George Sand

Mademoiselle La Quintinie
Go to page: 12345678910111213
Si je vous rapporte ces effroyables paroles dont le souvenir me glace
encore, c'est qu'elles sont le résumé des plaintes, des blasphèmes et
des reproches que cette malheureuse femme m'a toujours adressés depuis,
soit par lettres, soit dans de courtes entrevues auxquelles je n'ai pu
me soustraire. C'est qu'elles sont, j'en suis certain, l'objet et le
texte de la confession que vous avez là entre les mains. Jugez si le
père, l'époux ou la fille de Blanche doivent la lire!

Quant à moi, plié sous l'horreur de cette malédiction, je m'efforçais en
vain de la conjurer: l'esprit de Blanche, frappé de délire, était
complétement dévié de la ligne du vrai, ligne subtile et délicate à
suivre, j'en conviens, pour les prêtres sans idéal et pour les femmes
exaltées. En même temps qu'elle était une folle, la pauvre Blanche était
pourtant une sainte aussi. Elle ne rêvait point de coupables transports,
elle effleurait le bord des abîmes avec cette légèreté d'appréciation et
cette absence de logique qui caractérisent les femmes. Elle ne voulait
pas s'apercevoir du mal qu'elle me faisait; elle comptait pour rien la
contagion que je pouvais recevoir de sa démence.... Mais, si elle avait
les périlleux élans de sainte Thérèse, il lui restait quelque chose des
ignorances ineffables de l'enfance. Le mariage, ne lui ayant pas révélé
l'amour, semblait parfois ne lui avoir rien appris, tandis qu'en
d'autres moments la puissance de ses aspirations semblait avoir tout
épuisé.

Je m'efforçai de redresser son jugement: je ne faisais qu'aggraver le
mal; elle cherchait dans chacune de mes paroles un sens détourné; elle
m'accablait d'arguties de sentiment d'une puérilité charmante et d'une
perversité diabolique, elle voulait m'arracher le mot d'amour comme le
gage de son salut.... Il fallut faiblir comme fait le médecin qui
accorde à l'obstination du malade le péril d'un dernier essai; je
prononçai ce mot avec toutes les réserves de la plus austère chasteté.
Elle fut calmée; elle baisa mes mains qu'elle arrosa de larmes; elle me
promit de croire, d'espérer, de ne jamais plus retomber dans le
blasphème.

Elle tint parole quelques jours; mais elle m'avait arraché la promesse
de revenir, et je ne voulais pas reparaître. Le mari m'envoya chercher
comme un sauveur.

Que vous dirai-je, monsieur? Ceci dura trois mois qui ont compté dans ma
vie comme trois siècles, trois mois de tortures secrètes et de luttes
cachées qui ont dévasté mon coeur et creusé mes tempes. Cette femme,
honnête et pure entre toutes, ne mettait pourtant pas son honneur et le
mien en danger. Malade comme elle l'était d'ailleurs, elle n'avait de
pensées que pour la tombe; mais son attachement pour moi s'épanchait en
effusions d'une éloquence exaltée et d'un mysticisme voluptueux qui peu
à peu me gagnaient comme une flamme de l'enfer. Il semblait que, se
croyant perdue par moi, elle voulût me perdre à son tour en m'inoculant
je ne sais quel venin de révolte contre le joug de mes devoirs. Je ne la
désirais certes pas lorsque, muet et pâle auprès d'elle, je la voyais se
débattre contre les approches de la folie ou de la mort; mais, dès que
je l'avais quittée, je la revoyais telle qu'elle m'était apparue à seize
ans, pure comme les anges et belle comme la lumière! Et alors je
l'aimais avec une passion rétrospective infâme, cette vierge qui n'avait
pas fait battre mon coeur au temps de sa splendeur réelle. Je me
surprenais à regretter et à maudire cette vertu qui m'avait semblé si
facile, et, par moments, enivré, égaré, idiot, je suivais dans la rue
une jeune fille quelconque qui me rappelait Blanche adolescente. Je la
suivais jusqu'à la première porte où elle disparaissait, et je rentrais
chez moi, forcé de m'avouer que la honte seule et l'habit que je portais
m'avaient retenu.

J'usai de tous les moyens que me suggéraient l'expérience des maladies
de l'âme et la foi en Dieu comme remède souverain, pour ramener madame
La Quintinie à la vérité, pour la rattacher à son mari, à son enfant, à
ses devoirs, à la vie. Je crus d'abord avoir pris de l'ascendant sur
elle; mais je vis bientôt qu'elle me trompait et ne feignait de
m'écouter que pour me ramener et me retenir à ses côtés. Elle se
contenait quelque temps, puis elle débordait en folies étranges. Je me
souviens qu'elle disait un jour:

«Votre culte du Christ est une torture que vous nous imposez! Il est, ce
Dieu-homme, le type de l'inflexible froideur. Cloué sur sa croix, il ne
regarde que le ciel. Sa mère pleure en vain à ses pieds, il ne
l'aperçoit même pas. Vivant de notre vie, il n'a réellement vécu qu'avec
ses disciples. Doux et miséricordieux avec les femmes repentantes, il
n'en a chéri aucune, et son platonique amour, qui daignait bercer sur
son coeur la blonde tête de saint Jean, ne livrait à Madeleine que ses
pieds et le bord de sa robe. Voilà pourquoi nous nous prenons pour lui,
nous autres dévotes, d'une passion insensée; car, je le vois bien, nous
n'aimons que ce qui nous dédaigne et nous brise. Nos désirs exaltés
voudraient animer ce marbre qui reste froid sous nos caresses, et
posséder cette âme qui nous lie sans se donner, qui nous excite sans
nous apaiser jamais.»

Vous voyez, d'après ces égarements, combien le profane et le sacré
s'étreignaient chez Blanche dans une lutte fallacieuse, et combien, en
croyant aimer le Sauveur, elle le matérialisait dans sa pensée éperdue
et troublée.

Je m'épuisais en vaines consolations, en vaines réprimandes. Un jour,
je fus forcé de la menacer de la colère de Dieu, si elle n'abjurait ses
erreurs. Elle tomba dans une crise épouvantable. Son mari accourut au
moment où elle m'accusait de la pousser dans l'enfer. Il ne comprit pas,
il m'accusa de fanatiser sa femme au lieu de la tranquilliser. Je
m'éloignai, content d'être chassé; mais il revint bientôt me demander
pardon, et me prier de venir dire adieu à la malade. Il l'emmenait en
Savoie. On espérait que l'air natal et la tendresse des parents la
ranimeraient. Je compris que c'était un arrêt de mort et que je voyais
Blanche pour la dernière fois.

Je la trouvai calme: elle sentait que sa tâche était finie. Elle prit
Lucie dans son berceau, et, la mettant dans mes bras:

«Je ne vous demande plus qu'une promesse pour mourir en paix, me
dit-elle. Jurez que vous aimerez cette enfant comme si, par le sang et
la chair, elle était votre fille!»

Je le jurai.

«C'est qu'elle est votre fille, ajouta-t-elle: quand elle a été conçue
dans mon sein, c'est à vous que je pensais, mon âme embrassait la vôtre,
et l'esprit qu'elle a reçu de Dieu, c'est une flamme qui s'est détachée
de votre esprit. Ne repoussez pas cette paternité intellectuelle, ne la
méconnaissez jamais! Quand il vous sera possible de vous occuper de
notre enfant, soyez son directeur, son guide, sa lumière. Que votre
invincible vertu soit sa force, et, si vous découvrez en elle la
vocation religieuse, n'hésitez pas et ne faites pas avec elle comme vous
avez fait pour moi. Préservez-la du mariage, qui est une honte et un
abrutissement. Oh! oui, pour peu qu'elle soit intelligente et pieuse, ne
la livrez pas à la domination avilissante que j'ai subie. Donnez-lui le
courage de résister à son père et à son grand-père; cuirassez le coeur
de la femme, qui est toujours un faible coeur; apprenez-lui à briser
les liens de la famille et à ne connaître de loi que celle du Christ. Ne
connaissant et n'écoutant aucun homme, elle sera l'épouse heureuse et
fidèle du Sauveur, tandis que je n'ai été celle de personne. Jurez, oh!
jurez par votre éternel salut que vous ne faiblirez pas!»

A cette heure suprême des adieux, Blanche m'apparut comme une vraie
sainte. Elle avait franchi le cercle des tentations et des orages en y
laissant sa vie, mais elle emportait à Dieu son âme lavée et renouvelée.
Je crus du moins qu'il en était ainsi. Ses prières étaient toutes
chrétiennes et orthodoxes. Je lui jurai de veiller sur Lucie et de la
vouer à Dieu ou de lui faire faire au moins un mariage chrétien, si elle
m'accordait sa confiance.

Nous nous séparâmes sans crise. C'était au printemps. Au commencement de
l'automne, j'appris sa mort, et je ne sus que peu de détails. Il m'a été
dit que les parents et le mari lui-même m'accusaient de leurs malheurs.
J'ai bien reconnu là l'aversion aveugle du vieux M. de Turdy contre le
prêtre quel qu'il fût, et la faiblesse irrésolue de sa femme et de son
gendre. Je n'ai pu savoir quels aveux téméraires, quelles divagations
terribles avaient pu errer sur les lèvres de la mourante: j'étais
atterré, mais tranquille. Si j'avais péché en esprit, le secret de mes
souffrances était entre Dieu et moi, je n'avais rien à me reprocher
devant les hommes.

Navré, mais victorieux de mon trouble, je m'étais donné à une vie
studieuse et retirée dont j'éprouvais le besoin après une telle tempête.
Je fus longtemps malade, et, quand je repris force et santé, la
_société_ me proposa une tâche active et militante. Je réclamai la plus
obscure et celle qui me mettait le moins en contact avec le monde. On
m'avait cru ambitieux, et je dois avouer qu'on ne me sut pas très-bon
gré de ne l'être pas. On pensa que je manquais de zèle, et que mon voeu
de ne plus confesser les femmes était incompatible, sinon avec mes
devoirs, du moins avec mon influence. Je fus oublié parce que je n'étais
ni dangereux ni nécessaire. Je végétai quinze ans dans l'ombre. Ces
années ont été les plus douces de ma vie et les plus fécondes pour mon
salut. Ne pouvant vaincre le vieil homme de vive force comme je m'en
étais flatté trop vite, je l'ai laissé doucement s'éteindre dans les
fatigues de l'étude. Je suis devenu savant en théologie, me réservant
pour l'âge où je ne sentirais plus les passions me menacer, et cet âge
est venu plus tôt que je ne l'espérais. Je dois dire que le souvenir de
Blanche m'a été salutaire. Cette âme retournée au ciel ne m'apportait
plus que des consolations et des promesses. Elle avait tant souffert en
ce monde, qu'elle devait être pardonnée, et le mal qu'elle m'avait fait
souffrir par contre-coup était une rude et salutaire leçon dont mon
humilité avait fait son profit. Je pensai donc à elle peu à peu et
bientôt tout à fait sans amertume et sans effroi.

Et puis notre dernière entrevue avait allumé dans mon coeur une sainte
tendresse pour l'enfant qu'elle avait recommandé à mes soins. Elle avait
dit vrai, la pauvre Blanche! Lucie était ma fille spirituelle. Tout le
monde autour d'elle était incrédule. Madame de Turdy était morte.
Probablement on élèverait l'enfant dans l'ignorance de Dieu. Que faire
pour me rapprocher d'elle? Je ne le savais pas, mais je me tenais dans
l'attente de quelque circonstance favorable, et c'est surtout pour être
libre d'en profiter que je restai sans emploi et sans liens.

Je pensai souvent à reprendre mon nom véritable et à endosser l'habit
séculier pour m'établir en Savoie, où personne ne me connaissait, sauf
M. La Quintinie, qui, en raison de son service, était presque toujours
absent; mais pourrais-je approcher de Lucie, gardée par son grand-père?

Je fis agir les affiliés de mon ordre, j'eus des renseignements.
Mademoiselle de Turdy, soeur du grand-père de Lucie, était pieuse. Elle
devait laisser à l'enfant une fortune assez considérable; mais elle
pouvait menacer de léguer ses biens à l'Église, si sa petite-nièce
n'était pas élevée dans la religion. La _société_ pesa sur l'esprit doux
et nonchalant de cette vieille fille. Ce ne fut pas sans peine qu'on
l'amena à discuter avec son frère. Son confesseur n'était pas des
nôtres, et vivait innocemment de la vie du siècle. Enfin, après deux ou
trois ans de patients efforts et d'adroites influences, on mit la tante
en état de se prononcer et de l'emporter. Lucie fut envoyée à Paris au
couvent de ***, que j'avais désigné, et dont je m'étais fait nommer
directeur à l'insu de la famille.

Lucie avait déjà treize ans quand je la vis enfin. La figure et la voix
de cette enfant remuèrent en moi des fibres inconnues. C'était Blanche
plus forte, plus enjouée, parfois aussi sérieuse, mais jamais
mélancolique; une santé florissante, une volonté douce et ferme, un
esprit droit et logique, point de rêverie et beaucoup de réflexion, de
la décision dans le caractère et une bonhomie sympathique. Voilà ce que
sa mère eût dû avoir pour être une chrétienne heureuse, ce qui lui avait
manqué, et ce que pourtant elle avait pu donner à sa fille: mystère
insondable de la nature humaine que vos physiologistes et vos
psychologues n'expliqueront jamais sans admettre l'action d'une volonté
particulière et déterminée venant de Dieu seul. J'avais tremblé que
Lucie ne ressemblât à son père. Elle n'avait rien de lui, si ce n'est la
santé et un grand besoin de mouvement physique.

Je veillai à ce que ses instincts ne fussent point contrariés. Je
voulais la connaître, la voir éclore à la religion, qu'elle ne
connaissait pas, et qu'elle semblait chercher sans angoisse et sans
parti pris. Je veillai aussi au choix du premier confesseur. Je le
voulus doux et strict, point curieux et point ergoteur. Je le voulus
vieux et chaste, mort aux passions et naïf comme un enfant. Je ne lui
adressais jamais de questions, je me bornais à quelques avis
particuliers. Il me dit seulement, un jour que les enfants défilaient
dans le cloître:

«En voici une qui ne donnera point de peine à ses directeurs; elle est
née sainte.»

C'était Lucie qu'il me montrait.

Lucie était née sainte, en effet. Dès qu'elle connut la religion, elle
en prit le côté le plus fort et le plus calme; elle ne s'attacha qu'à
savoir ce qui était le bien et le mal, et d'un élan souverainement
déterminé, d'un mouvement royal, si l'on peut dire ainsi, elle chassa
cet inconnu, ce tentateur qui n'avait pas encore osé lui parler. Dès
qu'elle sentit le beau, le vrai, le bien, elle résolut de s'y dévouer,
et elle m'annonça que, n'importe dans quel état de la vie, elle vivrait
pour la charité. C'était m'interdire l'initiative quant au choix de
l'état. Je sentis que j'avais affaire à une force vive, que Dieu était
en elle, et que je ne devais point devancer son oeuvre. D'ailleurs,
j'étais devenu calme et fort, moi aussi. Je n'étais point persuadé que
le monde fût aussi dangereux que je l'avais jugé dans ma jeunesse. Je
l'avais pratiqué sans bruit, il ne m'avait pas ébranlé. Je ne m'alarmai
pas de l'expérience que Lucie pourrait faire à son tour. Je la sentais
mieux trempée que moi. Elle n'avait rien à vaincre, par conséquent rien
à craindre.

Durant ces trois années que Lucie passa au couvent, je fus son principal
instituteur, et pas une seule fois elle ne fit appel à ma direction pour
un cas de conscience. Mon influence sur elle fut toujours celle d'un ami
et d'un père, jamais celle d'un juge. Combien elle m'était chère, cette
noble et sereine enfant qui me révélait dans le sens le plus divin les
joies de la paternité! Comme j'étais fier d'elle devant Dieu! comme je
sentais la vaine fragilité, des liens de la chair et du sang, moi qui
goûtais dans la plénitude d'une tendresse si pure tous les
attendrissements du coeur et même le tressaillement sacré des
entrailles! J'étais forcé de lui cacher le lien mystérieux qui
m'attachait à elle, et je devais m'interdire toute démonstration d'une
sollicitude trop exclusive; mais, lorsque du fond de la salle du couvent
où il m'était permis d'aller me reposer de mes leçons, je la voyais
assise à son pupitre près d'une fenêtre de la classe, grave, attentive
et belle comme la sagesse, ou folâtrant dans le jardin avec l'énergie de
sa vaillante nature, je versais des larmes involontaires, et j'étouffais
entre mes lèvres ce cri de mon coeur; «Ma fille! ô ma fille!»

Quand elle eut seize ans, son grand-père la rappela près de lui. Ce fut
pour moi un déchirement atroce; mais Lucie ne devait pas s'en douter:
elle ne s'en douta pas.

Seulement, il me fut impossible d'habiter Paris quand elle fut partie.
Je ne pouvais plus reprendre à rien. Sans cesser d'être un chrétien,
j'étais devenu, sous le charme de cet amour de père, plus homme qu'il ne
fallait. Je me rappelai que j'étais prêtre, ma tâche d'homme était
accomplie; j'avais tenu le serment fait à Blanche, j'avais initié sa
fille, et je croyais être sûr qu'elle serait religieuse, ou qu'elle
épouserait un vrai catholique. Il ne s'agissait plus que de veiller de
loin sur elle, puisqu'il m'était interdit de veiller de près.
D'ailleurs, il valait mieux peut-être qu'il en fût ainsi. En cessant
d'être une enfant, Lucie ne devait pas ressentir mon influence trop
directe. Si elle se vouait à Dieu seul, elle était de ces âmes qui ne
doivent pas être trop dirigées. Et puis elle était si jeune! Pour le
cloître comme pour le mariage, je n'ai jamais admis qu'on dût être
mineur.

Je lui fis promettre de m'écrire régulièrement tous les trois mois, et
j'acceptai un emploi en Italie, pays que mon origine et ma langue
maternelle m'avaient toujours fait regarder comme ma patrie.

Ce qui s'est passé là ne rentre pas dans le récit que je vous dois, mais
je le résumerai en peu de mots pour vous expliquer mon retour et ma
conduite en présence du mariage auquel Lucie a donné malgré moi son
assentiment.

J'avais été heureux, j'étais devenu optimiste. A mon insu, et comme
l'onde qui creuse le rocher en tombant goutte à goutte, la tiédeur
m'avait entamé, non la tiédeur quant aux vertus nécessaires à l'homme et
à l'amour divin, mais un relâchement quant aux doctrines. Cet ennemi de
la vraie foi que vos philosophes ont invoqué sous le nom de _tolérance_,
les catholiques de ce temps-ci ont eu la faiblesse de s'en piquer à leur
tour pour se soustraire aux reproches et pour se défendre de
l'accusation de fanatisme. Ceci est l'oeuvre du respect humain,
autrement dit de la mauvaise honte. C'est un pervertissement de la
croyance et une défection du dévouement. L'esprit pratique de la société
de Jésus a cru devoir tourner au profit de sa propagande cette tendance
à la mansuétude. L'intention était belle et bonne, j'en avais été
séduit. J'arrivai à Rome, l'âme pleine de douceur, l'esprit nourri de
transactions subtiles et tendres qui me semblaient des moyens généreux
et sûrs pour étouffer dans le triomphe de la charité chrétienne
universelle les dissidences et les protestations.

Je fus repris, je n'étais pas dans la voie tracée par les nécessités du
temps. L'Église, menacée, était forcée de se faire revendicatrice
devant l'usurpation de ses droits de souveraineté. Je luttai contre des
raisons tirées de nécessités passagères, et qui me semblaient
compromettre l'esprit et l'avenir de la religion. On m'imposa silence.
Je n'eus point de dépit, mais j'eus beaucoup de douleur. Ma foi fut même
ébranlée, et je dus avoir recours à l'ascétisme pour dompter en moi
l'esprit de révolte. Un instant j'eus peur de penser comme Lamennais!

C'est alors que je rencontrai le père Onorio, qui me ramena à la
soumission, à l'orthodoxie et au travail sur moi-même, bien autrement
difficile et méritoire que la vaine science des discussions. Vous avez
vu et entendu cet homme inspiré: vous savez maintenant non ce que je
suis, mais ce que je voudrais être.

Sans la défection de Lucie, j'arrivais au bonheur, le seul bonheur de
l'homme en ce monde, la recherche absolue de la perfection. J'avais
depuis un an arrangé mon existence et disposé mes affaires pour une
retraite définitive, où le père Onorio eût été mon maître et mon guide,
Lucie mon élève et mon ouvrage. J'eusse versé dans cette jeune âme les
trésors de sainteté que l'apôtre eût versés dans la mienne. J'étais, par
l'habitude d'enseigner Lucie et de me servir des formes de raisonnement
et de langage qui nous étaient communes, l'intermédiaire naturel entre
la rude sainteté du vieillard et la délicate candeur de l'enfant.

Je rêvais pour nous trois un paradis de renoncement et de dévouement sur
la terre. Je fondais ma chartreuse dans ce beau pays, et j'attendais le
jour où Lucie, dégagée de ses devoirs envers son aïeul, n'aurait plus à
lutter que contre un père sans légitime influence sur son esprit. En
m'établissant non loin d'elle, je comptais être à même de soutenir
jusque-là sa foi et de raviver son zèle. Lucie m'avait écrit plusieurs
fois de suite qu'elle avait de plus en plus l'amour de la retraite, le
mépris du monde, le besoin de mettre d'accord sa vie et sa croyance en
se consacrant à Dieu.

Elle ne paraissait pourtant pas décidée à prononcer des voeux; mais
était-il nécessaire qu'elle s'engageât par serment, qu'elle coupât ses
beaux cheveux et qu'elle se vêtît de serge, cette fille chérie, cette
femme vaillante, qui offrait à l'aumône sa vie, sa fortune et son coeur?
S'il en devait être ainsi, je laissais dans ma pensée le soin de la
décision au père Onorio. Rien ne pressait, car je ne voulais point que
Lucie abandonnât son grand-père au bord de la tombe.

Vous savez le reste, monsieur. Déjà une ou deux lettres de Lucie
m'avaient fait pressentir une modification dangereuse dans ses idées. Je
me hâtais, mais non pas au gré de mon impatience. Une fortune matérielle
m'était tombée du ciel. Un pauvre parent de ma mère, celui qui m'avait
adopté, avait reçu pour moi un million, à la condition de ne jamais
trahir et de ne jamais me révéler à moi-même le secret de ma naissance.
Ce million, ce devait être mon monastère. Il me fallait rassembler les
fonds épars dans plusieurs banques. Quand j'arrivai enfin ici à
l'improviste, il était trop tard! On m'avait aliéné, on m'avait volé le
coeur de ma fille!...

       *       *       *       *       *

Ici, la voix de Moreali fut étouffée par les sanglots. M. Lemontier
l'empêcha de rien ajouter.

«Votre confession est complète, lui dit-il. Je sais à présent tout ce
qui s'est passé en vous, et je vais vous le dire à mon point de vue, qui
n'est pas le vôtre. Je ne me permettrai aucun blâme personnel; car, si
vous m'avez dit la vérité, et je crois que vous me l'avez dite....

--Lisez les lettres de Blanche, lisez-les! s'écria Moreali.

--Non, j'aime mieux vous croire librement.

--Mais, moi, je ne veux pas de générosité! Lisez...»




XXX.

RÉSUMÉ.


M. Lemontier parcourut les lettres que l'abbé lui montrait, et, les
trouvant conformes à la sincérité de son récit, il les lui rendit avec
calme, et reprit:

«Donc, je vous sais honnête, et je crois à l'élévation de vos sentiments
et de vos idées. Je n'ai pas attendu jusqu'à ce jour pour voir en vous
l'homme de mérite et de conviction que mon fils m'avait dépeint, et vers
lequel ses sympathies l'avaient entraîné à première vue; mais, à
première vue aussi, il avait découvert en vous une plaie profonde, et
cette plaie, je l'appellerai suicide moral, violation des lois de la
nature.

«La nature est sainte, monsieur, ses lois sont la plus belle
manifestation que Dieu nous ait donnée de son existence, de sa sagesse
et de sa bonté. Le prêtre les méconnaît forcément. Le jour où l'Église a
condamné ses lévites au célibat, elle a créé dans l'humanité un ordre de
passions étranges, maladives, impossibles à satisfaire, impossibles à
tolérer, souvent difficiles à comprendre: appétits de crime, de vice ou
de folie qui ne sont que la déviation de l'instinct le plus légitime et
le plus nécessaire. Et par une monstrueuse inconséquence, en même temps
que les conciles décrétaient la mort physique et morale du prêtre, ils
lui livraient les plus secrètes intimités du coeur de la femme, ils
maintenaient la confession.

«Je ne discuterai pas contre vous, je sais que vous ne me céderez rien.
Je pose les deux réformes ou tout au moins une des deux réformes que
Dieu commande depuis longtemps à l'Église inerte et sourde: mariage des
prêtres ou abolition de la confession.

«Je ne dis pas seulement qu'il faut abolir la confession pour les
femmes, je dis qu'il faut l'abolir aussi pour les hommes, à moins que le
prêtre ne soit libre de se marier, auquel cas les catholiques des deux
sexes seront libres de se confesser au père de famille qui connaît et
apprécie les devoirs de la famille, ou au célibataire obstiné qui
méconnaît et transgresse les premiers devoirs de l'humanité. Je bornerai
là ma critique de vos prétendus devoirs envers Dieu et de vos prétendus
droits sur les âmes; mais je suis forcé de vous dire que nous
n'apprécions pas Dieu de la même manière, notre foi ne le voit pas avec
les mêmes yeux, notre coeur ne l'aime pas de la même façon. C'est notre
droit à chacun, la liberté de conscience m'est sacrée. Je ne réclame que
le droit égal pour chacun de nous de proclamer sa religion et de la
pratiquer. Je sais que vous prétendez que les philosophes n'ont point de
religion; moins avancés que les Pères de l'Église et que les grands
esprits de la renaissance, vous damnez Platon et tous ceux qui ont
développé ses doctrines, sans vouloir reconnaître que Jésus les reprend
et les complète. Vous nous reprochez de ne point avoir d'Église ni de
culte, sans vous apercevoir que vous nous défendez d'en avoir qui ne
soient pas les vôtres, et que jusqu'ici presque tous les gouvernements
nous ont interdit d'être autre chose en public que catholiques,
protestants ou israélites. Vous ne faites même point grâce aux
schismatiques: les grecs vous sont plus odieux que les musulmans, et, le
jour où une centaine d'adeptes d'une religion nouvelle se réuniraient
pour bâtir ou dédier un temple en France, vous le feriez fermer par
l'autorité civile, quelle qu'elle fût, car vous la contraindriez à
cette mesure de prudence en soulevant l'émeute du fanatisme autour des
sanctuaires nouveaux.

«A quelque Église que nous appartenions, nous ne sommes donc pas libres
de la fonder et de la manifester, et le reproche que vous nous adressez
est l'équivalent de cette naïveté d'un prédicateur étranger qui disait:
«La preuve que le divorce choque les moeurs, c'est qu'on n'en a pas vu
un seul cas depuis qu'il est supprimé.»

«Nous ne nous tenons donc pas pour convaincus de manquer de religion.
Nous croyons être, au contraire, en grand travail de coeur et d'esprit
pour poser les formules de la nôtre dans le silence auquel on nous
condamne, et, si nous ne pouvons écrire et parler, nous ne sommes point
effrayés de ce recueillement forcé où s'élaborent la science de Dieu et
la vie de l'Église future.

«Permettez-moi donc de vous parler comme un homme religieux à un homme
religieux; je dirai plus, comme un prêtre à un autre prêtre; car je vous
déclare, sans orgueil, que j'ai voué ma vie à la recherche de l'idéal
divin, et que j'ai travaillé tout autant que vous à me rendre digne de
cette mission. C'est pourquoi il vous faut dépouiller un instant
l'orgueil du prêtre catholique et m'écouter comme un véritable chrétien
écoute son frère et son égal.

«Je crois fermement que vous êtes dans l'erreur, ce qui ne m'empêche pas
de respecter votre caractère, votre personne, votre vie, vos biens, vos
symboles, vos temples, vos livres, vos monastères, vos prédications,
tout ce qui manifeste votre croyance sincère. Si la même liberté,
protectrice du droit de tous, est assurée à tous, votre erreur ne
m'offense, ne m'inquiète, ni ne m'afflige. Elle durera ce que durent les
erreurs, longtemps peut-être encore, mais pas assez pour produire les
mauvais fruits du passé. La marche libre de l'esprit humain y mettra
bon ordre; vous serez forcés d'ouvrir les yeux quand la violence ne sera
ni pour vous ni contre vous.

«Votre erreur, je vous l'ai dite: vous croyez à un Dieu prescripteur de
la vie et réformateur de la nature, c'est-à-dire en guerre avec son
oeuvre, et défendant à l'homme d'être homme. Pour donner plus de poids à
l'inconséquence de votre Dieu, vous lui donnez le goût des éternels
supplices, vous en faites un cabire autrement terrible que ces fétiches
barbares qui voulaient boire du sang avec leur gueule de bronze. Ce ne
serait rien pour un Dieu si avide; vous lui avez donné l'enfer, d'où
pendant l'éternité s'exhalera, pour réjouir sa justice, l'odeur de la
chair toujours brûlée, toujours dévorée et toujours palpitante!
Magnifique invention à laquelle des millions d'hommes croient encore, et
que vous ne voulez pas renier malgré les douloureuses protestations de
quelques-uns de vos plus grands saints!

«Monsieur l'abbé, quand vous voudrez que nous fassions un pas vers votre
Église, commencez par nous faire voir un concile assemblé décrétant de
mensonge et de blasphème l'enfer des peines éternelles, et vous aurez le
droit de nous crier: «Venez à nous, vous tous qui voulez connaître
Dieu....» Jusque-là, vous nous faites peur, et nous nous demandons si
vous êtes des chrétiens et des hommes. Quant à votre Dieu impitoyable,
nous jurons sur notre âme éternelle et sur notre Dieu sublime que nous
le reléguons dans les ténèbres des premiers âges de l'humanité. C'est un
croyant qui vous parle, un croyant aussi ardent, aussi indigné que vous,
aussi enthousiaste de son Dieu que vous l'êtes du vôtre, un croyant qui
proclame avec Platon, avec Jésus, avec Leibnitz, avec les vrais
chrétiens, la conscience de Dieu, c'est-à-dire le Dieu
intellectuellement accessible à l'homme, que vous nous accusez tous,
pêle-mêle, d'avoir noyé dans les notions d'un faux panthéisme. C'est un
croyant qui proclame sa propre immortalité et l'espoir de sa conscience
future, c'est-à-dire la notion de sa personnalité dans les sphères du
progrès infini; c'est enfin un croyant dévoré d'amour pour la vérité
divine et parfaitement détaché d'avance des vanités de la terre, mais
passionnément attaché à ce qui n'est pas vanité terrestre, à ses devoirs
d'homme, et regardant l'accomplissement de ces devoirs, tels que Dieu
les lui a tracés, comme le marchepied de son progrès dans l'échelle
ascendante des récompenses.

«Je sais qu'on peut longuement discuter sur la limite des droits et des
devoirs de l'homme, et que l'Église, au nom du Christ, a fait une grande
chose en traçant des règles de conduite; mais elle a oublié que les
cercles devaient être élargis de siècle en siècle avec les horizons de
la science, et elle les a rétrécis au contraire. Elle s'y est enfermée
elle-même jusqu'à tuer ses propres lévites, témoin le célibat des
prêtres, arrêt de mort qui n'est pas d'institution primitive.

«Pour ne parler ici que de la nécessité de cette dernière réforme, vous
devez me permettre de vous citer à vous-même comme un exemple
saisissant, exemple d'autant plus précieux pour moi qu'il n'est pas
exceptionnel, que vous êtes un honnête homme et un bon prêtre, que l'on
peut sonder les replis de votre coeur sans effroi, sans répugnance, et
sans risquer de blesser en vous le sentiment que vous avez de votre
propre dignité...»

L'abbé, qui avait écouté jusque-là M. Lemontier dans une attitude fière
et morne, les regards fixés sur le plancher, releva ses yeux clairs et
profonds, et les attacha avec curiosité sur ceux du philosophe.

M. Lemontier continua:

«Vous vous êtes dépeint vous-même avec beaucoup de modestie et de
loyauté; vous avez pensé, dans votre première jeunesse, que vous n'étiez
pas né pour être prêtre. Aucun homme n'est né pour cela. Vous n'étiez ni
plus ni moins doué qu'un autre des vertus nécessaires au suicide. Je ne
connais pas ces vertus-là. Dieu, qui a dit à l'homme: _Tu vivras_, ne
les accepte ni ne les encourage; lui demander d'éteindre nos sens,
d'endurcir notre coeur, de nous rendre haïssables les liens les plus
sacrés, c'est lui demander de renier et de détruire son oeuvre, de
revenir sur ses pas en nous y faisant revenir nous-mêmes, en nous
faisant rétrograder vers les existences inférieures, au-dessous de
l'animal, au-dessous de la plante, peut-être au-dessous du minéral!

«Tel est l'état de sainteté auquel aspire le père Onorio; mais il est
homme malgré lui, et il connaît le zèle de la colère, les ivresses de
l'anathème. Ne pouvant être chrétien, il s'est fait pythonisse.

«Quant à vous, visant à ce prétendu état de sublimité, vous vous êtes
embarqué sur le vaisseau fantôme qui erre éternellement dans les brumes
et dans les glaces sans pouvoir aborder jamais et sans pouvoir rentrer
dans les cercles de la vie. Vous aviez, dites-vous, certaines vertus
chrétiennes innées, certaines autres rétives, et vous avez cru devenir
un chrétien complet en abandonnant pour l'état ecclésiastique les vrais
devoirs du christianisme.

«Pour vous guérir de l'ambition, vous vous êtes affilié à une société
dont l'ambition est d'anéantir le monde à son profit; pour vous guérir
de l'orgueil, vous avez embrassé un état qui se proclame supérieur à
l'humanité et tient la société laïque pour un monde inférieur et
secondaire; pour vous guérir de la luxure, vous avez prononcé des voeux
qui, vous défendant de posséder légitimement une femme, livraient
toutes les femmes aux convoitises de votre imagination.

«Vous avez combattu avec vaillance, et vous avez triomphé. Je ne puis
vous en faire un mérite; j'admire pourtant votre force, comme j'admire
celle d'un équilibriste audacieux, comme j'admire l'éloquence délirante
du père Onorio, comme j'admire toutes les manifestations de la puissance
humaine, même lorsqu'elle lutte contre sa propre sécurité, contre son
propre développement, contre sa propre raison d'être. L'homme est
très-fort, monsieur, je le sais, et vous êtes particulièrement fort de
volonté; mais la plante que l'on prive d'air et de lumière et qui pousse
des rejets disproportionnés jusqu'à la surface d'une mine est bien forte
aussi; les racines qui percent le ciment et le granit ont aussi une
puissance de vitalité où l'on sent le souffle de Dieu. Je ne m'étonne
donc pas outre mesure de voir un homme d'honneur tel que vous résister à
dix ou vingt ans de tortures pour rester fidèle à un serment qu'il croit
indélébile et rester vierge sous les étreintes de ce que vous appelez le
démon de la chair.

«Mais, pour être resté vierge, vous croyez être resté pur, cela n'est
point. Certaines pensées, que vous les classiez dans la distinction très
fictive des péchés volontaires ou des péchés involontaires, souillent et
flétrissent l'âme autant et plus que les actes de franche débauche.
Prenez-y garde; dans votre adolescence, la femme vous attirait en même
temps qu'elle vous faisait horreur. Vous aviez des envies de l'étreindre
et de la tuer ensuite. Si, lorsque dévoré d'amour _rétrospectif_ pour
Blanche de Turdy, vous aviez succombé à la fascination de ces jeunes
filles que vous suiviez dans la rue jusqu'à leur porte, je ne suis pas
sûr que vous n'eussiez pas encore été tenté de les étrangler avant de
repasser le seuil de votre perdition.

«Et pourtant vous avez horreur du crime, et vous n'avez rien d'un homme
vicieux! vous avez, au contraire, les plus nobles instincts et le goût
de la vertu; mais vous avez jeté un défi à la nature, et dans sa
réaction elle vous a mis tout près de ces forfaits dont on voit tant
d'atroces exemples, crimes que, selon moi, les lois civiles ne devraient
pas atteindre, puisque, d'accord avec les lois religieuses, elles
refusent aux prêtres le mariage civil.

«Vous répondrez que vous avez vaincu pour votre compte, et qu'il n'est
donc pas impossible de vaincre. C'est où je vous attends. Je vais vous
montrer les fruits amers et vénéneux de votre victoire.

«Je ne vous répéterai pas ces terribles argumentations de Blanche, si
fidèlement rapportées par vous. Elle avait mille fois raison contre
vous, cette malheureuse femme! Vous l'aviez prise enfant, vous l'aviez
enveloppée d'un amour de prêtre, amour d'une nature particulière, que
vous déclarez chaste et que je déclare pervers, puisque cette chasteté
est le résultat d'un instinct perverti. Cet amour-là, qui vous laissait
calme, s'insinuait dans le coeur de l'enfant comme le serpent dont la
douce voix et les yeux caressants surprirent Ève dans le paradis. Vous
étiez beau, vous l'êtes encore; vous êtes éloquent, vous êtes séduisant
dans la chaire, à l'autel, partout où elle vous voyait. Dans le
confessionnal, votre souffle mêlé au sien, après avoir fait passer le
froid de la mort sur son premier amour, faisait éclore peu à peu, à son
insu et au vôtre, un autre amour plus profond, plus tenace, plus ardent,
cet amour dont elle est morte, ne pouvant l'assouvir.

«Cet amour qu'elle se reprochait était un crime, en effet. Il ne faut
point trahir son mari, il ne faut pas surtout le trahir avec un prêtre,
avec un homme qui ne peut ni vous avouer, ni vous protéger, ni vous
relever d'une chute devant les autres hommes. Il ne faut pas rendre
parjure un homme qui a fait serment de chasteté, et qui, à l'abri de ce
serment, est amené par l'époux, loyal ou stupide, en tout cas confiant,
jusque dans l'alcôve conjugale.

«Cet amour était donc coupable, et il était antihumain, puisqu'il tuait
dans le coeur de Blanche tout ce qui n'était pas lui. Il avait tué
d'avance l'amour conjugal. Il avait tué le discernement, puisque, par
réaction contre les ardeurs secrètes de votre amour sans solution, elle
avait choisi l'époux le plus matériel et le moins fait pour la charmer.
Il avait tué l'amour filial et l'amour maternel, puisqu'elle aspirait à
la mort et se déclarait inutile dans la vie. Tel est le résultat
inévitable de l'amour du prêtre, quand il est contenu dans les limites
du devoir d'abstinence. Quel est-il quand ce frein lui échappe, quand il
ne se résigne pas à marcher dans la voie des douleurs?... Vous le savez
aussi bien que moi.... Vous avez vu de près ce monde....

«Vous avez pris la voie des douleurs, j'admets que ce soit la plus
suivie, et que l'on y compte beaucoup de triomphes: eh bien, ces
douleurs sont stériles pour celui qui les endure, périlleuses pour celle
qui les partage, funestes pour tous deux, car elles enfantent des
mirages trompeurs où la notion du Christ se confond avec celle de
l'homme aimé, de même que la suave image de la Vierge prend à toute
heure, dans l'imagination troublée du jeune prêtre, les traits de la
femme qu'il désire. Dans cet état maladif qu'on appelle l'amour
mystique, la loyauté de l'âme s'oblitère, et le jugement s'égare. De
même que la parole et le regard trahissent la volonté quand elle a un
double but, de même la raison et l'instinct trahissent la conscience
quand elle est troublée par un double idéal. On tombe alors dans les
agonies de ce monde tout physique que vous appelez la tentation, et
dont vous ne pouvez sortir qu'en méprisant, en exorcisant, en maudissant
la vie.

«Eh bien, cette déviation de l'instinct qui a tué la mère, et qui vous a
laissé de si étranges terreurs à vingt ans de distance, vous auriez
encore consenti à ce qu'elle tuât la fille, et, si Lucie n'eût secoué
votre influence, elle serait aujourd'hui immolée par vous aux agonies de
l'amour mystique dont l'éloquence du père Onorio est, littérairement
parlant, un échantillon si frappant et si curieux. Le drame entre Lucie
et vous eût suivi un autre canevas qu'entre vous et sa mère. Un nouvel
instinct forcé et trahi, l'instinct de votre âge, le meilleur de l'âme
humaine quand il suit sa pente logique, l'amour paternel idéalisé à
votre guise, eût pesé d'un poids terrible sur le coeur pieux et dévoué
de cette jeune fille. Ce poids eût été encore un mensonge, puisque vous
ne pouvez pas plus être père que vous n'avez pu être époux.»

Moreali fit un mouvement brusque, et la douleur contracta son front.

«Nous sommes ici pour tout dire, reprit M. Lemontier. J'écouterai la
défense de votre opinion tant qu'il vous plaira, et sans plus d'aigreur
ou de malveillance que je n'en ai mis à écouter votre récit. A présent,
ce récit, je le résume et l'analyse: c'est mon devoir. Vous avez
commencé par protester contre tout lien de sang avec Lucie, et vous avez
insisté pour que j'en visse la preuve écrite. Et puis, cependant,
entraîné par l'instinct non assouvi du coeur et des entrailles, vous
avez crié: _Ma fille, ô ma fille!_ un cri déchirant, monsieur l'abbé, et
qui m'a serré la poitrine, car je plains vos douleurs, et, si j'en
condamne la cause en principe, j'en respecte la blessure au fond de
votre être. Aussi n'est-ce pas sans souffrir que je brise, au nom de
Dieu et de la vérité, ce lien fictif que Blanche a voulu établir entre
sa fille et vous. Non, ce lien ne peut exister, car il est fondé sur une
pensée d'adultère, et, lorsque, dans les bras de son mari, la femme a
demandé à Dieu d'animer de votre souffle le fruit déposé dans son sein,
elle désobéissait à Dieu, elle corrompait sa vie, elle flétrissait le
véritable père de son enfant! Vous-même, vous avez tressailli d'horreur
à cette pensée, j'en suis certain, bien que vous ne l'ayez pas dit; mais
ensuite la voix de la nature en révolte a parlé: vous avez béni
l'enfant, vous l'avez adopté spirituellement, vous avez juré d'être le
père, le maître, le possesseur de son âme. C'était un serment impie et
coupable, monsieur; c'était, après avoir pris à l'époux la meilleure
part de l'amour de sa femme, lui ravir en intention la meilleure part de
l'amour de sa fille. Ah! vous vous y entendez, apôtres persistants du
quiétisme! Vous prélevez la fleur des âmes, vous respirez le parfum du
matin, et vous nous laissez l'enveloppe épuisée de ses pures arômes.
Vous appelez cela le divin amour pour vous autres! Je le comprends, ce
qui en reste à l'époux et au père n'est pas toujours digne de vos
regrets, et vous puisez dans la possession ainsi partagée de la femme
des jouissances et des consolations qui aident merveilleusement votre
courage.

«Eh bien, je vous arrêterai ici, monsieur l'abbé; car, pour sauver
Lucie, je lutterai contre vous de toutes les forces de ma volonté.
Lucie, pure dans sa conscience, nette dans sa raison et forte dans sa
liberté morale, ne doit pas connaître ces faux amours qui sont une
bigamie bénite. Aujourd'hui, vous lui inspireriez le faux amour filial;
demain, un prêtre plus jeune et moins fort que vous peut-être tenterait
à de bonnes intentions de lui inspirer l'amour conjugal spirituel.
Arrière ces mensonges funestes, qui déguisent avec une science si
profonde et des transactions si subtiles la poésie des sanctuaires et
la langueur extatique des cloîtres! J'en sais long, allez, sur ces
drames obscurs de la pensée comprimée et sur ces mariages de la mort
avec la vie! N'y eût-il pas de l'autre côté des grilles l'homme désiré
qui désire, quelle chose plus matérialiste que ces hyménées où le chaste
et divin initiateur des âmes, à qui l'idolâtrique Blanche prêtait votre
figure et que les nonnes baisent avec leur bouche autant qu'avec leur
esprit, devient un fétiche adoré dans d'impures défaillances?

«Je dis impures, parce que tout ce qui trompe la nature en la
satisfaisant quand même est sordide et souillé. Vous jetterez en vain
les voiles dorés de la parole à double sens sur ces orgies de
l'imagination: elles répugnent au chrétien sincère autant qu'au
philosophe, et, si elles ne vous révoltent plus, c'est que vous avez,
par la force du vouloir et de l'habitude, aveuglé votre jugement dans
l'abîme du vague; c'est que vous vous êtes fait un code du devoir où ce
qui sort par une porte rentre par l'autre; c'est qu'en plein
XIXe siècle, et en dépit de facultés éminentes que Dieu vous
avait données, vous avez tenu votre esprit dans un certain état
d'enfance volontaire qui a ses racines tenaces dans le moyen âge; c'est
enfin que, partagé entre ce ciel et cette terre qui ne font qu'un avec
l'infini, vous avez voulu les séparer l'un de l'autre et vous séparer de
vous-même. De ce divorce, rien de vrai ne pouvait sortir. Vous avez été
forcé de mentir à vos instincts les plus nobles, de vous faire prudent,
tortueux, dissimulé, de jouer des rôles, de peser sur la conscience d'un
père, de l'irriter contre sa fille, de rabaisser sa dignité en donnant à
sa faiblesse de folles rigueurs, armes cruelles dont il ne sait pas se
servir, et qui se tournent contre son propre sein. Vous avez dû bâtir un
édifice romanesque et puéril, errer comme un amant ou comme un père de
mélodrame autour des murs d'un vieux manoir, déposer des fleurs dans une
grotte, écrire des lettres mystérieuses, vous introduire sous un nom
nouveau, tendre des piéges, corrompre par la promesse du paradis une
servante bornée, mais jusque-là fidèle, enfin, pour couronner l'oeuvre,
pénétrer en secret dans une chambre de vierge où je n'eusse pas osé
mettre le pied sans son aveu, moi, son véritable père spirituel, le père
de son fiancé! Vous avez dû, pour vous soustraire à des dangers
peut-être imaginaires, interroger les murs et les dépouiller de leur
revêtement, et cela en cachette, avec toutes les précautions et les
habiletés d'une profession extra-légale que je ne veux pas qualifier.
Quoi de plus antipathique à votre caractère, et combien vous avez dû
souffrir!

«Et tout cela pour tenir à une mère un serment que Dieu n'a point
accepté et que votre conscience ne saurait ratifier!... Non!... vous
n'avez pas fait toutes ces choses froidement et avec le calme de l'homme
qui se sent guidé par le devoir! Vous avez rougi et pâli cent fois
malgré votre remarquable empire sur vous-même. Vous avez cent fois dit à
Dieu dans votre angoisse: «Vois mon intention! N'es-tu pas le maître
inflexible qui nous crie que la fin justifie les moyens? Ton
représentant sur la terre, n'est-ce pas moi, le prêtre, qui dois
triompher de tous les obstacles, et au besoin mentir aux hommes,
enfreindre les lois civiles et humaines plutôt que de laisser une tache
sur l'Église en ma personne sacrée?»

«Mais Dieu ne vous répondait pas, vos joues creuses et vos yeux
brillants de fièvre me révèlent assez les combats de votre esprit. Vous
n'êtes qu'à demi fanatique, et cet homme du sentiment, cet homme
véritable qui parle en vous, vous n'avez encore pu réussir à l'immoler;
il se débat sous l'étreinte du père Onorio, il saigne, il râle, et il
ne succombe pas. Vous invoquez Dieu contre lui, Dieu le fortifie en vous
et contre vous.

«Il faudra peut-être lui céder, monsieur, car il ne passera à l'état de
sainteté, comme vous l'entendez, qu'en vous laissant privé de foi ou de
raison. Je n'ai point avec vous le droit de conseil, il se peut que vous
préfériez la démence à la lucidité, l'ombre à la lumière, l'éternelle
nuit des dogmes de l'enfer et du célibat à l'éternelle vie du ciel et de
l'amour légitime. Vous avez passé l'âge des passions, dites-vous!...
Non, car vous entrez dans celui des vengeances et des persécutions.
Prenez-y garde! Quel que soit cependant votre sort parmi nous, vous
verrez clair un jour au delà de la tombe, et, comme je ne crois pas plus
aux châtiments sans fin qu'aux épreuves sans fruit, je vous annonce que
nous nous retrouverons quelque part où nous nous entendrons mieux et où
nous nous aimerons au lieu de nous combattre; mais pas plus que vous je
ne crois à l'impunité du mal et à l'efficacité de l'erreur. Je crois
donc que vous expierez l'endurcissement volontaire de votre coeur par de
grands déchirements de coeur dans quelque autre existence. Il ne
tiendrait pourtant qu'à vous de rentrer dans la voie directe de votre
bonheur progressif, car je suis certain qu'on peut tout racheter dès
cette vie. L'âme humaine est douée de magnifiques puissances de repentir
et de réhabilitation. Ceci n'est pas contraire à vos dogmes, et votre
mot de _contrition_ dit beaucoup.

«Le pur christianisme et beaucoup de prescriptions salutaires dues au
catholicisme vous ouvrent le champ de la vraie sainteté. Le jour où vous
saurez dégager une grande somme d'erreurs de beaucoup de décisions
éternellement vraies, vous ferez le bien sans effort, vous connaîtrez la
chasteté sans combat, l'humilité sans protestation intérieure, la
charité sans restriction dogmatique, l'amitié sans détour, la foi sans
défaillance, et l'espoir sans bornes. C'est là l'état de perfection
auquel tout homme de coeur peut aspirer, n'eût-il pas encore été
franchement homme de bien, et, pour l'atteindre, ce cercle du vrai où
aucun mal ne tente plus l'homme éclairé et convaincu, il n'est pas
besoin de mortification, de cilice, de jeûnes et de luttes avec Satan.
Non! le chemin est plus simple, plus court et plus droit; ce chemin
s'appelle l'examen sans entraves et la religion sans mystères.»

Les yeux de Moreali s'étaient de nouveau fixés sur le parquet. Il ne
répondit rien. Il se leva, ouvrit les fenêtres, regarda les étoiles et
aspira l'air de la nuit. Il resta longtemps comme s'il priait; puis il
revint vers M. Lemontier, qui lui demanda s'il persistait à vouloir
prendre connaissance du dernier écrit de madame La Quintinie.

«Vous l'avez jugé nécessaire, répondit l'abbé, et je ne crois pas
pouvoir non plus m'en dispenser. Cet écrit est un voeu relatif à sa
fille peut-être! Si nous le dérobons à la connaissance du général,
n'est-ce pas à nous de tâcher de l'accomplir?

--Vous pensez donc que c'est une volonté lucide?

--Si j'en étais certain, je remettrais la lettre à son adresse; mais je
crains un acte de folie, une confession exaltée où je serais compromis.
Je ne mérite pas cette honte, et je ne dois pas laisser porter ce
trouble dans une famille.»
                
Go to page: 12345678910111213
 
 
Хостинг от uCoz