureux de lui avoir prouvé par ma
réserve et de lui montrer par ma retraite que je n'entends pas livrer
bataille contre les opinions qui prévalent ici.»

Il salua et partit. M. Lemontier sentit que l'ennemi se dérobait. Il
espéra un instant que cette défection rendrait le général plus
traitable. Ce fut le contraire. On lui avait fait la leçon, il se monta
pour en finir plus vite, et signifia à Lucie que sa décision était
inébranlable. Lucie s'anima et déclara encore de son côté que, si elle
n'épousait point Émile, elle ne se marierait jamais.

«C'est comme il te plaira, répondit le général irrité. Tu attendras ma
mort, et, comme j'ai l'intention de ne pas finir de sitôt, tu auras le
temps de faire tes réflexions. Je regrette que tout cela se dise devant
vous, monsieur Lemontier. Vous l'avez voulu, je n'en suis pas moins
votre serviteur; mais je ne peux pas céder. Vous vous consulterez pour
voir si vous pouvez céder vous-même. C'est l'unique solution possible.»

Il se retira, et Lucie, héroïque et tendre avec son grand-père,
l'embrassa en souriant.

«Ne vous tourmentez pas, lui dit-elle; ceci est le paroxysme de
l'énergie de mon père. Vous savez bien qu'après les grandes explosions,
les grandes lassitudes le prennent. Encore quelques jours de patience,
et il cédera.»

Mais, quand elle eut reconduit le vieillard à sa chambre, elle revint à
M. Lemontier, et se jetant dans ses bras, elle fondit en larmes.

«Mon ami, je crois que tout est perdu, lui dit-elle. Si l'abbé est
parti, c'est parce qu'il s'est assuré que mon père ne faiblirait plus.

--Courage! lui répondit M. Lemontier; je n'abandonne pas la partie,
moi!»

Le général n'avait pas la dose de fermeté que lui attribuait Lucie, et
l'abbé n'avait point compté qu'il l'aurait. Il avait tourné l'obstacle,
il s'était réservé d'agir seul.

Le lendemain matin, Lucie apprit avec stupeur que son père était parti
dans la nuit. On lui remit une lettre de lui ainsi conçue:

«Ces luttes me fatiguent et me dégoûtent. Je retourne à mon poste, où le
devoir me réclame. Puisque vous avez disposé de votre coeur sans mon
aveu, je cède, mais sous une condition expresse: M. Lemontier quittera
le château de Turdy, et vous entrerez aux Carmélites. Vous y passerez un
mois dans une claustration absolue. Si, après ce temps écoulé, à l'abri
des mauvais conseils et des funestes influences, vous persistez dans
votre choix, je vous donne ma parole de n'y plus apporter d'obstacles.

                  «A.-G. La Quintinie.»


Lucie eut d'abord un élan de joie ardente, puis une peur froide, sans
pouvoir se rendre compte de ce qu'elle redoutait. Elle se débattit
contre cet instinct de pusillanimité. Elle savait bien que son père
était devenu un peu perfide; mais il engageait sa parole, il en
remettait le gage entre ses mains, il signait sa lettre. Elle se
reprocha son doute et courut trouver M. Lemontier.

«Cette épreuve ne serait rien pour moi seule, lui dit-elle, mais je la
trouve atroce pour mon grand-père et pour Émile; mon père n'eût point
imaginé cela. Ah! mon ami, l'abbé Fervet me fait peur! le voilà qui aime
à faire souffrir!

--Lucie, répondit vivement M. Lemontier, qu'est-ce que c'est que cette
claustration des carmélites? Les prêtres ont-ils le droit de franchir la
grille?

--Non, aucun sans exception.

--Mais, le jour où vous chantiez dans cette chapelle, M. Moreali....

--Il était dans le choeur extérieur, séparé du nôtre par une grille et
un voile.

--Mais au confessionnal?

--Un mur sépare la pénitente du prêtre. D'ailleurs, je ne me suis jamais
confessée à l'abbé Fervet, et je ne me confesserai plus à aucun prêtre.

--Jamais?

--Jamais! cela ferait souffrir Émile. Mais pourquoi me faites-vous ces
questions-là? Que craignez-vous pour moi?

--Je ne sais, répondit M. Lemontier, qui répugnait à soupçonner l'abbé,
et qui ne voulait pas éclairer Lucie sur certains dangers dont elle
n'avait certes jamais conçu la pensée; nous voici aux prises avec deux
hommes bien différents l'un de l'autre, mais fanatiques tous deux:
l'abbé qui regarde la souffrance comme un moyen de salut, le capucin qui
dirait avec une parfaite douceur:

«Tuez-la, si elle est en état de grâce!» Ils ont peut-être des complices
de leur folie et des ministres dévoués de leurs audaces. Je me demandais
si, à l'insu de votre père, ils ne pourraient pas vous enlever et vous
faire transférer dans un autre couvent qui serait pour vous une
véritable prison où votre père lui-même aurait de la peine à vous
découvrir. Je m'exagérais sans doute le danger. On n'enlève ainsi que
les personnes qui s'y prêtent par leur faiblesse et leur crédulité.
Pourtant... je ne suis pas tout à fait sans inquiétude. On peut vous
obséder, vous irriter au point de vous rendre malade... et les malades
sont sans défense.

--Oui! répondit Lucie: ma mère!...

--N'acceptez donc pas les conditions du général, reprit M. Lemontier;
proposez-lui-en d'autres, auxquelles nous réfléchirons ensemble
aujourd'hui. Gagnons du temps, et ne montrez pas l'impatience d'une
solution trop prompte.

--Ah! mon ami, répondit Lucie, je vous remercie de ce conseil. Que
deviendrait mon grand-père sans vous et sans moi? Je vous l'aurais
laissé avec confiance... ou bien à Émile! Mais on exige que vous
partiez, et certes on ne veut pas qu'Émile revienne. Émile cependant ne
me trouvera-t-il pas bien lâche de reculer devant quelques semaines de
prison quand le consentement de mon père est à ce prix?

--Émile pensera, comme moi, qu'en fait de couvent il faut se rappeler
ces vers de La Fontaine:


          Je vois fort bien comme on y entre,
          Et ne vois point comme on en sort.


Ne parlez pas de cette lettre au grand-père; je vais tâcher de voir et
de pénétrer M. Fervet.»

M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l'abbé avec le père Onorio. Ce
dernier fut pour lui une providence. Incapable de mentir et de louvoyer,
il déjoua toute l'habileté de Moreali, qui voulait se tenir sur la
réserve, et il déclara qu'à la place du général (il était maintenant
désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit sa fille au
couvent de force, que là il l'aurait confiée aux carmélites et soumise
chez elles à un régime analogue à la prison cellulaire, que l'on aurait
bien vu alors si l'on n'avait pas les moyens d'éluder et de braver les
lois révolutionnaires qui prétendent protéger et délivrer les filles
majeures. Pour lui, il se souciait fort peu de ces lois païennes et
socialistes; il était prêt à prendre toute la responsabilité de la
révolte, de tous les prétendus crimes et délits que les tribunaux se
flattent d'atteindre. Il ne s'en cacherait pas. On pouvait l'envoyer en
prison, au bagne, à l'échafaud, il irait en riant; et, si cela ne
servait à rien, si, après avoir gagné du temps et tenté de réduire le
corps et l'esprit de la pénitente par des rigueurs salutaires, on
n'avait pas fait sortir d'elle le démon qui l'obsédait; si enfin la
force publique la réintégrait à son domicile, alors on s'en laverait les
mains, on n'aurait rien négligé pour la sauver et pour être agréable à
Dieu.

Il fit cette virulente sortie au grand déplaisir de l'abbé, qui voyait
le danger de dévoiler ainsi ses plans; mais il la fit, et nul ne pouvait
l'empêcher de la faire. Habitué à tonner du haut de la chaire et à voir
son auditoire de paysans romains frissonner sous les foudres de son
éloquence, le capucin n'admettait pas l'idée qu'il pût donner des armes
contre lui, ou que l'on osât s'en servir.

M. Lemontier sourit de l'aplomb de ce Barbe-Bleue tonsuré qui comptait
lui faire peur; mais ce qui le frappa, ce fut l'anéantissement de
l'abbé, qui n'osait contredire son maître et qui s'efforçait à peine
d'atténuer l'exubérance forcenée de ses menaces. Mis au pied du mur
autant par le capucin que par M. Lemontier, il avoua qu'un austère
régime de piété attendait mademoiselle La Quintinie aux Carmélites; mais
il se défendit d'avoir tendu aucun piége. Le général n'avait-il pas
annoncé à sa fille qu'elle aurait à subir l'épreuve d'une claustration
absolue? Quant à la durée de l'épreuve, il ne partageait pas, il n'avait
jamais partagé, disait-il, l'idée de la prolonger contrairement au gré
du général. Il l'avait fixée à trois mois, et il se flattait qu'au bout
de ce temps mademoiselle La Quintinie serait complétement revenue au
sentiment de ses devoirs.

«Trois mois! s'écria M. Lemontier frappé de surprise. Le général a-t-il
deux paroles? la sienne et la vôtre? Il n'a demandé qu'un mois, un seul,
entendez-vous?

--Vous faites erreur, dit Moreali, vous avez mal lu.

--Non pas! l'écriture du général est fort lisible,» reprit M. Lemontier
en tirant la lettre de sa poche.

La lettre ne présentait pas d'ambiguïté. Au moment d'écrire le chiffre
convenu sans doute avec l'abbé, le courage avait manqué au général,
l'amour paternel avait parlé plus haut que le prêtre, peut-être aussi la
crainte que Lucie, épuisée par une lutte trop longue, ne reprît en
désespoir de cause l'envie de se faire religieuse.

Cette défection de M. La Quintinie mortifia l'abbé, qui se mordit les
lèvres. Le capucin haussa les épaules avec mépris et demanda qu'on lui
traduisit la lettre. Quand il vit que le général y donnait sa parole
d'honneur de céder au bout d'un temps déterminé, il fut indigné et
demanda à l'abbé si cela était convenu avec lui. L'abbé avoua qu'il
avait fait cette transaction avec les scrupules du général.

«_Monsignore_! lui dit Onorio en lui lançant un regard terrible, il y a
des faibles, des impuissants et des tièdes jusque sur les marches de
l'autel!»

Puis il tourna le dos et s'en alla prier, demander peut-être à son bon
ami, le petit dieu de sa façon, une inspiration meilleure pour empêcher
ce mariage, qu'il considérait comme un grand scandale religieux et comme
un triomphe à arracher aux hérétiques.

M. Lemontier tenait enfin l'abbé tête à tête, et il tenait aussi le fond
de sa pensée; mais il fallait saisir la véritable cause de ses desseins,
fanatisme ou terreur religieuse, affection trop vive ou rancune de
prêtre envers Lucie. Un autre soupçon encore avait traversé son esprit;
mais il ne voulut pas s'y arrêter, craignant de céder à une
interprétation préconçue de la conduite de l'abbé, et de perdre de vue
l'objet plus pressant sur lequel Henri avait appelé la rectitude de son
examen. Il profita de l'espèce de confusion où les paroles du capucin
avaient jeté Moreali pour lui parler au contraire avec ménagement et
douceur. Il lui dit qu'il avait assez fait pour seconder les vues du
père Onorio et satisfaire sa propre conscience, et qu'il serait bien
temps de songer aux malheurs qui pouvaient frapper M. de Turdy et Lucie
dans cette lutte impitoyable. Il essaya d'émouvoir son coeur et d'y
trouver ce qu'il contenait encore de sentiments humains, de quelque
nature qu'ils fussent.

L'abbé fut impénétrable. S'il n'avait pas la hardiesse et la puissance
d'initiative du capucin, il avait au besoin la réserve souveraine et
opiniâtre du prêtre diplomate. Rien ne put l'entamer. Il plaignit en
termes doucereux et glacés les chagrins auxquels s'exposait Lucie. Il
prétendit avoir fait son possible pour concilier les devoirs de son
ministère avec les exigences de la situation. Il conseillait à Lucie de
se remettre avec confiance aux mains des saintes filles du Carmel, et
même de s'exposer avec courage aux ennuis d'une retraite austère.

«Si elle est véritablement attachée à votre fils, ajouta-a-til, qu'elle
le lui prouve en subissant cette épreuve si courte, et, si elle croit
encore en Dieu, comme elle le prétend, qu'elle prouve à Dieu son désir
de s'éclairer en s'enfermant seule à seule avec lui dans le sanctuaire.

--Je ne lui donnerai point ce conseil, répondit M. Lemontier. J'ai assez
étudié sur pièce l'histoire des couvents pour savoir que, s'ils peuvent
abriter des mysticismes sincères, ils peuvent cacher des fanatismes
atroces. Lucie est d'une forte santé, d'un caractère bien trempé et d'un
jugement parfaitement lucide; mais j'ignore jusqu'où peuvent aller les
forces d'une femme aux prises avec l'isolement, les menaces et les
persécutions. Si son père est assez imprévoyant pour l'y exposer, je
sens qu'il est de mon devoir de la préserver, moi, et je m'oppose, au
nom de mon fils et au mien, à ce qu'elle accepte le cruel défi qu'on lui
jette. Je ne veux pas croire, monsieur, ajouta M. Lemontier, qu'un homme
de votre science et de votre mérite ait, comme l'ont cru quelques
personnes, troublé la raison de madame La Quintinie par la peur des
supplices éternels; mais si, contrairement à vos conseils et à vos
intentions, cette malheureuse personne était morte dans l'égarement du
désespoir, un tel exemple devrait vous rendre plus prudent que vous ne
semblez vouloir l'être à l'égard de sa fille.»

La figure de l'abbé eut une légère contraction de souffrance ou de
dédain; mais il n'accepta en aucune façon le reproche.

«Est-il possible, monsieur, répondit-il, qu'on ait osé vous entretenir à
Turdy de cette vieille histoire? S'il y avait là quelque chose de vrai,
le général m'eût-il accordé sa confiance et son affection? Sachez donc
la vérité. Madame la Quintinie.... Mais j'ai été son confesseur, et vous
pourriez croire que je vous raconte ce que tout le monde ne sait pas.
Je dois me taire et laisser au temps et aux circonstances le soin de
vous désabuser.»

M. Lemontier crut saisir quelque chose de volontaire dans cette
réticence de l'abbé, et il lui sembla que celui-ci cherchait à lire dans
ses yeux s'il savait autre chose de particulier sur la vie et la mort de
madame La Quintinie. A son tour, il le regarda avec une attention
déclarée. Il vit un nuage envahir ce front de marbre, et tout à coup,
prenant le parti de l'attaque à tout hasard:

«Prenez garde, monsieur l'abbé, lui dit-il d'un ton froid et ferme,
prenez bien garde!...

--A quoi, monsieur? s'écria le prêtre perdant soudainement tout empire
sur lui-même. De quelle diffamation, de quelle calomnie me menace-t-on à
Turdy? Quel libelle préparez-vous contre l'Église et contre moi?

--Si vous vous emportez ainsi, répondit M. Lemontier en souriant, nous
ne pourrons plus nous entendre, et pourtant j'espérais qu'au lieu de
nous invectiver, nous nous quitterions emportant l'estime l'un de
l'autre. Vous me refusez la vôtre, et me traitez de libelliste, rien que
cela, monsieur l'abbé?... Je ne sais pas répondre, moi, à de telles
accusations; je n'ai pas encore assez étudié le vocabulaire terrifiant
du père Onorio!

--Mais que vouliez-vous dire, reprit l'abbé pâle et tremblant, en me
jetant ce défi au visage: _Prenez garde_?

--N'était-ce pas la conclusion de mon plaidoyer pour Lucie? Prenez garde
à sa raison, à sa santé, à sa vie! Rappelez-vous que sa mère avait
l'esprit faible, et que....

--Et que quoi?... N'ayez pas de restriction mentale, monsieur!

--Vous m'avez donné l'exemple, monsieur l'abbé! Permettez-moi d'en
rester là et de remettre toute autre explication à un moment où vous
vous sentirez plus bienveillant à mon égard.»

L'abbé, resté seul, se sentit baigné d'une sueur froide.

«Suis-je perdu, se demandait-il, ou ai-je seulement failli me perdre? Le
moment d'agir à tout prix est-il arrivé?»

Il se demanda s'il consulterait le père Onorio, et il répondit:

«Non! il ne comprendrait pas, il ne voudrait ou ne saurait.... S'il me
blâme.... Ah! quand j'aurai arraché ce fer de ma poitrine, je serai tout
à Dieu et ne reculerai devant aucune pénitence.»

M. Lemontier trouva Henri à Turdy. On tint conseil. Lucie écrivit à son
père pour lui dire qu'elle se soumettrait à de plus longues épreuves,
pourvu qu'elle n'eût point à quitter son grand-père, qui n'était plus
d'âge à se passer de ses soins. Elle ne parla pas de M. Lemontier, qui
se réserva d'écrire lui-même au général dès qu'il pourrait lui fournir
quelque preuve palpable des véritables intentions de l'abbé. On écrivit
aussi à Émile de se rendre à la résidence militaire du général, de s'y
faire voir, et de se tenir prêt à communiquer avec lui, si besoin était.

Après le dîner, le médecin ayant recommandé à M. de Turdy de faire un
peu de promenade en voiture aux heures tièdes de la journée, Lucie et M.
Lemontier l'emmenèrent du côté de La Motte et au delà, dans les gorges
pittoresques qui conduisent aux riches plateaux herbus de Ronjoux,
ombragés de châtaigniers séculaires. Henri, ayant à donner beaucoup de
détails et d'instructions à Émile, resta à écrire dans la bibliothèque.

Quand la nuit le gagna, il se disposait à allumer les bougies; mais il
crut entendre des pas furtifs dans la galerie qui conduisait aux
appartements de Lucie et de son grand-père, voisins l'un de l'autre et
communiquant ensemble à l'intérieur. Cette galerie était parquetée, le
plancher craquait faiblement sous des pieds discrets. La lenteur et la
précaution de cette marche dans l'obscurité trahissaient je ne sais
quelle méfiance qui étonna Henri.
                
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