Il se tint immobile, jeta son cigare dans la cheminée, et attendit dans
le grand fauteuil, dont le dossier dépassait sa tête. Il crut un instant
à la tentative de quelque larron. Quelqu'un ouvrit doucement derrière
lui la porte de la bibliothèque et s'arrêta au seuil, quelqu'un que
Henri ne put voir, mais dont la respiration précipitée trahissait
l'émotion. Une voix, qu'il reconnut pour celle de Misie, dit tout bas:
«Personne!»
On se retira, et on marcha plus vite et plus franchement vers
l'appartement de M. de Turdy. Ces pas n'étaient plus ceux d'une seule
personne. Henri les laissa s'éloigner un peu et sortit dans la galerie,
qui était dans une obscurité complète. Il s'y tint aux écoutes. La voix
de Misie disait, sans beaucoup de précautions:
«Entrez ici.... Oui, c'est son boudoir. _Elle_ est sortie. Ils sont tous
dehors.»
Henri se rappela être sorti en effet du jardin pour voir monter la
famille en voiture. Il avait fait quelques pas sur le chemin. On avait
peut-être cru qu'il s'en allait à pied au Bourget, comme cela lui
arrivait souvent. Il était rentré au manoir sans rencontrer aucun
domestique. Le hasard avait fait que Misie ne le savait pas là.
Mais qui donc introduisait-elle ainsi secrètement dans l'appartement de
sa maîtresse? Henri était trop porté à tout redouter de la part de
Moreali pour ne pas supposer que lui seul, par l'ascendant de son
ministère, pouvait entraîner cette pauvre femme à une trahison.
Surprendre les gens sur le fait était bien facile; mais Henri n'eût rien
su ainsi de leur motif et de leurs desseins. Alors il alla écouter
jusqu'à la porte de Lucie. Il y avait plusieurs pièces, et on ne
s'était pas arrêté dans la première. Il n'entendit rien. Il essaya de se
glisser dans l'appartement de M. de Turdy: Misie, peut-être dans la
prévision de quelque surprise, en avait retiré la clef. Henri resta près
d'une heure dans cette angoisse, souvent prêt à perdre patience, mais
toujours retenu par l'espérance de pénétrer le mystère. Enfin il
entendit Misie qui parlait dans l'antichambre de l'appartement de Lucie,
où elle était restée selon toute apparence, et qui disait:
«Eh bien, monsieur l'abbé, est-ce fini? Ils vont rentrer.»
Henri recula lentement jusqu'à la bibliothèque, et, se plaçant derrière
la porte, il recueillit l'entretien suivant dans le corridor:
«Avez-vous bien éteint les bougies, monsieur l'abbé?
--Parfaitement, mais je n'ai pas terminé.... Croyez-vous qu'ils
sortiront encore demain à pareille heure?
--Oui, je le crois.
--Pourrai-je revenir avec les mêmes précautions?
--C'est bien dangereux, monsieur l'abbé! Vous me ferez chasser!
--Écoutez! Si je peux revenir, mettez sécher du linge sur la terrasse,
quelque chose de grand, des draps, que je verrai de loin: un quart
d'heure seulement!
--Il faut bien que je fasse ce que vous commandez, monsieur l'abbé,
puisque c'est pour le salut de cette chère maîtresse!
--Bien, Misie, Dieu vous en récompensera! Conduisez-moi par l'escalier
du vieux château.»
Ils passèrent devant Henri; ils étaient arrêtés tout près de lui pour se
consulter. Il attendit qu'ils fussent loin pour sortir de l'enclos par
le fond du jardin et aller au-devant de la voiture qui ramenait les
maîtres du manoir et M. Lemontier. Il invita ce dernier à descendre
pour se dégourdir un peu les jambes, et, tout en suivant la voiture qui
entrait au pas, il le mit au courant de ce qui venait de se passer.
«Ce n'est pas le moment des commentaires, lui répondit M. Lemontier,
poursuivons ce que tu as mené avec tant de prudence. Observons, et ne
laissons pas soupçonner que nous avons les yeux ouverts. Rentre avec
nous au château et laisse-moi agir. Avant tout cependant, il faudrait
savoir s'il n'y a personne de caché dans l'appartement de Lucie, et il
faudrait s'en assurer à l'insu des domestiques.»
M. Lemontier prit Lucie à part dès qu'elle fut rentrée et lui demanda si
Misie faisait le service de son appartement.
«Non, dit-elle; mais, chargée de la lingerie, elle entre souvent chez
moi.
--Votre femme de chambre est-elle dévote?
--Louise? Pas du tout. Elle est en réaction contre Misie, dont elle est
jalouse.
--Voulez-vous l'occuper ici, en bas, ainsi que Misie, et m'autoriser à
visiter votre appartement?
--Certes! Mais croyez-vous donc qu'il y ait chez moi quelqu'un de caché?
--Non; mais je ne sais s'il n'y a pas quelque tentative de surprise,
quelque préparatif d'enlèvement. Occupez vos femmes, soyez très-calme,
et laissez-moi agir.»
Lucie obéit en tremblant un peu. M. Lemontier examina l'appartement avec
le plus grand soin. Il s'assura qu'il n'y avait personne et qu'aucun
meuble ne portait de traces d'effraction. Il regarda les serrures, les
verrous, les croisées; tout fonctionnait bien.
Quand tout le monde se fut retiré, il resta dans la bibliothèque avec
Henri, et ils y veillèrent à tour de rôle. Lucie, avertie par eux,
examina minutieusement tous les objets de son appartement et n'y trouva
rien qui ne fût intact et à sa place accoutumée. Elle remarqua seulement
que les bougies qu'on mettait tout entières chaque soir sur sa cheminée
avaient brûlé une heure environ. Elle visita tous ses papiers. Aucun ne
manquait. On n'avait touché à rien. Qu'était-on venu faire chez elle?
Sous le coup d'une inquiétude d'autant plus irritante qu'il était
impossible d'en préciser la cause, Lucie dormit peu. La nuit pourtant se
passa sans qu'aucun bruit insolite fît aboyer les chiens et troublât le
sommeil du vieux Turdy.
Le lendemain, la famille monta en voiture après dîner sans marquer aucun
soupçon à Misie, qui bien évidemment était seule complice du mystérieux
projet de Moreali. Henri, qui avait fait semblant de s'en aller, rentra
inaperçu comme la veille, mais cette fois à dessein et grâce à de
grandes précautions. D'une des fenêtres du logis neuf, il vit Misie
occupée à étendre sur la terrasse du vieux château le drap blanc qui
devait servir de signal à Moreali. Alors il se glissa et s'enferma dans
l'appartement de M. de Turdy. Il mit le verrou sur la porte qui
communiquait avec le boudoir de Lucie, après s'être assuré qu'en
retirant la clef il verrait et entendrait par le trou de la serrure tout
ce qui se passerait dans ce boudoir. Bientôt après, il entendit entrer
Misie, qui toussa pour avertir l'abbé, puis l'abbé parla sans baisser la
voix. Misie lui ayant assuré que, cette fois, personne ne pouvait les
surprendre, parce que le valet de chambre était sorti et que Louise
avait la migraine.
«C'est bien, dit Moreali, laissez-moi seul.
--Pourtant, M. l'abbé pourrait avoir besoin de mon aide....
--Non, vous dis-je, j'ai tout ce qu'il me faut.»
Misie hésitait, comme si elle eût été retenue par un remords ou par la
curiosité. L'abbé insista, elle sortit.
Aussitôt Henri entendit les bruits furtifs d'un travail inexplicable, et
il dut attendre pour s'en rendre compte que Moreali fût rentré dans le
petit espace que son oeil pouvait embrasser. Il le vit alors, à la
clarté de plusieurs bougies, interroger minutieusement un carré de
lampas bleu qui remplissait un panneau de boiserie dont il avait en
partie levé le cadre. Il était monté sur une chaise et atteignait sans
peine le haut du carré. Quand il eut exploré tout l'intervalle entre la
muraille et l'étoffe en déclouant et reclouant coin par coin, il se hâta
de replacer les baguettes du cadre. Il fit ce travail avec une grande
adresse et une promptitude surprenante; et, quand ce fut fini, il se
laissa tomber sur un fauteuil, comme épuisé de fatigue et brisé par le
désappointement.
Misie rentrait.
«Ah! mon Dieu! monsieur l'abbé, comme vous voilà _blanc_! dit-elle;
est-ce que vous vous trouvez mal?
--Ce n'est rien, Misie, un peu de fatigue; mais je n'ai rien trouvé!
--Alors il faut qu'il n'y ait rien.
--Prenez garde, Misie! vous m'avez mis ici aux prises avec un danger
sérieux. C'est vous qui avez pris l'initiative: auriez-vous parlé au
hasard? seriez-vous folle?»
Misie, intimidée par le ton sec et mécontent de l'abbé, répondit en
balbutiant:
«Mon Dieu, mon Dieu!... je n'ai rien pris sur moi.... Vous m'avez
demandé des détails sur la mort de madame. Je vous ai dit ce que je
croyais savoir. Je sais bien qu'elle rêvait souvent tout haut. Pourtant
elle me l'a dit plus de trois fois, et sans paraître égarée: «C'est là,
Misie! dans ce carré-là! dans dix ans d'ici, rappelle-toi bien, petite,
tu chercheras, et tu trouveras. C'est mon voeu, mon seul et dernier
voeu! C'est le repos de mon âme.... J'ai confiance en toi, Misie! Toi
seule ici as de la religion!»
--Mais, en vous disant: _C'est là_, vous disait-elle que ce fût dans
cette tapisserie qui pouvait être enlevée, renouvelée?
--Elle ne voulait pas me dire son secret tout entier, ou elle ne savait
plus, la pauvre dame! Aussitôt qu'elle avait dit: «C'est mon dernier
voeu, c'est le repos de mon âme!» elle croyait voir l'enfer, jetait de
grands cris et perdait la raison.»
Henri vit l'abbé essuyer son front baigné de sueur. C'était une sueur
glacée, car il était toujours livide.
«Enfin est-elle morte calme? reprit-il; vous me l'avez assuré.
--Très-calme, monsieur l'abbé.
--Et sans vous reparler de l'objet caché?
--Non; elle paraissait l'avoir oublié.
--Et vous êtes bien sûre qu'on n'a jamais fouillé la tenture?
--Aussi sûre qu'on peut l'être quand on n'a pas quitté la maison plus de
vingt-quatre heures depuis vingt ans.
--Et vous n'avez jamais vu l'objet auparavant?
--Jamais! Je n'ai jamais su ce que c'était.
--Ni à qui il était destiné?
--Non; elle disait: «Le nom est écrit dessus.»
--On n'a jamais déplacé ni réparé la boiserie de cette pièce?
--On a refait la peinture. J'y ai eu l'oeil; on ne s'est aperçu d'aucun
secret, et j'ai tant regardé avant et depuis!... Vous avez regardé
aussi, il n'y en a pas!...
--Misie! sur tout ce que vous avez de plus sacré, vous n'avez jamais
parlé de cela à personne?
--Jamais, monsieur l'abbé; je vous l'ai juré, je le jure encore!
--Pas même à mademoiselle?
--Oh! pour cela, non! M. de Turdy m'avait dit que, le jour où je
répéterais à mademoiselle un seul mot de ce que madame avait dit dans
ses derniers temps, il me mettrait à la porte. Monsieur ne voulait pas
que sa petite-fille eût l'esprit frappé de ces choses-là. J'avais juré à
monsieur d'obéir, et la religion me défendait de me parjurer.
--C'est bien, Misie, vous avez fait votre devoir; mais vous aviez promis
à _madame_ de chercher l'objet, et vous êtes sûre d'avoir cherché
partout?
--Oui, monsieur l'abbé, j'ai fait mon possible. Il n'y a pas un endroit
de la tenture où je n'aie passé les mains, pas un coin des boiseries où
je n'aie regardé et frappé. Je n'aurais jamais osé déclouer, par
exemple, et, pour soulever les boiseries, il aurait fallu un ouvrier....
Les maîtres auraient eu beau être absents... les autres domestiques
m'auraient trahie. Et puis je n'y croyais plus, à ce que madame avait
dit.... Mais il est temps de vous en aller, monsieur l'abbé. Vous n'avez
rien découvert, c'est qu'il n'y a rien, allez! Il ne faut pas s'en
tourmenter, la pauvre dame rêvait....
--Et pourtant, Misie, vous pensiez que la découverte de ce voeu, comme
elle disait, eût pu sauver l'âme égarée de sa fille?
--Je m'étais fait cette idée-là!... Et, quand vous m'avez questionnée
sur l'amitié de mademoiselle pour M. Émile, cela m'est revenu comme un
rêve que j'avais oublié. Mais vrai, monsieur l'abbé, voilà neuf heures
bien sonnées. Il me semble que la voiture gagne la côte. Venez, venez,
reprenez vos outils; n'oubliez-vous rien?»
Dès qu'Henri eut rejoint M. Lemontier, il lui fit part de sa
découverte. Il fut convenu que tout serait rapporté à Lucie, mais non à
M. de Turdy, dont on avait jusque-là respecté la tranquillité d'esprit
en ne l'initiant pas aux nouvelles crises de la situation.
Dès le lendemain, Lucie donna à Misie la commission d'un achat de linge
à Lyon, et elle la conduisit elle-même au chemin de fer dans sa voiture.
Elle emmenait le grand-père et sa femme de chambre dîner et coucher à
Chambéry chez la vieille tante, après avoir donné à tous les domestiques
diverses occupations au dehors. M. Lemontier resta donc seul à Turdy.
Henri vint l'y rejoindre. Ils s'enfermèrent chez Lucie avec les outils
nécessaires à une perquisition complète; mais ils commencèrent par
raisonner leur exploration. Si madame La Quintinie avait fait murer
_l'objet_, elle eût été forcée d'avoir recours à d'autres confidents de
son secret que Misie, Misie eût su et eût dit à l'abbé cette
circonstance si propre à donner de la réalité au dépôt: ou il n'y avait
pas de dépôt, et tout s'était passé dans l'imagination de la malade, ou
le dépôt avait été confié à la muraille au moyen d'un secret qu'on
pouvait espérer trouver, même après les recherches de Misie et de
l'abbé. Au bout de deux heures d'un examen minutieux, M. Lemontier ayant
fait sauter avec une pointe le mastic dont les peintres avaient rempli
une fente assez large entre deux baguettes sculptées, il remarqua au
fond de cette fente un corps sans résistance qu'il put attirer avec
l'outil. C'était de la ouate et non de l'étoupe ordinaire. Il
introduisit une pince très-fine et retira un sachet de cuir de Russie
cousu avec soin, comme une amulette, mais assez grand pour contenir
plusieurs lettres ou une petite liasse de papiers bien serrés. En
introduisant là cet objet, on avait simplement profité d'un accident de
la boiserie, accident que les ouvriers avaient fait disparaître par la
suite, sans rien soupçonner de ce qu'il recélait. M. Lemontier mit
l'objet dans sa poche sans l'ouvrir.
«Puisque tout nous favorise, dit-il à Henri, je veux agir vite auprès de
l'abbé.
--Vous ne le trouverez pas à Aix, répondit Henri, j'y ai été ce matin.
J'ai su que Moreali et le capucin allaient passer la journée à
Hautecombe.
--J'irai, reprit M. Lemontier. Va-t'en à Chambéry, dis à Lucie que tout
va bien, et qu'elle revienne demain sans crainte. Tu reviendras, toi,
m'attendre ici, où nous passerons la nuit sans nouveau trouble.»
M. Lemontier prit une barque et gagna l'abbaye de Hautecombe, où le père
Onorio, irrité du bruit et des frivoles occupations des baigneurs d'Aix,
avait été s'installer pour quelques jours.
Il était trois heures quand M. Lemontier rejoignit l'abbé, qui, avant de
se remettre en route pour Aix, priait, prosterné dans une chapelle. Il
lui mit la main sur l'épaule, en lui disant avec autorité:
«J'ai à vous parler, monsieur!»
Moreali ne tressaillit pas, et, après avoir baisé la poussière avec
affectation, comme pour montrer qu'il s'humiliait devant Dieu, il se
leva et regarda son adversaire d'un air de dédain souriant. Ils
sortirent ensemble et s'enfoncèrent dans la montagne, M. Lemontier
marchant le premier, jusqu'à ce qu'il se trouvât assez à l'écart des
chemins frayés et des distractions qui s'y promènent.
«Monsieur, dit-il à l'abbé, j'ai été plus heureux que vous: j'ai trouvé
ce que vous avez en vain cherché hier et avant-hier dans le boudoir de
mademoiselle La Quintinie.»
Moreali resta immobile, comme recueilli, assez maître de lui pour ne
trahir ni colère, ni terreur, ni surprise. Il pensa que Misie l'avait
trahi; il ne voulut pas dire un mot par lequel il pût être compromis
plus qu'il ne l'était. Un frisson nerveux le faisait sursauter de temps
en temps, mais il se dominait avec une étonnante force de volonté. M.
Lemontier dut prendre toute l'initiative de l'explication.
«Avez-vous quelque raison de croire, dit-il, que cet objet vous ait été
destiné?
--Sans doute la destination était indiquée sur l'objet même?
--Non, monsieur, l'objet ne porte aucune espèce de suscription.
--Alors je le réclame, il m'appartient.
--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur. Vous avez cherché à
vous emparer d'une chose que vous supposiez devoir vous appartenir; mais
n'eût-il pas été plus simple de vous en ouvrir à M. de Turdy, au
général, ou à mademoiselle Lucie elle-même, et de leur réclamer cette
chose, vous fiant à leur honneur, s'il est vrai que cela contienne le
dernier voeu d'une mourante? Votre excessive méfiance des autres a porté
ses fruits. A son tour, la famille doit se méfier et s'assurer que le
sachet trouvé par moi couvre un envoi à votre nom. Un des membres de la
famille, à votre choix, découdra l'enveloppe et verra la suscription,
s'il y en a une.»
L'abbé, se dominant toujours, répondit:
«Des trois personnes de cette famille, l'une est absente, et n'est pour
rien dans la proposition que vous me faites. Envoyez-lui l'objet. Je
m'en rapporterai à sa prudence et à sa loyauté.
--C'est-à-dire que vous lui écrirez télégraphiquement que c'est quelque
secret de confession, et qu'il faut vous le restituer sans l'ouvrir?
Mais il n'en peut être ainsi que quand nous aurons acquis la certitude
du fait en voyant votre nom sur l'adresse.
--Le général s'en assurera.
--Alors, reprit M. Lemontier en appuyant sur les mots, vous ne craignez
pas que cette confession, au lieu de vous être destinée, ne soit
adressée au général lui-même?»
La figure de Moreali se décomposa et devint effrayante. Cette idée
s'était présentée à lui si souvent, qu'il se crut perdu.
«Monsieur Lemontier, dit-il, vous avez déjà ouvert le paquet?
--Non, monsieur, répondit paisiblement Lemontier, je n'en avais pas le
droit.
--Vous le jurez!
--Sur mon honneur! mais vous n'avez confiance en personne, pas même au
père Onorio, qui ne vous eût certes pas autorisé aux recherches furtives
que vous avez faites, au risque d'être surpris et traité comme un voleur
de nuit!»
L'abbé se leva comme s'il eût voulu aller se jeter aux pieds du capucin.
M. Lemontier, qui s'était assis près de lui sur une roche, le retint et
le força de se rasseoir en lui disant:
«Le temps presse, je ne puis attendre maintenant que vous vous
consultiez. Il me faut une réponse. Dépositaire de cet objet, j'ai aussi
des devoirs à remplir. Je ne me permets avec vous aucun commentaire;
mais je ne puis défendre à mon jugement d'entrevoir des vérités
terribles. Je ne crois pas que Lucie doive jamais les soupçonner. Je ne
crois pas non plus que ni le père ni l'époux de madame La Quintinie, qui
les ont peut-être pressenties autrefois, doivent les connaître
aujourd'hui. C'est la pensée de ce danger extrême qui m'a fait venir à
vous pour vous demander, non pas la révélation de vos secrets, mais la
valeur ou la vanité de mes craintes. Un mot suffit à chacune de mes
questions. Qui peut ouvrir ce paquet? M. de Turdy?
--Non!
--Le général?
--Non!
--Lucie?
--Non!
--Vous alors?
--Moi seul.
--Même s'il est adressé à un autre?
--Vous n'y consentirez pas?
--A mon tour, je dis non.
--Si je vous disais de l'ouvrir?
--Je dirais encore non.
--D'en prendre connaissance avec moi?
--Non, toujours non.
--Avec l'autorisation de Lucie?
--Vous la lui demanderiez?
--Non, je vous en chargerais.
--Ceci change la situation, nous serions au moins dans la légalité,
Lucie étant seule et unique héritière de tout ce que sa mère a laissé.
De plus, elle est majeure; je me charge de lui demander son
consentement. Où vous retrouverai-je demain, monsieur l'abbé?
--Pourquoi pas ce soir?
--Impossible: mademoiselle La Quintinie est absente jusqu'à demain
matin.
--Elle est à Chambéry? Allons-y ensemble, monsieur! Par le chemin de fer
d'Aix, nous y serons de bonne heure encore, je ne puis passer la nuit
dans ces angoisses.
--Vous les avouez enfin? Allons, je n'en abuserai pas, je serai plus
généreux que vous. Partons.»
Ils n'échangèrent plus un mot. En traversant le lac, M. Lemontier
observa la contenance morne et pourtant digne de l'abbé. Il était
vaincu, mais non brisé. Il suivait de l'oeil le sillage ouvert par la
barque, et semblait livré à une méditation profonde plutôt qu'au
sentiment amer de la défaite.
En chemin de fer, il parut ranimé comme s'il eût trouvé, sous
l'influence de cette marche rapide, une solution ou une résolution. A
Chambéry, il se tint dans la rue pendant que son compagnon entrait chez
mademoiselle de Turdy. Lucie, prise à part, dit à M. Lemontier qu'elle
lui donnait plein pouvoir de disposer du paquet comme il l'entendrait,
et même de ne jamais lui dire ce qu'il contenait. Elle s'en remettait
aveuglément à sa prudence et à son honneur. Il courut rejoindre Moreali
avec un mot de la main de Lucie, qui l'autorisait complétement. Ils
allèrent s'enfermer dans la maison du comte de Luiges, lequel était
toujours à Aix.
«Attendez! dit l'abbé au moment où M. Lemontier, prenant un canif sur le
bureau du comte, allait ouvrir le sachet, j'ai besoin de mes forces, de
ma raison, de ma mémoire. Je suis fatigué, j'ai faim!
--J'ai faim aussi, répondit M. Lemontier. Allons chercher une table
d'hôte quelconque. Je vous invite à dîner, si vous voulez bien le
permettre.
--Inutile de sortir, reprit l'abbé; je vais envoyer chercher...»
M. Lemontier refusa. L'abbé le regarda en face, et ses yeux se
remplirent de larmes; mais il ne se plaignit pas du terrible soupçon
muet, trop provoqué par sa conduite précédente. Ils sortirent, dînèrent
ensemble sans se parler et rentrèrent chez le comte. C'était une vieille
maison, riche, silencieuse, servie par de vieux domestiques dévots; le
jour baissant, ils apportèrent une lampe et disparurent.
M. Lemontier coupa la soie tout autour du sachet et en tira une grosse
lettre, qui devint fort mince après le dépouillement de trois enveloppes
épaisses. La première ne portait que ces mots: _Pour être ouverte dans
dix ans_; la seconde: _Pour être lue le jour de la première communion de
ma fille_; la troisième enfin, que M. Lemontier n'ouvrit pas, portait
cette adresse bien lisible: _A mon mari, le colonel La Quintinie_.
«Voilà ce que j'avais prévu, dit-il, c'est une confession au véritable
confesseur, une confession qui vous épouvante, et à présent, monsieur
l'abbé, regardez-vous votre adversaire comme un ennemi sans délicatesse
et sans générosité?»
Moreali cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes; puis,
tendant ses deux mains humides et froides sur la table:
«Pardonnez-moi, dit-il, pardonnez-moi en chrétien et en philosophe!
--Je vous pardonne tout ce qui m'est personnel, répondit Lemontier; mais
je ne puis toucher vos mains en signe d'estime ou d'amitié, je les crois
souillées d'un crime que ce repentir tardif ne peut expier en un
instant.
--Monsieur Lemontier! s'écria Moreali avec énergie, je ne suis pas si
coupable que vous le croyez: Lucie n'est pas ma fille! J'ai aimé sa mère
avec passion, je l'aime elle-même comme l'enfant de mes entrailles
spirituelles, mais je n'ai pas séduit madame La Quintinie, je n'ai
manqué ni à mon voeu de chasteté, ni à mon devoir de confesseur et
d'ami. S'il y a dans cette lettre dont vous prendrez connaissance, je le
veux, une révélation contraire à la confession que je vais vous faire,
cette révélation est l'oeuvre du délire; mais j'ai mes preuves, moi:
elles sont là, dans ce bureau dont j'ai la clef, et je veux les mettre
sous vos yeux... quand vous m'aurez écouté, non comme un ami, vous vous
y refusez, mais comme un juge. Je vous accepte pour ce que vous voulez
être.
--C'est mon droit, répondit Lemontier, car j'ai celui de devenir le père
de Lucie, et j'en ai la volonté. Je dois et veux savoir, par conséquent,
quels liens l'unissent à vous. Parlez.»
Il remit la lettre de madame La Quintinie dans le sachet, y posa son
coude, fixa sur l'abbé ses yeux clairs et calmes, et le philosophe
attendit la confession du prêtre.
XXIX.
RÉCIT DE L'ABBÉ.
Moreali est mon véritable nom, c'est celui de ma mère et d'un oncle
maternel qui m'a adopté tout récemment. J'ignore qui fut mon père; ma
mère était Italienne, et je suis né à Rome. J'étais fort jeune quand
elle m'envoya à Paris, où je fus élevé chez les jésuites sous le nom de
Fervet, et où elle vint s'établir près de moi quelques années plus tard.
Elle me chérissait tendrement et me donnait l'exemple des vertus
chrétiennes. Elle avait bien peu d'aisance, mais elle ne négligea rien
pour mon éducation. Elle passait pour ma tante, et longtemps, en lui
donnant un titre plus doux, je crus n'être que son fils adoptif.
Je fis de bonnes études, mais je ne montrais aucun goût pour l'état
ecclésiastique. La carrière des lettres, l'éloquence du barreau me
tentaient. J'avais de l'ambition, et pourtant j'étais un croyant, mais
un croyant porté à la lutte plus qu'au renoncement.
A son lit de mort, ma pauvre mère me révéla l'illégitimité de ma
naissance, et m'apprit qu'étant enceinte de moi, elle m'avait consacré à
Dieu par un voeu solennel. Depuis que j'étais au monde, elle avait tout
fait pour réaliser ce voeu. Elle avait espéré que j'y souscrirais. Elle
avait compté que mon sacrifice rachèterait son péché. Elle n'exigeait
pas que je fusse prêtre sans vocation; mais elle me suppliait de ne pas
lui ôter l'espérance à sa dernière heure et de la laisser partir
emportant la promesse que je ferais mon possible pour lui abréger les
terribles expiations du purgatoire. Si un jour il se pouvait que son
fils offrît le saint sacrifice de la messe à son intention, elle se
flattait d'être alors réconciliée avec Dieu.
Elle mourut dans mes bras, bénie quand même et consolée autant qu'il
dépendait de moi; mais la honte de ma naissance et l'horreur de mon
isolement dans la vie m'avaient porté un coup terrible. Je me vis sans
appui, sans amis, sans liens, sans patrie; errant dans la société, livré
à mon inexpérience, luttant pour percer tout seul et retombant désespéré
sur moi-même, j'essayai de me persuader que mon intelligence et ma
volonté suffiraient; mais j'eus peur des passions que je sentais
fermenter en moi. La femme était pour moi un objet de séduction
irrésistible et d'aversion craintive. J'avais des envies d'adorer et de
tuer la première qui égarerait mes sens. L'épouvante me ramena chez les
jésuites.
Là, je n'étais plus seul, j'appartenais à tous, il est vrai, mais tous
m'appartenaient, et je pouvais, au sein de cette société puissante,
conquérir par un grand mérite l'indépendance de l'initiative.
J'avoue que l'ambition mondaine fut encore mon but jusqu'au moment où je
fus désigné pour recevoir les ordres sacrés. Dans ma dernière retraite
préparatoire, je sentis la grâce, je reconnus mon néant, je m'humiliai
et je travaillai sincèrement à combattre le démon d'orgueil qui était
en moi.
Outre le travail de la grâce, j'étais doué d'un besoin de logique
intérieure qui me travaillait aussi. J'avais le goût du beau, la passion
du vrai, le sentiment de l'honneur, le mépris des faux biens, de grands
appétits de franchise et de générosité; mais la vraie charité
chrétienne, le facile pardon des injures, l'humilité devant les hommes,
le repos absolu du coeur et des sens à la pensée des femmes, voilà ce
qui me manquait. Je le sentais, car j'étais sévère envers moi-même. Je
demandai encore un an de travail spirituel avant de prononcer mes voeux,
je ne me trouvais pas encore assez digne et assez fort; mais on avait
besoin de mes services, on me dissuada de tenter une plus longue
épreuve: je me consacrai en tremblant.
Pourtant je me sentis à la fois enorgueilli et touché de la confiance
avec laquelle mes directeurs me poussaient dans l'arène. L'orgueil du
devoir m'était permis, je m'y abandonnai: n'était-il pas ma sauvegarde
contre les tentations?
Je fus nommé d'emblée à un vicariat dans une ville de premier ordre. J'y
prêchai le carême avec un très-grand succès. C'est là que les larmes des
femmes, ces touchantes ferveurs, plus séduisantes que les
applaudissements des foules, commencèrent à me troubler sérieusement. Je
sentis la nécessité des plus grandes austérités. Il fallait être saint
ou rien. Je m'efforçai d'être saint.
La grâce descendit encore sur ma ferveur. Le calme se fit comme par
miracle. Un jour, je me sentis vraiment fier en me sentant vraiment
fort. Le souffle embrasé du confessionnal me fit sourire. Les plus
belles femmes venaient à moi. Toutes m'aimaient, sinon avec réflexion et
persistance, du moins avec entraînement durant cette heure de tendre
épanchement qu'elles apportaient à mes pieds. Je les traitai durement,
quelques-unes s'exaspérèrent jusqu'à m'aimer avec ardeur. Je les
accablai du mépris de Dieu, qui leur parlait par ma bouche.
Parmi les pénitentes que l'aristocratie de la province m'envoyait en
trop grand nombre, une jeune fille charmante me consola par son
angélique chasteté, par l'absence de tout instinct douteux à combattre,
par une foi naïve pleine de scrupules attendrissants: c'était Blanche de
Turdy. Elle avait seize ans à peine. Pâle, délicate, toujours simplement
vêtue, un peu nonchalante et d'humeur rêveuse, elle était l'image de la
candeur timide et de la virginité ignorante.
Sa mère, qui était pieuse, vint un jour me consulter.
«M. de Turdy veut, dit-elle, marier ma fille avec un beau colonel qui ne
croit à rien. L'enfant est douce, et redoute la vivacité de son père.
Donnez-lui le courage de résister un peu. Mon mari est bon au fond, il
cédera. D'ailleurs, nous ne sommes ici que pour un temps limité. Nos
propriétés les plus importantes sont en Savoie. C'est là que je voudrais
établir Blanche, afin de l'avoir près de moi.»
J'exhortai dans ce sens ma jeune pénitente, qui se prit à pleurer.
«Mon père ne me force pas, dit-elle; toute la faute est à moi. Le
colonel La Quintinie m'a dit au bal qu'il m'aimait, et qu'il serait
malheureux, si je ne l'aimais pas. Je l'ai cru, et, lorsqu'il m'a
demandée à mon père, j'ai avoué que je l'aimais aussi. Mon père serait
plutôt contraire que favorable à ce mariage. Le colonel ne lui plaît pas
beaucoup. «Pourtant, m'a-t-il dit, si tu l'aimes... nous verrons....
Consulte ta mère.» J'ai consulté maman, qui dit non. Je ne sais pas si
j'ai fait un péché en aimant ce colonel.»
Je m'efforçai de lui prouver qu'elle ne l'aimait pas. Elle parut
ébranlée, et me promit de n'y plus songer.
Un an s'écoula sans qu'elle se confessât d'aimer. Je n'avais pas coutume
de questionner. Je blâme ce mode de provocation à la sincérité.
Pourtant, ce silence m'étonnait, et je me fis scrupule de donner à
Blanche l'absolution pascale sans être bien assuré de la validité de sa
confession. Elle me répondit avec la simplicité d'un ange:
«Vous m'avez défendu d'aimer, je me suis abstenue. Je n'aime plus que
Dieu et la Vierge.»
Cette soumission facile, entière, vraiment sainte, me remplit
d'admiration et de tendresse pour cette jeune âme qui, dès sa première
épreuve, s'élevait à l'état de perfection, celui où il n'y a plus ni
lutte ni angoisse devant le sacrifice de soi-même. J'en fus si édifié,
que je me sentis comme sanctifié par contre-coup. J'avais beaucoup
travaillé pour assurer ma victoire sur les sens, et cette enfant, qui
n'avait pas de sens à vaincre, immolait l'instinct de son coeur avec
cette sublime simplicité!
Je l'aimai, je l'aimai de l'amitié la plus pure, la plus calme. C'était
en moi comme un sentiment divin! Ni ma veille ni mon sommeil n'en
étaient troublés. Mes yeux ne la cherchaient dans l'église ni aux
offices, ni aux sermons. Quand j'étais là, je sentais qu'elle y était,
et elle y était toujours. Sa présence était un parfum dans l'atmosphère,
son approche au confessionnal m'apportait une sensation de bien-être et
de fraîcheur.
Un jour, à la veille d'une de ces grandes fêtes où elle avait coutume de
se confesser, je me sentis inquiet, comme si un malheur non défini m'eût
menacé. Elle ne vint pas. Trois mois se passèrent, et je compris alors
qu'elle était beaucoup pour moi. Ma ferveur se ralentissait, l'église
perdait sa poésie, ma vie se traînait comme une attente pénible. Je ne
pouvais m'alarmer de ma tristesse; je sentais mon intention aussi pure
que celle d'un petit enfant. Il ne m'était pas seulement permis, il
m'était ordonné de chérir les voies de cette jeune sainte, et je
craignais qu'on ne la détournât du ciel.
Madame de Turdy reparut enfin.
«Nous avons passé trois mois aux eaux, me dit-elle. Le beau colonel La
Quintinie y était. Il a recommencé ses assiduités, et je crains bien que
Blanche n'ait jamais cessé de l'aimer. Il a renouvelé sa demande, que
j'avais réussi à faire ajourner à cause du jeune âge de ma fille. Il a
fait la cour aussi à M. de Turdy, qui est un incrédule, et qui l'a pris
sous sa protection, prétendant que je voulais faire de ma fille une
religieuse. Je viens vous demander conseil.»
Je ne sais ce que je répondis. J'étais fort troublé. La défection de
Blanche était une chute déplorable, et le mot de religieuse, que sa mère
venait de prononcer, me jetait dans de grandes anxiétés. Peut-être
aurais-je dû suggérer à ma jeune pénitente l'idée de se consacrer à
Dieu. Douée de si grandes qualités de renoncement, n'était-elle pas
marquée pour l'état sublime? Je m'étais interdit d'encourager les
vocations romanesques, fugitives velléités fréquentes chez les filles de
treize à seize ans; mais Blanche, sans me faire part de l'appel du
Seigneur, l'avait peut-être vaguement ressenti. Et je ne l'avais pas
deviné, moi! j'avais laissé ma jeune soeur s'égarer dans son rêve
d'amour et accepter l'époux charnel faute d'entrevoir clairement l'époux
idéal!
Je demandai à madame de Turdy si elle s'opposerait à la consécration de
sa fille. Elle me parut surprise.
«Non certes, répondit-elle, si elle avait la vocation: mais elle ne l'a
pas du tout, puisqu'elle veut se marier avec un homme sans principes.
--Elle pourrait changer, lui dis-je.
--Ne le désirons pas trop, reprit-elle; M. de Turdy jetterait feu et
flamme.
--Ne m'avez-vous pas dit qu'il était fort bon?
--Il n'a pas grande persistance, et il céderait à la fin; mais que
d'orages auparavant!
--Vous les redouteriez peu, si vous étiez certaine de les supporter pour
le bonheur de votre enfant.»
Madame de Turdy restait indécise et incrédule. Elle ne s'opposa pourtant
pas à ce que la vocation de Blanche fût interrogée. Je prêchais alors
dans un couvent de religieuses où sa mère la conduisait deux fois par
semaine pour m'entendre. Au bout de quelque temps, elle l'amena vers moi
dans un parloir de ce couvent, où elle nous laissa ensemble.
Ce ne fut pas une confession, ce fut un entretien de frère à soeur.
Blanche m'avoua qu'elle était bien agitée. Le colonel l'occupait
beaucoup, et pourtant elle sentait que ce n'était pas là le doux rêve de
sa vie. C'était comme une violence que l'homme faisait à son âme.
L'appel du Sauveur, plus vague et plus tendre, la faisait rêver. Je vis
bien que les sens avaient parlé, mais j'espérai lui enseigner
délicatement à les vaincre.
Je portai une grande ardeur dans mon entreprise, et durant plusieurs
mois, où tantôt la confession, tantôt les entrevues chez sa mère et au
couvent établirent des relations suivies entre nous, je la vis s'avancer
dans la voie sainte au point de me faire croire que je l'y avais assurée
pour jamais. Combien elle eût été heureuse si elle eût persévéré! Mon
affection, ma sollicitude pour elle étaient devenues en moi comme une
seconde vie. Toutes les forces de mon âme étaient tendues vers ce but de
conserver vierge pour l'hymen du Christ cette âme digne de lui seul. A
l'idée qu'un homme, et un homme sans croyances, se flattait de la
profaner, j'étais dévoré d'indignation.
Blanche semblait sauvée, mais elle fut imprudente. Elle ne savait rien
cacher: elle avoua à son père son désir de prendre le voile. Dès lors M.
de Turdy, qui au fond prisait médiocrement La Quintinie, s'appuya sur ce
dernier pour soustraire la néophyte à l'appel du Seigneur. Il effraya
madame de Turdy, qui était pieuse, mais qui avait le caractère faible;
il pesa sur la piété filiale de Blanche. Il permit au colonel de la voir
plus souvent. Enfin ils ébranlèrent ma pauvre sainte et me l'enlevèrent
au moment où, appelé à d'autres fonctions, j'étais forcé de changer de
résidence.
Je partis, la mort dans l'âme, pour ma première et dernière cure.
C'était une ville de troisième ordre, peu éloignée de celle que je
quittais. Madame de Turdy vint m'y trouver bientôt sans sa fille. Le
mariage était décidé. Blanche avait juré à son père qu'elle ne serait
pas religieuse. La mère elle-même s'en réjouissait, car elle avait eu
peur de me voir trop bien réussir; mais elle était également effrayée de
donner sa fille à un incrédule. Elle me priait, puisque j'avais eu et
pouvais avoir encore de l'influence sur elle, de lui écrire pour exiger
qu'elle fît de sa main le prix de la conversion du colonel. J'écrivis
deux fois, trois fois. Pas de réponse! Un jour, on m'apporta un billet
de faire part. Blanche était mariée.
La douleur et la colère que j'éprouvai me firent craindre d'avoir trop
aimé cette jeune fille.... Trop aimé!... était-ce possible? peut-on
aimer trop quand on aime en Dieu et à cause de Dieu? Je l'avais mal
aimée... peut-être; non! Je scrutai en vain ma conscience. L'amour
terrestre n'était plus en moi depuis longtemps; je l'avais terrassé, je
l'avais tué, je le méprisais.... Quand je sentais la chair se révolter,
je ne prenais pas le change, et jamais dans mes rêves, même
involontaires, la figure de Blanche ne s'était mêlée aux fantômes de la
tentation.
Je l'avais aimée avec l'âme, et pendant quelque temps mon âme fut comme
brisée. Je ne sentais plus aucune ambition mondaine. Je demandai à
m'effacer dans le clergé secondaire, à m'éloigner de cette province où
j'avais trop souffert. Je fus appelé à Paris; mais le colonel et sa
femme y étaient sans que je m'en fusse informé. Un jour que je prêchais
à l'église de ***, je vis Blanche au pied de la chaire. Je la vis sans
trouble et sans joie. Je ne l'estimais plus; je savais qu'elle avait
tout cédé, et que le colonel continuait à nier Dieu et à braver
l'Église. C'était sous Louis-Philippe. Il craignait d'être pris pour un
légitimiste; il voulait de l'avancement.
Après le sermon, comme je me retirais vers la sacristie, je vis que deux
femmes me suivaient: l'une était Blanche, dont un voile de dentelle
cachait mal la pâleur et l'émotion; l'autre était une pieuse amie qui
l'avait amenée au sermon; elles demandaient à me parler.
Ce fut l'amie qui prit la parole.
«Je vous ramène, dit-elle, une brebis égarée. Elle est troublée dans sa
foi; elle souffre. Pendant quelque temps, elle a essayé de se rattacher
au monde; elle a échoué. Votre sermon vient de la rappeler à la
religion. Elle veut vous ouvrir son coeur; mais, avant de se confesser à
vous, elle voudrait vous parler comme à un ami. Venez chez moi demain à
onze heures du matin. Personne ne vous troublera.»
Je refusai. J'avais échoué dans la plus modeste de mes tentatives, celle
de faire présider la plus simple des conditions chrétiennes au mariage
de mademoiselle de Turdy. J'avais donc manqué d'ascendant et de
persuasion. Elle devait choisir un guide plus éloquent et plus éclairé
que moi.
Elle releva son voile, et je vis sa figure inondée de larmes.
«Nul autre que vous! dit-elle; si vous me repoussez, je suis perdue,
damnée à jamais. Votre devoir est de me réconcilier avec Dieu, ou mon
éternel malheur pèsera sur votre conscience.»
Je dus céder et promettre. Le lendemain, à l'heure dite, j'étais chez
son amie, qui nous laissa seuls dans un salon réservé.
«Avant que je vous demande d'entendre ma confession, dit madame La
Quintinie, j'ai à vous raconter l'histoire de mon mariage, et je serai
forcée de vous parler des personnes qui m'entourent. Cela est permis
dans un entretien amical. Écoutez-moi. Je n'ai jamais aimé M. La
Quintinie depuis le premier jour où vous m'avez démontré que je ne
pouvais ni ne devais aimer un incrédule. Il y a de cela deux ans. A
partir de cette époque, j'en ai aimé un autre; mais je ne m'en suis pas
accusée en confession, ce ne pouvait pas être un péché; c'était une
sainte amitié qui ne pouvait aboutir au mariage. J'avais donc l'esprit
tranquille et le coeur rempli; la preuve, c'est que l'idée de me
consacrer à la virginité m'était douce, et que mon père m'a désespérée
en s'y opposant.
«Quand j'ai dû renoncer à vaincre sa résistance, il s'est passé en moi
des choses étranges dont je me confesserai ailleurs qu'ici. J'ai cru
devoir lutter contre moi-même, obéir à mon père et m'efforcer d'aimer M.
La Quintinie. Je n'étais pas forcée de me prononcer pour ce dernier; au
contraire, mes parents me priaient d'attendre et de réfléchir, mon père
parce qu'il trouvait le colonel frivole et inintelligent, ma mère parce
qu'elle le voyait impie.
«Pourquoi me suis-je obstinée à le choisir? Parce qu'il m'a effrayée de
votre influence.... Ne me demandez point d'autres explications. Au
tribunal de la pénitence, vous m'interrogerez. Je vous dis seulement ici
en toute sincérité que j'ai cru faire mon devoir en ne répondant pas à
vos lettres et en consentant, après une lutte vaine, à hâter mon
mariage, sans conditions, au gré du colonel.
«Hélas! j'ai été bien punie de mon erreur! Les embrassements de cet
homme m'ont été odieux. Je ne savais rien du mariage, je ne pressentais
rien, je ne devinais rien. Je croyais que l'amour conjugal était pure
affaire de coeur, et qu'en échangeant ses pensées on arrivait à imposer
une douce persuasion en même temps qu'à la subir. Je m'imaginais
qu'ayant cédé ma main et perdu mon nom sans exiger de mon mari aucun
engagement religieux, je l'amènerais à croire ce que je croyais; mais
quoi! le lendemain du mariage j'avais perdu tout espoir d'ascendant sur
lui: j'étais sa chose, Dieu ne pouvait plus me réclamer. Je n'avais plus
qu'à partager sa vie, ses goûts, ses habitudes, à subir ses caresses et
à me dire heureuse ou à me taire. Voilà ma désillusion, mon opprobre,
mon désespoir. Je porte dans mon sein le gage de cette union terrestre
qu'il plaît aux hommes d'appeler l'amour. J'espère et je désire mourir
en mettant cet enfant au monde. C'est tout ce que mon mari voulait de
moi; ma vie, à contre-coeur enchaînée, ne peut lui être d'aucune
utilité. Mais, sentant bien que Dieu daignera m'affranchir du supplice
d'appartenir à un autre maître que lui, je veux qu'il ait pitié de moi,
qu'il accepte les larmes de mon repentir et qu'il me reçoive dans sa
grâce. C'est pourquoi je suis venue à vous.»
Les aveux de Blanche étaient un douloureux triomphe pour l'esprit de
vérité qui parlait en moi. Il était bien évident que cette délicate
créature formée pour le ciel avait méconnu sa vocation et signé l'arrêt
de son irrémédiable malheur en ce monde, en se laissant tomber dans les
bras d'un homme. Elle m'apparaissait souillée, mais repentante. Elle ne
m'inspirait plus d'enthousiasme, mais elle m'imposait une pitié profonde
et le devoir de la consoler. Pourtant j'étais frappé d'un point
mystérieux dans son récit, et je la priai en vain de s'expliquer; elle
s'y refusa. J'eus peur, je fis tous mes efforts pour qu'elle s'adressât
à un autre confesseur; elle fut inébranlable. Cette personne si faible
et si douce était devenue sombre et tenace. Elle voulait être sauvée par
moi, ou s'abstenir avec désespoir de toute religion, de toute croyance.
Le lendemain, j'entendis sa confession, qui me fit frémir. Je ne
l'aimais plus, moi, je fus sans indulgence; je l'humiliai, je la brisai
jusqu'à lui déclarer que je ne la confesserais plus jamais. J'ai tenu
parole.
Vous m'approuvez peut-être? Eh bien, vous avez tort. Je me trompais,
j'étais lâche, je n'étais pas à la hauteur de mon devoir. La confession
de cette femme me troublait. Je m'étais cru un saint, je ne l'étais pas.
Je craignais de commettre un sacrilége en écoutant, dans le temple du
Seigneur, des aveux terribles. J'aurais dû puiser ma force dans la
sainteté du sanctuaire et ramener cette âme par la patience, par la
douceur, par l'impassible sourire d'une chasteté à l'abri de tout péril.
Je manquai de l'audace des saints et de la tranquillité des anges. Je
sentis que je n'étais qu'un homme, et, profondément humilié de ma
défaite, je repoussai durement l'infortunée en sauvant mon repos, mais
en exaspérant son âme. Mon repos, ai-je dit. Hélas! il était perdu sans
retour! J'avais aimé Blanche et je ne l'avais pas désirée; je ne
l'aimais plus, et elle portait le délire dans mes sens! Je refusai
obstinément de la revoir, et, pour échapper à ses instances, à ses
sommations, j'obtins dispense de confesser à l'avenir aucune femme.
Six mois se passèrent pour moi dans des austérités et dans des combats
terribles. Je ne la voyais plus. Elle m'écrivait: je n'ai lu de son
vivant que la première lettre; les autres, j'en ai pris connaissance
après sa mort seulement, mais je les ai gardées toutes. Elles sont là,
dans ce bureau. Je sentais que je serais peut-être accusé: je ne pouvais
me dessaisir des preuves flagrantes de mon innocence... mon innocence
_de fait_, je dois ajouter ce mot, ne voulant rien vous cacher. Mon âme
était coupable, si c'est être coupable que d'être aux prises avec une
effroyable tentation à laquelle on ne cède point par le fait.
Un jour, le colonel La Quintinie entra chez moi.
«Monsieur, me dit-il, je ne vous aime point, car vos lettres ont failli
empêcher mon mariage; mais je vous crois sincère. Ma femme est fort
malade; elle est dans un état d'exaltation religieuse qui fait craindre
pour sa raison. Elle demande un prêtre et renvoie tous ceux qui se
présentent. Enfin elle s'obstine à vous voir, et son médecin croit qu'il
faut tenter de lui donner cette satisfaction. Je viens vous chercher, et
je compte sur votre raison, sur votre prudence, sur votre charité enfin
pour calmer ce pauvre esprit qui s'égare. Madame La Quintinie est une
sainte; elle n'a rien à se reprocher, et elle se croit damnée! Dites-lui
donc ce que vous avez mission de lui dire pour la sauver de ces
épouvantes.»
Je ne pouvais refuser sans donner de graves soupçons sur mon caractère,
et, d'ailleurs, mon devoir était de marcher. Je suivis le colonel. Je
trouvai Blanche debout, changée à faire frémir, et en proie à une crise
des plus douloureuses. Elle tenait dans ses bras et couvrait de larmes
et de baisers une petite créature de deux ou trois mois qu'elle avait
voulu nourrir, et que, par ordre du médecin, il lui fallait confier à
une nourrice. Cette enfant, c'était Lucie.
Dès que la pauvre femme me vit, elle s'apaisa, remit avec douceur aux
bras de la nourrice l'enfant, qui criait, instinctivement effrayée des
transports de sa mère. Blanche renvoya tout le monde, et, quand nous
fûmes seuls:
«Ni épouse ni mère! dit-elle en fixant sur moi ses yeux sombres,
redevenus secs; voilà votre ouvrage, à vous! Vous m'avez défendu d'aimer
alors que j'aurais pu céder à mon premier instinct, et me contenter,
comme tant d'autres, de l'amour vulgaire d'un homme et de ses
embrassements grossiers. J'aurais pu être heureuse ainsi, n'aspirant pas
à des félicités idéales, ne les connaissant pas, vivant d'une grosse vie
matérielle employée à mettre des enfants au monde, à les allaiter et à
m'oublier moi-même dans les devoirs de la famille. Vous n'avez pas voulu
qu'il en fût ainsi; vous m'avez montré un corps nu et maigre, un homme
d'ivoire étendu sur une croix d'ébène, et vous m'avez dit: «Voilà ton
époux, ton amant, ton ami. Ce n'est pas un homme, c'est un Dieu, une
pensée, un rêve! Tu vivras de ce rêve, qui te plongera dans des
ravissements infinis, et tu te perdras en des jouissances d'imagination
auprès desquelles les profanes réalités de la vie ordinaire ne sont
qu'abjection et souillure.» Vous aviez raison. Tant que j'ai aimé
l'époux céleste, j'ai été heureuse et sainte. Quand j'ai partagé la
couche de l'autre, j'ai été avilie et j'ai rougi de moi.... A présent,
je le hais et je me méprise. Pourquoi m'avez-vous laissée contracter ce
lien? Pourquoi, lorsque j'avais peur de vous et de moi-même, n'avez-vous
pas eu le courage de venir me trouver pour me dire: «Que cet homme soit
chrétien ou non, je ne veux pas que tu lui appartiennes! Tu es à Dieu,
tu es à moi. Je suis ton Christ, je t'aime comme il t'aime, tu vivras
avec moi et avec lui parmi les anges, et tu iras à Dieu sans avoir été
profanée?» Voilà ce qu'il fallait faire, voilà ce qu'il fallait me dire.
J'avais peur de vous!... je ne sais pas pourquoi! Je me trompais;
j'étais aux prises avec l'esprit du mal qui voulait m'arracher à Dieu,
et qui, parlant par la bouche de mon mari, me disait: «Toutes les
dévotes sont amoureuses de leur confesseur quand il est jeune.» Alors,
moi, je me disais: «Suis-je donc _amoureuse_?» Mais je ne savais ce que
c'était que d'être amoureuse! Vous aviez tué mes sens en me faisant
rougir du premier trouble de mes sens; Je rêvais de vous, je vous voyais
étendu sur cette croix à la place du Christ, et dans mes songes je
baisais vos blessures, ou j'essuyais vos pieds avec mes cheveux, et je
ne me rebutais pas quand vous me disiez: «Femme, qu'y a-t-il de commun
entre vous et moi?» Était-ce là de l'amour profane? Non!... ou bien, si
c'en était, il fallait ne pas craindre de m'avertir, de m'éclairer et de
me remettre dans la voie. Vous ne vous êtes pas soucié de moi, vous
disiez m'aimer si tendrement, et vous m'avez abandonnée!--Et à présent
que vous savez mes troubles et mes douleurs, vous me chassez du
confessionnal en me disant que vous ne voulez pas vous damner avec moi,
et vous ne revenez que parce que mon mari vous ramène! Non! vous m'avez
menti, vous ne m'avez jamais aimée! Vous n'aimiez rien que vous-même,
vous vous sauveriez seul, en toute sécurité d'orgueil et d'égoïsme, sur
les ruines d'un monde! Et moi, je suis perdue, je suis damnée, vous
l'avez dit. Je n'estime rien sur la terre, je ne suis bonne à rien, je
ne peux pas être une mère de famille, je ne peux plus devenir une
sainte. Votre coeur me repousse, le ciel se ferme et l'enfer m'appelle.
Laissez-moi donc, je veux mourir en maudissant Dieu, le Christ, vous et
moi-même!».