Ne riez pas, mademoiselle, de voir votre ami s'inquiéter des petites
choses. Quand il s'agit d'une personne telle que vous, les moindres
résolutions prennent de l'importance. Vous avez peut-être cru me faire
pressentir vos dispositions à demi-mot, et on peut bien ne dire à son
ami que la moitié d'un secret délicat. Puisque vous autorisez la
franchise de ma sollicitude, aussi fervente et aussi désintéressée
aujourd'hui qu'elle l'a été dans le passé, laissez-moi vous dire ce que
je pense de la situation de vos esprits. Ce jeune homme dont vous m'avez
parlé vous occupe plus que vous n'osez en convenir, et l'inquiétude que
sa courte maladie vous a causée, n'était peut-être pas proportionnée au
danger que sa vie a couru, non plus qu'à la date si récente de vos
relations.
Je n'ai pu vous témoigner que de l'étonnement, mais j'ai éprouvé de la
stupeur en apprenant que vous ne repoussiez pas l'idée de vous unir à
lui. Vous ne m'aviez pas dit son nom, et vous sembliez croire que vous
auriez sur sa conscience une influence à l'égard de laquelle il ne m'est
plus permis de me faire illusion. Souffrez que je vous dise de quelle
façon les renseignements me sont venus, car je ne veux pas que vous me
supposiez capable de chercher la vérité en dehors de vos paroles. Je
n'ai pu vous dire encore la nature des projets qui m'amènent ici. Ils
vous seront soumis plus tard; mais ce que je puis vous dire, c'est que
je les ai formés avec une joie extrême en songeant qu'ils me
permettraient de vous revoir et de vous dire de vive voix tout ce que
les lacunes d'une correspondance laissent de vague ou d'inachevé dans
les relations du coeur et de l'esprit.
Je n'étais pas sans une certaine émotion au moment de vous retrouver. Je
savais combien les idées échangées entre nous par lettres depuis trois
ans sont contraires à celles des deux principaux chefs de votre famille,
et c'est toujours une situation pénible pour une âme délicate que celle
dont votre confiance allait peut-être m'imposer les devoirs et les
luttes.--Et puis, vous l'avouerai-je? je craignais aussi ce que j'ai
trouvé. J'avais comme un pressentiment de la crise qui s'opère en vous.
Vous m'aviez laissé prendre la très-douce habitude de recevoir vos
lettres quatre fois l'an, et, si j'ai bonne mémoire, depuis le début de
la présente année, je n'en ai reçu qu'une, et celle-ci de moitié plus
courte et moins abandonnée que les autres. Je me demandais donc comment
vous recevriez le meilleur de vos amis, et si sa brusque apparition ne
serait pas intempestive, fâcheuse peut-être.
J'eus l'idée de vous écrire dès le soir de mon arrivée à Chambéry; mais
j'avais des instructions délicates et nécessaires à vous donner sur ma
situation, et je dus craindre qu'une lettre ne tombât dans des mains
ennemies. Je me rendis donc seul et à pied au bord du lac, et, sous
prétexte de promenade, je le traversai dans une petite barque. Je
demandai à voir cette grotte dont vous m'aviez souvent parlé dans vos
lettres, cette chapelle érigée par vous à la Vierge immaculée.... C'est
là, me disiez-vous, que souvent, aux heures où le lac n'est guère
parcouru par les oisifs, le soir où aux premières blancheurs de l'aube,
vous aimiez à prier, les yeux tournés vers cette pure étoile de l'Orient
que nos saintes et poétiques litanies ne craignent pas de comparer à la
mère du Sauveur: _Stella matutina!_
Je n'espérais pas, je ne désirais pas vous parler là; mais je me
demandais s'il ne serait pas possible d'y déposer une lettre que vous ne
manqueriez pas de trouver à l'heure de votre prière accoutumée.
C'est au moment d'aborder à cette grotte que j'appris votre absence du
manoir; mais vous deviez revenir le lendemain, au dire du batelier. Je
feignis d'être indifférent à ce détail et de vouloir entrer seulement
par dévotion dans la chapelle. Je n'osai pas laisser de lettre; je
déposai seulement aux pieds de la sainte image un bouquet de lis
cueillis à Aix et liés d'un ruban qui ne pouvait pas me faire
reconnaître de vous, mais qui devait appeler votre prudente attention
sur un message subséquent plus explicite. Je ne pus m'arrêter qu'un
instant dans la grotte. Le batelier ne m'y faisait aborder qu'avec une
certaine crainte religieuse de vous déplaire. J'ai vu ensuite aux
discours de cet homme, que j'ai interrogé sur votre compte comme s'il
s'agissait pour moi d'une personne étrangère à ma vie, combien votre
nom était en vénération parmi ces gens pieux et simples.
Pourtant ce batelier, qui parlait plus qu'il n'y était provoqué, me fit
entendre qu'il était encore question pour vous d'un mariage, et que,
depuis quelque temps, un jeune homme, qu'il appelait Valmare, était
assidu au manoir de Turdy. Je ne poussai pas plus loin des
investigations qui déjà dépassaient les limites de la curiosité permise.
Je n'attachais d'ailleurs qu'une médiocre importance à cette nouvelle
obsession de mariage qui pouvait échouer auprès de vous comme les
précédentes, et je voulus ne tenir que de vous les effets de votre
confiance.
De retour à Chambéry, j'ai su, dès le lendemain, votre retraite aux
Carmélites, et je n'ai pas cru devoir la troubler. Que sont les conseils
d'un ami auprès de ceux que vous demandiez à Dieu même? Je me bornai à
vous informer par un billet du nom que vous deviez m'entendre donner et
du silence que vous feriez bien de garder à certains égards, quand
j'aurais l'honneur de vous être présenté par mademoiselle de Turdy. Dès
lors j'attendis avec résignation, et l'âme remplie d'espérance, la fin
et l'effet de votre semaine de retraite et de méditation chez les
saintes filles de ***.
Dimanche dernier, lorsque votre respectable tante me pria de
l'accompagner à ce couvent pour vous entendre chanter et de là vous
ramener chez elle, j'eus un moment d'hésitation intérieure. Ce n'est pas
à travers une foule que j'eusse préféré vous entendre, et puis je ne
sentais pas dans mademoiselle de Turdy l'auxiliaire sur lequel vous
m'aviez toujours dit de compter. Cette vénérable dame est pieuse et
croyante sans aucun doute, mais elle fait grand cas du monde et de ses
vanités. Elle est fort engouée de la perpétuité de sa noble race, et,
tout en décernant à ce qu'il lui plaît d'appeler mon éloquence des
éloges un peu puérils, elle m'a semblé compter sur moi pour vous
influencer à l'occasion dans un sens tout contraire au but qui jusqu'à
ce jour avait fait l'objet de vos désirs.
Vous m'avez donc vu assez contraint, et dans l'impossibilité de
m'expliquer clairement sur quoi que ce soit devant elle. J'ai manqué
totalement de prétexte pour me trouver seul avec vous, et je dois noter
ceci, que vous n'en avez fait naître aucun. Elle a parlé du désir de
votre grand-père de vous marier prochainement, et vous n'avez point dit
que vous fussiez décidée à refuser.
J'attendais que, d'une manière détournée, et comme par hasard, vous me
missiez au courant des faits. Vous vous êtes très-prudemment abstenue.
Une seule chose m'a donné l'espoir d'une conférence prochaine: c'est
quand vous avez parlé à mademoiselle de Turdy de cette sieste qu'elle
fait ordinairement à huit heures du soir, en attendant que, vers neuf
heures, son salon se remplisse de ses vieux habitués jusqu'à onze. Je me
suis probablement mépris sur vos intentions.... Quoi qu'il en soit, j'en
ai pris note; mais, obligé par des soins particuliers de m'éloigner un
peu de Chambéry, ce n'est qu'hier soir que j'ai pu vous renouveler ma
visite. Qu'ai-je trouvé? Mademoiselle de Turdy seule, fort éveillée et
fort alarmée de la précipitation de votre départ. Sous-le coup de cet
événement, j'ai pu sans affectation la rendre expansive, et c'est d'elle
que j'ai appris la maladie du jeune homme qui vous avait si fort
inquiétée et l'empressement que vous aviez montré de retourner à Turdy.
Je savais déjà d'autres détails sur vos relations avec M. Lemontier; car
c'est de M. Lemontier fils qu'il s'agit, et nullement de M. Henri
Valmare, comme on me l'avait dit d'abord. Je dois vous faire savoir
comment le hasard m'avait éclairé sur ce point. Ayant eu avant-hier
l'occasion de passer à Aix quelques heures, j'attendais sur la
promenade une personne à qui j'avais donné rendez-vous, quand je me suis
croisé tout à coup, dans une allée, avec mademoiselle Élise Marsanne
accompagnée d'une parente que je ne connais pas et d'un jeune homme que
j'ai su être M. Henri Valmare. J'ai sur-le-champ reconnu Élise malgré le
changement qui s'est fait en elle avec les années; mais, soit que j'aie
changé bien plus qu'elle, soit qu'elle n'ait jamais beaucoup remarqué ma
figure au couvent de *** à Paris, soit enfin qu'elle n'ait pas le don de
l'observation ou le sens de la mémoire bien développé, elle m'a regardé
un instant avec une légère hésitation, et ne s'est souvenue de rien. Je
vous signale ce fait pour que vous ne l'aidiez point à se souvenir, si
elle ne vous interroge pas, et pour que vous l'engagiez à se taire, si
ses questions vous mettaient en péril de mentir.
Je la crois encore, sinon pieuse,--elle ne l'a jamais été, et son air
n'annonce point qu'elle le soit devenue,--du moins assez soumise à
l'autorité religieuse pour ne point oser me susciter d'obstacles.
Dites-lui donc que le nom sous lequel elle m'a connu n'est plus celui
que je porte, et que j'ai le droit de porter désormais. Quant à mon
état, je ne dois pas l'afficher en ce moment; j'ai pour cela des motifs
qui échappent à la discussion frivole, et qu'elle respectera, si elle se
rappelle l'attachement filial qu'elle a eu pour moi. Parlez-lui en ce
sens. C'est à vous que je confie le soin de ma liberté d'action pour le
moment. Ces précautions sont l'affaire de quelques jours, pas davantage.
Vous allez vous demander comment, ne pouvant me faire reconnaître de
mademoiselle Marsanne, j'ai su d'elle tout ce qui vous concernait: le
hasard m'a servi à l'improviste. Ramené à un banc de verdure que j'avais
choisi fort ombragé à cause de la chaleur, je me suis trouvé séparé du
groupe dont elle faisait partie par un rideau de plantes grimpantes
serrées sur un treillage, et, sans chercher à écouter, j'ai entendu
toutes les réflexions qu'elle échangeait sur votre compte avec la
personne qu'elle appelait sa mère et ce jeune Valmare, qui me paraît
être son fiancé. Elle disait que votre mariage avec Lemontier ne se
ferait pas, malgré l'inclination prononcée que vous aviez l'un pour
l'autre, parce que jamais mademoiselle de Turdy ne consentirait à vous
laisser porter un nom sans titre et sans particule, et parce que le
général devait avoir en horreur un nom compromis par des opinions
anarchiques.
A ces raisons, légèrement alléguées selon moi, elle en ajoutait une plus
sérieuse qui m'a frappé.
«Lucie rompra tout, disait-elle, quand elle verra qu'Émile n'a aucune
religion et prétend être l'unique confesseur de sa femme.»
Là-dessus, M. Valmare a répondu d'un ton assez grave des choses
péremptoires et bien faites pour donner du poids aux paroles d'Élise.
D'après les réflexions de ce jeune homme, j'ai compris que Lemontier
fils était le parfait disciple de son père, un _esprit fort_ dans toute
l'acception du mot, c'est-à-dire un de ces prétendus penseurs de la pire
espèce, qui feignent je ne sais quelle fantastique _religiosité_
panthéiste et je ne sais quelle morale _épurée_ tirée du christianisme,
à la manière des protestants, qui osent se dire plus catholiques que
nous dans le vrai sens du mot.
La définition que le jeune Valmare donnait de ce qu'il lui plaît
d'appeler les principes de son ami m'avait donc suffisamment édifié; et,
lorsque votre tante m'a nommé le prétendant à son tour, je n'ai pu me
résoudre à lui cacher ma surprise et mon inquiétude. J'ai reconnu avec
une surprise nouvelle qu'elle ne s'opposait point à ce projet d'union,
qu'elle faisait bon marché du nom, qu'elle était séduite par le chiffre
d'une fortune au moins égale à la vôtre, et surtout par l'intérêt que
vous paraissiez porter au jeune Lemontier. C'est alors que, m'ouvrant
son coeur comme si elle m'eût connu depuis dix ans, elle m'a dit les
sentiments que vous lui aviez confiés ou qu'elle vous attribue... car je
ne puis me persuader que vous ayez pris si grande confiance en un
étranger apparu depuis si peu de jours dans votre existence. Vous
prétendez, selon votre tante, qu'il n'a rien d'un athée, qu'il croit aux
principaux dogmes de la foi, et que vous avez la ferme espérance de le
convertir au culte des vrais fidèles. Mademoiselle de Turdy, qui me
paraît fort crédule, partage cette illusion, et a fait tout son possible
pour me la faire partager. Selon elle, ce serait une gloire pour vous et
un triomphe pour la religion, si le fils d'un homme dont les dangereux
écrits sont tristement célèbres abjurait publiquement ses erreurs en
vous épousant. Elle croit que l'amour fera ce miracle, que Dieu n'a pu
faire, et j'ai dû combattre de telles espérances avec des arguments que
je viens vous répéter et vous soumettre en peu de mots.
Non, ma chère Lucie,--laissez-moi vous donner encore ce doux nom de
votre enfance si pure et de votre adolescence si édifiante,--non,
l'amour profane ne fait point de miracles sérieux. Il est capable de
toutes les hypocrisies, et, s'il est sincère, il se prête aveuglément à
tous les sophismes. Pour vous obtenir, bien des hommes seraient capables
de tout; mais l'amour vrai, l'amour sacré, l'amour de l'âme n'habite
point le coeur de l'incrédule, et, quand la passion charnelle est
assouvie, le vieil homme reparaît. Il a des sophismes nouveaux à son
service pour expliquer au profit de son parjure ceux qu'il a invoqués
pour faire croire à sa conversion. Il est le chien de l'Écriture qui
retourne à son vomissement. Il brise ce qu'il a adoré, il adore de
nouveau ce qu'il a brisé, et chaque jour le voit devenir semblable au
figuier stérile, à la mauvaise terre où l'ivraie repousse. Lucie, ouvrez
les yeux, il en est temps encore, ce jeune homme veut vous perdre, et il
vous perdra, si vous ne le fuyez. Il est doué, dit-on, d'une certaine
instruction, probablement superficielle, qui vous éblouit. Il a hérité
de son père la grâce des manières et le charme de la parole. Enfin il a
une figure régulière et des yeux expressifs.... Combien il leur est
facile de plaire, à ceux que l'austérité de leur vie et les ordres
rigoureux de leur conscience n'enveloppent point du suaire des
renoncements sublimes! Ils n'ont ni mérites ni vertus, ils sont des
enfants sans pureté, des hommes sans moeurs, des chrétiens sans Dieu;
ils se montrent, et ils plaisent!
Quoi! mademoiselle! vous! vous-même! vous qu'une véritable vocation
semblait animer, vous qu'un céleste rayonnement de la grâce semblait
couronner de l'auréole des saintes et de la splendeur des vierges
choisies pour le ciel,... parce qu'_il_ est jeune, parce qu'_il_ est
beau!...
Mais je ne veux pas vous faire de reproches, je n'ai sur votre
conscience que des droits fraternels, et d'un jour à l'autre vous pouvez
me les retirer. Ma douleur serait grande, si ma sollicitude blessait
votre juste fierté.... Ah! Lucie, en ce rapide instant que j'ai passé
dans la grotte du lac, j'avais bien prié pour vous cependant! J'avais
mis dans une minute de prosternation toute une vie de dévouement et de
ferveur! C'était un seul cri de l'âme, mais un de ces cris qui parfois
ébranlent la voûte du ciel et montent jusqu'au trône de Dieu! Le jour où
je vous ai entendue chanter dans l'église des Carmélites, votre voix,
devenue si belle, avait des accents si magnifiques d'adoration et de
candeur, que je crus ma prière exaucée et que des larmes de joie et de
reconnaissance baignaient mon visage.... Je ne vous voyais pas, mais
votre âme était devant mes yeux comme une lumière ineffable.... Et, à
présent, vous voilà rendue aux misérables épreuves de la vie, vous voilà
choisissant le chemin rempli d'embûches, et infatuée de l'espoir d'un
chimérique triomphe! Et, quand vous l'obtiendriez, ce triomphe si
précaire de faire plier un instant les deux genoux à un impie, qu'est-ce
que cela au prix de ce que vous perdez de gloire, de bonheur, en
renonçant à l'hymen du Christ! Eh quoi! cet obscur enfant du siècle est
une conquête plus précieuse que la palme immortelle et la lampe
éternellement resplendissante des vierges sages!
Adieu, Lucie! le jour paraît, et le sommeil ne m'a point visité. J'ai
beaucoup prié en songeant à vous. Votre réponse dictera ma conduite.
Selon ce que vous lui prescrirez, votre ami s'abstiendra de toute
sollicitude importune, ou s'introduira au manoir de Turdy sous le nom de
Moreali.
VI.
LUCIE A M. MOREALI, A CHAMBÉRY.
Château de Turdy, vendredi soir 7 juin.
Monsieur et ami,
Votre lettre, furtivement remise par un inconnu, m'a surprise et
touchée; mais est-ce votre faute ou la mienne? c'est, la première fois
qu'une lettre de vous ne m'apporte point une satisfaction sans mélange.
Je trouve dans celle-ci comme un ton de blâme et d'amertume, et, je
veux vous le dire avec la franchise à laquelle vous m'avez autorisée,
des expressions qui me blessent, des idées que je ne connais pas. J'y
vois bien votre constante sollicitude pour moi, le zèle que vous avez
pour mon salut, la ferveur enthousiaste de votre piété; mais la
délicatesse de votre amitié fraternelle, la charmante pureté de votre
entretien paraissent avoir souffert, de vos préoccupations, quelque
atteinte singulière qui me contriste sans que je puisse dire pourquoi.
J'examine ma conscience, et je ne la trouve pourtant pas si coupable. Je
m'interroge avec crainte, et je ne sens rien de déchu dans mon être,
rien de souillé dans mes pensées. Vous me reprochez une réserve prudente
qui n'est pas dans mon caractère, et que le mystère dont vous entourez
votre présence me commandait absolument. Je ne sais rien feindre, et je
vous avoue qu'en parlant de la sieste de ma bonne tante, je ne songeais
pas du tout à vous avertir d'en profiter. Ce que j'attendais, moi, dans
cet entretien plein de contrainte que nous avons eu devant elle, c'est
qu'il vous vînt l'idée de lui confier le nom sous lequel je vous ai
connu jusqu'ici. Ce nom, que je lui ai souvent répété en lui faisant
part de vos lettres, lui eût expliqué notre liaison. Ma tante est faite
pour garder un secret, et j'eusse trahi le vôtre sans inquiétude, si vos
regards n'eussent exprimé une méfiance et une crainte particulières.
Laissez-moi vous dire, mon ami, que, si je respecte les mystères de nos
dogmes sacrés, je n'aime pas ceux qui ne tiennent qu'aux intérêts de
l'Église. A coup sûr, vous vous êtes dévoué à une oeuvre de propagande
dont le résultat doit être selon Dieu; mais quel est donc le bien qu'on
ne peut pas faire ouvertement? Ces allures de conspirateur
conviennent-elles à un homme de votre caractère?
Quant à moi, je ne saurais aller plus avant dans cette sorte de
complicité. Je vous supplie de vous ouvrir franchement à ma tante,
puisque vous voilà déjà lié avec elle, et de ne pas me demander de
tromper mon grand-père et mon père; autorisez-moi au contraire à leur
parler de vous ou à ne leur annoncer votre visite qu'après les avoir mis
dans votre confidence. Mon père n'apportera probablement aucun obstacle
à nos rapports: depuis plus d'un an que je ne l'ai vu, je sais qu'il
s'est fait en lui un changement extraordinaire, et que ses anciennes
idées sont comme si elles n'avaient jamais été. C'est là une chose
importante dont nous parlerons à loisir, si nous pouvons causer sans
abuser de la confiance de personne.
Pour mon grand-père, il sera plus difficile de le persuader: il m'en a
coûté de ne jamais lui parler de vos lettres; mais son opposition à ma
croyance lui était si douloureuse, que j'ai cru faire mon devoir en
évitant tout sujet de discussion. Pourtant lui aussi s'est modifié et
radouci devant la douceur et la tendresse, et de ce que la tâche est
difficile, je n'y renonce pas. Dites-moi que vous tenez essentiellement
à être reçu chez nous à Turdy, et j'essayerai avec courage, mais
toujours sous la condition de ne pas mentir, de vous y faire bien
accueillir de tout le monde.
Mettez ma conscience en repos sur tous ces points, et, si nous
n'arrivons pas à ce résultat de pouvoir nous parler, je vous écrirai une
longue lettre sur l'état de mon âme et sur le fond de mes pensées. Vous
y verrez, je l'espère, que je mérite toujours votre estime, votre
fraternelle et bienfaisante affection.
Lucie.
VII.
M*** A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, AU CHÂTEAU DE TURDY.
Chambéry, 8 juin.
Mademoiselle,
Si j'avais une mission secrète, ce secret ne m'appartiendrait pas, et je
n'hésite pas à vous dire que vous n'auriez, ni comme femme bien
pensante, ni comme chrétienne orthodoxe, le droit de censure et d'examen
sur les démarches officielles ou secrètes qui tendent à assurer le
triomphe de la religion et la prospérité de l'Église. N'essayez pas de
faire une distinction spécieuse entre ces deux termes identiques: ce
serait une hérésie dont votre nouvel ami vous aurait infectée. J'espère
que vous n'en êtes point encore là, et que vous reconnaîtrez la
nécessité où nous pouvons être, dans ces temps de persécution, de cacher
nos actes les plus purs et les plus méritoires. Les premiers chrétiens
célébraient les divins mystères au sein des catacombes de Rome.
Étaient-ils des conspirateurs et des traîtres?
Mais je n'ai de mission secrète ni publique, rassurez-vous. Un scrupule
qui vous honore du reste vous fait hésiter à tromper vos parents. S'il
le fallait absolument pour le service de Dieu et de l'Église, je vous
absoudrais du péché en toute conscience; il ne le faut pas cependant, et
cela ne sera pas. J'ai devancé vos confidences à mademoiselle de Turdy.
Elle sait maintenant qui je suis, elle me connaissait déjà par les
lettres de moi que vous lui aviez communiquées. J'ai toute sa confiance
et même son amitié.
Quant au général, je sais maintenant que je pourrai m'ouvrir à lui
aussi. Mademoiselle votre tante m'a fait connaître l'heureux changement
qui s'est opéré dans son esprit, et dont ses lettres témoignent. Je
compte lui être présenté par elle dès qu'il viendra la voir. Il ne reste
donc que votre grand-père à ménager à cause de ses préventions
particulières. Je crois que nous pourrons éviter le contact avec lui, et
mettre ainsi votre sincérité à l'abri de toute souffrance.
Vous me trouvez changé, Lucie; n'est-ce point vous qui l'êtes? Et,
d'ailleurs, pouvez-vous dire que vous ayez jamais connu en moi une
personnalité quelconque voulant se placer entre vous et Dieu? Vous avez
cru découvrir en moi quelques lumières, et vous m'avez consulté comme on
consulte un frère, aîné doué d'expérience et plein de dévouement. Toute
ma sagesse consistait, soyez-en sûre, dans une sincérité d'affection que
vous ne rencontrerez nulle part aussi entière et aussi pure. Ma tâche
était facile. Il n'y avait jamais eu de discussion entre nous, et jamais
vous ne m'aviez confié un projet de votre esprit, un voeu de votre
coeur, que je ne fusse en mesure de bénir et d'approuver. Votre foi
était si belle, si large, si tranquille! Elle paraissait assurée à
jamais, et l'on ne pouvait que remercier Dieu de vous avoir faite telle
que vous étiez! J'ai donc pu vous paraître optimiste et tolérant par
nature. Je ne le suis pas, Lucie; j'ai trop souffert en ce monde pour
croire qu'on y trouve le bonheur, et j'ai trop sondé les abîmes de ma
propre faiblesse pour croire qu'il y a des fautes légères devant le
tribunal d'une conscience vraiment chrétienne. Pécheur entre tous, je ne
me flatte donc pas d'avoir expié mes propres chutes, et, si quelque
chose pouvait m'en adoucir l'amer regret, c'est le spectacle que me
donnait l'épanouissement de vos vertus. Hélas! dois-je renoncer à cette
joie si sainte? Suis-je destiné à l'horrible épreuve de vous voir
quitter le commerce des anges et les voies du bien éternel?
Quelques expressions de ma dernière lettre ont eu le malheur de vous
déplaire. Je ne sais lesquelles; mais, si elles portent la plus légère
atteinte au noble attachement que je vous ai voué, je les retire et les
désavoue. Il faut me pardonner d'être devenu un peu sauvage dans la
retraite où j'ai passé ces derniers temps, auprès d'un de ces esprits de
forte race qui ne connaissent pas les ménagements, parce qu'ils se
placent de droit au-dessus des vaines convenances.
Et puis cette langue italienne, dans laquelle j'ai pris l'habitude
d'écrire et de penser, est aussi plus primitive que la nôtre dans ses
allures. Elle définit mieux les cas de conscience, elle épargne moins
les susceptibilités de la pudeur. J'ai à me corriger et à me reprendre,
d'autant plus que, par nature, j'ai le malheur d'être un homme de
premier mouvement. Pardonnez-moi donc, Lucie; épargnez-moi le calice de
perdre votre amitié et de ne plus pouvoir travailler efficacement avec
vous à l'oeuvre bénie de votre salut éternel.
Votre ami M...
VIII.
HENRI VALMARE A M. H. LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie, 8 juin 1861.
Monsieur et ami,
Je sais que vous avez déjà reçu des nouvelles d'Émile depuis son retour
de Lyon, et je viens seulement, d'après vos ordres, vous confirmer le
bon état de sa santé. J'en voudrais dire autant de son esprit, auquel un
peu de calme serait fort nécessaire; mais il y a là encore bien de
l'agitation en dépit de lui-même et de vos bons conseils. Je ne me
permettrai pas de vous donner sur la circonstance l'avis d'un petit
blanc-bec de mon espèce. Pourtant la sincérité dont je me pique et
l'affection que je vous porte à tous deux me commandent de vous dire que
je n'augure rien de bon de ce projet de mariage,--qu'il s'accomplisse ou
qu'il se dénoue. Du moment qu'Émile ne veut pas transiger avec ce que
j'appellerai les _nécessités du temps_, et du moment surtout que vous
l'approuvez dans l'austérité de ce principe, je ne vois plus la
nécessité d'une lutte où il sera vaincu à coup sûr, et dont la durée
rendra ses regrets beaucoup plus sensibles. J'eusse préféré qu'il
écoutât le conseil de votre premier mouvement, qu'il partît avec vous
pour Paris et qu'il s'efforçât d'oublier une personne dont le mérite est
incontestable, mais dont le caractère me paraît inflexible. C'est l'avis
de son amie mademoiselle Marsanne, qui la connaît bien, et ce serait
peut-être aussi le vôtre, si vous jugiez utile de la voir et de pénétrer
dans sa famille. Émile m'a dit que vous aviez eu cette intention
d'abord, mais que, réflexion faite, vous aviez craint de l'engager trop
lui-même en vous montrant. C'est là un cercle vicieux d'où je prévois
qu'il sera malaisé de sortir.
Permettez-moi d'insister sur cette situation, monsieur, et de vous
confier un souci de ma conscience. Vous savez tout, Émile vous a tenu au
courant, madame Marsanne vous a écrit.... Vous n'ignorez donc pas que,
sans le vouloir, je me suis trouvé en rivalité de position avec Émile
auprès de la charmante Élise. Croyez bien que jamais je n'eusse donné
cours à mon inclination _naissante_, si Émile ne m'y eût autorisé par
ses confidences et ses encouragements. Il m'a juré que vous
l'autorisiez, lui, à ne pas se marier sans amour, il m'a juré aussi
qu'il n'aurait jamais d'amour que pour Lucie. N'ai-je pas été bien
jeune, bien enfant, moi qui me pique de raison, de prendre cet
enthousiasme si spontané au pied de la lettre? Je crains de vous avoir
déplu, je crains d'avoir été un mauvais ami, et d'avoir, au beau milieu
de cette promenade matinale de notre vie, saisi avec empressement le
meilleur chemin, en laissant mon aventureux camarade s'engager follement
dans les abîmes! Si je suis coupable d'égoïsme, grondez-moi et
arrêtez-moi. Rien n'est perdu peut-être. Élise n'a encore pris envers
moi aucun engagement, non plus que moi envers elle. Elle est encore
assez jeune pour que sa mère ne soit point pressée de fixer son avenir.
Émile peut un jour, bientôt peut-être, renoncer à Lucie et regretter
Élise.... Enfin dites un mot, et je retourne à Paris sur-le-champ. Je
suis peut-être égoïste de premier mouvement; mais vous m'avez toujours
dit qu'au fond du coeur j'étais un assez bon diable, et je suis jaloux
de ne pas vous faire mentir pour la première fois que je me vois à
l'épreuve. Le sacrifice me serait un peu dur, je l'avoue, beaucoup plus
dur qu'il ne l'eût été il y a environ un mois, quand Émile m'a interrogé
pour la première fois; mais il n'est pas encore impossible, et
impossible ou non, si la délicatesse et l'amitié l'exigeaient!... Vous
voyez, d'après ma soumission, que je peux encore vous prendre pour
arbitre sans compromettre le bonheur de mademoiselle Marsanne, jusqu'ici
fort peu impatiente de faire son choix.
Nous, avons tous passé l'après-midi à Turdy pour y fêter le retour de
mademoiselle La Quintinie dans ses pénates. Je ne vous dirai rien de ce
qui s'est passé entre elle et Émile, d'abord parce qu'en ce moment il
est, j'en suis bien sûr, occupé à vous l'écrire, ensuite parce que je
crois qu'il ne s'est rien passé du tout. Nous avons été tous fort
guindés et presque glacés par la présence d'un nouveau personnage, le
général La Quintinie, père de la jeune personne, un être fabuleux en
vérité, et auquel je ne puis penser sans rire tout seul en face de mon
encrier, en dépit du sérieux de mes réflexions sur tout ce qui vous
préoccupe. Je crois que c'est une réaction nerveuse contre la gravité
qu'il m'a fallu soutenir toute la soirée.
Je m'explique à présent l'épithète d'_imposant_ qu'un jour, avec un
certain sourire moqueur, le vieux Turdy appliquait à son gendre en
parlant de lui, à Émile et à moi, avec éloge. Figurez-vous le général,
un homme de soixante-cinq ans, un ancien beau de 1830, très-dévasté par
les campagnes d'Afrique, un brave, un lion, mais parfaitement incapable,
et que de notables fautes ont relégué définitivement, dit-on, dans les
emplois pacifiques et honorables. Ce guerrier naïf croit que quelques
marques imprudentes de regret pour les princes d'Orléans ont entravé sa
carrière, et il passe sa vie à justifier de très-honnêtes sentiments
dont il voudrait bien se faire un héroïsme politique. Cela est difficile
à concilier avec l'enthousiasme qu'il proclame pour le gouvernement
actuel; mais j'ai remarqué souvent, et l'histoire du siècle en témoigne,
qu'il y a pour quelques hommes un code tout spécial de fidélité
militaire, particulièrement pour les hauts grades. Servir la patrie est
un grand mot qui implique un magnifique devoir, celui de la défendre
contre l'ennemi du dehors, quelle que soit la couleur du drapeau. Sans
aucun doute, M. La Quintinie a ce principe dans le coeur et le mettrait
encore volontiers en pratique; mais il est de ceux qui adorent tous les
pouvoirs, quels qu'ils soient, et qui font, des hommes qui se succèdent
sur les trônes, une galerie de fétiches également regrettables, mais
également autorisés à se chasser les uns les autres. Ainsi le général
est à la fois légitimiste, orléaniste et bonapartiste, ce qui ne
l'empêche pas d'avoir quelquefois une parole de sympathie pour le
général Cavaignac à cause des journées de juin 1848. Ce qui le fascine,
c'est l'autorité et ce qu'il appelle invariablement la vigueur. Ainsi
les princes d'Orléans avaient de la vigueur, le général Cavaignac a eu
de beaux moments de vigueur, et l'empereur Napoléon III est un homme de
vigueur. Quant aux légitimistes, ils prennent place dans sa
considération à cause de la vigueur de leur principe, qui est d'arrêter
l'anarchie des esprits, comme le souverain d'aujourd'hui a la vigoureuse
mission de réprimer l'anarchie des événements. Je ne sais pas si les
souverains font grand cas de ces admirations banales, ni si elles leur
sont véritablement utiles; mais je sais que le général La Quintinie est
le plus ennuyeux apologiste du pouvoir que j'aie jamais rencontré. C'est
là, j'imagine, le mauvais côté, le côté excessif de l'esprit militaire.
Le fétichisme outré de la discipline doit produire ces types,
exceptionnels, je l'espère, d'engouement aveugle pour toutes les causes
qui triomphent. Le général La Quintinie est un modèle du genre, et, pour
compléter la liste de ses croyances variées et assorties, il s'est fait
dévot depuis peu et tient déjà pour le _pouvoir temporel_ avec fureur.
Il faut vous dire, pour excuser ce sabreur papiste, que, s'il a beaucoup
fait brûler de poudre en sa vie, il n'en a pas inventé le plus petit
grain. Je le crois d'une bonne foi parfaite dans ses inconséquences, et
le grand cas qu'il fait de lui-même ne doit d'ailleurs pas lui permettre
de s'interroger et de se reprendre sur quoi que ce soit. Cette foi en sa
propre infaillibilité se trahit dans la roideur et l'aplomb de toute sa
personne. Son cou est ankylosé, à coup sûr, par la majesté du
commandement. Il coupe son pain avec une dignité hautaine; il avale sa
côtelette d'un air féroce; il ne touche à son verre qu'après l'avoir
regardé d'un oeil menaçant, et, si son fromage se permettait de lui
résister, il lui passerait son sabre au travers du corps. Son oeil rond
lance des éclairs sur les _paltoquets_ qui se permettent d'avoir une
opinion quelconque avant qu'il ait émis la sienne. Il a avec le vieux
Turdy le ton bref et rogue d'un caporal parlant à un conscrit. Sa voix
rauque a la prétention d'être tonnante, et les vieux domestiques de son
beau-père prennent devant lui des poses de volaille effarouchée.
Mademoiselle Lucie n'a pourtant pas l'air de le craindre, et le
grand-père, qui ne manque pas de malice, le traite poliment de crétin
sans qu'il s'en aperçoive. Il se pourrait bien que ce pourfendeur au
service de toutes les causes gagnées fût dans son intérieur le plus doux
et le meilleur des hommes.
Émile l'a trouvé insupportable; mais il a fait bonne contenance, et j'ai
admiré le courage qu'il a eu de ne pas le railler; je m'en suis abstenu
aussi dans la crainte de brouiller les cartes: aussi nous avons tous
bâillé à nous décrocher la mâchoire.
Ceci n'est encore que plaisant, mais je crains que ce guerrier à courtes
vues n'apporte de nouveaux embarras à la situation. Il nous a déjà fait
entendre clairement qu'il fallait de la religion, et qu'une famille
impie ne pouvait prospérer. Émile, qui a du sang-froid et qui se pique
d'être plus religieux que les dévots, lui a répondu gravement qu'il
était de son avis: le grand La Quintinie a paru flatté de cette
adhésion; mais gare l'interrogatoire en détail! Je doute qu'Émile
soutienne l'assaut sans que la bombe éclate.
Répondez deux lignes paternelles, cher monsieur, à l'offre très-sérieuse
qui fait le fond de cette lettre absurde, et croyez-moi
très-sérieusement votre serviteur dévoué sans réserve.
Henri Valmare.
IX.
ÉMILE LEMONTIER A SON PÈRE.
Aix, 8 juin 1861.
Henri m'a promis de t'écrire ce soir et de te faire, comme il l'entend,
le portrait d'un certain général que, pour ma part, j'ai trouvé plus
fâcheux que divertissant. Ce qu'il t'importe de savoir c'est dans
quelles dispositions j'ai retrouvé Lucie. Ah! mon père! Lucie, est bien
bonne, elle est adorable, et, que je sois un jour, le plus heureux, ou
le plus malheureux des hommes, je l'aime avec idolâtrie. Je l'ai trouvée
pâle, fatiguée, et pourtant plus active que de coutume, agitée presque à
mon arrivée, comme si elle m'eût attendu avec impatience. Elle m'a serré
la main à la dérobée tout en embrassant madame Marsanne et Élise, dont
les voltigeants atours nous dérobaient un instant à la vue du général,
et il me semble qu'il y avait dans ce serrement de main une tendresse
réelle. Elle m'a présenté ensuite à son père en lui disant d'un ton
confiant et décidé:
«Voici M. Lemontier dont je vous parlais tout à l'heure.»
Puis elle m'a interrogé sur ma maladie, sur mon voyage à Lyon et sur toi
avec une sollicitude non équivoque et des regards inquiets et attendris
qui m'ont rafraîchi et ranimé jusqu'au fond du coeur; mais ce qui m'a
rendu fou de bonheur, c'est qu'elle a chanté pour moi, oui, pour moi
seul. Son père l'avait priée de chanter, et elle se disait un peu
souffrante. J'ai dit que j'allais me retirer, et que sans doute elle
chanterait pour son père; car en ce moment nous étions seuls avec lui
au salon.
«Je chante toujours pour mon père et pour mon grand-père, a-t-elle
répondu, et jamais pour les autres, parce que je ne sais que de la
musique sérieuse qui ennuie généralement; mais, si vous me dites que
vous aurez du plaisir à m'entendre, je chanterai.»
Avant que j'eusse répondu, le général a braqué sur moi ses gros yeux
ronds et m'a dit d'un ton moitié agréable, moitié furieux,--je ne sais
pas encore lire dans cette physionomie hétéroclite,--que j'étais
privilégié, et que j'eusse à mériter cette gâterie.
«Ce n'est pas une gâterie, a repris Lucie. C'est tout bonnement parce
qu'il est l'homme le plus sincère que je connaisse, et que, s'il me
demande de chanter, ce n'est pas pour être poli et bâiller ensuite en
cachette, c'est parce qu'il a envie que je chante.»
J'ai dit oui, elle s'est mise au piano, annonçant qu'elle ne chanterait
qu'à demi-voix, et, se tournant vers moi, elle a ajouté:
«Ce n'est pas par avarice, c'est pour ne pas couvrir le bruit de la
cascade qui empêche les promeneurs du jardin de m'entendre.»
Et, comme je l'aidais à chercher son livre de musique, elle m'a encore
dit tout bas:
«Dès qu'ils rentreront, ne me demandez pas de continuer. Je chanterai
tant que vous voudrez quand nous serons seuls avec mes parents.»
Elle a chanté un vieux air italien d'une ravissante simplicité, et,
comme elle le disait en effet à demi-voix, et avec une douceur suave, le
général s'est endormi à la dixième mesure. Elle a réprimé un sourire en
me disant du regard: «Vous voyez l'effet ordinaire de ma musique!» mais
elle a bien vu que je buvais comme une rosée du ciel cette mélodie
adorable, si adorablement exprimée, et ses yeux se sont attachés sur
les miens avec une fixité calme, une confiance absolue. Jamais encore
elle ne m'avait regardé ainsi: l'étrange et magnifique regard! Aucun
trouble, aucune frayeur, aucun embarras de jeune fille. Il semble que
cette âme de diamant n'ait pas besoin de cette petite honte ingénue et
touchante qu'on appelle la pudeur. Elle plane au-dessus de la région des
sentiments définis et des idées connues. Elle questionne, elle observe,
elle veut savoir si elle est comprise, et sa fière loyauté semble dire:
«Je croirai avec la force que je mets à chercher, j'aimerai avec la
puissance que je porte dans mon investigation.» Je te jure, mon père,
qu'il faut être un honnête homme jusqu'au bout des ongles pour soutenir
ce regard-là sans effroi.
Elle a été contente de la réponse de mes yeux. Mesdames Marsanne
rentraient. Elle m'a souri en refermant le piano, et, pendant que son
père travaillait à se réveiller, elle m'a dit très-vite:
«Venez souvent.»
En revenant à Aix, j'ai causé avec madame Marsanne. Elle m'a dit que
Lucie était pour elle un grand problème, qu'elle paraissait m'aimer
réellement, bien qu'elle n'en voulût convenir avec personne et avec
Élise moins qu'avec toute autre. Élise paraît un peu piquée de cette
réserve, que pour mon compte je m'explique instinctivement. Élise ne
m'inspire pas à moi-même une confiance absolue. Elle n'a aucun sot dépit
contre moi, et pourtant elle est femme, et peut-être eût-elle mieux aimé
repousser mes assiduités, qu'elle ne désirait pas, que de n'avoir pas à
les repousser du tout. Elle porte Lucie aux nues à tout propos; mais,
comme il n'est pas dans sa nature d'admirer quelque chose ou quelqu'un,
on sent dans ses éloges le manque de naturel et d'à-propos. C'est comme
si elle obéissait à l'esprit d'un rôle qu'elle se serait tracé, mais
qu'elle ne saurait pas bien jouer. Je suis peut-être injuste, ne crois
pas rigoureusement ce que je te dis là; mais il faut bien que tu saches
pourquoi je ne me sens porté à aucun abandon envers elle, tandis que sa
mère est toujours la même pour moi.
Celle-ci m'a appris que Lucie s'était fort inquiétée de me savoir
malade, ou plutôt de m'avoir su malade, car on ne lui a dit ma fièvre
que quand j'ai été hors d'affaire. Et puis, en apprenant mon départ,
elle s'est évanouie, et elle t'a écrit ensuite une lettre qu'après
réflexion elle n'a plus voulu t'envoyer. Que s'est-il donc passé dans
cette âme mystérieuse? Pourquoi, si elle m'aimait, avoir agi de manière
à me désespérer? Il est impossible de soupçonner en elle la moindre
perfidie, et jamais femme n'a ignoré plus complétement les coquetteries
du caprice. Elle subissait une influence.... L'a-t-elle définitivement
secouée? Ah! qu'il me tarde de pouvoir être seul avec elle et avec le
grand-père, devant qui elle peut dire tout ce qu'elle pense!--Sois
pourtant bien tranquille sur mon compte, et, si Henri t'écrit que je
suis trop agité, n'en crois rien. Henri ne sait pas ce que c'est que les
bienfaisantes consolations et les vivifiants conseils d'un père comme
toi.
Ton Émile.
X.
LUCIE A M. MOREALI, A CHAMBÉRY.
Turdy, le 9 juin.
La voici, cette grande confidence! Soyez assuré qu'elle est aussi nette
et aussi sincère qu'une confession.
Je ne vous ai écrit qu'une fois cette année, et ma lettre était plus
courte que les autres. Je n'arrangerai rien, j'avouerai le fait. Je n'ai
pas senti le besoin de vous écrire davantage, et, comme c'est toujours
moi qui ai besoin de vous, comme vous ne pouvez jamais avoir besoin de
moi, je me suis crue dispensée de vous importuner de ces écritures sans
but et sans portée qui servent à tuer le temps dans les relations des
gens du monde.
Depuis un an, mes idées se sont modifiées. Je croyais que cela ne
durerait pas, j'attendais pour vous le dire que je fusse sortie de cette
épreuve; mais ce n'était pas une épreuve, c'était une vue nouvelle: sa
clarté et sa durée m'ont donné le droit d'y croire.
Il y a un an, mon grand-père était à Lyon; j'étais à Chambéry, auprès de
ma tante. Je voyais beaucoup les communautés instituées pour l'éducation
chrétienne des jeunes filles. J'aime les enfants, vous le savez, et,
quand j'ai aspiré si longtemps et si fortement à l'état religieux, c'est
toujours sous la forme d'institutrice et de mère adoptive de l'enfance
que ce noble état m'apparaissait. Vous m'aviez conseillé de fréquenter
ces établissements, afin d'y prendre de plus en plus le goût des devoirs
auxquels ils sont consacrés. Eh bien, c'est là précisément que j'ai
perdu le goût de cette maternité banale qui n'est pas celle que Dieu
inspire directement à la femme. D'abord ces établissements ne peuvent se
soutenir qu'à l'aide de spéculations et de calculs dont le côté matériel
me répugne, et puis ils sont bien plus institués par l'esprit de parti
du dehors que par l'esprit de charité du dedans. L'hostilité déclarée,
ardente, sans cesse en mouvement de cette lutte contre le siècle a
quelque chose qui m'effraye et me consterne. J'ai craint de me tromper,
j'ai obtenu de mes parents la permission de voyager avec des dames
missionnaires en tournée; j'ai fait avec elles plusieurs voyages, j'ai
visité une grande partie du centre et du midi de la France. Eh bien,
j'ai vu des intrigues véritables pour faire tomber les établissements
séculiers, pour tuer toute concurrence, pour accaparer et monopoliser le
bénéfice d'un commerce, car cela est devenu un commerce la plupart du
temps. L'état religieux est devenu généralement lui-même un métier pour
vivre, et l'esprit de corps n'est qu'un esprit d'égoïsme un peu moins
étroit, mais beaucoup plus âpre que l'égoïsme individuel.
Ne vous récriez pas, mon ami: je ne sais comment les choses se passent
ailleurs; mais aujourd'hui, en France, je les ai vues telles qu'elles
sont, et elles ne sont point à la gloire de Dieu. J'ai voulu savoir si
c'était seulement la corruption de l'idéal dans certaines communautés.
J'ai été mise dans la confidence de l'esprit de l'ordre, et j'ai vu un
esprit de lucre et de domination poussé et soutenu par un esprit de
conspiration, je ne dirai pas contre tel ou tel gouvernement, mais
contre toute espèce d'institutions ayant la liberté pour base. Je suis à
peu près sûre aujourd'hui qu'il en est ainsi dans la plupart des
établissements religieux des deux sexes, et que cette population de
serviteurs de Dieu, en prenant une extension subite et en disposant de
ressources considérables, s'est donnée à l'esprit mercantile et positif
du siècle. Non, Dieu n'est plus là, et cela devait arriver. L'état de
renoncement est un état sublime qui doit rester exceptionnel, pauvre, et
pour ainsi dire caché. Du moment qu'il s'affiche, qu'il tourne au
prosélytisme calculé et intéressé, du moment qu'il se recrute avec aussi
peu de choix et de scrupule que s'il ne s'agissait pas de servir
d'exemple, du moment qu'il se répand dans toutes les affaires de ce
monde et qu'il se mêle à tous les courants vulgaires de ses intrigues
puériles, il n'est plus le premier, mais le dernier des états, car il
trafique des choses les plus sacrées, la foi et le renoncement.
Je me suis donc éloignée de ces projets, navrée d'abord, et puis peu à
peu rassurée dans ma foi, car rien ne prouve contre Dieu, et les faux
prophètes n'ont point ébranlé l'arche sainte de la vraie croyance; mais
j'ai souffert pour me remettre sur mes pieds. Il y avait eu pour moi
quelque chose de si doux à me sentir vivre dans une atmosphère de vaste
fraternité religieuse avec la foule grossissante des fidèles!
L'association des idées, des sentiments et des actes, c'est vraiment
l'idéal social et divin! J'étais fière alors d'appartenir à l'Église
romaine, à ce catholicisme dont le nom signifie doctrine universelle. Je
voyais se réaliser le rêve de ma foi, l'esprit de Dieu se répandre dans
les masses, les aumônes se formuler en millions, les monastères se
relever sur tous les points de la France, les poétiques chartreuses se
rebâtir avec leurs propres ruines dans les sites sauvages, les paysans
se prosterner naïvement devant les chapelles pittoresques et les croix
bénites, les églises se remplir d'une foule avide de la parole de Dieu,
comme aux plus beaux temps de la foi; je voyais enfin cette grande chose
s'opérer: l'union dans la force de l'amour! Et ces belles sociétés de
secours, cette fraternité puissante, cet appui que le faible était
toujours sûr de trouver en invoquant le nom du Christ, ce sentiment de
confiance qui me poussait dans la vie avec la certitude de pouvoir faire
le bien en donnant tout, ma fortune, mon temps, mon intelligence et ma
vie, à une Église vraiment évangélique, oh! oui, tout cela était bien
beau, et je respirais à pleine poitrine dans mon idéal! J'étais jeune,
j'étais gaie; tout me souriait dans le présent et dans l'avenir. Il n'y
avait aucune ombre en moi, aucun écueil possible dans ma vie. Le ciel
était pur sur ma tête, le monde était lancé irrésistiblement sur la
pente du vrai. Tous mes semblables allaient être heureux et bons. Plus
de détresse, plus d'isolement pour ma pensée! L'Évangile était debout,
et l'humanité chrétienne était une immense chaîne de mains amies,
enlacées les unes aux autres pour s'aider et s'entraîner dans la voie du
beau et du bien!
Rêve d'enfant que j'ai bien-pleuré! Les temps que je croyais venus sont
loin encore! Il n'a manqué qu'une chose à ce grand élan religieux du
siècle, la sincérité! Elle n'y est point; par conséquent, ni foi, ni
charité réelle, ni espérance rassurante dans ce prétendu réveil divin.
Le bien s'y fait mal, avec partialité, avec calcul. On y vend l'aumône,
puisqu'on y achète la prière. On y spécule de l'aisance des familles et
de la sécurité des existences. On y chante les louanges de Dieu sans
penser à Dieu. On s'y permet beaucoup de ce que l'on défend aux autres,
et le mal lui-même y a quelquefois des sanctuaires de refuge et des
licences impunies comme au moyen âge. Ne dites pas que je me trompe, que
j'ai mal vu, mal compris, que je subis de funestes influences. Je n'en
ai subi aucune, je n'ai jamais laissé discuter ma foi, même par mon
grand-père, qui est mon meilleur ami; je ne suis pas un esprit faible,
et je ne m'abandonne pas à l'impression d'un fait isolé. Je n'en signale
aucun en particulier, et ce n'est pas le pays que j'habite qui m'a
fourni des sujets saillants d'observations; c'est un ensemble de choses
qu'on m'a laissé connaître et apprécier, comptant me rallier à l'oeuvre
générale. Je ne me suis pas livrée à cet examen attentif et clairvoyant
des personnes et des choses par curiosité frivole et avec
l'arrière-pensée d'y trouver le prétexte d'une défection. Oh! non, Dieu
m'en est témoin! mon parti était pris, j'avais accepté d'avance toutes
les luttes, et j'allais même jusqu'à la cruauté envers la famille pour
réaliser le voeu de mon coeur. Je voulais être religieuse et je ne
voulais que choisir l'ordre où je me sentirais plus utile à la religion.
Qu'ai-je trouvé? Rien qui parle à ma foi, si ce n'est ce pauvre couvent
de carmélites où je vais encore quelquefois et où je n'irai plus, parce
que j'y ai reconnu, à mon dernier examen, un esprit étroit et sombre, un
ascétisme sans chaleur, un sauvage mépris de l'humanité, une
protestation sincère, mais sauvage et stupide, contre la civilisation et
contre l'avenir de la société[1].