Il me regardait. Je ne sais ce que j'allais répondre; peut-être
n'aurais-je pas du tout répondu, lorsque mademoiselle La Quintinie
entra. Je ne m'y attendais pas. Elle était venue par le lac, elle avait
monté la côte à pied et s'était introduite sans fracas par le jardin;
elle avait laissé son chapeau sur un banc, elle se trouva assise au
milieu de nous après avoir baisé le front blanc et luisant de son
grand-père, comme si, ayant assisté à la conversation, elle le
remerciait de ce qu'il venait de dire.
Je crois qu'elle avait effectivement surpris et deviné ses dernières
paroles, car elle se tourna gaiement vers Henri en lui disant:
«Vous n'allez pas soutenir le contraire, monsieur Valmare?
--Je n'avais pas la parole, répondit Henri en me désignant. Voici
l'oracle consulté.
--Un oracle! déjà? s'écria Lucie avec son beau rire moqueur et
caressant.
--Quand on est oracle à mon âge, lui répondis-je, on reste muet, ou l'on
s'en tire par des énigmes.
--Ni l'un ni l'autre, reprit-elle, ou bien l'on n'est qu'un faux oracle,
c'est-à-dire rien. Moi, je sais que vous êtes quelque chose, on nous l'a
dit, et je crois de tout mon coeur que vous êtes quelqu'un. Il faut
parler et dire de bonne foi tout ce que vous pensez.»
Il me sembla qu'elle me faisait subir à dessein un interrogatoire, que
son grand-père s'y prêtait, qu'il avait amené cela, et qu'elle en
tirerait parti avec adresse, tout en y mettant une apparence d'imprévu.
Pensait-on déjà que je me présentais, et que je m'offrais sans retour?
Henri avait-il déjà, dès ma première visite, trahi le secret de mon
mutisme effaré? Henri, si prudent pour lui-même dans la vie, était-il à
ce point imprudent pour les autres? Je me crus placé sur la sellette, et
j'eus un mouvement de terreur et de dépit si prononcé, que je faillis
m'enfuir sans dire un mot.
Lucie vit mon air éperdu. Je crois que je rougissais comme un enfant.
Elle fut très-gaie, et d'une gaieté dont il était impossible de se
piquer; car cet accent de bonté qui est en elle, ce ton de bonhomie
presque fraternelle dès le premier abord, est une séduction dont je ne
puis te donner l'idée. Elle prétendit que j'étais en proie au vertige
des pythonisses, que je regardais la fenêtre, et elle courut la fermer,
assurant que j'avais le projet de m'envoler pour soustraire le secret
des dieux à la vaine curiosité des mortels. Quand j'eus ri et plaisanté
à mon tour, j'espérai en être quitte; mais Henri, qui voulait absolument
me faire _briller_, y revint, et Lucie insista. Je pris mon parti alors
avec la témérité que soulève en moi la moindre apparence de persécution.
C'est de mon âge, et c'était mon droit. Je veux tâcher de me bien
rappeler ce que j'ai dit ce jour-là; car, dès ce jour-là, j'ai brûlé mes
vaisseaux et compromis sans retour mon rêve d'amour et de bonheur.
J'ai dit que les oracles n'étaient pas responsables de leurs arrêts,
qu'ils étaient la proie toute passive d'une vérité infernale ou céleste
agissant en dehors d'eux et malgré eux. Là-dessus, j'ai déclaré que je
ne voyais pas matière à prononcer, parce que je ne me trouvais aux
prises en ce moment avec aucune foi réelle. M. de Turdy, en accordant à
sa petite-fille le droit de croire au Dieu _personnel_, cessait d'être
l'incrédule qu'il avait la prétention d'être. Mademoiselle La Quintinie,
en respectant l'incrédulité de son grand-père, abandonnait les voies de
l'orthodoxie. Il n'y avait plus de doctrine dès qu'il y avait
transaction. L'oracle, voyant des idées aussi confuses troubler son
atmosphère, demandait à descendre du trépied et à garder ses
inspirations pour lui-même.
«C'est-à-dire, répondit mademoiselle La Quintinie, que vous accaparez
pour vous tout seul la vérité suprême. C'est fort vilain! c'est de
l'égoïsme! Mais vous en avez dit assez, malgré vous, pour que j'en fasse
mon profit, et je crois que j'ai eu tort de faire si bon marché du peu
de foi de mon grand-père. Pourtant, si j'étais ergoteuse, je vous dirais
que vous me donnez raison; car, si mon grand-père, en tolérant mes idées
religieuses, a fait un pas vers la foi, je reste orthodoxe en me
réconciliant avec une âme à demi-convertie.»
Elle disait cela d'un ton très-net et tout en caressant le vieillard,
qui, souriant et vaincu, me regardait comme pour me demander s'il était
possible de résister à ce bel apôtre.
Je résistai pourtant sans trop savoir pourquoi; je me sentais poussé à
la révolte par un instinct de loyauté. Plus on se sent épris, plus on
doit offrir sérieusement son âme, et il n'y aurait rien de sérieux dans
la prudence évasive. Je soutins donc mon assertion. Je ne voulus rien
céder. Je déclarai que, si j'avais une doctrine de foi bien arrêtée, il
me serait impossible de la modifier au gré de mes affections ou de mes
sympathies.
«Savez-vous que cela est effrayant? objecta mademoiselle La Quintinie.
Vous dites: «Si j'avais une doctrine!» Donc, vous n'en avez pas, et avec
cela vous êtes plus intolérant que ceux qui en ont une!»
Je répondis qu'une doctrine ne s'improvisait pas à mon âge, que je
travaillerais de toute mon âme à m'éclairer, et que je me préparais à
croire et à penser par un grand respect envers l'essence même de la foi,
comme un homme qui va franchir quelque dangereux passage s'assure contre
le vertige et consulte sa volonté.
Lucie me regardait attentivement, comme si elle eût étudié de sang-froid
ma fermeté intérieure dans les lignes de mon visage; puis, après un
instant de silence, elle dit d'un ton très-sérieux:
«Je crois que vous avez raison, et que cet apprentissage d'austérité
intellectuelle vous mènera à la vérité.»
Henri prit cela pour des paroles d'encouragement. Moi, je sentis que le
ton et le regard de Lucie me faisaient vaguement beaucoup de mal; mais,
quand Henri me demanda ensuite pourquoi, je ne sus pas le lui dire.
On parla d'autre chose, et nous prîmes congé. Notre visite avait duré
plus longtemps qu'il n'était strictement convenable; mais, loin de nous
le faire sentir, on nous invita à une promenade à laquelle madame
Marsanne et sa fille, ainsi que deux ou trois autres personnes, allaient
être conviées. M. de Turdy chargea Henri de prendre jour avec ces dames
et de lui écrire leur décision.
Madame Marsanne me prit à part le soir même pour me demander comment
s'était passée ma seconde visite à Turdy. Je lui en rendis compte
sincèrement. Comme jamais il n'a été question entre elle et moi des
projets que vous aviez faits ensemble, et que je suis censé, aussi bien
qu'Élise, les ignorer absolument, je crus devoir exprimer sans détour
mon admiration pour Lucie et ma sympathie pour son grand-père.
«Prends garde, mon cher Émile, répondit notre amie. Mademoiselle La
Quintinie a refusé plusieurs partis, et, bien qu'elle n'ait pas affiché
une résolution décisive, sa famille craint qu'elle ne tourne tout
doucement à l'habitude du célibat. Il faut que je t'apprenne ce que
c'est que Lucie. Je ne le sais réellement que depuis deux ou trois
jours, ayant été aux informations auprès des personnes du pays.
«Lucie n'est pas seulement une charmante fille que mon Élise a connue
très-gaie et très-intelligente au couvent: c'est à présent une personne
plus que distinguée: c'est, dit-on, une femme réellement supérieure.
Elle a tant de goût et de bon sens, qu'elle le cache plutôt qu'elle ne
le montre; mais il paraît qu'elle est aussi instruite qu'une femme peut
l'être et qu'elle a un grand talent de musicienne, avec cela un
caractère qui, par le courage et l'élévation, ne paraît pas de son sexe.
Tout en la chérissant, Élise se moque un peu d'elle entre nous. Moi, je
suis moins susceptible que ma fille, et je vois dans mademoiselle La
Quintinie une personne qui ne se décidera pas aisément au mariage, parce
qu'elle a le droit d'exiger beaucoup et parce qu'elle ne connaît pas les
petites ambitions, l'ennui de l'oisiveté, le besoin de paraître, enfin
toutes les petites raisons qui déterminent la plupart des jeunes filles.
«Si j'étais sa mère, poursuivit madame Marsanne, peut-être la
laisserais-je suivre cette voie exceptionnelle, à la condition que
j'aurais pour me consoler une autre fille comme Élise, destinée à
prendre la vie plus terre à terre. On dit que le général La Quintinie
n'entend pas de cette oreille, et que, quand il a le loisir de s'occuper
de Lucie, il tempête de la voir encore fille à vingt-deux ans. Il menace
alors les vieux parents de la leur retirer, s'ils ne trouvent pas à la
marier au plus vite. Donc, le grand-père avait jeté d'abord les yeux sur
Henri Valmare; mais il paraît qu'Henri a une inclination.»
Ici, madame Marsanne sourit d'une manière expressive, et elle continua:
«Du moins Henri m'a dit qu'il l'avait fait clairement pressentir dès les
premiers mots très-bienveillants et très-gauches du bonhomme Turdy.
Aussi le bonhomme a-t-il songé à toi dès qu'il t'a vu et qu'il a su
d'Henri qui tu es et ce que tu vaux. «Je laisserai tous mes biens à
Lucie, a-t-il dit. Sa grand'tante en fera autant. Nous n'avons donc pas
à nous préoccuper de la fortune du futur. Ma soeur a des idées un peu
féodales, c'est un radotage dont je souris. On passera sur le nom, quel
qu'il soit. Ce qu'il nous faut, c'est un jeune homme charmant,
très-instruit et d'un caractère un peu exceptionnel, à la fois
enthousiaste et vertueux, comme vous m'avez dépeint M. Émile Lemontier.
Celui-là pourrait plaire à ma petite-fille, qui sait? Rien ne coûte
d'essayer. N'en dites rien au jeune homme; mais, si Lucie lui tourne un
peu la tête, ne le découragez pas; car, de mon côté, je plaiderai sa
cause vivement.»
En me rapportant les paroles de M. de Turdy, madame Marsanne m'avait
paru, elle, plaider avec une délicate réserve la cause des amours
d'Henri et d'Élise. Aussi je me gardai bien de dire non au rêve du vieux
Turdy, et, tout en m'y prêtant à mes risques et périls, je priai madame
Marsanne de ne point t'en écrire. J'eus peut-être tort, mais je
craignais de te tourmenter l'esprit. Tu avais un grand travail à
terminer, et moi, me sentant pris trop vite et trop fortement, je me
flattais de me calmer et de t'entretenir peu à peu de mes espérances
sans te bouleverser de mes anxiétés.
Dans tout-cela, cher père, ne te semble-t-il pas que les personnes
graves, le grand-père, madame Marsanne et Henri, qui se pique d'avoir
cinquante ans, ont agi bien vite? Je ne leur en veux pas. Ils n'ont pas
deviné combien j'étais capable d'aimer avec passion, et combien Lucie,
avec son air ouvert et confiant, était en garde contre mon amour.
J'ai eu pourtant de grandes illusions, comme tu vas le voir, des
illusions dont je suis honteux à présent. Je ne suis pas un fat, et,
sans faire de fausse modestie, je ne me crois pas présomptueux. Si j'ai
fait de très-bonnes études, c'est grâce à toi, qui de bonne heure, avec
un mélange admirable de persévérance et de sollicitude, as su
développer, exciter et contenir tour à tour les élans de ma curiosité.
D'ailleurs, cette soif d'apprendre, mon seul mérite, je la tiens de
toi; et je n'ai en moi rien de bon qui ne t'appartienne. A force de
m'entendre répéter que je ne suis pas un garçon vulgaire, j'ai dû
m'habituer à le croire; mais je te jure que je n'ai pas ouvert la porte
aux sottes vanités, que j'ai le respect enthousiaste des supériorités
auxquelles je dois de n'être pas un esprit trop inférieur, et que tout
mon orgueil est de comprendre le bien qui m'a été fait, le prix du beau
et du vrai qui m'ont été donnés!
En me présentant de nouveau devant Lucie, j'étais donc digne, sinon de
son estime, du moins de son attention. Je lui apportais une confiance
sans bornes dans son caractère, et ce n'est pas là un sentiment
d'infatuation personnelle. Je ne l'examinais pas, je ne me demandais pas
si mon coeur et mon imagination la plaçaient trop haut: j'avais ce
besoin d'adorer sans contrôle et de se donner sans réserve qui est à
coup sûr le fait d'une réelle ingénuité d'esprit.
Ce fut à la cascade de Coux qu'eut lieu notre troisième rencontre. Cette
chute d'eau, médiocre comme volume et comme hauteur, n'en est pas moins
digne de l'engouement de Jean-Jacques. En fait de paysage, Rousseau
était vraiment un grand artiste, et on peut, quand on est artiste aussi,
le suivre avec confiance dans ses promenades. Il avait compris que le
beau n'a pas besoin d'une grande mise en scène, et que l'effet des
choses est dans l'harmonie. Rien de plus frais et de plus suave que
l'arrangement naturel de cette cascatelle. La brisure de rochers d'où
elle s'élance est proportionnée à son élévation; et les blocs où elle
disparaît un instant, pour s'en échapper en plusieurs courants agités,
sont jetés là dans un désordre en même temps hardi et gracieux. Il y a
des entassements qui forment des arches moussues où l'eau tournoie et
bouillonne avec des bruits charmants et un mouvement dont la fougue est
plutôt joie que colère. Partout sur ces beaux rochers mouillés fleurit
cette petite plante rose que tu aimes tant, l'érine alpestre, qui se
tasse et se presse à la pierre, en lutte contre l'eau, avec la
coquetterie des êtres délicats d'aspect qui ont l'organisation forte.
J'étais en train d'examiner ces fleurettes à la loupe avec Henri, quand
j'entendis arriver la voiture qui amenait mesdames Marsanne avec
mademoiselle La Quintinie et son grand-père. Je ne crus pas devoir
marquer trop d'empressement, et je laissai Henri se présenter le
premier. Tout le monde connaissait la délicatesse de ma situation, car
on s'arrangea de telle manière que je dusse offrir mon bras à Lucie, et
très-peu d'instants après, bien qu'elle ne parût point songer à s'y
prêter, nous fûmes seuls ensemble au bord d'un des méandres du torrent,
séparés de nos compagnons par un groupe de rochers.
Nous étions trop près de la cascade pour échanger facilement des paroles
suivies. L'érine alpestre me servit de prétexte pour nous en éloigner un
peu et pour parler de toi. Lucie se montra dès lors toute disposée à
m'entendre, et elle me fit sur ton compte mille questions charmantes.
Elle connaît tes travaux, et elle en raisonne comme une femme de mérite
qui n'a pas ou qui feint de ne pas avoir dans la mémoire la technologie
des choses, mais qui en a parfaitement compris le but et suivi le
développement. J'étais ravi de voir qu'elle n'était étrangère à rien de
ce qui t'intéresse. Je le fus encore plus quand je découvris qu'elle
connaissait toute ta vie de dévouement, de travail et de dignité. Elle
voulut savoir ton âge, ta figure, tes goûts, tes habitudes, ta manière
de travailler, de parler, de t'habiller, et, quand j'eus répondu à tout,
elle me demanda si je te ressemblais.
Je ne te ressemble qu'à demi, et j'avouai humblement qu'avec mes
vingt-quatre ans j'étais beaucoup moins bien que toi avec tes soixante.
Elle ne me sut pas mauvais gré de l'hommage que j'étais heureux de te
rendre en toutes choses; mais ce n'est pas de la ressemblance extérieure
qu'elle se préoccupait. Elle voulait savoir si je partageais toutes tes
idées, et si, en les respectant beaucoup, je n'y apportais pas en
moi-même quelque modification. La question était directe, sérieuse, et
ne me déplut pas. D'autres eussent peut-être préféré une femme ne
sachant parler que de choses frivoles, mais je ne me sentais pas mal à
l'aise avec cet esprit net et sérieux qui me demandait compte avec
douceur et délicatesse du fond de ma pensée. Je n'éprouvai pas le puéril
besoin de la dominer et de lui prouver qu'un homme ordinaire en sait
presque toujours plus long que la femme la mieux instruite. Je voyais
bien qu'elle en était persuadée, et qu'en m'interrogeant, elle ne me
demandait que cette solution de la conscience du vrai que tout être
humain a le droit de vouloir soumettre à son point de vue.
Voici, je crois, le sens fidèle de ma réponse:
«Mon père a travaillé quarante ans, cherchant à travers les profondeurs
du passé non pas tant les curiosités de l'érudition que les vérités de
l'histoire philosophique. Il n'a été ni professeur ni fonctionnaire sous
aucun gouvernement. Il n'a voulu appartenir à aucun corps de la science
officielle. Sa fortune et son peu d'ambition directe lui ont permis de
conserver une indépendance absolue, extrêmement rare dans le temps où
nous vivons. Vous voyez que le résultat de tant de savoir et de liberté
l'a conduit à repousser les systèmes de toutes pièces et à n'admettre
qu'un très-petit nombre de vérités fondamentales. Vous êtes étonnée,
disiez-vous tout à l'heure, de trouver dans ses résumés tant de respect
pour des croyances qui ne sont pas les siennes, tant de mesure et de
douceur envers les plus intolérants adversaires de sa philosophie:
c'est que mon père est d'une générosité de tempérament dont rien
n'approche, et que la forme amère ou irritée lui est antipathique; mais
ne croyez pas que cette douceur d'âme change rien aux principes qu'il a
une fois admis. Si vous avez lu attentivement, comme je le crois, ses
conclusions générales, vous devez être certaine qu'il n'y a pas en lui
de transaction possible avec ceux qui nient le développement de la
lumière....
--C'est-à-dire avec les catholiques? dit mademoiselle La Quintinie en me
regardant fixement.
--Non-seulement avec les catholiques, repris-je, mais avec les
sectateurs de toute religion qui cloue la pensée humaine sur un dogme
immobile et sans avenir.
--Et vous partagez entièrement cette révolte de votre père contre des
croyances... qui sont les miennes, on vous l'a dit?
--Je la partage entièrement, répondis-je, non-seulement par respect pour
son opinion, qui est celle de tous les vrais grands esprits, mais encore
par la conviction que mes études, mes instincts et mes réflexions m'ont
forcé d'avoir.»
C'était là, n'est-ce pas? une déclaration de guerre bien plus qu'une
déclaration d'amour. Mademoiselle La Quintinie garda le silence assez
longtemps pour me faire croire que tout était rompu, ou plutôt que rien
ne serait jamais commencé entre nous. Elle avait mis sur ses genoux une
touffe de ces petites fleurs qui avaient servi à commencer l'entretien,
et elle avait l'air de jouer avec sans m'entendre. Tout à coup, elle
leva la tête et me regarda encore en disant:
«Il y a une chose certaine, monsieur Lemontier, c'est que vous avez une
franchise rare, et que c'est une grande qualité. J'aurais bien des
choses à vous dire, mais c'est vraiment trop tôt. Je ne peux pas avoir
tant de confiance. Donnez-moi le temps de vous connaître un peu plus,
et alors je me permettrai peut-être de discuter quelquefois avec vous;
car j'ai beau être une femme, encore enfant à bien des égards, vous
savez que chacun tient à sa croyance, et que les faibles ont le droit de
se défendre contre les forts.
--Pourquoi pas tout de suite? lui demandai-je. Êtes-vous aussi sincère
que moi quand vous prétendez ne pas me connaître? Je me suis pourtant
donné tout entier, et vous n'avez rien à découvrir que je ne vous aie
livré.
--Vous avez raison, reprit-elle, et je crois que ce serait vous faire
injure que de vous étudier comme un homme ordinaire. Qui comprend votre
père et qui vous a vu un instant doit vous connaître, sous peine de
tomber dans une méfiance niaise; mais pourtant... je ne peux pas dire un
mot de plus sans vous faire une question absurde. Répondrez-vous à une
question absurde?»
Et, comme j'hésitais à répondre, cherchant à deviner d'avance, elle
ajouta en riant:
«La vérité exige quelquefois l'absurdité. Vous savez le fameux _credo
quia absurdum_!»
Mais, tout en riant ainsi, elle rougissait beaucoup, et je la priai de
s'expliquer en rougissant moi-même autant qu'elle.
«Eh bien, reprit-elle avec un héroïsme de franchise extraordinaire, on
prétend que vous avez conçu pour moi, à première vue, une passion de
roman. C'est Élise qui dit cela, et, pour vous tirer de votre embarras,
sachez qu'elle prétend que j'ai répondu à cette passion comme par une
commotion électrique. Vous reconnaissez là le style moqueur de notre
amie; mais il y a quelque chose de vrai sous cette hyperbole. J'ai cru
voir que vous étiez porté à une sympathie particulière pour moi, et, de
mon côté, j'ai ressenti pour vous la même chose. Voilà les grands mots
lâchés; ils ne sont pas si effrayants qu'ils en ont l'air, et nous
pouvons à présent nous entendre, en braves gens que nous sommes, pour
rire des attaques de nos amis, et pour leur répondre ensuite, sans rire,
que nous nous estimons véritablement l'un l'autre. Du moins, quant à
moi, je le déclare. En pouvez-vous dire autant de vous-même, et ma
question est-elle absurde, indiscrète ou inconvenante?»
Cher père, je ne sais pas comment on dit à une femme qu'on est amoureux
d'elle; mais je n'ai trouvé rien de si naturel et de si aisé que de lui
dire qu'on l'aime sérieusement. Je l'ai dit à Lucie sans trouble
immodeste, sans génuflexion indécente, en la regardant bien en face,
comme elle me regardait, et sans aucun reste de timidité. Je lui ai dit
que je ne savais pas si c'était de l'amitié, de l'amour ou de la
passion, vu que je n'avais aucune expérience de mes propres sentiments,
mais que je me sentais lui appartenir entièrement. J'ai ajouté qu'elle
ne devait pas se préoccuper de cette vivacité d'impression, que je ne
savais pas encore l'importance et la durée que cela pouvait avoir dans
ma vie, que cet embrasement subit de tout mon être pouvait bien tenir à
ma jeunesse et à mon enthousiasme naturel, que je n'étais pas assez sot
pour m'en faire un mérite et pour vouloir qu'elle m'en sût gré. Il n'y
avait en moi qu'une chose à prendre en grave considération, mon respect
pour elle, c'est-à-dire une foi aveugle dans sa loyauté et un dévouement
qui pouvait être mis à l'épreuve la plus rude le jour où il serait
accepté.
Je ne sais pas si elle fut très-émue en m'écoutant. Dès qu'elle eut
compris, elle mit sa figure dans ses mains, et elle se tenait assise,
les coudes appuyés sur ses genoux. C'est tout ce qui m'a frappé dans son
attitude, car tu penses bien que je n'étais pas de sang-froid et que je
songeais à me faire bien comprendre dans l'énergie de ma sincérité
beaucoup plus qu'à surprendre en elle un trouble physique quelconque. Ce
trouble des sens, dont pour rien au monde je n'eusse voulu profiter,
même pour effleurer seulement son vêtement, ne m'eût rien appris, sinon
qu'elle était femme, et nullement blasée sur de pareils épanchements.
Or, je savais bien qu'elle est femme; tout en elle exprime une vie
intense gouvernée par une vie intellectuelle plus intense encore, et,
quant à l'expérience qu'elle peut avoir, je ne croyais pas devoir la
craindre. Personne, j'en réponds devant Dieu, ne lui a jamais exprimé
une affection aussi forte et aussi vraie que la mienne.
Je vis seulement, quand elle releva son visage, qu'elle avait caché
quelques larmes et qu'un beau sourire reprenait le dessus.
«Vous êtes, me dit-elle, la droiture en personne, puisque du premier mot
vous risquez le tout pour le tout! De la part d'un autre, ce que vous
m'avez dit là m'eût probablement choquée; mais, tout en ayant eu un peu
mal aux nerfs, je ne sais trop pourquoi, j'ai été plus touchée que
blessée de votre hardiesse. N'en concluez pas que je vous aime comme
vous avez l'air de m'aimer. Sur l'honneur, je ne sais pas ce que c'est
que l'amour; ni si je le saurai jamais; mais je connais l'amitié, et il
me semble que vous me l'inspirez spontanément-, comme un droit que vous
réclameriez au nom de Dieu, qui lit dans les âmes. Restons-en là jusqu'à
nouvel ordre. Malgré le grand mystère qu'on se recommande autour de
nous, et que chacun trahit de son mieux, nous savons fort bien l'un et
l'autre qu'on veut que nous nous aimions. Ceci est une question immense,
puisqu'elle conduit forcément au mariage, et que le mariage nous effraye
tous les deux, n'est-il pas vrai?
--Cela est très-vrai quant à moi, répondis-je; mais cette nouvelle
brutalité que vous exigez de ma franchise veut être expliquée. Le
mariage est le contrat le plus saint et le plus respectable que je
connaisse, c'est le but et l'idéal d'une vie sérieuse et pure. Je ne me
crois pas indigne d'y aspirer, et il n'y a dans mon existence aucun
usage de ma liberté qui m'en détourne et qui me crée des regrets pour la
suite; seulement, je n'ai pas encore assez réfléchi aux devoirs d'un
père de famille, et je ne suis pas assez mûr pour les envisager. Avec
une espérance comme celle qu'on veut me suggérer, la maturité se ferait
peut-être très-vite; et mon père m'y aiderait! considérablement; mais, à
l'heure qu'il est, et tel que me voilà, surpris par un sentiment dont je
ne soupçonnais pas la puissance, je mentirais si je me donnais pour un
esprit tout à fait formé, et je sens qu'avec vous il faudrait cet
esprit-là. Vous avez le droit de l'exiger.»
Lucie me répondit qu'elle était parfaitement satisfaite de toutes mes
réponses et de toutes mes idées sur notre situation, qu'elle ne voyait
devant nous aucun obstacle invincible à l'union désirée par son
grand-père, mais qu'elle ne voyait pas non plus la possibilité d'y
arrêter si vite nos pensées et de prendre spontanément une résolution
intérieure.
«Il faut nous voir, dit-elle, et causer ensemble de temps en temps; Nous
y courons peut-être le risque de rencontrer l'amour sur le chemin de
l'amitié, puisque ni l'un ni l'autre ne savons bien la différence; mais:
je crois pouvoir dire sans orgueil que nous avons tous les deux une
certaine force de réflexion à mettre à l'épreuve, et qu'il n'y a pas de
mal possible dans nos relations. Nous avons beaucoup de courage cela est
certain, et je n'ai pas de parti pris contre le mariage, dont je me fais
la même idée que vous. Il serait peut-être puéril de nous rencontrer,
tels que nous sommes sans vouloir nous connaître, et sans laisser à
Dieu le soin de nous associer ou de nous désunir. Je m'en remets à lui.
Je n'ose pas dire: Faites comme moi, puisque vous n'êtes pas sûr que
Dieu s'occupe de nos destinées...»
Je lui répondis que je n'avais jamais nié cette intervention et que
j'aimais à y croire, que j'y croirais peut-être absolument un jour,
quand j'oserais m'affirmer à moi-même certaines vérités qu'on ne doit
pas admettre par complaisance ou par enivrement.
«C'est bien, ajouta-t-elle, et avant tout vous consulterez votre père?
Sans aucun doute.»
Elle réfléchit un instant comme incertaine, puis elle approuva et prit
mon bras pour aller rejoindre son grand-père, qui était en tête-à-tête,
lui, avec madame Marsanne. Certainement ils parlaient de nous, car ils
sourirent en nous voyant. Lucie alla droit à eux, et leur dit avec
beaucoup d'assurance, trop d'assurance peut-être:
«Eh bien, nous ne nous détestons pas, nous nous estimons beaucoup, et
nous voulons bien nous rencontrer de temps en temps; mais n'en demandez
pas davantage. Nous ne nous déciderons à l'étourdie ni l'un ni l'autre.
Soyez donc discrets et patients, c'est votre affaire.»
Le grand-père fut enchanté et me pressa vivement les mains. Je causai
assez longtemps avec lui. C'est un vieux raisonneur à idées étroites,
mais dont le coeur généreux répare la sécheresse intellectuelle. Il a
une instruction superficielle qui lui permet de prononcer sur tout sans
avoir rien approfondi. Il a la prétention de croire au néant, et sa
logique est si mauvaise, que Lucie a dû se faire religieuse par
réaction. Ce n'en est pas moins un homme aimable et un homme excellent
que M. de Turdy. Il a une grande bienveillance et la naïveté d'un
vieillard dont la vie a été pure. Il se pique de comprendre les
délicatesses du sentiment, et il en a certes l'instinct, sinon par
expérience, du moins par habitude de savoir-vivre. Je l'ai pris surtout
en affection à cause de la tendresse vraiment touchante qu'il a pour sa
petite-fille. Elle est son idéal et son dieu, et, s'il n'a rien gouverné
en elle, il n'a du moins rien flétri et rien amoindri.
Tout en s'attribuant une finesse et une prudence qu'il n'a pas, il a une
notion vraie des choses sociales, et il fut de l'avis de Lucie et du
mien sur les convenances morales du mariage. Il comprit qu'on ne devait
pas faire de ceci une affaire, surprendre deux volontés hésitantes et
unir deux êtres qui ne se connaissent pas. Il m'a raconté qu'il avait
été marié à une femme qu'il avait vue pour la première fois la veille du
contrat, et il m'a laissé deviner qu'il avait eu avec elle une vie pâle,
régulière et sans effusion. Sa fille, qu'il avait voulu laisser plus
libre, s'était engouée sans beaucoup de réflexion des épaulettes de
colonel et des moustaches noires de M. La Quintinie. Il ne paraît pas
que cette union puisse être qualifiée autrement que de _paisible_, ce
qui signifie peut-être _ennuyée_. Enfin l'amour véritable ne me
semble pas avoir beaucoup visité ce vieux manoir et cette famille de
Turdy. La grand'tante est restée fille, en proie à une dévotion
ponctuelle et mondaine. Sa maison est à Chambéry le rendez-vous de la
vieille aristocratie de la province.
La conclusion de ces détails fut que M. de Turdy se berçait avec plaisir
de l'espoir de marier Lucie avant de mourir, et qu'il était très-content
de pouvoir écrire au général, son gendre, qu'il avait mis un nouveau
mariage en train pour elle; mais il consentit à ne vouloir rien presser.
Il laissa à Lucie le temps de la réflexion, sachant, disait-il, qu'elle
romprait tout, si on la tourmentait. Il ne vit pas d'inconvénients à
nous mettre en rapports ensemble, sans engagement réciproque. Lucie a
agréé l'essai d'autres soins que les miens; mais, dès les premiers
jours, elle les a repoussés sans appel. Elle n'a pu être compromise par
aucun dépit, tant sa réputation est bien établie. On me jugeait
incapable de me plaindre en cas d'échec, et on avait raison. La
situation a donc été dessinée ainsi, et jusqu'à présent elle n'a pas été
modifiée par le fait de M. de Turdy ni par le mien; mais nous avions
compté sans des obstacles que tu apprécieras, et qu'aujourd'hui je juge
invincibles. Je reprends mon récit.
La journée de la cascade de Coux fut charmante. On fit une légère
collation sur l'herbe. Lucie fut gaie comme je ne l'avais pas encore
vue, et il ne tint qu'à moi de croire qu'elle était heureuse ou remplie
d'espérances de bonheur. La gaieté de Lucie n'est pas une pétulance
d'enfant qui s'étourdit, c'est une grâce de femme qui cherche à épanouir
les autres; on y sent la tendresse d'une bonne et sainte fille qui a
cherché toute sa vie à dérider le front de vieillards aimés, et qui a
trouvé le rayonnement de sa propre jeunesse dans cette préoccupation
touchante. Le vieux Turdy n'est pas gai par lui-même, et Lucie a fait de
leur vie à deux un éternel sourire. Madame Marsanne, qui me l'avait
dépeinte si sérieuse, fut étonnée de l'abondance et de la tenue de son
enjouement, et moi, dont le coeur ému était plutôt prêt à éclater dans
les larmes que dans le rire, je me sentis emporté sans résistance dans
un monde d'idées fraîches et jeunes, dans un paradis de fleurs et
d'oiseaux enivrés de soleil.
Lucie est particulièrement et l'on pourrait dire spécialement
_aimable_. Je n'avais jamais compris toute l'extension de ce mot-là,
trop prodigué dans le monde, où presque tous les individus sont frottés
d'un certain vernis d'aménité banale. Bien différente est cette aménité
que le coeur échauffe et que l'esprit colore. Lucie n'est pas ainsi
avec tout le monde. Elle a besoin de la véritable intimité pour
s'abandonner, et jusqu'à ce jour elle n'avait dit le secret de son
charme ni à Henri ni à moi. Elle ne songea plus à s'observer dans ce
dîner sur l'herbe, et son expansion fut éblouissante. Elle ne cherche
pas l'esprit, et elle en a beaucoup quand elle s'anime. Sa plaisanterie
du moment fut un jeu avec Élise, jeu où Élise brilla et fut vaincue.
Élise, avec son dédain pour les idées sérieuses et les sentiments vifs,
met volontiers sa coquetterie à railler; devant Henri, ce qu'elle
appelle mes vertus et ce qu'elle traite de science théologique dans la
piété de Lucie. Elle m'appelle _Grandisson_, elle appelle Lucie son
vieux bénédictin. Je me laisse railler: Élise n'est jamais méchante et
ne me fâche point; mais Lucie a une manière enjouée de se défendre. Elle
abonde dans le sens de sa compagne, et joue, à mourir de rire, le rôle
de vieux docteur. Elle l'interpelle en termes de catéchisme sur les
modes, sur la forme des éventails, sur la couleur des rubans; puis elle
lui fait d'une voix grave, et avec des intonations de prédicateur
très-comiques, des sermons en trois points sur ses hérésies en fait de
goût et de parure. Elle lui cite, avec des arrangements apocryphes, les
Pères de l'Église à propos de son ombrelle ou de ses gants, et en somme
elle lui démontre qu'elle entend mieux qu'elle ces graves questions de
la toilette des femmes.
À ce jeu en succéda, un du même genre, où elle me prit à partie sur mes
opinions politiques. Comme je lui reprochais d'être légitimiste, elle se
mit à contrefaire certains vieux personnages encroûtés qu'elle voit chez
sa tante; que son grand-père reconnut et nomma, en riant jusqu'aux
larmes. Évidemment, Lucie en s'égayant dans cette mimique très-réussie
et dans cette caricature d'un langage arriéré de formes et d'idées,
faisait gracieusement la cour à son grand-père, j'osais alors dire à moi
aussi. Elle-nous abandonnait l'exagération, les travers et les ridicules
du milieu où nous la supposions rivée. Elle semblait même trahir la
cause du passé et nous suivre dans les élans de la vie. Moi, du moins,
je voulais voir tout cela dans sa gaieté conciliante, et je revins de
cette promenade ébloui, charmé, prêt à me croire préféré à tout ce que
Lucie avait respecté, accepté ou subi jusque-là.
Mon erreur était complète, l'orgueil m'aveuglait. Lucie est, je le
crois, une âme inébranlable, qui fait la part de ce qu'on peut appeler
l'écume des opinions, mais qui reste fidèle à de certains principes et
tranquille comme ces grandes profondeurs de l'Océan qui ne s'aperçoivent
pas des caprices du vent à la surface du flot. Sa gaieté, sa douceur,
son humeur égale et facile, auraient dû être pour moi la révélation d'un
parti pris, d'un pli à jamais formé dans le livre de sa destinée. Que ce
soit à telle ou telle page de son code intérieur, cette page résume sa
force, établit sa résistance; elle n'ira pas au delà.
Je revis Lucie le lendemain à Aix, chez madame Marsanne, qui était un
peu souffrante. Elle prolongea sa visite pour lui tenir compagnie. Élise
était allée avec sa belle-soeur voir la Grande-Chartreuse, et Henri
avait obtenu la permission de les accompagner: Je me trouvai donc comme
en tête-à-tête avec Lucie; car madame Marsanne nous mit en train de
causerie, et se borna ensuite à nous écouter, plaçant de temps en temps
un mot pour nous aider à développer ou à résumer nos idées. Tu ne
l'ignores pas; c'est le talent bienveillant et assez intelligent de
notre amie.
Lucie me parut avoir sur le coeur l'épithète de légitimiste que je lui
avais adressée en riant la veille!
«Le mot n'est pas une injure en lui-même, dit-elle; mais vous y avez mis
une intention hostile: confessez-vous!»
Et, comme je l'avouais, car je ne veux rien nier, rien dissimuler avec
elle:
«Je veux, reprit-elle, vous dire les opinions politiques que je me
permets d'avoir. Née d'un père français et d'une mère savoisienne, j'ai
été élevée en Savoie, c'est-à-dire en Italie, puisque nous sommes
Français d'hier. Je suis donc Italienne à demi, et je n'admets pas que
l'annexion ait pu nous dénationaliser si vite. Étant bonne Italienne et
patriote, je m'en pique, je ne puis aimer l'Autriche, et je ne puis pas
approuver la résistance politique, du saint-siège à l'unité de l'Italie.
--En vérité! s'écria madame Marsanne, votre orthodoxie s'arrête au
pouvoir spirituel!
--Absolument, répondit Lucie; je n'ai jamais eu d'autre manière de voir,
et je suis orthodoxe quand même, car le pouvoir temporel n'est pas un
article de foi. J'irai plus loin, j'avouerai que j'aime Garibaldi, et
que je cesserais d'aimer Victor-Emmanuel le jour où il cesserait de
protester pour l'indépendance de l'Italie. Voilà ma profession de foi.
Est-ce le _légitimisme_ comme vous l'entendez en France?
--Non certes, répondis-je, et je crois que nous sommes bien près de nous
entendre.
--Alors restons-en là, dit-elle, et parlons d'autre chose; car la
similitude parfaite des idées n'est pas si nécessaire d'ans ce monde.
Peut-être même est-il bon que chacun garde une certaine nuance qui le
caractérise, pour faire acte de liberté dans la limite admissible.»
Il me sembla qu'elle abandonnait encore une partie de son lest pour
s'enlever plus haut dans la région du vrai, et je lui en marquai ma
reconnaissance par le soin que je pris de ne plus rien contredire. Elle
parla de la France avec un peu d'amertume, et de l'indifférence
politique et religieuse des Français avec tristesse; puis elle parla de
son grand-père avec adoration et des douceurs de leur intimité. Je ne
sais ce qu'elle dit encore: elle fut si bonne ce jour-là, que je
t'écrivis le soir une longue lettre que je devais terminer et t'envoyer
le lendemain. Je ne te l'envoyai pas: le lendemain, j'avais la mort dans
l'âme.
Le lendemain, je rendis visite à M. de Turdy. Je ne sais par quelle
fatalité il lui vint à l'esprit de me demander si j'avais été aux
Charmettes, et, comme je répondais négativement:
«Voilà, dit-il en riant, un pèlerinage que ma petite-fille ne fera pas
avec vous!»
J'interrogeai les yeux de Lucie, qui affectait de regarder le paysage,
comme si elle n'eût entendu ni la question ni la réponse. Je ne sais
quelle curiosité chagrine me fit insister. Elle prit alors son parti et
répondit nettement:
«Ce n'est pas là une promenade pour une jeune fille! Vous pensez bien
que je n'ai rien lu de M. Rousseau; mais je sais, par la tradition du
pays, tout ce qui concerne cette existence des Charmettes, et le nom de
madame de Warens me répugne, permettez-moi de vous le dire.
--Ma chère enfant, reprit le grand-père, j'aime à croire que tu sais
fort mal l'histoire des Charmettes, et qu'aucune personne du pays ne
s'est jamais permis de la raconter devant toi, à moins que cette
personne ne soit ta grand'tante ou une de ses amies les béguines, ou
encore quelque prêtre; car il n'y a que les dévots pour dire crûment les
choses, et pour apprendre aux jeunes filles ce que nous autres, vieux
mécréants, nous croirions devoir leur laisser ignorer.»
Lucie garda un instant le silence, et une vive rougeur de dépit ou de
honte monta jusqu'à son front; mais la lutte contre elle-même fut
rapidement terminée. La rougeur s'envola comme un éclair, elle embrassa
le vieillard en disant:
«En cela, père, tu peux bien avoir raison! Tu sais, moi, tout ce qui me
console de te contredire, c'est quand je peux trouver l'occasion de me
donner tort.»
M. de Turdy, attendri, me regardait comme pour me dire: «Vous voyez si
on peut résister à tant de grâce et de bonté....» Et il est certain que
j'étais de son avis. On discuterait avec Lucie, on disputerait même,
rien que pour le plaisir de la voir si délicieusement céder. Aussi le
nuage qui me resta dans l'esprit eut-il une autre cause que son aversion
systématique pour le grand génie de Rousseau, qu'elle ne connaît pas. Je
m'affectai intérieurement de la pensée que cette âme candide était déjà
déflorée par la science de soi-même imposée aux jeunes filles pieuses
comme un devoir, comme une nécessité du sérieux de la confession. La
confession!... Je n'avais jamais pensé à cela qu'avec sang-froid.
J'avais vu la première institution, la confession publique à la porte du
temple, comme une chose terrible et grande, comme un reflet ardent de
l'époque du martyre: je regardais la confession auriculaire comme une
déviation du principe, comme un accommodement du pécheur avec le ciel et
du prêtre avec le pécheur; mais je n'avais pas encore mis dans ma pensée
l'image du prêtre entre Lucie et moi. Quand elle se présenta, elle fit
passer une sueur froide dans tout mon corps. Je me rappelai ce passage
de Paul-Louis Courier, qui ne m'avait frappé que comme éloquence, et il
me revint tout entier dans la mémoire comme si je l'eusse appris par
coeur. Tu te le rappelles, ce passage que nous avons lu ensemble il n'y
a pas longtemps.... «On leur défend l'amour, et le mariage surtout; on
leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir une; et ils vivent avec
toutes familièrement, c'est peu, mais dans la confidence, l'intimité, le
secret de leurs actions cachées, de toutes leurs pensées. L'innocente
fillette, sous l'aile de sa mère, entend le prêtre d'abord, qui, bientôt
l'appelant, l'entretient seul à seule, qui, le premier, avant qu'elle
puisse faillir, lui nomme le péché.... Seuls et n'ayant pour témoins que
ces murs, que ces voûtes, ils causent! De quoi? Hélas! de tout ce qui
n'est pas innocent. Ils parlent ou plutôt murmurent à voix basse, et
leurs bouches s'approchent, et leur souffle se confond. Cela dure une
heure et se renouvelle souvent.»
Cette implacable citation de ma mémoire, avec son corollaire sur le rôle
du prêtre entre les époux, me fit ressentir tous les aiguillons de la
jalousie, et cette première torture de l'amour fut si poignante, que
Lucie s'en aperçut et me demanda ce que j'avais.
La présence du grand-père ne me gênant pas pour un entretien de cette
nature, je demandai brusquement à Lucie si elle avait un confesseur.
«Eh! mais oui, sans doute, répondit-elle; il le faut bien!
--J'aurais cru que vous n'en aviez besoin.
--On a toujours quelque chose à se reprocher.
--Dans le secret de la conscience, dans le fond de la pensée
apparemment; car vos actions, à vous, ne peuvent jamais être mauvaises.
--Franchement, dit-elle en riant, je n'ai pas commis, que je sache,
beaucoup de mauvaises actions. Quant aux cas de conscience, si j'en
avais, ce ne serait pas à l'abbé Gémyet que je demanderais de les
résoudre. Le bonhomme est l'idéal de la simplicité.»
M. de Turdy, comme s'il eût voulu me tranquilliser, s'écria que l'abbé
Gémyet était le meilleur et le plus inoffensif des hommes.
«Celui-là, dit-il, je le connais, je réponds de lui, et je ne t'en
permettrai jamais d'autre. Puisqu'on voulait absolument un confesseur,
continua-t-il en s'adressant à moi, j'ai voulu au moins choisir, et j'ai
mis la main sur un bon prêtre, tolérant, point cagot....
--Et tout à fait nul, reprit Lucie avec le même sourire que j'avais déjà
remarqué.
--Nul! je le veux bien, dit le grand-père en s'animant; nul! je les aime
comme cela et pas autrement, les prêtres! je ne veux point de ces
fanatiques comme mademoiselle ma soeur les préférerait peut-être.
--Eh! mon Dieu, cher papa, reprit Lucie, tu accuses ma tante! Tu sais
bien qu'elle est plus mondaine que moi et qu'elle s'accommode fort bien
pour son compte de la tolérance illimitée de M. Gémyet. Voyons, ne me
chicane pas trop. J'ai fait ce que tu voulais, j'ai accepté mon
confesseur de ta main: je le respecte, j'ai de l'estime et de l'amitié
pour lui; mais je ne peux pas le prendre pour un aigle, lui-même n'a pas
cette prétention-là, et, quand je me confesse à lui de beaucoup de
tiédeur et de relâchement dans la pratique, je suis toute prête à lui
dire que c'est sa faute, et c'est tout au plus s'il ne me dit pas que
cela lui est parfaitement égal.
--Bien, bien, très-bien! s'écria le grand-père en riant et en me
regardant encore; voilà ce que je veux, et c'est à ce prix-là que nous
nous entendrons.
--Qu'est-ce que vous pensez de tout cela, vous? dit Lucie en se tournant
vers moi avec son gracieux abandon. Doit-on faire les choses à demi? Je
sais d'avance que vous pensez le contraire; car, si vous n'étiez pas un
esprit absolu, vous ne seriez plus vous-même.
--Je pense, répondis-je sans hésiter, que la confession est mauvaise ou
inutile. Vous avez accepté la chose inutile et pris le moins mauvais
parti, ne pouvant vous résoudre à prendre le seul bon....
--Qui est de ne plus rien croire? Cela ne m'est pas possible!»
Elle me fit cette réponse fort sèchement. Je m'inclinai et ne parlai
plus, bien qu'elle m'y provoquât avec toutes les grâces d'esprit et de
coeur qui sont en elle. Au bout de quelques instants, comme je prenais
congé:
«Vous me boudez, je le vois, dit-elle; vous croyez que je vous regarde
comme un athée. Non, je suis à cent lieues de cela; mais rappelez-vous,
j'ai une doctrine, et vous n'en avez pas!
--Eh bien, lui répondis-je, j'en aurai une. Je vous jure que j'en aurai
une avant peu, car je vois qu'il le faut!»
Elle partit d'un grand éclat de rire et me tendit la main pour la
première fois, corrigeant par ce témoignage d'affection et d'intimité ce
que sa raillerie avait de blessant; mais on n'a pas deux coeurs pour
aimer, et je ne peux pas mettre dans le même cette simultanéité de joie
et de souffrance. Je commençais à ne plus comprendre Lucie. J'étais
horriblement triste, c'est pourquoi je ne t'écrivis pas en rentrant.
Henri se moquait un peu de moi.
«Tu t'embarques mal, disait-il. Te voilà déjà aux prises avec les
préjugés de ta fiancée, car elle est ta fiancée, je t'en réponds. Le
grand-père t'adore, et la jeune fille t'aime.
--Non, elle ne m'aimera probablement pas.
--C'est peut-être toi qui n'aimes pas, reprit-il avec un peu de
vivacité. Tu me fais l'effet d'un pédant ou d'un despote. Eh! mon cher,
que t'importe que ta femme croie au culte et suive les pratiques d'une
Église quelconque?
--Tu permettras le confesseur à la tienne, toi?
--Je lui en permettrai dix, à la condition que ces messieurs-là ne
l'empêcheront pas d'être à moi corps et âme.
--Non, tu ne te soucies pas de son âme! Tu lui laisseras l'absolue
liberté de conscience, tu l'as dit!
--Conscience religieuse, entendons-nous! Qu'elle croie à Junon Lucine ou
à l'immaculée conception, ce ne sont pas là mes affaires. Pourvu qu'elle
me donne des enfants qui soient de moi, qu'elle préfère mon entretien au
confessionnal, je ne lui demanderai jamais compte de ses épanchements
spiritualistes avec les docteurs en droit canonique.
--Eh bien, moi, je suis tout autre. Je ne sépare point l'âme du corps,
et je ne supporterai pas l'amant platonique, de quelque nom qu'il
s'appelle!
--Alors ne te marie pas, mon cher, ou cherche une protestante.
Mademoiselle La Quintinie n'est pas ton fait. Tu as raison, il ne faut
pas écrire à ton père. Oublie-la et retourne à Paris.
--Est-elle donc si obstinée que je ne puisse l'amener à mes idées?
--Je n'en sais rien. Elle paraît fort douce de caractère; elle a l'air
de t'aimer. Élise est convaincue qu'elle t'adore. Tu peux essayer, mais
tu t'engages là dans une mauvaise voie et tu rêves l'impossible; car on
ne change pas ce que la nature a fait sans le gâter, je t'en avertis.
Lucie a une tendance au mysticisme; tu pourras bien déplacer le fétiche,
mais gare à l'avenir! L'amant pourra bien remplacer le prêtre.»
Henri me parla encore longtemps sur ce ton, et il m'ébranla. Ah! que
j'aurais voulu t'avoir près de moi pour résoudre tous mes doutes!
J'étais partagé entre mille aperçus contraires. Tantôt Henri me
démontrait que je voulais asservir la compagne de ma vie, l'effacer, lui
ôter toute personnalité, et la noyer dans le rayonnement de mon orgueil;
tantôt il me semblait rompre absolument la beauté du lien conjugal en
admettant qu'on pût vivre intellectuellement à part l'un de l'autre, et
en s'efforçant même de me prouver que c'était mieux ainsi. Il concluait
à l'infériorité de nature chez la femme, et il répétait ce lieu commun
révoltant, qu'il lui faut un frein autre que l'amour et le respect de
son mari, parce qu'elle n'a pas assez de force morale pour s'en
contenter.
Je retournai à Turdy peu de jours après. J'étais résigné; j'acceptais
tout! Non convaincu, mais soumis, j'admettais que Lucie, en me faisant
de légères concessions, pouvait en exiger autant de moi. Je la trouvai
seule au jardin.
«Eh bien, me dit-elle, cette fameuse doctrine, l'apportez-vous toute
chaude et cuite à point?»
Elle raillait, je me sentis fort irrité; elle me sourit, et, comme le
ciel est dans son sourire, je vis qu'elle raillait sans amertume et sans
dédain. Je me calmai.
«Non, lui dis-je, je n'apporte pas de doctrine. Il me semblait
très-facile d'en reconstruire une de tous points avec les saines notions
qui m'ont été données dès mon enfance, et qui ne demandent plus qu'un
lien pour composer un ensemble; mais ce lien, c'est l'amour, l'amour que
je ne connais que par un instinct violent, une révélation subite
enveloppée de nuages. Je sens pourtant bien que l'amour est tout, et que
sans lui toute doctrine reste vide. Les catholiques n'ont pu s'en tire
qu'en le supprimant; vous voyez bien que nous ne sommes pas plus avancés
l'un que l'autre!
--Les catholiques ont supprimé l'amour! Vous croyez cela? s'écria
Lucie, sincèrement interdite et comme cherchant un argument à m'opposer.
--Trouvez-moi un précepte catholique autre que celui de l'obéissance
passive de la femme envers le mari!
--Mais la religion est tout amour pourtant!