M. Lemontier lui montra de nouveau l'enveloppe qui concernait le jour de
la première communion de Lucie.
«Voici, dit-il, des prévisions réfléchies et qui ne sentent point
l'égarement. Il en est temps encore, monsieur l'abbé. Croyez-vous qu'il
faille absolument aller plus loin?
--Il le faut, monsieur; ceci concerne Lucie, cela appartient à Lucie,
elle vous autorise, et vous sentez qu'au-dessus du secret d'une lettre,
au-dessus même de la volonté d'une mourante, il y a le repos d'un père
et la foi d'un chrétien.
--Lisez donc, si vous l'osez, et lisez seul! dit Lemontier en lui
remettant la lettre. Briser ce cachet me répugne, et je ne m'y résoudrai
jamais. Vous avez été le confesseur, votre croyance vous délie des lois
de l'honneur social: ma conscience, à moi, ne peut s'arroger un pareil
droit, puisqu'elle s'effraye de vous le voir prendre; mais, s'il y a ici
un grand désespoir ou une grande rougeur à épargner à une famille, vous
seul, qui fûtes la cause du mal, pouvez tout oser dans une circonstance
si délicate!»
L'abbé saisit la lettre, fit sauter le cachet, froissa et jeta
l'enveloppe avec l'énergie d'un homme qui brûle ses vaisseaux. M.
Lemontier frémit de voir cette absence de scrupule et d'hésitation. Il
n'avait pu se résoudre à nier en lui-même la loyauté de l'homme, et
maintenant le prêtre, soulagé de ses anxiétés et maître de la situation,
reparaissait toujours debout et omnipotent entre la femme et le mari,
même au delà de la mort.
Mais son triomphe dura peu, il pâlit, trembla et se rassit comme brisé;
puis il dit, en tendant la lettre à M. Lemontier:
«J'ai eu tort de craindre. Pauvre femme! il n'y avait pas là de secret.
Lisez!»
La lettre était courte, d'une écriture pénible et d'un style haché:
«Un moment de répit à mes atroces crises.... Je veux dire....
Pourrai-je? J'ai ma raison! Je crois au Dieu bon, juste!... Notre
fille!... qu'elle me pardonne de l'abandonner.... Chère petite Lucie!...
Élevez-la chrétiennement, rien de plus! Pas d'exagérations, pas de
couvent,... peu de prêtres, la liberté d'aimer... sans conditions
religieuses! Adieu! Aimez-la bien... ne m'oubliez.... J'ai mal aimé....
Bien coupable, coupable seule!... Pardon, mon mari....
«Ta pauvre Blanche.»
L'abbé pleurait.
«Vous le voyez, monsieur; lui dit M. Lemontier, au moment de la mort, on
revient à la raison et à la nature! Ceci est une abjuration du
fanatisme. Et à présent qu'allez-vous faire? Cette arme que j'avais
contre vos oppositions et dont je ne connaissais pas le prix, vous allez
la détruire sans vous engager à rien vis-à-vis de moi? Est-ce là ce que
vous avez résolu?
--Monsieur Lemontier, répondit Moreali, si vous n'aviez que cette arme
contre moi, elle serait nulle. La religion fervente, à laquelle il n'est
pas difficile d'amener le général, lui défendrait d'écouter ce voeu de
tolérance et de liberté adressé à lui par sa femme à l'égard de sa
fille; mais je suis lié envers vous par ma conscience d'homme, et,
dussé-je avoir à lutter contre les scrupules de ma conscience religieuse
et sacerdotale... il faut pourtant écouter le coeur quelquefois, je le
sens bien! Vous m'avez dit là-dessus de bonnes choses que je n'oublierai
pas. Vous n'avez pas ébranlé mon dogme, mais vous m'avez ouvert un monde
de réflexions que je pèserai pour les faire concorder avec ma foi; je
crois cela possible. Rien de ce qui est bon ne peut être inconciliable
avec la religion du Christ.
--Est-ce là tout? Vous me donnez l'espérance d'avoir un peu modifié vos
résolutions; mais, si le père Onorio vous travaille, vous nierez ce que
vous venez de m'accorder, votre conscience se retournera sur l'autre
oreille, et, certain que je suis incapable de trahir vos secrets, vous
reprendrez la lutte où nous l'avions laissée?
--Non! s'écria l'abbé, offensé malgré lui de ce doute, vous me méprisez
trop!... Ah! que de préventions contre le pauvre prêtre!
--Otez-les-moi, prononcez-vous, soyez homme, soyez un membre de la
société universelle, ne fût-ce qu'un instant dans votre vie!...
--Eh bien, dit l'abbé, je pars, je vais chercher le consentement du
général, et je vous l'apporte; serez-vous content?
--Donnez-moi votre parole que vous agirez ainsi.
--Gardez la lettre!
--Que ferais-je d'une lettre trouvée par moi, ouverte par vous, et qui
est une épée rompue dans mes mains?
--Vous aimez mieux ma parole qu'un gage, fût-il sérieux?
--Oui, monsieur l'abbé, et je la réclame.
--Je vous la donne au nom du Christ, dit Moreali en étendant la main; et
prouvez-moi maintenant que vous y croyez.
--En vous donnant la mienne de ne rien trahir?
--Non! elle m'est inutile. J'ai foi en vous. Embrassez-moi, voilà tout
ce que je vous demande, et je vous le demande aussi au nom du Christ!»
Le philosophe et le prêtre s'embrassèrent.
«A présent, reprit celui-ci fort ému, conduisez-moi au chemin de fer, ou
venez avec moi à la résidence du général; vous verrez que ma conscience
n'a pas d'envers.
--Vous accompagner serait encore une suspicion. Je n'en ai plus, nous
nous sommes embrassés. D'ailleurs, je me suis juré de ne pas quitter
Lucie avant de l'avoir remise sous la protection de mon fils.
--Que craignez-vous donc en votre absence?
--Rien et tout. Un caprice du général, un retour qui se croiserait avec
notre départ, je ne sais quelle folie du père Onorio.... Je reste, et
vous... partez!».
CONCLUSION.
Quand M. Lemontier eut conduit l'abbé à la gare, il alla rejoindre
Lucie, qui le présenta à sa tante, et la bonne personne se réjouit quand
on lui dit à l'oreille que l'abbé n'était plus hostile aux projets
qu'elle avait favorisés dans le principe. Mademoiselle de Turdy avait
été bien ballottée dans ces derniers temps; elle avait flotté de Lucie à
l'abbé, et de son frère au général, sans trouver en elle-même une
solution, et disant à tout le monde:
«Ah! voilà qui est bien contrariant en vérité!»
C'était sa formule de soumission à tous les avis et son cri de détresse.
Elle fit un aimable accueil au père d'Émile, et le présenta à tout son
vieux monde, qui le regarda avec effroi d'abord, puis avec curiosité,
enfin avec sympathie, quand il eut causé un peu avec chacun; on lui
trouva d'excellentes manières, le langage élégant et modeste, et un ton
de la meilleure compagnie. Bien des gens n'en demandent pas davantage
pour se rendre.
Le lendemain, à Turdy, M. Lemontier donna à Lucie la somme limitée des
explications qu'il lui était possible de donner. Il sut très-habilement
lui prouver le danger des influences mystiques, sans compromettre ni la
mémoire de madame La Quintinie, ni la moralité des intentions de l'abbé;
mais il ne cacha pas à Lucie le serment que, dans un moment
d'exaltation, sa mère avait arraché à Moreali, non plus que le
désistement qu'elle avait fait ensuite de son fanatisme dans une heure
de calme et de raison. Sans lui dire à qui la dernière lettre de
Blanche était adressée, il lui en répéta les termes qui avaient rapport
à elle, et Lucie pleura en apprenant enfin que sa mère l'avait bénie et
regrettée.
Conformément à l'avis de son père, Émile était à ***, où commandait le
général. Le surlendemain des événements qui précèdent, il éprouva une
grande surprise en voyant entrer dès le matin Moreali dans sa chambre.
L'abbé l'embrassa avec effusion et lui dit de s'habiller vite. Ils se
rendirent ensemble chez le général, qui parut très-ému, mais non
surpris. Il avait déjà vu l'abbé. Émile ne savait rien de ce qui s'était
passé entre son père et Moreali. Il était très-ému lui-même. Moreali
gardait le silence.
«Allons, allons! dit enfin le général à celui-ci, j'ai donc été trop
rigide, selon vous? J'ai cru bien faire!... Vous savez, nous autres
soldats, nous croyons à l'autorité, nous aimons l'obéissance passive....
Mais j'aime ma fille, vous n'en doutez pas, j'espère!... Et puis je suis
homme à écouter un bon conseil.... Puisque c'est vous qui faites appel à
ma _complaisance_,... allons, _sac-à-laine_! je cède.»
Il tendit la main à Émile en lui disant:
«Vous êtes ici depuis deux jours, et vous ne veniez pas me voir! vous
attendiez mes ordres? C'est bien. Je vous ordonne de déjeuner avec moi.
Passez dans mon salon, j'achève en deux temps de m'habiller.»
Émile n'était pas absolument tranquille. Il voyait un faible et
mystérieux sourire errer sur les lèvres de Moreali. En même temps, il
remarquait une très-grande altération sur son visage flétri et fatigué.
Il avait tort de se méfier. Moreali souriait comme malgré lui de
l'empressement du général à se rendre; mais il n'avouait pas ce
sentiment d'ironie: c'eût été reconnaître l'ascendant qu'il avait eu
sur lui. Il parla à Émile de son père avec beaucoup d'affection, lui
apprit avec réserve que M. Lemontier avait levé tous ses scrupules, et,
quand le général vint les rejoindre, sanglé dans son uniforme, Moreali
s'éclipsa et ne reparut plus. M. La Quintinie alors ouvrit les bras à
Émile en lui disant:
«Voyons, enfant du diable! vous l'emportez! Soyez un bon diable.
Embrassez-moi, aimez-moi un peu, ne me prenez pas pour une ganache quand
je vous ferai la morale, et rendez ma fille heureuse.»
Émile l'embrassa avec effusion, car il sentit en lui, sinon la force, du
moins le besoin et l'instinct de la bonté. Il lui demanda s'il ne
viendrait pas apporter son pardon et son consentement à Lucie. Le
général répondit que c'était impossible, mais qu'il ne tarderait pas,
et, peu à peu entraîné par une réaction de condescendance
extraordinaire, il lui permit d'aller à Turdy et d'y retourner passer
chaque mois deux ou trois jours jusqu'à l'expiration du terme fixé,
disait-il, par Lucie.
Émile écrivait le jour même à son père:
* * * * *
«J'ignore si c'est bien Lucie qui a proposé ce délai; mais, fût-il plus
long, fût-il de plusieurs années, je m'y soumettrais, si le conseil
venait de toi. Dieu merci, tu n'es pas si exigeant!
«Le général m'a fait déjeuner avec lui et m'a fait promettre de revenir
passer la soirée. Il veut me présenter à son entourage officiel, non
comme son futur gendre, mais comme un jeune homme qui l'intéresse et
dont il fait cas. «Ça servira pour plus tard,» a-t-il dit. «Quand
j'aurai à déclarer mon alliance avec la philosophie, on sera moins
étonné. Promettez-moi d'être aimable ce soir. Tâchez de plaire à tout le
monde!» Et, prenant le ton enjoué et dégagé: «Vous verrez bien là
quelques têtes à perruque! ne blessez pas leurs principes. C'est
inutile.
«Comme le rôle d'un homme de mon âge est la modestie et la réserve, je
n'ai pas eu de peine à m'engager. Je suis rentré chez moi, d'où je
t'écris à la hâte. Je partirai à minuit en sortant de chez le général,
et demain, dans la soirée, je serai dans tes bras et aux pieds de Lucie.
«Je ne devrais pas être surpris de mon bonheur; tu m'as laissé ignorer
les détails de la lutte, tu m'as toujours crié: «Courage et confiance!»
Que pouvais-je craindre, de quoi pouvais-je douter, du moment que tu
travaillais pour moi? Et pourtant je crois rêver, et je suis si ému, que
je ne peux te rien dire, sinon que j'adore Lucie et toi, toi et Lucie.
Et le bon grand-père! comme j'aurai soin de lui, comme je le chérirai!
Dis à Lucie que je l'aiderai à le faire vivre jusqu'à cent ans! Mais tu
ne nous quitteras pas, mon père! Ah! je n'ai pas mérité tant de bonheur,
et pourtant j'aspire à l'infini du bonheur en ce monde, tu le vois!--A
demain! à demain!
«Embrasse pour moi mon cher Henri. Voilà un garçon dont je me moquerai
bien quand il voudra se poser en égoïste!»
* * * * *
Quand Émile fut arrivé à Turdy, Lucie et M. Lemontier acceptèrent le
délai de trois mois fixé par Moreali,--peut-être dans l'espoir d'un
retour de Lucie à ses opinions,--et on laissa croire à Émile, pour lui
faire prendre patience, que cette décision venait de son père. Il passa
quelques jours dans l'ivresse du plus pur bonheur et consentit à
retourner seul à Chêneville. Il ne s'effraya pas de cette retraite, qui
lui permettait de se recueillir et de savourer religieusement la pensée
de ses joies et de ses devoirs. Il fut même reconnaissant envers son
père, qui voulait rester près de Lucie. Le général ne s'y opposait plus;
Moreali n'eût osé s'y opposer.
En s'installant à Turdy jusqu'au mariage, M. Lemontier voulait étudier
la situation morale de Lucie. Outre qu'il croyait devoir veiller
toujours sur les retours possibles du fanatisme de son ex-directeur, il
se regardait comme obligé d'amener Lucie à une entière confiance dans
les principes de son fils. Lucie avait fait noblement le sacrifice de
tout acte contraire à ces principes; M. Lemontier ne voulait pas la
prendre au mot trop vite. Il souhaitait de la voir convaincue qu'elle
restait chrétienne tout en posant une limite à l'influence du prêtre
dans sa vie et en subordonnant cette influence à celle de son époux.
Pour le fond du dogme, Lucie était toute convertie, on l'a vu. Elle
avait toujours nié l'enfer et haï la persécution religieuse. Quant au
reste, si elle gardait quelques doutes, elle n'en parlait pas, et M.
Lemontier attendait avec déférence qu'elle les lui confiât.
Ce moment d'abandon ne tarda pas à venir; mais, au lieu de confesser des
doutes, Lucie affirma des certitudes. Ce fut un jour que le père Onorio
prêchait à Chambéry. On n'avait pas revu Moreali depuis la soirée
d'explication définitive avec M. Lemontier, c'est-à-dire un mois environ
depuis le consentement donné par le général. Émile devait venir le
lendemain faire sa visite mensuelle de trois jours. Il espérait même
pouvoir la prolonger, car le général s'était annoncé aussi et lui avait
écrit: «Si vous arrivez en Savoie quelques jours avant moi, vous m'y
attendrez.» Henri Valmare était parti pour rejoindre sa fiancée. Il
voulait tout disposer pour se marier le même jour qu'Émile.
Le père Onorio avait continué à recevoir l'hospitalité à Hautecombe;
mais il battait le pays, quêtant et catéchisant un peu partout,
infatigable dans ses longues courses pédestres, vénéré des paysans pour
son vagabondage athlétique dans un âge qui paraissait si avancé, pour
ses allures mystérieuses et pour ses discours dans une langue qu'ils ne
comprenaient pas. Ils l'écoutaient quand même avec admiration, et sa
pantomime saisissante les édifiait en même temps qu'elle les amusait.
Elle faisait peur aux femmes, grande condition de succès.
A Chambéry, le moine essaya de prêcher. Quelques auditeurs le
comprirent, s'étonnèrent de son énergie, et en firent part à tous ceux
de la ville qui étaient Italiens d'origine ou qui comprenaient la langue
de la frontière. On se réunit au jour marqué pour une seconde
conférence. Le bruit en vint à mademoiselle de Turdy, chez qui Lucie se
trouvait en visite avec son grand-père et le père d'Émile. Celui-ci
proposa d'aller entendre le _saint_. Lucie refusa d'abord, mais M.
Lemontier insista.
«Je vous prêche depuis longtemps mes idées, lui dit-il, et qui n'entend
qu'une cloche n'entend qu'un son. Ne faut-il pas pouvoir dire à votre
père que vous avez prêté les deux oreilles avec une égale attention? Je
regrette que M. Moreali ait disparu, et qu'il ne prêche point ici à la
place du capucin.»
On se rendit à l'église, où le père Onorio parla comme il savait parler,
quand il était sous l'influence d'une pensée naïvement chrétienne. Il
fut un peu puéril, mais fort touchant en décrivant les attributs de la
vertu évangélique. Il achevait son sermon, lorsqu'il s'arrêta au milieu
d'une phrase, comme si une vision eût passé devant ses yeux. Il se
pencha sur le bord de la chaire et regarda un coin sombre vers lequel
tous les regards se portèrent instinctivement, mais où l'on ne remarqua
rien ni personne qui pût l'avoir choqué ou surpris. L'attention se
reporta sur lui. Sa figure avait pris une expression terrifiante, ses
lèvres tremblaient, ses yeux lançaient des flammes. Il bégaya quelques
mots qui firent deviner plutôt que comprendre la pensée d'une brusque
transition; puis il lança un anathème qu'il avait lu quelque part et que
nous pouvons reproduire ici, puisqu'il a été publié ailleurs.
«_Le vrai infâme_:--Mais voici le vrai infâme, près de qui tous les
autres semblent innocents; voici le monstre plus redoutable que le fou,
pire que le païen et le renégat.
«C'est le prêtre ennemi de l'Eglise, c'est le parricide, c'est Judas
encore couvert de la robe des apôtres, la bouche encore pleine du
mystère divin.
«Il existe, je l'ai vu, je l'ai entendu. De la synagogue au prétoire, il
promène l'impudence de sa trahison.
«Infâme! nous ne te méprisons pas, toi! Quelle que soit la misère de ton
esprit, le crime est dans ton coeur, et ce crime est trop grand. Sois
maudit pour le crime de ton coeur!
«Sois maudit du peuple que tu scandalises! sois maudit des prêtres
consternés! que la femme qui t'a enfanté maudisse ses entrailles! que
l'évêque qui t'a sacré maudisse sa main! sois maudit dans les cieux!
«Sois maudit, ostiaire qui ouvres à l'ennemi et qui sonnes la cloche de
rébellion, lecteur qui fais mentir les saints livres, exorciste qui
invoques Belzébuth, acolyte qui portes le flambeau de Satan!
«Sois maudit, diacre prévaricateur, toi qui as reçu l'esprit de Dieu _ad
robur_, pour défendre les biens de la sainte Église, et qui dis aux
voleurs que le domaine sacré leur appartient!
«Sois maudit, prêtre sacrilége, profanateur de l'autel, parricide
abominable, violateur des serments les plus saints! Tout ce que tu
trahis, tu le trahis dix fois. C'est de toi qu'il a été dit: «Mieux
vaudrait pour lui qu'il ne fût pas né!»
«Si tu ne te repens, que Dieu compte tes pas dans la voie du mal, et
qu'il n'en oublie aucun; qu'il accumule sur toi la charge et l'infection
des péchés que tu fais commettre et de ceux que tu aurais remis!
«Que toutes les bénédictions que tu as reçues et que tu renies se
retournent contre toi; qu'elles tombent sur toi et qu'elles t'écrasent
comme un sacrement de Satan!
«Que les onctions sacrées te brûlent; qu'elles brûlent tes mains tendues
aux présents de l'impie; qu'elles brûlent ton front, où devait rayonner
la lumière de l'Évangile, et qui a conçu de scélérates pensées!
«Que ton aube souillée devienne un cilice de flammes, et que Dieu te
refuse une larme pour en tempérer l'ardeur! Que ton étole soit à ton cou
comme la meule au cou de Babylone jetée dans l'étang de soufre!
«Que...»
Le père Onorio ne se fût peut-être pas arrêté avec le texte, car
l'écluse de la colère était ouverte, et la haine sacrée jaillissait et
coulait intarissable de sa bouche frémissante et inassouvie; mais Lucie
se leva et dit à son grand-père, assez haut pour être entendue:
«Sortons, mon père. Ceci n'est plus un sermon, c'est un blasphème!»
Et, prenant le bras de M. de Turdy, elle se dirigea vers la porte; mais,
en passant devant le pilier que le moine n'avait cessé d'apostropher, M.
Lemontier, qui suivait Lucie avec mademoiselle de Turdy, vit apparaître
Moreali, pâle comme un spectre. L'abbé s'élança au-devant de Lucie en
lui disant à voix basse:
«Au nom du ciel, ne faites pas ce scandale...»
Et il ajouta encore plus bas:
«Si les malédictions que votre mariage attire sur ma tête excitent en
vous quelque compassion...»
Mais Lucie, dont l'accent ferme pouvait être saisi par tout le monde
malgré la douceur réservée de son intonation, lui répondit:
«Non, monsieur, je ne remettrai jamais les pieds dans une église où, au
nom du Christ, on prêche l'exécration de son semblable avec impunité!
--Mais prenez garde! dit en souriant M. Lemontier. L'auteur de cette
malédiction a été embrassé et béni par le pape, et le pape est
infaillible!
--S'il en est ainsi, répondit Lucie tout haut et avec énergie, à partir
de ce jour, je n'appartiens plus à l'Église catholique.»
Moreali fit un geste de désespoir et disparut. Lucie sortit avec sa
famille.
«Bien, ma fille! lui dit le grand-père; à présent, moi, je veux croire à
Dieu!»
Quelques personnes les avaient suivis. Toutes les autres s'étaient
levées, croyant d'abord que Lucie se trouvait mal, et s'interrogeant,
puis se répétant les unes aux autres ce qu'elle venait de dire. Lucie
était aimée, respectée, admirée. Aussitôt qu'on eut compris le sentiment
d'horreur qu'elle éprouvait, cette foule frivole, qui, comme toutes les
foules, s'amusait aux tours de force de la parole et aux épilepsies de
l'invective, s'ébranla et se retira, les uns donnant raison à la piété
de Lucie, les autres défendant l'éloquence du prédicateur, aucun n'osant
avilir la foi en l'écoutant davantage.
Le père Onorio, qui, dans ses transports, entrait en une sorte d'extase
et ne voyait plus que ses propres fantômes, ne s'aperçut pas de ce qui
se passait dans son auditoire. Après un moment de repos, il se remit à
improviser et à maudire, l'écume à la bouche, la voix vibrante, l'oeil
ensanglanté. Un seul homme l'écoutait: c'était Moreali, qui, prosterné
dans l'ombre, voulait savourer jusqu'au bout l'amertume de son calice.
Quand l'abbé se releva, le moine était sorti à son tour; l'église était
muette, le soleil couchant semait sur les dalles les reflets irisés des
vitraux. Moreali était calme. Il avait prié, pour la première fois
peut-être, avec le véritable amour de Dieu. Il se sentait désormais pur
de reproche et plus croyant qu'il ne l'avait été de sa vie. Il rentra
chez le comte de Luiges, et il écrivit trois lettres fort courtes par
lesquelles nous terminerons sa correspondance.
AU PÈRE ONORIO.
Père, je te remercie de tout le zèle que tu as consacré au salut de mon
âme. Il a porté ses fruits. Je comprends aujourd'hui, grâce à toi, ce
que je ne voulais pas comprendre, la vraie religion et la vraie charité.
Je t'envoie de l'argent pour que tu puisses retourner à Rome et soulager
tes pauvres. J'ai abandonné mon projet d'établissement en Savoie. Adieu
pour toujours. Je te bénis pour ton amitié.
Moreali.
A M. LEMONTIER PÈRE.
Je viens de congédier le père Onorio et de me séparer de lui pour
jamais. Lucie avait raison, il n'y a plus de saint, il n'y a même plus
de chrétien là où la haine commence. Qu'elle pardonne à un vieillard
dont l'intention était bonne, mais dont l'âge et les austérités ont
troublé les facultés mentales! Qu'elle n'enveloppe pas l'Église entière
dans la réprobation de son déplaisir! Qu'elle soit équitable et douce!
Avec vous, monsieur, elle ne peut que grandir en sagesse et en vertu.
Recevez mes adieux, monsieur, et faites-les agréer à votre fils, à votre
fille et à son respectable grand-père. Ce sont des adieux éternels.
Pardonnez-moi toutes les peines que je vous ai causées. Si vous saviez
combien mon repentir est sincère, vous n'hésiteriez pas à m'absoudre.
Permettez-moi d'ajouter quelques mots pour vous seul. Vous m'avez fait
un grand bien, monsieur, en me témoignant une estime que je veux mériter
et en m'accordant une amitié dont je saurai me rendre digne par la
ferveur et la fidélité de la mienne. Je ne me retire point à la Trappe,
comme me le conseillait le père Onorio. Je ne mettrai plus
volontairement ma raison en danger; je veux que ma foi devienne féconde.
J'ai une fortune à dépenser. Je vais me faire mon propre aumônier à moi
tout seul, et, marchant au hasard des chemins, répandre partout sur le
pauvre, quelle que soit sa croyance, la parole amie et le présent
respectueux et anonyme du voyageur. Je tâcherai que mon voyage dure
longtemps, car ce sera un beau voyage, et j'y veux consacrer tout le
temps qui me reste à vivre.
Veuillez, monsieur, remettre la lettre ci-jointe au général La
Quintinie, et me permettre de me dire votre ami _pour toujours_.
Moreali.
A M. LE GÉNÉRAL LA QUINTINIE
Monsieur le général,
Au moment d'entreprendre un long voyage, je viens vous adresser une
dernière supplication, qui est d'abréger l'épreuve, et de consentir au
prochain mariage de mademoiselle votre fille. Vous avez fait pour le
maintien de vos opinions tout ce que votre dignité réclamait. J'ai
aujourd'hui la certitude que cette dignité ne sera jamais méconnue et
jamais compromise par le fait de MM. Lemontier père et fils. J'ai aussi
la certitude des sentiments vraiment religieux de mademoiselle Lucie.
Laissez-la entièrement libre de son choix dès aujourd'hui, et vous ferez
acte de bon chrétien en même temps que vous rendrez heureux et
reconnaissant votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Moreali.
Moreali s'enferma chez le comte de Luiges pour mettre ordre à ses
affaires et pour s'assurer les moyens de trouver partout de l'argent
dans ses voyages; puis il se disposa à partir seul, pour réaliser son
projet apostolique sous le voile du plus humble incognito.
Au moment où il fermait sa malle, M. Lemontier et son fils se
présentèrent pour lui dire adieu. Il hésita un moment à les recevoir,
puis il alla leur ouvrir lui-même, embrassa Émile avec tendresse, prit
son père à part, et lui dit:
«C'est bien à vous de me donner cette dernière marque d'intérêt. Il est
donc vrai que vous ne me haïssez pas?
--Non, dit Lemontier, je ne vous ai jamais haï. J'ai senti en vous une
belle et bonne nature qui s'égarait. Mais êtes-vous bien retrouvé? Je
crains les coups de désespoir. Pourquoi ces éternels adieux?
--Mon ami, répondit Moreali, laissez-moi vieillir! Je suis encore trop
jeune pour ne plus aimer, et je sens que j'aime trop Lucie. Je suis
certain, cette fois, de ne pas me faire d'illusion coupable, de n'aimer
en elle que le souvenir de sa mère, de l'aimer comme ma fille en un
mot; mais, vous l'avez dit, je ne puis être père, car je ne puis cesser
d'être prêtre. Je sens qu'en aimant beaucoup et chastement, je vous le
jure, j'aime en prêtre, avec jalousie, avec douleur, avec je ne sais
quel reste de colère!... Oui, je suis jaloux d'Émile... malgré moi! Je
l'aime et je le hais. Peut-être que, si elle se fût vouée à l'hymen du
Christ, je me serais senti jaloux de Dieu même!... Je vous dis
aujourd'hui ces choses terribles avec sang-froid. J'ai reconnu que le
mal n'était pas dans mon coeur, et que la nature seule se vengeait
d'avoir été reniée et immolée. J'aime donc mal, faute d'avoir consenti à
aimer bien. J'aime en égoïste, en envieux... hélas! en déshérité de la
vie ou en exilé de la famille. Vous aviez raison, mille fois raison,
Lemontier! L'Église s'est trompée le jour où elle a retranché le prêtre
de la communion humaine. Elle s'est trompée; donc, elle n'est pas
infaillible; il faut laisser l'infaillibilité à Dieu! Les hommes sont
des hommes, et ne reçoivent pas la vérité absolue. Ils peuvent bien se
contenter de la demander, de la chercher et de l'adorer, évidente ou
voilée! Elle est si désirable et si belle, qu'un petit rayon peut bien
suffire à la vie d'un pauvre prêtre. Car je suis prêtre aujourd'hui et
toujours. Je me suis consacré de bonne foi. Tant pis pour moi si je me
suis trompé en croyant mes sacrifices méritoires! Ils le seront
désormais, je vous en réponds! Je ne pars point désespéré. Je veux, en
soulageant la misère, que je suis bien sûr de rencontrer partout sur mes
pas, dire à tout homme qui me demandera la vérité: _Demande-la à Dieu
seul_. Je dirai cela tout bas, je m'abstiendrai des prédications qui, de
la part du prêtre indépendant, soulèvent trop de scandales et reculent
le triomphe du vrai. Je ferai du bien, comptez-y, et, absorbé dans cette
douce occupation, j'oublierai le regret de la vie personnelle. J'y ai
bien réfléchi, allez, depuis un mois de lutte terrible avec le père
Onorio et avec moi-même! Je prends le meilleur parti pour moi et pour
les autres! Je vois bien que, dans un véritable esprit de charité, vous
venez m'offrir leur pardon, leur amitié, leur intimité peut-être!...
Nobles coeurs, laissez-moi seul! Je ne saurais pas être heureux, je ne
connaîtrais pas le repos de l'esprit, je vous ferais souffrir malgré
moi!...
--Mais plus tard? dit M. Lemontier, touché de cette complète sincérité.
--Oui, plus tard! dans vingt ans, si je ne suis pas mort de fatigue, car
je vais me fatiguer beaucoup! Nous verrons alors si je pourrai apporter
une bénédiction vraiment sainte aux enfants de Lucie, et si je peux au
moins partager avec vous le titre et les sentiments d'un grand-père.»
Il appela Émile, l'embrassa encore et partit.
Lucie fut satisfaite d'entendre parler de Moreali avec une véritable
affection autour d'elle, mais elle garda toujours le silence sur son
compte. Il y avait entre elle et lui quelque chose d'inconnu qui était
attrait chez lui, répugnance chez elle, quelque chose d'instinctif qui
se révélait à la fiancée d'Émile en dépit du silence gardé autour d'elle
sur l'histoire mystérieuse de sa mère, une sorte d'effroi de la soutane,
un immense besoin d'aimer exclusivement l'époux qui seul pouvait et
devait connaître les forces et les délicatesses de son amour.
Ils ont été mariés sans éclat et sans pompe à Chêneville. Ils ne se
sépareront ni du père d'Émile, ni du grand-père Turdy, qui, rajeuni et
raffermi dans la vie, les suit dans la vallée du Rhône ou les ramène en
Savoie.
Henri et sa femme sont venus les voir.
Le général a protesté un peu de loin contre les résolutions
philosophiques de Lucie; mais il est arrivé à Turdy l'année dernière,
au moment où elle venait de lui donner un petit-fils, et il n'a plus
songé à discuter. Et même, en voyant l'enfant robuste sur les genoux du
grand-père, il a essuyé une larme en disant:
«Monsieur de Turdy, vous m'en avez voulu quelquefois! Il ne faudrait
pourtant pas croire que je ne vous aime pas!»
On n'a plus entendu parler du père Onorio, et Moreali n'a pas encore
donné de ses nouvelles.
Janvier 1863, Nohant.
FIN.
POISSY.--TYP. ET STÉN. DE AUG. BOURET.