--Oui, l'amour envers Dieu et la charité envers le prochain. Cherchez
dans vos souvenirs si quelqu'un vous a jamais dit: «Le coeur de la femme
est destiné à renfermer une affection sans bornes pour l'homme de son
choix, pour le compagnon de sa vie?»
--Non, mais il est écrit: «La femme quittera son père et sa mère...»
--C'est une loi civile, ce n'est pas même l'amour sous-entendu, c'est le
domicile conjugal. Le Code l'explique tout au long.
--Enfin, qu'est-ce que vous entendez par l'amour? La préférence qu'on
donne à un homme sur la Divinité même?
--Préférence, lui répondis-je impétueusement, est un mot qui ne me
présente ici aucun sens. C'est un mot inventé par ceux qui ont rapetissé
l'idée de Dieu au point d'en faire un homme dont un autre homme peut
devenir le rival, et ceci, permettez-moi de vous le dire, est une sorte
de profanation du sentiment que nous devons avoir de la Divinité.
--Bien! reprit Lucie, qui m'écoutait avec une attention animée; vous
dites là des choses qui me vont. Vous admettez dès lors que l'on aime
Dieu par-dessus toutes choses?
--Aimer est le mot le plus élastique et le plus vague que l'homme ait
inventé. Dieu ne peut nous inspirer qu'un genre d'adoration auquel rien
ne se compare et qu'aucune langue ne peut exprimer. Dieu ne veut donc
pas être aimé avec le même esprit et avec le même coeur qu'il nous a
donnés pour aimer notre semblable, et, du moment que nous croyons en
lui, nous avons nécessairement pour lui le sentiment qu'il réclame de
nous; mais ce sentiment n'existe pas dans une âme que l'ascétisme dérobe
à l'amour humain, car il s'y dénature et devient amour humain lui-même,
ce qui est une idolâtrie, un délire et un blasphème.
--J'entends! vous croyez que sainte Thérèse....
--Était folle et consumée de flammes terrestres auxquelles son
imagination malade essayait de donner le change. Je hais ces mensonges
de l'âme, comme tout ce qui est contre nature.»
Lucie ne répondit rien, elle marchait dans le jardin et cueillait des
fleurs machinalement; mais ses mains tremblaient, et sa démarche
trahissait une grande agitation.
«Mon ami, me dit-elle enfin quand ses deux mains furent pleines,--car
nous sommes amis toujours et quand même, n'est-ce pas?--vous dites des
choses qui me bouleversent, et, vous voyez, je ne vous réponds pas.
Suis-je vaincue par le raisonnement ou persuadée par un charme
mystérieux dont je doive me méfier? Je ne sais pas; en vérité, je ne
sais pas! Il faut que j'y pense. Ne désespérez pas et n'ayez pas non
plus trop d'orgueil. Il faut que je me prive de vous voir pendant
quelques jours, et je vous dirai ensuite si j'ai fait un pas en avant ou
en arrière. Je ne veux point être persuadée par surprise.»
Cette résolution, contre laquelle je n'avais pas le droit de protester,
me jeta dans une vive inquiétude, et j'eus là le pressentiment de
quelque chose de grave. Elle essaya de me rassurer.
«Voyez où nous en sommes, dit-elle; on presse la situation un peu plus
que nous ne le voudrions. On a déjà écrit à mon père, sans vous nommer,
il est vrai; mais il paraît qu'il s'impatiente et demande des détails.
Il va falloir parler à ma tante, qui ne sait rien encore. Avez-vous
écrit à votre père, vous?
--Non. J'attendais, je devais attendre une véritable espérance.
--Eh bien, n'écrivez pas encore, promettez-le-moi, et n'allons pas plus
avant sans que je sois sûre de moi-même. Je vous disais l'autre jour que
je ne voyais pas d'obstacles; j'en vois aujourd'hui. Je vous disais
aussi que je ne voyais pas non plus de parti à prendre. Cela n'est guère
possible du moment qu'il faut apaiser la sollicitude de deux familles
par des résolutions quelconques. Ne nous laissons donc pas entraîner par
les impatiences des autres, car là est le danger. Forçons-les à nous
attendre, en nous attendant nous-mêmes patiemment et volontairement.»
Je ne pouvais que me soumettre, mais je m'en allai épouvanté, car Lucie
ne fixait que vaguement le terme de mon exil. C'était tantôt huit jours,
tantôt quinze, et je me disais par moments que c'était peut-être toute
la vie.
Cinq jours, cinq mortels jours après, j'ai reçu un billet de M. de Turdy
qui me disait: «Je suis seul, venez me voir.» Je l'ai trouvé seul en
effet. Lucie était allée à Chambéry passer _une semaine_ auprès de sa
grand'tante. M. de Turdy était triste, bien qu'il voulût faire contre
fortune bon coeur. Nous n'avons parlé que de Lucie, tout en essayant de
n'en point trop parler.
«Lucie, m'a-t-il dit, subit des influences mystérieuses que je ne peux
pas saisir. Vous avez entendu notre discussion de l'autre jour: j'ai
gagné le point important, le confesseur. C'est un bon homme. Ma soeur
est une bonne fille dont la dévotion n'a rien d'exalté; son entourage
est très-arriéré d'opinions, mais il n'y a là personne d'assez fort pour
avoir du crédit sur l'esprit de ma petite-fille. Vous avez vu qu'elle se
moque de ces vieux seigneurs de village qui n'ont pas le sens commun,
et, quant à elle, vous avez dû constater que, dans tout ce qui tient à
la vie pratiqué, à la politique, au _temporel_, comme ils disent chez sa
tante, elle est très-libérale; mais elle avait toujours dit et elle
recommence à dire qu'elle ne veut pas devenir la femme d'un incrédule.
Je me suis épuisé à la gronder, à la contredire; elle m'a promis de
s'interroger elle-même, et elle m'a paru très-ébranlée en partant.
--Soyez certain, lui dis-je avec amertume, qu'à présent elle a repris
ses forces, et que l'influence mystérieuse dont vous parlez s'est de
nouveau emparée d'elle.
--Ah! si je savais qui! s'est écrié le vieillard en frappant sa canne
sur le parquet avec vivacité. Ce sera quelqu'une des nonnes de ***. Il y
a là un couvent de carmélites très-austères, et je sais qu'elle y va
quelquefois. Oui, oui, ce doit être un foyer de fanatisme: Je ne veux
plus qu'elle y mette les pieds!»
Je me sentais bien mal défendu contre le malheur de ma destinée par ce
vieux enfant; mais je le voyais si chagrin et si tourmenté, que je
consentis à passer la journée et la soirée avec lui. Je fis tant bien
que mal sa partie de trictrac pour remplacer Lucie, qui la fait tous les
soirs quand ils sont tête à tête.
Il était tard quand nous eûmes fini, et, pour épargner au batelier de la
maison la peine de me faire passer le lac, j'acceptai l'hospitalité que
le châtelain m'offrait pour la nuit.
Ici se place un fait fort étranger peut-être à ma situation, un fait qui
te paraîtra sans doute insignifiant, mais qui m'a trop frappé pour que
je ne te le rapporte pas.
J'étais si agité de me trouver dans cette maison pleine de l'image de
Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j'étais moins
loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l'oeil. Ma chambre était au
rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je m'en
échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce jardin, qui
n'est pas grand, mais qui est un Éden quand même, grâce à ses beaux
ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site magnifique qu'on y
domine. La lune, réduite à un croissant assez délié, se leva vers
minuit, éclairant à peine le pied des arbres; mais la nuit était si
claire et si constellée, que je distinguais, sinon la couleur, du moins
la forme de tous les objets environnants. Le lac se détachait comme une
plaque d'argent bruni au sein d'une masse sombre qui paraissait
incommensurable. Des buissons de fraxinelle, plante que l'on cultive
beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint de grandes proportions,
exhalaient des parfums exquis. Tout était recueillement voluptueux,
mystère d'amour peut-être, dans cette nuit tiède. Une charmante cascade,
qui bondit au bout du jardin après avoir mis en mouvement une petite
usine, était emprisonnée dans son écluse. Tout était muet et comme
endormi profondément. Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de
terreur qui me faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit,
il ne s'en produisait aucun, mais à l'idée, à l'appréhension du moindre
souffle de l'air dans mes cheveux.
Tout à coup, j'entends dans ce morne silence le bruit cadencé d'une
paire de rames sur le lac, et, en suivant la direction du son, je vis
distinctement une barque qui cinglait en droite ligne sur le petit port
placé à l'angle du rocher qui porte le manoir. Cette barque, vue de la
plate-forme, était si petite, que je n'eusse pu la distinguer, si l'eau,
vivement brillantée en cet endroit, ne l'eût détachée comme un point
noir à la surface.
Quoi de plus simple que la présence d'une embarcation sur ce lac souvent
exploré la nuit par les pêcheurs ou les oisifs? Mon imagination excitée
vit pourtant là un événement capable de décider de ma vie. C'était Lucie
qui revenait me surprendre, et que j'allais voir aborder au-dessous de
moi!
Aborder là, non pourtant, ce n'était pas possible: le rocher est à pic;
mais, si la barque s'engageait dans l'ombre projetée sur l'eau par la
masse de ce rocher, évidemment elle se dirigeait sur le petit port, et,
comme du jardin on ne voit pas le débarcadère, je sortis du jardin en
franchissant un mur à hauteur d'appui, et je descendis précipitamment le
sentier.
Grâce à l'ombrage des grands marronniers qui, plantés à mi-côte,
étendent leurs longues branches au-dessus des chaumières jusqu'au bord
de l'eau, je gagnai la rive sans être aperçu, et je vis la barque
d'assez près pour m'assurer qu'elle ne contenait que deux hommes, un
batelier qui faisait force de rames; et un personnage enveloppé d'un
manteau et coiffé d'un chapeau à larges bords. Ils passèrent à peu de
brasses du rivage et disparurent en remontant vers l'abbaye de
Hautecombe.
Je me raillai moi-même; mais la déception ne fut pas moins pénible, et
je restai cloué à ma place comme si j'eusse attendu l'apparition d'une
autre barque portant réellement Lucie.
Cependant j'écoutais machinalement le petit bruit de celle qui venait de
passer, et je remarquai qu'elle s'arrêtait à une très-courte distance de
moi. Je retins mon souffle, et j'entendis une voix basse et timbrée, une
voix méridionale dire avec un léger accent étranger:
«C'est ici?
Oui, monsieur,» répondit la voix toute locale du batelier savoyard.
Tout rentra dans le silence. La curiosité m'aiguillonnait; il faut te
dire pourquoi.
À vingt pas de la petite anse sablonneuse qui sert de débarcadère au
hameau, la montagne verticale se creuse en grotte. Deux piliers bruts
naturellement évidés dans le massif calcaire soutiennent une petite
voûte où l'on a sculpté dans le roc une statuette de madone. C'est une
chapelle rustique, dont le sol, un peu exhaussé au-dessus de l'eau, est
à sec quand le lac est tranquille, et cette chapelle est une des
retraites favorites de Lucie. Elle y a voué une dévotion particulière à
la Vierge, elle y a fait planter du lierre qui s'enroule gracieusement
autour des piliers, et elle y va souvent rêver ou prier le soir.
Je tenais ces détails du batelier, qui m'avait transporté le jour même.
Était-elle là, mon Dieu? Y avait-elle donné rendez-vous à cet inconnu?
Je ne pouvais rien voir, la grotte s'ouvre dans un angle centrant de la
montagne. Ah! tu ne sais pas que je suis horriblement jaloux! Je ne le
savais pas moi-même. Quelle torture, mon père! quelle fureur!
Je demeurai quelques instants sans pouvoir réfléchir. J'étais sur le
point de me jeter tout habillé à la nage, car de la rive on ne peut
gagner autrement cette chapelle: le rocher plonge à pic dans de lac à
une très-grande profondeur; mais toute mon attention se reporta sur la
barque, qui, après une pause de quelques minutes, revenait vers moi. Je
me dissimulai encore, et je vis repasser les deux hommes à peu de
distance. Je les suivis des yeux aussi loin que possible; ils s'en
allaient par où ils étaient venus, du côté qui regarde Chambéry, et
bientôt ils se perdirent dans la brume qui commençait à se répandre au
ras de l'eau.
Quel était donc le but de cette longue course sur le lac pour une
station d'un instant? Il n'y avait là que la chapelle rustique où l'on
pût prendre pied, et cette grotte n'a aucune communication, que je
sache, avec l'intérieur de la montagne. J'essayai de démarrer un petit
canot de pêcheur, j'en vins à bout, et en un instant je gagnai la
grotte. Elle était vide, sombre et muette. J'y remarquai seulement un
parfum de fleurs très-prononcé et un objet blanchâtre dont je m'emparai;
c'était une grosse touffe de lis qu'on venait de déposer aux pieds de la
madone, car les fleurs étaient trop fraîches pour avoir passé là la
moitié de la nuit. L'inconnu venait donc d'apporter cette offrande.... A
qui? à la Vierge ou à Lucie?
J'emportai le bouquet, je l'examinai dans ma chambre après l'avoir délié
avec soin. Il ne contenait aucun papier; mais, sur le ruban de soie
blanche qui l'entourait, il y avait un signe imprimé en or, et ce signe
était ce qu'on appelle en style de sacristie, je crois, un _coeur de
Marie_, un coeur surmonté d'une croix et percé d'un glaive avec des
gouttes de sang figurées en rouge carmin, emblème d'amour charnel, s'il
en fut, avec une allusion à la douleur physique. J'éprouvai un mouvement
de dégoût. De pareils symboles m'ont toujours semblé exprimer tout autre
chose que des idées religieuses, et je cherche en vain dans la vraie
doctrine chrétienne quelque trait qui s'y rapporte.
Je me tourmentai l'esprit horriblement; que signifiait cette sorte
d'_ex-voto_ d'un coeur malade, dévoré peut-être, peut-être ensanglanté
par ma tentative d'union avec Lucie? Ce n'était peut-être rien de tout
cela, c'était tout simplement un voeu accompli par une âme dévote
étrangère à mes préoccupations; mais cet étranger, je l'avais assez
aperçu pour me convaincre que ce n'était ni un paysan ni un prêtre: il
m'avait paru jeune, bien mis et d'une tournure svelte. Pourtant je
l'avais si mal vu, que je pouvais bien avoir rêvé tout cela. Quoi qu'il
en soit, je reportai le bouquet, et je restai caché dans la chapelle,
attendant avec la rage au coeur que quelqu'un vînt le prendre. Je ne vis
personne, je n'entendis rien, si ce n'est la voix du batelier dont
j'avais emmené le bateau, et qui, aux premières lueurs du jour, me héla
du rivage pour me le redemander. Quand il sut que j'étais un hôte du
manoir, il me reprocha, puisque j'avais eu la fantaisie de naviguer si
matin, de ne pas l'avoir réveillé.
Il me reconduisit à l'autre bord. J'avais remis les lis aux pieds de la
madone, et j'avais emporté le ruban. Je veillai encore de loin jusqu'au
grand jour en vue de la grotte. Aucune barque n'en approcha. Je m'y fis
reconduire dans la soirée. Les lis étaient là flétris, personne n'y
avait touché. Il était huit heures du soir. Quoique très-fatigué, car je
n'avais pu me reposer dans la journée, je montai au château, et je
surpris agréablement M. de Turdy, qui s'apprêtait à se coucher, en lui
disant que, me trouvant par hasard dans son voisinage, j'avais songé à
venir faire sa partie.
«Ah! que c'est aimable à vous! s'écria-t-il. J'allais tâcher de dormir
pour échapper à l'ennui de ma veillée solitaire. C'est si long, une
soirée de vieillard qui ne peut plus lire sans se fatiguer! Les enfants
nous gâtent. Ils s'occupent de nous distraire, et, quand ils sont là,
nous nous laissons aller en égoïstes que nous sommes, et quand ils s'en
vont, nous nous plaignons de ce qu'ils ne préfèrent pas notre triste
société à toutes choses!
--Il faut lui dis-je en préparant sa table de jeu, que mademoiselle La
Quintinie ait à Chambéry des occupations bien sérieuses ou bien
attrayantes pour vous laisser seul; car j'ai été témoin du plaisir
sincère qu'elle trouve à vous entourer de soins.
--Eh! oui, sans doute! il faut bien qu'elle ait l'esprit troublé de
quelque souci grave!
--Est-ce que vous ne recevez pas tous les jours des nouvelles de
Chambéry?
--J'en reçois de deux jours l'un: elle m'écrit des billets très-courts,
et qui ne m'apprennent rien de l'emploi de son temps. Ordinairement,
nous ne nous quittons point de tout l'été, hormis pour les grandes fêtes
religieuses, qu'elle va célébrer auprès de sa tante. L'hiver, nous nous
séparons franchement. Je n'aime pas Chambéry. Je passe quelques mois à
Lyon, où j'ai des connaissances, et où il fait moins froid que dans nos
neiges. Alors ma Lucie m'écrit de longues lettres charmantes, qui font
ma consolation et mon orgueil; mais la séparation qu'elle m'impose en ce
moment, en plein été, sans cause suffisante selon moi, m'est fort
pénible.»
Je fis observer à M. de Turdy que j'étais la cause de son chagrin, et
qu'il eût été beaucoup plus logique de la part de Lucie de m'envoyer à
Chambéry, avec défense d'en sortir jusqu'à nouvel ordre, que d'y aller
elle-même pour m'éviter.
«C'est ce que j'ai dit, reprit-il; mais elle a insisté si vivement, que
j'ai dû céder, et je vois bien qu'il y a sous jeu quelque chose qu'on me
cache.
--A vous? On vous cacherait quelque chose?... Non, Lucie vous adore!
--Ah! que voulez-vous, mon cher! la dévotion rompt sans façon tous les
liens du coeur et de la famille; mais voilà que je me plains à vous,
comme un vieux enfant que je suis, à vous qui souffrez peut-être un peu
aussi pour votre compte!
--Je souffre beaucoup, répondis-je, car j'aime mademoiselle La Quintinie
plus que je ne puis l'exprimer.»
Il me serra les mains, et nous oubliâmes la partie de trictrac. Il était
beaucoup plus expansif que la veille et comme découragé de la vie. Il
essaya de faire l'esprit fort pour se remonter, mais il n'en vint pas à
bout. Je mourais d'envie de l'interroger, sur les relations que Lucie
pouvait avoir avec le personnage mystérieux que j'avais vu la nuit
précédente sur le lac; mais le pauvre homme me parut si abattu, que je
me reprochai l'égoïsme de mes soupçons. Je ne lui parlai point de
l'aventure, et je le fis jouer pour le distraire; après quoi, j'acceptai
le gîte qu'il m'offrait. Je voulais veiller encore toute la nuit, et j'y
parvins malgré la fatigue qui m'écrasait. Rien ne troubla le morne repos
de la nuit autour du manoir. J'allai dès le matin visiter encore la
grotte. Les lis pourrissaient dans l'abandon. Je les jetai dans l'eau,
et je revins à Aix, où la fièvre me retint deux jours au lit.
Le troisième jour, abattu mais calmé, j'allai à Chambéry à tout hasard,
cherchant à rencontrer Lucie malgré sa défense, voulant tâcher de savoir
au moins ce qu'elle devenait. Je ne connais personne à Chambéry, mais je
rencontrai aux abords de la ville quelques baigneurs d'Aix, dont un
Anglais fort mélomane avec qui je me suis un peu lié, et qui m'aborda en
me disant:
«Est-ce que vous n'allez pas aux Carmélites de ***?
--Pour quoi faire?
--Pour entendre chanter une demoiselle du pays qui est, dit-on, fort
extraordinaire.
--Oui, j'y vais, répondis-je tout tremblant. Où est-ce?
--Suivez-nous,» me dit-il.
Nous gravîmes un chemin très-rapide qui monte en zigzag à travers
d'énormes rochers.
«Et le nom de cette cantatrice? demandai-je à mon guide.
--Attendez! Je ne sais plus; ce n'est pas une artiste de profession,
c'est une personne de bonne famille qui chante en l'honneur de la fête
du jour, la Trinité. Elle a un nom qui finit en _ie_.... La
Quirinie.... Non. La Quintinie!... m'y voilà.»
Je sentis tous les frissons de la fièvre me reprendre; il faisait
pourtant une chaleur d'orage accablante. Nous arrivâmes au pied d'un
édifice fermé, à fenêtres grillées; c'était le couvent, et nous y
trouvâmes une centaine de personnes qui s'étaient assises à l'ombre et
qui attendaient que les nonnes eussent fini de psalmodier les vêpres.
Aucun homme ne pénétrait dans ce couvent rigidement cloîtré. Les dames
de la ville n'ont accès dans la chapelle qu'avec des permissions
particulières. Cette chapelle était pleine et la porte close; mais, à
cause de la chaleur, les fenêtres du choeur étaient ouvertes en partie,
et, comme on entendait fort bien la psalmodie, on ne devait rien perdre
du chant.
Le mélomane qui m'avait renseigné, et que je ne quittais pas, entra sans
façon en pourparlers avec les hommes qui se trouvaient là et les
interrogea sur mademoiselle La Quintinie. Je recueillais tout avec
avidité.
«C'est une personne du plus grand mérite, disait-on, toute vouée aux
bonnes oeuvres, une vraie sainte, et, en même temps, c'est une femme
charmante, qui fait les honneurs du salon de sa tante avec une grâce
parfaite; mais jamais elle ne chante dans le monde. On dit qu'elle a
fait le voeu de ne chanter que pour l'Église. Elle chantera le jour de
la Fête-Dieu à la cathédrale, et je vous réponds qu'on y viendra de loin
pour l'entendre. En ce moment-ci, elle fait une retraite de huit jours
aux Carmélites. On dit qu'elle va se marier, mais d'autres disent
qu'elle se fera religieuse; on ne sait pas.»
En ce moment, un des amateurs de la ville signala une lourde voiture
armoriée qui montait la côte.
«C'est le vieux carrosse de la vieille mademoiselle de Turdy. Elle va
entendre chanter sa petite nièce à la bénédiction du saint sacrement.
Peut-être la ramènera-t-elle à la ville. Vous la verrez alors; elle est
très-jolie!»
La voiture arriva en effet à la porte de la chapelle, et j'en vis
descendre la vieille tante, grasse, boiteuse, et soutenue par un homme
d'environ quarante ans, dont la figure me frappa beaucoup: une tête
méridionale, très-brune, très-accentuée, une mise sévère, beaucoup de
cheveux noirs crépus rejetés en arrière, un front demi-chauve très-pur
et très-lisse contrastant avec des yeux sombres et fatigués, d'un éclat
fiévreux. Il entra dans l'église avec la vieille dame après avoir frappé
d'une façon particulière. La porte se referma brusquement derrière eux.
Quel était cet homme qui seul avait le droit d'entrer dans le
sanctuaire? Je le demandai avec agitation à tout le monde. Personne ne
le savait, personne ne le connaissait. C'était un laïque; rien dans sa
mise et dans son attitude n'annonçait un prêtre: ce devait être, selon
les assistants, qui tous me parurent plus ou moins ultra-montains, un
personnage envoyé par le pape pour recueillir le denier de saint Pierre,
ou un grand dignitaire de la société de Saint-Vincent de Paul.
Le bruit des cloches à toute volée annonça la fin des vêpres et le
commencement du _salut_. Des voix de femmes entonnèrent un choeur fort
pauvrement exécuté; puis l'orgue préluda, et la voix de Lucie se fit
seule entendre. Ce qu'elle chanta, je n'en sais rien. Je ne suis pas
érudit en musique, et je n'avais plus le loisir d'écouter mes voisins.
J'étais dévoré de rage à cause de cet homme qui était entré là, et qui
l'entendait de plus près que moi, qui la voyait peut-être, pendant que
j'étais à la porte avec les inconnus. J'aurais voulu qu'elle chantât
mal, que sa voix fût désagréable, et que tout le monde se mit à siffler
comme au théâtre; n'en avait-on pas le droit, puisqu'on venait là comme
au spectacle ou au concert?
Mais comme elle chante, mon Dieu! Quelle voix limpide et puissante, quel
accent large et sublime, quelle plénitude et quelle suavité! Et elle n'a
pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul! Je me le disais, je
m'efforçais de me détacher de cette femme qui ne m'appartiendra jamais,
et j'étais vaincu, brisé par cette voix surhumaine qui s'emparait de moi
comme la brise s'empare de l'herbe qu'elle secoue et de la fleur qu'elle
effeuille! En même temps que je la maudissais pour cet envahissement de
tout mon être, je sentais des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler
sur mes joues. Cela était trop fort pour moi. Je m'éloignai. Je voulus
descendre le sentier. Je voyais devant moi, de l'autre côté du ravin,
l'étrange ville de Chambéry, avec ses toits d'ardoise sombre sans
reflets, encadrés de fer-blanc brillant, comme une exhibition de
linceuls noirs semés de larmes d'argent. Les montagnes à forme
fantastique qui la dominent, le bruit des torrents qui la traversent,
ses vieux édifices, ses ceintures d'arbres séculaires, tout cela
s'agitait devant moi comme dans un rêve. Un instant les tambours et la
musique de la garnison se firent entendre et formèrent un rauque
contraste avec le chant de Lucie, qui planait tranquille comme une voix
du ciel sur cette impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l'écart
dans les rochers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles,
j'entendais toujours Lucie, rien que Lucie; elle semblait me dire: «Tu
n'as pas besoin de tes sens pour m'entendre, c'est mon âme qui parle à
ton âme, et tu ne m'échapperas pas.»
Tout à coup la voix cessa; les _dilettanti_ du dehors s'oublièrent
jusqu'à applaudir; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages
d'admiration mondaine, et, peu d'instants après, je me trouvai, je ne
saurais dire comment, le premier auprès de la voiture où montait Lucie
avec sa tante et le personnage inconnu objet de ma haine instinctive et
de ma colère mal déguisée. Cet homme monta le dernier et jeta sur moi un
regard froid comme l'acier, un regard qui m'exaspéra. Je ne sais ce que
je fis, je ne suis pas sûr de ne lui avoir pas montré le poing d'un air
de menace.
Quant à Lucie, elle ne m'aperçut seulement pas. Vêtue de blanc et la
taille enveloppée d'un léger burnous de cachemire, elle cherchait à
dérober sa figure sous le capuchon à floches de soie; mais ce capuchon
retomba sur son épaule, entraînant une partie de son abondante chevelure
dénouée, et je vis sa figure pâle qui semblait ravie en extase, ou
plutôt un peu égarée par l'épuisement de l'extase, car il y avait de la
souffrance dans ses traits, et ses lèvres étaient aussi blanches que son
vêtement; ses narines étaient dilatées, sa bouche serrée, ses yeux sans
regard. Je ne croyais pas que sa physionomie aimante et douce pût se
pétrifier ainsi sous la contraction mystique de la pensée. Elle me
regarda et ne me vit pas; elle disparut sans voir personne, sans
répondre à plusieurs saluts qui lui furent adressés sur son passage, et
j'entendis que quelqu'un disait:
«Elle chante avec trop de ferveur; il y a sous le calme triomphant de sa
voix une émotion qui la tue.»
Une seule personne malveillante, une femme très-parée, éleva un peu le
ton pour dire:
«Laissez donc! elle aime le succès, elle est femme!
--Non, reprit mon Anglais dilettante, elle est artiste avant tout; elle
n'est peut-être pas dévote!»
Je recueillais machinalement les opinions, et cette dernière parole me
frappa, car je n'étais plus capable de penser pour mon propre compte. Je
me sentais très-mal, je me sentais mourir, car je venais de constater
que je n'étais rien pour Lucie. Avant moi, il y avait en elle
l'ascétisme, ou la musique, ou cet inconnu qui entrait avec elle dans le
sanctuaire des femmes, peut-être le même qui portait des lis dans la
chapelle du rocher, à la clarté des étoiles: que sais-je? Il y a une
passion immense dans l'âme de Lucie, et je ne suis point l'objet de
cette passion!
Mon Anglais s'aperçut que j'étais pris de défaillance. Il me ramena à
Aix dans sa voiture avec beaucoup d'obligeance et de courtoisie. Je me
remis au lit, et je dormis près de quarante-huit heures. Je crois qu'on
m'a saigné; on a mis le tout sur le compte d'un coup de soleil. J'ai
passé encore deux jours à me remettre; enfin, je suis très-bien,
très-fort, très-calme aujourd'hui. Je me suis occupé, durant cette
inaction forcée, à me détacher de Lucie, à repousser de moi cet amour
impossible, insensé, misérable, et qui me rendrait injuste et méchant,
je le sens bien! Je n'ai plus voulu rien savoir d'elle. J'ai prié Henri
et madame Marsanne, qui m'ont soigné avec une bonté parfaite, de ne pas
prononcer son nom devant moi, et de ne rien t'écrire de mon
indisposition. Je me suis senti de force à te raconter tout moi-même. Je
suis guéri physiquement, et dans deux jours je pars pour te rejoindre.
Ah! mon père! je suis bien malheureux! mais tu sauras peut-être guérir
ton Emile.
III.
M. DEMONTIER A SON FILS, A AIX EN SAVOIE.
Lyon, 6, juin,1861.
Avant de quitter Lyon, où notre rencontre a modifié tes projets, je veux
résumer notre entretien de douze heures en quelques pages que tu
reliras peut-être avec fruit dans les moments d'épreuve qui t'attendent
encore.
Tu étais dans le vrai, mon fils, et je n'ai eu qu'à t'encourager dans ta
vaillante certitude: l'âme des époux ne doit pas faire deux lits.
L'indissoluble union de deux êtres appartenant à l'humanité ne doit pas
s'assimiler à l'accouplement de deux êtres quelconques appartenant aux
rangs inférieurs de la vie organique. L'homme doit être l'homme autant
que possible, c'est-à-dire se tenir aussi près de la Divinité que ses
forces le lui permettent. C'est par là seulement qu'il se place
au-dessus des animaux, qui lui sont supérieurs par la persistance et la
simplicité dans la sphère des instincts matériels. C'est par cette
constante aspiration vers l'idéal que l'homme s'affirme lui-même, rend
hommage à Dieu, prouve sa foi et fait acte de religion réelle. Toute
pensée, toute action, toute croyance contraires à ce but sont des pas
bien marqués vers la déchéance, des abîmes creusés entre Dieu, qui
appelle l'homme, et l'homme, qui fuit Dieu.
Voilà, en peu de mots, notre doctrine de l'amour dégagée de toute
incertitude et lumineuse comme le soleil. Dieu, type de toute
perfection, a mis dans l'homme le sentiment, le rêve et le besoin de la
perfection. Qui nie ce principe est athée, fût-il prosterné nuit et jour
devant l'image de ce Dieu qu'il ne comprend pas, et dont sa vaine prière
ne peut être exaucée.
Je ne vois pas plus de nuages dans l'application de cette théorie que
dans la théorie elle-même. Ceux qui croient approcher de la perfection
en violant les lois de la nature, soit par excès, soit par abstinence,
ne peuvent être sur la voie d'une recherche sérieuse. Obéir aux lois de
la nature en les ennoblissant toutes par la compréhension saine du but
sacré, voilà, je pense, la pratique de cette perfection dont l'homme a
pour mission de se rapprocher sans cesse.
La nature présente des contradictions, mais le défaut de logique de Dieu
n'est qu'une erreur de la vision humaine. Rectifions la vue, étendons la
notion, ouvrons notre esprit à toute la connaissance qu'il peut
contenir, et cherchons le véritable amour dans la plus puissante et la
plus douce de nos passions. Ne perdons point le temps à faire le procès
à telle ou telle doctrine religieuse. Il n'y en a qu'une vraie, celle
qui nous montre et nous donne Dieu. Toutes celles qui le cachent le
calomnient. La déduction de notre principe se fait d'elle-même à toutes
les heures de la vie. Toutes les idées, toutes les actions humaines se
rattachent désormais à l'un de ces principes éternellement en guerre: la
négation du progrès, qui est un principe de mort; la _perfectibilité_,
mot nouveau, encore incomplet, mais qui s'efforce d'exprimer le
développement de la vie sous toutes ses faces divines et humaines.
Nous étions déjà d'accord sur ce point de départ que je viens de
paraphraser, car il tient en deux mots: jamais plus d'ombres, toujours
plus de lumière entre Dieu et l'homme.
Cette lumière, qu'au dernier siècle la philosophie a cherchée avec une
noble audace et de mémorables succès, se dégage beaucoup mieux de la
philosophie de notre époque. Elle ne s'appuie plus seulement sur ce
qu'on appelait la _raison_, elle n'est plus exclusivement expérimentale,
elle ne sépare pas la raison de la foi, la réalité de l'idéal. Les
sciences naturelles commencent à trouver Dieu au bout de toutes leurs
voies, c'est-à-dire la loi des lois, la loi mère, la grande logique
souveraine, l'effusion immense, la vie sans lacune, la force sans
épuisement, l'éternel renouvellement progressif de tout ce qui est, par
conséquent l'éternelle sagesse et l'infinie beauté.... Tu comprends
que, quand notre pauvre langue humaine applique à cette grandeur
incommensurable, à cette inépuisable munificence, à cette ordonnance
éblouissante les mots de son vocabulaire, «Dieu puissant, Dieu bon, Dieu
juste,» elle exprime d'une façon encore bien pauvre et bien enfantine:
«ce qu'aucun terme convenable n'exprimera peut-être jamais.
Les esprits avancés de notre époque ont un grand combat à soutenir
aujourd'hui. Il s'agit d'étendre et d'élever la notion de Dieu, que
depuis tant de siècles les dogmes religieux s'acharnent à renfermer dans
les étroites limites du symbolisme. Le christianisme lui-même, qui
ouvrit une ère de progrès si féconde, a perdu de sa vertu progressive
dans la captivité où la lettre a enfermé l'esprit.
Il s'agit donc, entre autres choses, et celle-ci est peut-être la plus
pressée, de dégager la sublime doctrine évangélique de la chape de plomb
qui l'écrase, et disons à l'honneur de l'esprit philosophique de notre
siècle qu'aucune autre époque n'avait encore compris cette doctrine
d'une manière aussi saine, aussi large et aussi élevée. La critique
sérieuse ne s'occupe plus aujourd'hui de contester ou de railler le côté
légendaire de la mission du Christ. Qu'elle accepte ou rejette les
miracles, le respect s'attache au merveilleux, comme l'enthousiasme au
réel, en tout ce qui concerne la vie et la mort, la parole et l'action
de Jésus.
Mais faire adopter ce vrai sentiment chrétien si équitable et si pur,
pouvoir dire à tous les hommes: «Soyons frères dans l'unité de l'esprit,
et laissons à chacun la liberté d'étendre le sens de la lettre,» voilà
ce qui paraît simple et facile, voilà ce que l'esprit de persécution ne
peut supporter et ce qu'il combat encore à outrance. Ceci est très-digne
de remarque. A mesure que la philosophie s'est spiritualisée depuis un
demi-siècle, la religion s'est matérialisée visiblement. Sous la
Restauration, le clergé a perdu moralement et intellectuellement tout ce
qu'il avait regagné d'intérêt et de prestige durant la persécution
terroriste. Est-ce une loi fatale que les croyances s'épurent dans les
luttes et se perdent dès qu'elles gouvernent le monde des intérêts
matériels?
Voici que ce spectacle recommence et qu'une véritable intolérance
religieuse essaye une nouvelle campagne. Sagement contenue par la
liberté de la presse sous Louis-Philippe, beaucoup trop caressée par la
naïveté héroïque du peuple de 1848, aujourd'hui surveillée, mais non
contenue, par une arme à deux tranchants, la censure, l'intolérance
profite du silence plus ou moins forcé de ses adversaires naturels, les
philosophes et les gens de lettres, pour risquer tout, pour oser au
jour, saper en secret, et jouer le rôle de victime aussitôt que les lois
répressives, qu'elle aimerait tant à absorber à son profit, atteignent
les écarts de son zèle. Aussi prend-elle des forces sous le manteau de
cette prétendue persécution, qui ne saurait la blesser réellement,
puisqu'elle repose sur le même principe qui la fait vivre. A
l'intolérance religieuse ne faut-il pas, comme à la défiance politique,
le régime de l'étouffement?
Tu me demandais si réellement ce mouvement religieux rétrograde était à
craindre, s'il fallait blâmer ou plaindre ce dernier râle de l'esprit du
passé? En philosophe, je t'ai répondu: «Plains l'erreur et ne la crains
pas.» Dieu l'a condamnée.... Mais, devant Dieu, nos dures et traînantes
questions politiques et sociales comptent si peu! Si nous les jugeons,
nous, par leur durée relative, elles prennent une réelle importance pour
nous, dont la vie est si courte! Et quand tu veux savoir quelles luttes
t'attendent dans le reste de siècle que nous traversons, je ne dois pas
te donner plus d'insouciance ou d'optimisme que je n'en ai. Donc, j'ai
répondu franchement: «Oui, mon enfant, l'intolérance religieuse peut
triompher, et recommencer dans peu d'années l'esprit du règne de la
Restauration.» Il ne faut pour cela qu'une suite d'événements désastreux
dont elle saurait profiter, parce qu'elle veille, parce qu'elle est
organisée, parce qu'elle est prête. Elle ne conspire pas, je crois, pour
ou contre tel nom propre. Elle n'a pas besoin de renverser les
gouvernements; elle s'accommode de tous ceux où elle peut s'insinuer,
faire sa place et empêcher la liberté de discussion, qu'elle n'invoque
que lorsqu'elle en est privée pour son compte. De sa nature,
l'intolérance, quand elle n'est pas hypocrite, est, comme toutes les
mauvaises passions, inconséquente.
Il y a une chose certaine, c'est que, si l'interdiction de la presse
libre se prolonge beaucoup et si nos contemporains s'endorment sous
certaines influences cléricales, avant dix ans le faux christianisme,
l'hypocrisie, l'esprit persécuteur en un mot sera debout, et c'est alors
qu'il faudra dire: «La mort s'est levée, le spectre s'est roulé sur les
vivants. Il écrase, il menace, il enlace, il tue, il poursuit l'individu
dans tous les développements de son existence, dans ses intérêts, dans
ses affections, dans ses devoirs, dans ses droits, dans son honneur. Il
a étendu sur les masses le linceul du silence. Les plus mauvais jours du
passé n'ont point vu une propagande d'étouffement si ardente, un zèle de
meurtre intellectuel si perfide et si tenace, un anéantissement si
honteux de la conscience sociale, une démission si abjecte de la dignité
humaine.»
Voilà ce que je te dirai peut-être à ma dernière heure, qui sait? Mais,
dès aujourd'hui, il y a une prédiction que je peux te faire, c'est qu'en
me suivant dans la voie où j'ai marché, tu cours le risque sérieux de
rompre avec toutes les espérances comme avec toutes les sécurités de la
vie. Quelle que soit la carrière ouverte à ta jeune et légitime
ambition, l'homme du passé t'y guette et t'y attend pour se mesurer avec
toi. Si tu es homme de science, il t'empêchera d'avoir une tribune pour
professer; homme de lettres, il te fera railler, outrager, calomnier au
besoin dans ta vie privée par les nombreux organes dont il dispose;
artiste en contact avec le public, il te fera siffler, lapider, s'il le
peut, par les bandes qu'il enrégimente ou par les passions qu'il soulève
et qu'il égare; homme politique, il te fermera tous les chemins de
l'action et s'efforcera de t'ouvrir tous ceux de la misère, de la prison
ou de l'exil; homme de loisir ou de réflexion, il suscitera des orages
autour de toi, il troublera l'air que tu respires par des paroles
empoisonnées, il aigrira contre toi jusqu'au plus dévoué de tes
serviteurs; époux et père, il te disputera la confiance de ta femme et
le respect de tes enfants, car il est partout! De tout temps, il a ourdi
une vaste conspiration au sein des civilisations les plus florissantes,
il traite avec les souverains, il les menace, il les effraye. Il a
pénétré dans tous les conseils, il a mis le pied dans tous les foyers
domestiques; il est dans les armées, dans les magistratures, dans les
corps savants, dans les académies, sur la place publique, sur le navire
en pleine mer, dans la campagne, à tous les carrefours, dans le cabaret
de village, dans le couvent, dans l'alcôve conjugale. Il obsède et
consterne l'honnête curé qui croit l'esprit favorable à la lettre. Il
gouverne les pontifes, il raille, méprise et violente ceux qui, une fois
en leur vie, ont tenté de lui résister sur quelque point. Et peut-être
dans dix ans j'ajouterai: Il faut redoubler de courage, car l'homme de
la nuit s'est armé de toutes pièces; on a laissé faire, on a été
confiant, on n'a pas prévu, et à présent, tout à coup il se dévoile, il
injurie, il menace et il frappe, tenant aux pauvres d'esprit le discours
terrible que tenait Éditue en l'île Sonnante: «Homme de bien, frappe,
féris, tue et meurtris tous rois et princes de ce monde, en trahison,
par venin ou autrement, quand tu voudras. Déniche des cieux les anges:
de tout auras pardon; mais à nous ne touche, pour peu que tu aimes, la
vie, le profit, le bien, tant de toi que de tes parents et amis vivants
et trépassés, encore ceux qui d'eux après naîtraient en seraient
infortunés! Amis, ajoute le sage Éditue pour expliquer une telle
puissance, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus d'eunuques
que d'hommes, et de ce vous souvienne!»
De cette vérité sanglante sous sa forme enjouée, encore considérable
aujourd'hui, souviens-toi en effet, cher Émile! Ne te fais pas
d'illusion, n'espère pas éviter la destinée. Sois eunuque et engraisse,
ou sois homme et lutte; il n'y a pas de milieu.
Je t'ai forcé à voir cet abîme, je t'ai dépeint tous les avantages d'une
vie douce, tranquille, inoffensive, tolérante envers le mal, soumise à
toutes les habitudes du convenu. Je t'ai dit: «Épouse une femme
étroitement dévote, partage son âme avec le prêtre, accompagne-la au
sermon, élève tes enfants dans la routine, habitue-les à ne pas
raisonner, c'est-à-dire laisse étouffer en eux le sens viril et divin:
tout ira bien pour toi. Choisis la carrière que tu voudras pour tes fils
et pour toi-même, vous ne serez entravés que par la concurrence des
eunuques; alors vous ferez à l'occasion un peu de zèle pour vous
distinguer du troupeau: vous insulterez quelque mort illustre, vous
persécuterez quelque vivant déjà persécuté. Dès lors vous aurez le
pouvoir, l'argent et le succès. Allez, le chemin est sûr et facile; la
voie opposée est semée d'écueils, de fatigues et de déceptions.»
Tu as rougi jusqu'à la racine des cheveux et tu m'as dit: "Cesse de
railler, je veux être un homme." Nous nous sommes embrassés, et je t'ai
laissé retourner à ton jardin des Oliviers, où l'isolement, la douleur
et l'effroi t'attendent. Tu vas beaucoup lutter et beaucoup souffrir:
vaincras-tu? Je l'ignore. Tu es seul contre un million d'ennemis, car la
destinée de Lucie, l'influence qu'elle subit se rattachent probablement
par des fils innombrables à cette conspiration de l'esprit rétrograde
qui enlace la société, pour longtemps encore, de la base jusqu'au faîte.
Je frémis à l'idée du combat que tu vas livrer, et je vois couler goutte
à goutte le plus pur sang de ton coeur, les forces vives du premier
amour. Pourtant je ne suis plus inquiet, tu lutteras sans défaillance
pour arracher celle que tu aimes au royaume des ténèbres, tu combattras
à poitrine découverte contre l'ennemi caché dans tous les buissons, tu
exerceras ta force dans une entreprise sérieuse et passionnée, et, si tu
succombes, si tu me reviens seul et blessé, tu auras porté en toi
l'amour dans un coeur viril, tu n'auras pas versé les larmes de
l'eunuque; la souffrance t'aura grandi, tu seras un homme!
Courage, écris-moi tout; appelle-moi quand tu voudras. Ton père te
bénit.
H. Lemontier
IV.
ÉMILE LEMONTIER A SON PÈRE, A PARIS
D'Aix en Savoie, 6 juin 1861.
J'arrive, je ne sais rien encore, je n'ai revu aucun de nos amis, je
m'enferme avec toi. Je veux te parler encore là, tout seul, dans ma
petite chambre, avant de reprendre le cours de ma vie d'orage. J'ai
besoin, avant tout, de te remercier pour le bien que tu m'as fait. Père,
c'est la première fois que tu me révèles le fond de ta pensée. À te voir
si doux, si modeste et si bon, même pour les méchants, je croyais ton
âme inaccessible à l'indignation. Ta sérénité me faisait peur, je
l'avoue; je la regardais comme le résultat de cette noble et douloureuse
lassitude, fruit du travail et de l'expérience. Je croyais que tes
années de labeur et de vertu avaient creusé entre nous un abîme qui ne
serait pas sitôt comblé! Tu m'as traité comme un homme qu'on excite, et
non comme un enfant qu'on apaise; je t'en remercie, et je te jure que tu
as bien fait. Ta tendresse a un peu hésité;... tu me croyais encore trop
jeune.... Pauvre père, tu as tremblé en te laissant arracher le secret
de ta force; eh bien, ne crains plus, j'étais mûr pour cette initiation,
elle me renouvelle, elle me baptise dans les eaux de la vie, elle me
pousse en avant. Tu voulais d'abord m'emmener loin d'elle, me distraire,
me faire voyager.--Et puis tu as compris que tout cela aigrirait mon mal
au lieu de le guérir, et tu m'as tendu la coupe en me disant: «Bois ce
fiel et triomphe.»
Sois tranquille, je saurai souffrir; car, à présent, je vois un but
sublime à ma souffrance. Conquérir celle que j'aime, la disputer à une
mortelle influence, la sauver, l'emmener avec moi dans la sphère de
l'amour vrai, la rendre digne de cette passion sacrée que j'ai pour
elle, et me rendre digne moi-même de la lui inspirer; résoudre le
problème d'éclairer sa croyance en respectant sa liberté, d'épurer sa
foi sans lui enlever les vraies bases de sa religion: oui, oui, je le
tenterai, et, si j'échoue, du moins rien ne m'aura fait reculer ou
défaillir.
Et ne crois pas que cette passion soit le seul stimulant de mon
courage! Me rendre digne de toi, être le fils de ta foi et de la
volonté, c'est là mon ambition, maintenant que je t'ai compris. Oui, mon
père, tu es calme et doux parce que tu es absolu dans le vrai et
inébranlable dans la certitude. Tes idées sont simples, concises et
nettes; tu les as dégagées d'une suite d'études et de travaux qui se
présentent à mes yeux comme une puissante chaîne de montagnes, et à
présent tu t'es assis au faîte de la plus haute cime, tu as regardé la
terre étendue sous tes pieds, et puis, élevant tes mains vers la
Divinité, tu lui as dit: «Non, le mal n'est pas ton oeuvre! il n'est que
l'ignorance du bien, et, si tu abandonnes cette ignorance aux châtiments
qu'elle s'inflige à elle-même, c'est parce qu'ils doivent la détruire.
Ainsi tu as mis en chaque être, en chaque chose de la création, l'agent
fatal de sa transformation providentielle. L'erreur doit se dévorer
elle-même comme ces volcans déchaînés, qui, aux premiers âges du globe,
ont servi à constituer l'écorce terrestre, berceau fécond de la vie. En
toi est la source du bien, la loi du vrai, et l'homme y boira de plus en
plus à mesure qu'il te connaîtra.» Consolé par la foi, tu t'es relevé,
mon père, et, le front baigné de lumière, tu as souri à ces hommes qui
te criaient: «Nous avons la vérité; Dieu ne se révèle qu'à nous et pour
nous! Maudit soit celui qui nous résiste! Notre parole l'extermine en ce
monde, elle le dévoue aux enfers dans l'autre!»
Tu as souri de pitié, et ton âme a surmonté la colère; mais, la flamme
de la vérité dans le coeur, tu as poursuivi dans tous ses retranchements
l'ignorance, qui, dans l'humanité, suscite tous les délires du mal.
C'est bien; voilà où il faut en venir, et j'y arriverai. Je serai doux
et patient avec les hommes, inflexible devant le mensonge; ceci sera ma
religion. Je ne tuerai point, je ne maudirai, je ne renierai aucun de
mes semblables; mais j'aurai en exécration les doctrines qui, au nom de
Dieu, calomnient Dieu et combattent la liberté humaine, le développement
du vrai! Je ne fléchirai le genou dans aucun temple d'où la liberté de
penser sera exclue. Je ne bénirai la main d'aucun homme ennemi de cette
liberté, je n'accepterai aucun culte destructeur de la parcelle de
vérité divine qui s'appelle en moi amour et justice, je ne ferai plus
grâce au présent par engouement poétique pour le passé, je ne
m'abandonnerai plus à ces mollesses de l'âme qui, regrettant les joies
de l'imagination, les rêveries de l'enfance, abdique les austères
devoirs de l'âge d'homme; je subirai toutes les persécutions,
j'accepterai l'effet de toutes les vengeances: il faut que toute
initiation ait ses martyrs. Les tartufes d'aujourd'hui réclament ces
gloires de l'origine chrétienne; qu'ils nous les donnent, eux qui, se
disant toujours persécutés, se sont faits persécuteurs à leur tour!
Montrons leur qu'aujourd'hui les chrétiens, c'est nous, et qu'ils sont
eux, les pharisiens. Et, si leur puissante conspiration contre la
liberté humaine atteint son but, s'ils parviennent, à défaut des bûchers
de l'inquisition, à rétablir la torture des coeurs et des consciences,
soyons prêts: je suis prêt, moi! je les brave et les défie!
Je viens d'interrompre ma lettre pour recevoir et lire la tienne. Ah!
mon père, mon maître, mon ami, nos pensées ne se croisent pas, elles se
cherchent et s'embrassent. Tu vois! j'avais compris, et je suis toujours
sous le charme de ta parole, sous le coup de ta vivifiante bénédiction.
Oui, oui, je relirai cent fois tes lettres. Ne crains pas de me donner
la fièvre: je brûle de vivre, l'inaction me tuerait!
A bientôt une plus long lettre, et toi, écris-moi de Paris. Adieu, je
t'aime.
Henri entre chez moi et m'apprend que Lucie est de retour à Turdy. Son
père, le général La Quintinie, y est arrivé inopinément hier au soir.
J'irai demain.
V.
M*** A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, AU CHÂTEAU DE TURDY.
Chambéry, 7 juin 1861.
Je m'inquiète un peu, non de cette joie que vous avez éprouvée en
apprenant l'arrivée de monsieur votre père, mais de l'empressement que
vous avez mis à quitter mademoiselle de Turdy le soir même. J'ai trouvé
la bonne tante tout en émoi de vous savoir seule sur les chemins à dix
heures du soir. Ses braves serviteurs sont bien vieux, ses vieux chevaux
bien lents, et ce lac à traverser.... Comment avez-vous fait, si, comme
il est à craindre, votre barque ne vous attendait pas? Vous avez dû
causer au général une bien agréable surprise; mais, comme il ne vous
appelait auprès de lui que pour le lendemain matin, cette grande hâte
était-elle si nécessaire?