[Note 1: L'auteur n'a pas besoin de dire qu'il ne désigne aucun
couvent particulier, et qu'il ignore s'il y a des carmélites à
Chambéry ou aux environs.]
Ceci n'est pas ce que vous m'avez enseigné, mon ami! Vous m'avez montré
le vaste et riant horizon de la foi sous les couleurs de mon rêve. Ce
rêve s'est évanoui. J'ai dû alors rentrer en moi-même et me demander au
service de quelle cause sainte et féconde mon coeur toujours croyant et
mon esprit toujours logique allaient maintenant se dévouer.
Jusqu'ici, ma vie n'a pas été celle de tout le monde. Il m'a manqué
d'avoir une mère, j'ai à peine connu la mienne, et ma grand'tante ne
pouvait pas la remplacer; il y avait trop de distance d'âge entre nous.
Mon père a toujours vécu loin de moi, mon enfance s'est donc écoulée
dans le monde antique et suranné de Chambéry ou dans l'austère solitude
de ce vieux manoir, en tête-à-tête avec un vieillard excellent et
charmant, mais tout d'une pièce dans ses idées et fort peu disposé à
régler et à développer mes premières aspirations. Point de soeurs, point
de compagnes de mon âge; à Turdy, point de religion; à Chambéry,
beaucoup de pratiques religieuses, aucune dévotion intérieure et sentie.
Hélas! faut-il reconnaître que parmi tant de manières de croire qui se
partagent la religion de notre temps, cette dévotion inoffensive et
tolérante est encore une des moins mauvaises?
Quoi qu'il en soit, j'étais sans religion aucune quand ma tante me fit
envoyer à ce couvent de Paris où j'ai eu le bonheur de vous connaître.
Vous vous souvenez de cette enfant sauvage qui chantait d'une voix de
clairon à la tribune de l'orgue et qui ne se souciait de rien que de
musique, d'étude silencieuse et de récréation bruyante? Vous avez mieux
auguré d'elle que les autres, vous avez dit: «C'est une bonne personne,
elle est tout entière à ce qu'elle fait.» Et vous avez entrepris de
m'instruire dans la religion, en même temps que vous dirigiez mes études
profanes dans le sens le moins étroit possible, au sein d'un couvent de
femmes. On m'a trouvé de la mémoire et de la facilité; vous me trouviez,
vous, du jugement et de l'ordre dans les idées. Vous m'avez beaucoup
gâtée en m'encourageant à me servir de ma logique naturelle pour
comprendre Dieu, et de mon coeur tel qu'il était disposé à l'aimer. Je
vous dois tout le bonheur que mon âme d'enfant pouvait trouver en ce
monde si désert pour moi. Vous m'avez donné le ciel, et vous avez toléré
tous les élans de mon petit esprit, jusqu'à me permettre en souriant de
ne pas croire d'une manière absolue à l'éternelle damnation et à ces
tortures matérielles de l'enfer qui me paraissaient indignes du sens
moral de la foi.
Sur bien d'autres points encore, vous avez élargi pour moi le cercle
étroit d'une certaine orthodoxie farouche; vous m'avez promis que mon
grand-père ne serait pas jugé et perdu sans retour pour n'avoir pas
compris Dieu; vous m'avez autorisée, fût-ce à l'heure suprême de la
mort, à ne pas le tourmenter inutilement pour le faire rentrer dans le
sein de l'Église; vous m'avez défendu de haïr et de mépriser les
dissidents; enfin vous m'avez enseigné une religion d'amour, de grâce et
de bonté qu'il ne me serait plus possible de changer contre une autre,
et pour laquelle je vous bénirai tant que je serai moi-même.
Vos lettres si paternelles et si véritablement évangéliques ont continué
votre ouvrage et maintenu mon coeur dans cet état de béatitude jusqu'à
l'année dernière. De ce moment, il m'a semblé que vous changiez de
sentiment intérieur et que vous me parliez un langage nouveau. Après
avoir ajourné pendant des années le désir que j'éprouvais de renoncer au
monde, vous m'avez poussée à ce parti avec une énergie soudaine. Il
semble que ce vénérable père Onorio, dont vous me parliez avec
enthousiasme, ait modifié, dirai-je dénaturé? votre foi.... Vous ne
pensiez plus que mon salut fût conciliable avec mes devoirs de famille,
et, pendant quelques instants, quelques semaines peut-être, j'ai
travaillé à vous obéir en pesant un peu sur la tendresse de mon
grand-père, et en le dominant par la crainte de me pousser à la révolte.
Mon ami, je me suis vue au seuil du fanatisme, et j'ai eu là quelques
accès d'obstination et de malice d'un enfant gâté. Au moment où je
commençais à me le reprocher, la désillusion s'est faite à l'égard de
l'esprit de la religion de ce temps-ci, et voilà où j'en étais quand
votre arrivée m'a surprise, quand votre lettre m'a bouleversée. Ah! que
cette lettre-là ressemble peu aux anciennes, et comme il m'est difficile
de vous reconnaître à travers ce ton indigné, chagrin et rempli
d'épouvante! Votre style lui-même est changé comme votre accent, comme
votre figure, et je vous ai cru lancé dans ces mystérieuses affaires qui
se résolvent toujours par une récolte d'argent, dont l'emploi n'est pas
toujours vraiment utile et pieux! Mon ami, pardonnez-moi de vous dire
tout cela; mais je ne sais pas feindre. Vous aimiez ma franchise. Il
faut l'aimer encore et répondre à mes objections par des raisons, non
par des menaces; je n'y croirais pas. Souvenez-vous qu'entre Dieu et moi
je n'ai jamais pu apercevoir le diable. Si Dieu veut me châtier, il ne
se servira pas de l'esprit du mal pour me ramener au bien, et, s'il est
pour moi sans merci, s'il veut me confondre et m'anéantir, il
m'abandonnera à moi-même. C'est bien assez de moi pour me torturer, si
ma conscience est coupable; c'est bien assez de l'horreur des ténèbres,
si l'oeil de Dieu n'est plus le flambeau de ma vie.
Pour aujourd'hui, voilà tout ce que j'ai à vous dire. La confidence de
mes sentimens personnels et de mes projets est tout à fait inutile, si
nous ne pouvons plus nous entendre sur le point de départ, la religion.
La mienne n'a pas changé depuis tantôt six ans que vous lisez dans mes
pensées, et je ne vois rien dans le présent que je ne puisse combattre
seule, si je m'y sens en péril sérieux. Soyez sûr que j'y ai songé et
que je n'ai pas été pour rien m'enfermer aux Carmélites.
Lucie.
XI.
MOREALI A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, A TURDY.
Chambéry, le 10 juin.
Oui, j'ai changé, Lucie, j'ai changé complétement d'esprit et de
volonté; ne vous l'avais-je pas écrit? J'étais sorti de la voie du
salut, j'y suis rentré, et il faut que je vous y ramène, il le faut
absolument, ou un remords éternel pèsera sur mon âme en ce monde,
peut-être un éternel châtiment dans l'autre.
Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j'ai à vous dire; vous avez
vu clair, la vraie religion est perdue, personne ne croit plus, chacun
l'interprète à sa manière, il n'y a plus d'orthodoxie. Les catholiques
se sont faits protestants à leur insu, beaucoup se sont faits juifs tout
en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité que ne le
sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne connaît même
plus cette contrainte de l'hypocrisie dont on disait qu'elle était un
hommage rendu à la vertu. Non, en fait d'hypocrites, il n'y a plus que
quelques pauvres pères de famille ou quelques pauvres prêtres qui ont
besoin de la protection du clergé ou qui redoutent sa censure; mais ce
monde imprudent qui encombre les églises, ces femmes dépravées qui
assiégent le confessionnal, ces personnages qui se courbent en ricanant
devant les autels, croyez bien que je les connais mieux que vous, car je
suis un homme pratique, moi, et j'ai beaucoup pratiqué le monde depuis
que nous nous sommes perdus de vue. Vous les flattez en les supposant
hypocrites: ils ne sont même pas cela. Ils sont cyniques, voilà tout;
ils ne croient à rien, ils ne respectent rien. La religion est un
manteau, non pour cacher leurs vices, ils ne se donnent pas tant de
peine, mais pour les couvrir d'une insolente impunité!
Êtes-vous contente, Lucie, et n'ai-je point assez abondé dans votre
sens? A présent, écoutez-moi, et vous verrez si plus que vous je tolère
l'intrigue mondaine, si plus que vous je fais grâce au mensonge.
Vous ne savez peut-être pas mon âge, Lucie. Vous ne vous êtes jamais
demandé probablement si mon visage était plus jeune ou plus vieux que
moi. J'ai cinquante ans, et certaines années de ma vie ont compté
double. Vous m'avez connu mélancolique et pourtant bienveillant. Je
vivais dans un bon milieu, et, quand j'offrais à Dieu les repentirs
profonds de mon âme, je me disais qu'il m'absoudrait de mes péchés en me
donnant l'occasion de souffrir encore plus. Cette occasion est venue:
appelé à Rome, j'ai vu Rome, et j'ai failli perdre la foi!
J'eus là un temps de révolte intérieure et de dégoût profond dont je ne
crus pas devoir vous entretenir, mais qui me força d'ouvrir les yeux sur
la perversité des hommes et le pervertissement de la foi. Je résolus de
me guérir en travaillant activement à guérir les plaies de l'Église.
J'essayai de signaler des abus, d'élargir le cercle des idées, de mettre
d'accord la raison humaine et les dogmes sacrés. Je montrai quelque
talent dans cette entreprise; je croyais être agréable à Dieu et au
saint-siége. Je me sentais des forces pour une lutte généreuse, de
l'habileté pour la discussion. La seule chose certaine, c'est que j'y
portais un zèle naïf, une entière sincérité. Vous ne me trouviez pas
changé; je ne l'étais pas malgré ma blessure; je voyais le mal, je me
croyais de force à le vaincre.
Je fus repris, censuré, réduit au silence, après des encouragements trop
flatteurs. Ceci s'est passé au commencement de l'année dernière. J'ai
vécu quatre mois dans une sorte de désespoir; je ne vous ai écrit que
quand j'ai eu surmonté cette mortelle, cette dernière épreuve. C'est
alors que, retiré dans un couvent de moines où je voulais m'ensevelir
pour toujours, j'ai rencontré ce pauvre capucin qui m'a ranimé par sa
ferveur austère et sublime. Ce qu'il m'a dit et redit cent fois en
modifiant fort peu ses expressions, je peux vous le redire au courant de
la plume, car je le sais par coeur.
«La religion est perdue. Tout est à recommencer. Il faut la
reconstituer sur une base inébranlable, l'orthodoxie. En fait de
religion, il n'y a pas de moyen terme, c'est tout ou rien. La discipline
est devenue un fardeau à l'homme, parce que l'homme a marché dans la
voie des prospérités matérielles et qu'il ne s'est plus soucié des
choses de l'autre vie. La mort de l'âme, c'est ce que les hommes du
siècle appellent le progrès. Ce progrès destructeur est entré partout.
Les églises des pays froids ont adopté les poêles, les tapis, les
fauteuils. On se met à l'aise pour prier Dieu. Les couvents, sans
grandeur et sans poésie, se construisent dans un esprit de matérialisme
qui révolte. On se met en bon air et en belle vue: on a des chambres
aérées, commodes; on se préoccupe de la santé du corps, et nullement de
celle de l'âme. Tous les règlements sont relâchés; on achète toutes les
dispenses possibles, on fait son salut sans qu'il en coûte une goutte de
sueur. La mortification est supprimée. Voilà pour les personnes
consacrées à Dieu. Quant aux gens du monde, on leur permet toutes les
licences de la vie, tous les accommodements de l'esprit. On discute avec
eux, on leur fait des concessions de principes, on laisse leur sentiment
politique se séparer de leur sentiment religieux. On se pique de
tolérance; on dit à chacun: «Croyez ce que vous pourrez, et ce que vous
ne croirez pas, n'en faites pas de bruit; l'absolution couvrira tout.
Dieu est bonne personne: ayez l'intention de ne pas trop pécher, tout
s'arrangera....» Voilà où la douceur et l'indifférence ont conduit
l'Église et le siècle. A l'heure qu'il est, il n'y a peut-être plus cent
véritables catholiques dans le monde.»
Et, comme je lui demandais le remède à ce mal universel, il me répondait
invariablement:
«Relever l'orthodoxie primitive, et s'y soumettre sans appel.»
La première fois que le vieillard me parla ainsi, mon esprit fut
révolté. Je réclamai au nom du passé, du présent et de l'avenir, au nom
des lumières de la science, au nom des progrès de la civilisation, au
nom des droits, des habitudes, des sentiments et des besoins de l'homme.
«Que réclames-tu? s'écria-t-il, enflammé d'une sainte colère; voyons,
formule la première venue de tes réclamations! Je te défie d'en trouver
une qui ne consacre le prétendu droit du bonheur en ce monde. Progrès
des sciences dites exactes et des sciences dites naturelles! exercice de
l'esprit qui veut mesurer l'oeuvre divine, s'en rendre compte et
détruire la notion religieuse par la connaissance des secrets de la
nature! recherche des propriétés des éléments et de toutes les choses
créées pour se rendre maître de toutes les forces de la matière: qu'y
a-t-il au bout de ces travaux énormes? L'industrie, le pain du corps,
pas autre chose. Les sciences abstraites, la métaphysique, l'étude
nouvelle de l'âme et la définition modernisée de la Divinité?...
Blasphème de crétins! Ces sciences-là n'ont pour objet que de se
débarrasser de l'oeil de Dieu; de réduire sa loi à une fatalité sans
cause et sans but, et d'assurer l'impunité à toutes les jouissances de
la vie.--Sciences philosophiques, morale, érudition, recherche d'une
prétendue sagesse?... Mensonges sur mensonges en vue d'un scepticisme
égoïste et d'une paix glacée! Paresse du coeur conquise par le vain
travail de l'esprit!--Les arts, les lettres?... Raffinements puérils et
corrupteurs de l'intelligence amoureuse de plaisirs profanes, vanités et
folies! Rien pour Dieu dans tout cela.
«Regarde la vie du Sauveur, y vois-tu les luttes et les triomphes de
l'orgueil? Écoute sa parole, y sens-tu les subtilités de la science, les
recherches de la discussion, les réticences d'une temporisation
quelconque avec les avantages de la vie terrestre? Ménage-t-il les
goûts et les idées de son temps? Tient-il compte des lumières du siècle?
Enseigne-t-il le moyen d'être riche, tranquille et applaudi? Non! il
pousse à tous les renoncements, il accepte toutes les misères, toutes
les humiliations, et il ouvre la route du martyre. Il subit les derniers
outrages, il se livre au dernier des supplices pour nous montrer que la
vie d'ici-bas n'est rien, et que tout est là-haut. Aussi sa cause
triomphe parce que, n'eût-il pas été Dieu, avec une telle doctrine il ne
pouvait pas se tromper, parce que cette doctrine tient en deux mots sans
réplique: _aimer_ et _souffrir_.
«Quelle belle chose qu'une croyance qui ne discute rien et qui ne se
laisse pas discuter? Que sont tous les savants, tous les théologiens,
tous les docteurs de la terre devant un dogme absolu qui se formule
ainsi? Et regarde ce qu'il y a au fond de ce dogme.... Une idée? Non, un
sentiment. Eh bien, je te le dis, les idées ont fait leur temps, elles
n'ont servi qu'à égarer l'homme. Il faut que le règne du sentiment
revienne, il faut que la foi purifie tout; mais c'est à la condition de
détruire ce bel édifice humain qu'on appelle la civilisation. Il faut
faire des chrétiens nouveaux, des chrétiens primitifs au sein de cette
société corrompue, et pour cela il ne faut plus tergiverser, il ne faut
rien concéder, il faut abattre sans pitié leur orgueil, leur luxe, leur
savoir-faire, leurs palais de l'industrie, leurs chemins de fer, leurs
flottes, leurs armées. Il faut rentrer dans la pauvreté, dans
l'austérité, dans la contemplation, dans le stoïcisme chrétien, et ne
plus se servir de la terre que comme d'un marchepied pour monter à Dieu.
Va, mon fils, ceins tes reins, prends ton bâton et voyage, cherche par
le monde le petit nombre des vrais fidèles et porte-leur la vraie
parole. Dégage-les de tous les liens du siècle et de la famille, qui
sont des liens de chair et de sang. Dis-leur que tout ce qui n'est pas
à Dieu est au diable, et qu'il n'y a pas de degrés dans le bien et dans
le mal. Il n'y a point de joies permises en dehors des joies
spirituelles. Il faut reconstituer l'oeuvre des apôtres, et, si tu peux
en réunir seulement douze aussi forts dans la foi que tu le seras
toi-même, tu auras plus fait pour la religion que tous les conciles
n'ont su faire depuis la mission de Jésus. Tu seras plus agréable au
Seigneur que tous ces bavards d'évêques avec leur rhétorique de
mandements, et tous ces présomptueux journalistes qui s'intitulent les
défenseurs du saint-siége. Laisse tomber ce qui est vermoulu, et que le
siége temporel lui-même soit réduit en poudre: qu'importe, si la voix du
salut tonne du haut de la chaire spirituelle de saint Pierre? Que les
empires s'écroulent les uns sur les autres, et que les nations
s'entr'égorgent pour des questions de commerce! ne t'inquiète pas de
cela; c'est la colère de Dieu qui passe. Sois de ceux qui ne peuvent la
craindre parce qu'ils sont sans péché, et, si un déluge nouveau détruit
la race rebelle, sois dans l'arche qui sauve le petit nombre des élus!
Je me moque bien de votre nouvelle idole, de cette bête de l'Apocalypse
que vous appelez l'humanité, c'est-à-dire la race humaine corrompue et
vouée au culte de la matière! Jésus est venu pour la racheter, et elle
s'est de nouveau vendue à Satan. Que Dieu l'abandonne, puisqu'elle a
abandonné Dieu. Que la lèpre de son péché la dévore ou que le Très-Haut
déchaîne sur elle les cataclysmes et tous les fléaux de la colère. Là où
il n'y a plus de croyants, il n'y a plus d'hommes véritables, et je n'ai
pas plus de tendresse ou de pitié pour eux que pour des loups dévorants.
«Va donc et cherche à rassembler quelques brebis sans tache, afin que
l'humanité spirituelle, résumée par ce petit groupe, soit comme un
Christ nouveau qui pousse un cri de délivrance vers le ciel.»
J'ai repoussé d'abord cette doctrine sublime qui me paraissait sauvage,
et je me suis mis à chercher dans la religion un corps de doctrines qui
pût, en deux mots aussi nets que les deux mots du père Onorio, résumer
une vérité opposée à la sienne.
Je me suis livré à une suite de travaux ardus, j'ai relu tous les
théologiens, j'ai analysé toutes les décisions des conciles, j'ai
cherché la source de toutes les croyances discutées, j'ai refait mes
classes canoniques pour ainsi dire d'un bout à l'autre. Hélas! au bout
de cet immense travail, je n'ai trouvé que le doute, et la lettre même
de l'Évangile, tiraillée par tant d'interprétations contraires, ne m'est
plus apparue que comme une faible lueur vacillante au fond des ombres du
sanctuaire. Le doute! horrible supplice, comparable à celui de l'enfer
pour une âme nourrie dans la foi! Ah! Lucie, j'ai fait mon purgatoire en
ce monde, et, un jour, pâle, épuisé de corps et d'esprit, plus semblable
à un spectre qu'à moi-même, je suis tombé aux pieds du vieux moine en
lui disant:
«Fais de moi ce que tu voudras, pourvu que tu me rendes la faculté de
croire.»
Et lui, souriant de ma faiblesse, m'a répondu:
«Te voilà donc enfin rendu! Tu as bu le vin de l'orgueil jusqu'à la lie
dans la coupe de la science. Te voilà érudit, te voilà armé de toutes
pièces pour n'importe quelle thèse de pédants. Tu peux répondre à toutes
les questions par des milliers de textes différents et montrer aux plus
forts que tu sais tout le pour et tout le contre entassés par des
siècles de bavardage frivole! Aussi te voilà fatigué, brisé, et ne
croyant plus à rien! Il te fallait en venir là, et à présent il n'y a
plus à choisir hors de ces deux termes: accepter toutes les
contradictions des doctrines pour nier Dieu, ou les repousser toutes
pour le posséder. Eh bien, choisis; n'es-tu pas libre?»
J'ai choisi, j'ai sacrifié toute ma vaine science, j'ai résolûment
oublié tout l'ergotage de discussion amoncelé dans ma mémoire. J'ai
cherché l'esprit de l'Évangile sans plus me soucier des passages obscurs
ou altérés qui ont jeté les esprits dans de si ardentes discussions.
J'ai réduit à néant les plus grandes autorités dès qu'elles m'ont paru
dépasser le programme concis du Sauveur. J'ai reconnu qu'il était
absolument inutile de comprendre ce qui était profondément senti. J'ai
dégagé le véritable sentiment du Christ de toute la scolastique
religieuse des siècles postérieurs; j'ai trouvé au sein de ce cercle de
plus en plus rétréci le diamant que le père Onorio me montrait au fond
du puits de vérité. Recherche de la perfection, divorce absolu avec
toutes les satisfactions charnelles, hymen absolu avec la vie
spirituelle. Dieu avant tout, avant le progrès, avant la civilisation,
avant la famille, avant les plus saintes affections humaines s'il le
faut!... Je n'ai pas été aussi loin que le père Onorio dans la haine de
la société. Là est peut-être l'excès de son enthousiasme. Je ne suis pas
un homme de destruction et de colère; je n'ai pas abjuré les tendresses
du coeur. Je ne crois pas qu'il en ferait si bon marché, lui, s'il les
eût connues. Je ne repousse pas les beaux-arts, qui sont la poésie de
l'Église. Je ne considère pas la civilisation comme un mal absolu, ni la
perte de la foi comme un fait accompli. Je vois le remède, et c'est lui,
c'est ce moine si simple, qui me l'a fait trouver. Il ne faut plus tant
s'embarrasser de faire un grand nombre de prosélytes vulgaires que de
relever, d'épurer et de résumer la foi dans un petit nombre d'élus. Il y
a beaucoup de gens qui pratiquent, il y en a peu qui croient, et l'on
doit reconnaître que dans ce siècle de discussion la foi n'est possible
qu'aux grandes volontés et aux dévouements opiniâtres. Soyons de
ceux-là, Lucie, soyons des saints! Aspirons à monter sur les hauteurs,
abandonnons la lutte avec le monde, prêchons-le d'exemple; mais pour
cela sacrifions tout, ne nous réservons rien. Soyons à Jésus-Christ
corps et âme, créons-lui des sanctuaires qui ne recevront pas le mot
d'ordre des intérêts ou des passions. Adorons-le en esprit et en vérité
dans la région de renoncements suprêmes!...
Hélas! voilà ce que je me disais en venant ici. J'espérais vous trouver
encore disposée à me comprendre et à profiter de ce que ma foi avait
acquis de lumière et d'humilité, de force et de douceur dans le commerce
d'un saint.... Mais vous voilà enivrée d'un rêve funeste, l'amour d'un
homme!... O Lucie, il semblait pourtant que nous dussions nous
rencontrer à cette pénible étape de certaines désillusions! A mon insu,
et vous à l'insu de ce qui se passait en moi, vous étiez arrivée au
doute. C'était le moment de nous sauver ensemble par un grand acte de
foi; car, moi aussi, j'aurais fondé dans ces montagnes un sanctuaire
sans tache. Ma fortune personnelle, qui s'est accrue d'un héritage assez
considérable, m'eût permis de n'avoir pas recours à ces pressurages
d'argent dont vous m'avez cru occupé, et pour lesquels j'ai fait
toujours preuve d'incapacité notoire. J'aurais obtenu que le père Onorio
vînt y donner l'exemple des grandes vertus, et j'aurais enseveli là, non
loin de vous, ma vie obscure et immolée. Vous ne le voulez pas? Ce rêve
sublime de votre vie s'est dissipé sous le souffle d'une passion
vulgaire! Votre coeur est fermé à Dieu, ma voix n'arrive plus à votre
oreille! Est-ce possible? Faut-il que j'y croie?
Ne me répondez pas avec précipitation. Relisez les paroles du père
Onorio, relisez ma confession, qui est aussi la vôtre; car vous avez
cherché dans les faits la lumière que j'ai cherchée dans les livres, et
dans quelques jours, dans plusieurs jours s'il le faut, vous
prononcerez. Jusque-là, je vous verrai, mais devant votre famille, et
sans chercher à hâter vos résolutions.
Votre ami M.
XII.
ÉMILE A M. LEMONTIER, A PARIS.
Aix, 12 juin 1861.
J'ai fait aujourd'hui connaissance avec un homme assez remarquable dont
je ne sais pas le nom. J'étais allé faire mon pèlerinage aux Charmettes
et j'étais monté ensuite, par le chemin aimé de Jean-Jacques, sur la
hauteur d'où l'on domine Chambéry. Cette petite ville aux toits noirs
lamés d'argent est charmante à l'extérieur. Ses vieux édifices et son
cadre de montagnes hardiment dessinées en font une des villes les plus
pittoresques que j'aie vues. Ce n'est pas l'importance et la fierté du
Puy en Velay, qui a des montagnes pour monuments décoratifs et pour
cadre un immense bassin semé de monuments naturels analogues. Chambéry
n'est pas le centre, mais le détail d'un pays moins ouvert et plus
détaillé lui-même. Ce n'est pas ce grand tableau que l'oeil embrasse
tout entier, c'est un pays de retraites profondes et d'éblouissements
imprévus. Les rochers n'ont pas, comme dans les régions à cratères,
l'aspect d'effrayante régularité propre aux vomissements volcaniques.
Ici les lourds craquements du calcaire ont varié la proportion et
l'inclinaison des accidents au point qu'on ne saurait dire ce qu'il
faut appeler plaine ou vallée. Les hautes montagnes ne sont pas des pics
isolés ou distincts, mais de puissantes masses groupées et liées
ensemble par des terrains parfaitement praticables. Le Nivolet porte sur
son flanc des contrées entières, villages, chemins, cultures, toute une
population agricole qui peut vivre et circuler comme l'habitant des
plaines, et qui pourtant repose sur une corniche de rochers à pic
très-élevée au-dessus du niveau du lac. Un second étage de calcaire
blanc dénudé porte une seconde région plus froide et plus verte, fertile
encore et habitée, mais moins riche en céréales et moins bien plantée.
Une troisième et une quatrième terrasse offrent encore de vastes espaces
végétables où les chalets disséminés se perdent dans les nuages et où
l'oeil attentif distingue les troupeaux errants. Un dernier couronnement
plus rétréci et plus abrupt porte des dentelures d'une blancheur mate
qu'à travers les brumes on pourrait prendre pour de la neige, si à
l'horizon opposé ne se dressaient les véritables grandes neiges
éternelles d'une blancheur irisée qui ne se peut comparer à rien, mais
dont le splendide aspect est navrant, tandis que les montagnes de
Chambéry sont riches et riantes malgré leur construction en gradins qui
se ressemblent par le plan général. Cette monotonie n'est qu'apparente.
Dès qu'on étudie ces beaux accidents fièrement ou mollement ondulés, ils
reprennent la réalité de leur variété charmante ou sublime, et la
découpure de ces masses inclinées devient le domaine de l'imagination en
même temps que le plaisir de la vue. On aime à chercher par quels
chemins invisibles, par quels sentiers mystérieux des contrées
superposées à de si grandes hauteurs peuvent communiquer entre elles, et
puis, après en avoir interrogé toutes les formes, on choisit une de ces
oasis, on se persuade qu'elle est, comme elle le paraît, inaccessible
de toutes parts, que ses chemins sinueux dessinés sur la verdure ne
peuvent servir qu'à ses habitants, que le monde finit pour eux à la
brusque coupure du rocher au-dessus et au-dessous de leur petit monde,
et c'est là que, dans je ne sais quel rêve de détachement triste et
délicieux, on voudrait aller enfermer sa vie avec les objets de son
affection.
Je quittai la route et je montai à travers les blés sur le plateau qui
domine Chambéry. J'étais là moi-même sur une de ces vastes régions
cultivées qui forment le premier plan des grands massifs au delà
desquels le mont Grenier montre sa silhouette imposante. Je gagnai le
bord de la corniche qui limitait ma promenade. Le terrain
s'amaigrissait, le roc perçait sous les pieds, et vers le sud les
montagnes vertes et déchirées prenaient un caractère pastoral à la fois
doux et triste. Je me retournai vers le nord, je revis le lac et je
distinguai le manoir de Turdy. Je restai là, absorbé par ce sentiment
immense de l'amour qui remplit la nature entière d'une aspiration
infinie. Une ombre qui se dessina près de moi m'arracha à ma rêverie. Je
me retournai, je vis un homme qu'il me semble avoir déjà vu, mais je ne
saurais dire où et quand. Peut-être ressemble-t-il à quelqu'un dont je
ne peux pas retrouver le souvenir distinct. C'est un personnage de mise
et de physionomie sérieuses, entre quarante et cinquante ans, une belle
figure pâle, intelligente et fatiguée, l'accent légèrement étranger, la
voix sonore. Il me demandait avec beaucoup de politesse le nom des
principales montagnes et la distance du point où nous étions. Je le
renseignai assez mal, m'excusant sur ma qualité d'étranger au pays;
mais, comme sa figure et ses manières me disposaient favorablement, je
ne mis pas dans mes réponses cette brièveté qui rompt la conversation.
Il me demanda si j'avais vu la cascade de Jacob, où il avait
l'intention de se rendre, et m'offrit de m'y conduire dans un char qu'il
avait laissé près des Charmettes. J'acceptai. Nous fîmes donc cette
promenade ensemble. Tu vois--et je ne saurais dire comment--que la
connaissance était déjà faite.
Je veux essayer de résumer l'entretien qu'à travers quelques déviations
inévitables nous avons eu en voiture, parce que cet entretien m'a laissé
en proie à beaucoup de réflexions personnelles auxquelles j'ai besoin
que ta réflexion assiste.
Tout a roulé sur l'amour, et cela est venu naturellement à propos de
Jean-Jacques et de madame de Warens; puis nos idées se sont éloignées,
détachées même tout à fait de ces deux types pour se généraliser à peu
près ainsi:
Lui.--Vous faites à l'amour, je le vois bien, une part immense
dans la vie humaine. Prenez garde de vous tromper et d'en juger avec
l'effervescence de votre âge. L'amour n'est qu'un acte, peut-être
seulement un court prologue, dans l'existence d'un homme sérieux.
Moi.--Vous me paraissez un homme très-sérieux. Pourriez-vous,
pour l'instruction du très-jeune homme à qui vous faites l'honneur de
parler, répondre à une question directe et personnelle?
Lui.--Voyons la question.
Moi.--Avez-vous aimé?
Lui.--Ma réponse ne vous apprendrait rien, car je n'entends pas
l'amour comme vous, et mon expérience ne suppléerait pas à celle qui
vous manque. Ne nous égarons pas dans les faits personnels, toujours
variés et changeants. Tenons-nous dans la haute région des principes.
L'amour doit-il être pour une âme élevée une question de vie ou de
mort, comme jusqu'ici il m'a semblé que vous vouliez l'entendre?
Moi.--Je dis oui, et vous dites non?
Lui.--Certes, je dis non! Notre âme est l'abstraction que nos
organes manifestent et doivent humblement servir. Cette abstraction vit
elle-même d'abstractions supérieures; elle les cherche, elle y aspire,
elle les contemple et s'en empare. C'est d'elles qu'elle reçoit sa
nourriture intellectuelle, c'est par elles qu'elle se forme, se
développe et arrive à exister dans sa plénitude. Le culte de ces
abstractions devient son besoin, sa vie, sa passion, son mérite et sa
fin. M'accordez-vous cela?
Moi.--Parfaitement, si nous nous entendons sur le mot
abstraction.
Lui.--Disons des idées, des vertus, des croyances, si vous
l'aimez mieux.
Moi.--Disons la foi, si vous voulez.... C'est le résumé de
toutes les conceptions de l'esprit, et c'est à elle que toutes les
nobles aspirations se rapportent.
Lui.--La foi en Dieu?
Moi.--Vous paraissez surpris de me voir invoquer Dieu dans une
discussion de ce genre?
Lui.--Si je suis surpris, je le suis agréablement. Eh bien, si
vous croyez en Dieu..., et c'est là ce que je n'eusse pas osé vous
demander, dites-moi si vous pouvez placer au nombre des abstractions qui
se rapportent à lui, et qui développent son culte dans nos âmes, l'amour
qu'une créature humaine vous inspire. Je comprends la charité, la
justice, la générosité, la science des choses sacrées, le renoncement
aux choses vaines, le travail, l'humilité, le sacrifice: tout cela mène
au seul but sérieux de la vie, plaire à Dieu; mais je ne comprends pas
les désirs charnels élevés par l'imagination à l'état d'enthousiasme et
de délire, se présentant devant Dieu comme des mérites dont il puisse
nous tenir compte.
Moi.--Permettez, vous me conduisez là d'emblée dans les régions
de l'idéalisme chrétien. Je consens à vous y suivre et à ne pas me
croire indigne de vous comprendre; mais je vais pourtant vous choquer en
vous disant que devant Dieu, qui m'a fait homme, mon premier devoir est
d'être homme. Mon but principal, mon but unique, exclusif, si vous
voulez, doit être de lui plaire? Soit! J'accepte l'idéal le plus sublime
qu'il vous plaira de m'indiquer, et je trouve même une joie immense dans
cet élan imprimé à mon âme. Je ne vous demande donc pas grâce pour la
faiblesse humaine, je n'invoque pas la misère de ma condition. J'aurai
l'ardente ambition que vous me suscitez, de pouvoir _plaire_ comme vous
dites, moi atome, à l'esprit qui règle les destins de l'infini. Eh bien,
monsieur, je vous jure que je crois lui obéir de la manière la plus
intelligente et la plus sainte en aimant de toutes les puissances de mon
être la femme qu'il me donnera pour associée dans la tâche sacrée de
mettre des enfants au monde.
Lui (après un assez long silence).--Si vous aimez cette femme
de toutes les puissances de votre être, que restera-t-il à Dieu?
Moi.--Tout! Ces mêmes puissances, renouvelées, ravivées et
centuplées par l'amour, remonteront vers Dieu comme la flamme de l'autel
allumée par lui. L'amour est miracle, il n'épuise que ceux qui en font
deux parts, une pour l'âme qu'ils n'ont pas, l'autre pour les sens
qu'ils croient avoir, et qu'ils n'ont pas davantage probablement, car le
rôle des sens chez les animaux est plutôt rage, souffrance par
conséquent, que jouissance, c'est-à-dire bonheur. Le mot _plaisir_ est
ici un non-sens. Je ne crois pas qu'il y ait plaisir où il n'y a pas
joie, à moins que vous n'assimiliez l'amour à tous les autres appétits
matériels. Et pourtant ces appétits, l'homme, toujours avide de
raffinements, les aiguise avec recherche. Il épure et assaisonne la
nourriture de son corps. Il met son sommeil à l'abri du froid, du chaud
ou du trouble; ses yeux se détournent de ce qui les choque, et ainsi de
toutes les fonctions de son existence. Quoi! l'amour seul resterait
brutal, et la plus divine, la plus providentielle de nos aspirations ne
serait pas ennoblie par l'effort de notre raison et les ivresses de
notre pensée! Non, je n'admets pas, je n'admettrai jamais ce partage de
l'esprit et de la matière dans un acte de la vie où Dieu intervient si
miraculeusement. De tout ce dont l'homme a abusé, c'est certainement
l'amour qu'il a le plus perverti et méconnu, puisqu'il en a fait la
source de tous les maux et de tous les délires, et ceci, permettez-moi
de vous le dire, est l'oeuvre funeste du christianisme mal entendu.
Lui.--Le christianisme ne condamne que l'excès des passions; il
les autorise et les vivifie dans ce qu'elles ont de légitime et de
respectable. Tel est son esprit et sa lettre même. Ce n'est donc trahir
ni la lettre ni l'esprit que d'imposer une barrière à ces trop brûlantes
aspirations des sens qui essayent de se donner le change en s'offrant à
Dieu comme divines. Rien de ce qui n'est pas Dieu seul n'est divin dans
l'homme, et vous ne pouvez lui offrir comme un encens digne de lui
aucune des satisfactions de votre être matériel.
Moi.--Alors vous tranchez résolûment dès cette vie le lien qui
unit l'âme à la vitalité? Vous n'admettez que des passions spirituelles,
et, comme vous ne pouvez aimer l'âme de la femme sans aimer aussi son
corps, vous la repoussez de votre coeur, vous la proscrivez corps et âme
du sanctuaire de vos affections?
Lui.--Je n'agis point ainsi. Je ne me suis pas habitué comme
vous à révérer cette indissolubilité prétendue de l'esprit et de la
matière. Ma pensée sépare facilement ces deux termes que vous confondez
sous le nom d'_être_. Je puis aimer l'âme d'une femme et mépriser ce que
vous appelez la femme dans votre langue philosophique ou physiologique.
Il peut convenir à mon âge, à ma situation, à mes principes ou à mes
instincts sérieux, de vivre sans femme, et pourtant de consacrer une
partie de ma vie au bonheur et à l'honneur d'une femme. Vous voyez que
je ne bannis les femmes ni du sanctuaire de mes affections ni du domaine
de mon respect.
Moi.--Vous faites ici la peinture de l'amitié; mais vous
proscrivez l'amour, je le répète. L'amour est un, et toute union veut
l'unité.
Lui.--Je vois bien que je ne me trompais pas sur le compte de
cet amour que vous exaltez si haut. Il n'est que le résultat des
tempêtes de votre jeunesse. J'ignore si vous êtes marié; mais j'ose dire
que votre compagne présente ou future cessera de vous inspirer l'amour,
si la maladie, quelque infirmité, une vieillesse prématurée vient à
briser le lien matériel de votre union.
Moi.--Je vous jure qu'il n'en sera pas ainsi. Ce lien matériel,
à l'état de souvenir ou d'espérance, n'aura rien perdu de sa force et de
sa dignité. Et si de tels accidents doivent traverser la jeunesse de
deux époux, bien leur aura pris de n'avoir pas marchandé le prix de leur
tendresse devant Dieu. Cet enthousiasme mutuel, que vous assimilez à une
sorte d'idolâtrie, sera leur consolation et leur dédommagement. Dieu
bénira cette tendresse en la rendant tout à fait pure, comme vous
l'entendez, et le bonheur qu'il eût refusé à un divorce volontaire entre
le corps et l'âme, il l'accordera encore à l'âme qui accepte et poursuit
sa mission.
Nous fûmes interrompus par le bruit de la cascade. Mon inconnu m'avait
écouté avec un fréquent sourire d'incrédulité bienveillante. Je le
laissai à la chute qui est au-dessus du chemin, et je descendis sous le
pont pour voir la seconde chute. Je craignais d'avoir montré une
obstination indiscrète, et j'étais même un peu confus d'avoir exprimé
les ardeurs de mon âme à un passant qui m'avait pour ainsi dire ramassé
sur son chemin. Je me demandais par quelle bizarrerie du hasard je
m'étais senti entraîné à parler avec tant de feu de mes préoccupations
personnelles. Je résolus de le quitter sans lui dire qui j'étais et sans
lui demander qui il était lui-même. Cela me parut une réparation
mutuelle de notre abandon mutuel trop soudain et à coup sûr irréfléchi.
Je remontai donc vers lui pour prendre congé. Je le trouvai si absorbé,
que je dus attendre qu'il fût sorti de sa rêverie; mais, tout en
regardant les grandes valérianes sauvages qui poussent dans ces rochers,
je ne pus me défendre de l'examiner à la dérobée. Je trouvai à son
profil énergique une expression de tristesse, je dirai même de douleur
qui m'intéressa. Cet homme est malheureux; notre conversation avait
ravivé quelque plaie incurable d'un coeur brisé ou tourmenté. La
noblesse de son attitude me frappa aussi. Rien en lui n'est d'un homme
ordinaire, et je sentis une grande curiosité de savoir avec quel éminent
personnage je venais de discuter si hardiment et si chaudement. Je
l'aurais su peut-être en questionnant le cocher de sa voiture de louage,
je ne voulus pas commettre cette indiscrétion. Je m'éloignai de lui, qui
paraissait m'avoir complétement oublié, mais sans le perdre de vue. Il
me fallait bien le saluer et le remercier en le quittant. Il avait les
yeux fixés sur la petite cascade, et semblait suivre par la pensée la
fuite rapide de ses remous. Qui sait si, comme Rousseau lançant jadis,
en ce même lieu peut-être, des pierres à un arbre pour connaître son
sort dans l'autre vie, ce chrétien austère et fourvoyé ne demandait pas
aux feuilles et aux brins d'herbe emportés par le courant le mystère de
sa destinée?
Enfin il se leva, me vit à quelque distance, et vint à moi pour m'offrir
de me reconduire à Chambéry. Je refusai, et je crus voir qu'il me savait
gré de le laisser seul. Je le saluai avec déférence, et il leva
entièrement son chapeau de paille pour me rendre mon adieu. La beauté de
son front très-découvert, luisant au soleil, me causa un tressaillement
que je ne m'explique pas....
Je viens d'interrompre ma lettre en proie à une émotion inconcevable. En
t'écrivant, en te racontant ce fait dont l'importance m'a saisi par le
souvenir, j'ai retrouvé dans ma mémoire la figure de cet inconnu. C'est
celui qui était dans la voiture de mademoiselle de Turdy quand Lucie est
sortie de la chapelle des carmélites le jour où j'ai eu tant de chagrin,
de colère et de jalousie. Ce jour-là, je suis rentré à Aix avec la
fièvre, et la fièvre avait troublé l'image de cet homme dans mon cerveau
au point que ce matin, durant deux heures de conversation avec lui, je
ne l'ai pas reconnu! Mais c'est bien lui! Et son accent italien.... Mais
quoi! ceci est un rêve de mon imagination malade. L'homme du lac, je
n'ai pas pu voir ses traits, et l'homme de la voiture, je n'ai pas
entendu sa voix. Pourquoi cette obstination à me persuader que c'est le
même homme? Et ce que je me persuade à présent, que l'homme de la
cascade est encore le même, a-t-il plus de consistance? Mon père, tu
m'as défendu d'être jaloux, tu m'as dit que c'était un outrage envers la
personne aimée; je n'avais donc pas reparlé à Lucie de cet inconnu...
et... je ne veux pas croire que, s'il y avait entre elle et lui quelque
relation qui pût m'intéresser, elle ne me l'eût pas dit d'elle-même.
Elle ne m'a rien dit, il n'y a rien, n'est-ce pas? Je suis fou: c'est
ce qu'il ne faut point! Je t'embrasse et je vais tâcher de dormir
tranquille; mais pourtant quel rapport singulier entre les idées de cet
homme et celles que Lucie a exprimées un jour devant moi! Elle me
demandait si l'on pouvait aimer Dieu de toute son âme en même temps
qu'un objet terrestre.... Oui, Lucie était dans ces idées-là, dans ces
idées que je sens fausses, cruelles pour l'humanité, antireligieuses par
conséquent; mais les croyances de Lucie ont dû se modifier, puisqu'elle
me témoigne une affection si vraie, puisqu'elle me laisse tout espérer!
Il me tarde d'être à demain; je veux la voir, je veux qu'elle
s'explique.... Je ne suis pas jaloux, mais....
Mais pourquoi ne le serais-je pas? Non, mon père, cette jalousie ne
l'outrage pas. Je sais très-bien que Lucie est pure comme le soleil, et
ce n'est pas sa conduite que je soupçonnerai jamais; car, le jour où
cela pourrait m'arriver, je sens que je ne l'aimerais plus. Ce qu'il
m'est bien permis d'envier, c'est sa confiance entière;--de redouter,
c'est l'influence qu'un autre esprit que le mien pourrait avoir sur son
esprit. Hélas! jusqu'ici cette influence étrangère à moi et contraire à
celle que je prétends exercer, elle l'a reçue de toutes parts, et je
suis un intrus dans le sanctuaire de sa pensée.... Pourquoi donc
croirait-elle en moi? Pourquoi m'aimerait-elle? Mais elle m'a dit de
revenir souvent, elle a chanté pour moi, elle m'a serré la main comme à
un frère.... Non, Lucie ne se joue pas de moi....
Et puis cet homme que je crains; cet homme dont ma jalousie se fait un
ennemi, qui sait si je l'ai bien compris? qui sait si, différent de moi
par la pensée et les instincts, il ne m'est pas supérieur par le coeur
ou par la vertu? Tu m'as dit à Lyon un mot que je me rappelle: «Que
l'habit ne t'empêche pas d'étudier et d'apprécier l'homme qu'il
couvre!» Et cet homme, je dois reconnaître qu'il n'a rien de vulgaire et
qu'il m'a été sympathique aujourd'hui en dépit de tout.
Émile.
XIII.
M. LEMONTIER A HENRI VALMARE, A AIX EN SAVOIE.
Paris, le 10 juin 1861.
Mon cher enfant, je te remercie de m'écrire et de me parler de mon
Émile. Gâte ton vieux ami. Écris-moi souvent. Dis-moi tout ce que tu
penses de lui, d'_elle_, et de moi-même. Gronde-moi aussi, mon grand
sceptique, accuse-moi d'imprudence. Je ne me corrigerai pas; mais je te
corrigerai peut-être de la manie du doute: qui sait?
Oui, Émile souffre et souffrira peut-être en pure perte pour son amour,
comme tu le crains; mais ce qui sera perdu pour son bonheur ne le sera
pas pour son _salut_, comme disent les catholiques. Acceptons le mot:
sauver l'intelligence et le coeur à travers les épreuves de cette vie
n'est pas une si petite affaire qu'il faille la sacrifier au repos et à
la prudence. Émile doit lutter, il le veut, il m'a persuadé. J'ai senti
en lui une force que je voyais éclore et qui cherchait l'occasion de
s'exercer. Or, nous sommes en ce monde pour y chercher courageusement le
beau et vrai bonheur. C'est une conquête qui veut d'héroïques soldats;
mais on est soldat, et c'est pour être blessé!
Tu es soldat aussi, et brave soldat, mon cher Henri, car voilà que, par
scrupule de coeur, tu m'offres de renoncer à Élise, que sa mère
t'accorde. J'aime ce mouvement généreux, et je t'en remercie en t'aimant
davantage; mais je te rends ta liberté que tu m'offres. C'est la
sérieuse Lucie que nous aimons; aime la charmante Élise, et rends-la
heureuse.
Tu as la discrétion de ne pas me reparler de ton essai littéraire, et,
moi qui l'ai gardé avec soin dans mon tiroir, je l'ai lu avec attention.
Je vais l'_abîmer_, je t'en avertis, et pourtant j'en apprécie les
qualités, qui sont nombreuses. Tu m'as pris pour arbitre, et je te
réponds:--Oui, tu seras, tu es déjà un homme de lettres. Tu as la forme,
tu sais écrire. Est-ce assez? Je ne crois pas. Tu as de quoi vivre,
écris pour toi seul et pour moi, si tu veux, pendant dix ans. Du talent,
tu en as; mais qui n'en a pas aujourd'hui? Tous les jeunes Français
savent faire un livre, comme tous les jeunes Italiens savent chanter un
air, comme tous les jeunes Allemands du temps de Werther savaient jouer
de la flûte. Ah! cette flûte allemande, je la regrette bien! Elle était
si candide!
Vos jeunes livres le sont moins, enfants terribles qui ne croyez à
rien!... Si vous aviez au moins le parti pris de nier quelque chose!
Nier, c'est croire à un contraire; mais vous n'opposez rien à la
croyance des vieux. Alors vous écrivez pour écrire n'importe quoi, comme
on est avocat pour plaider n'importe quelle cause. Il est pourtant
facile, quand on a le talent que vous avez presque tous, de le mettre au
service d'une idée fausse ou vraie; mais vous arrivez dans l'arène avec
un secret dédain pour le lecteur: il est, selon vous, frivole ou
sceptique, vous craindriez de lui paraître pédants. A quoi bon se faire
un fonds de croyance ou tout au moins de notions sérieuses pour un
public qui ne veut pas être instruit?
Grande erreur! Le public ingrat ou équitable est toujours plus sérieux
que vous ne pensez. Il est moins sensible à la phrase et au style qu'à
la révélation d'une conscience quelconque. Ton essai a les qualités et
les défauts de ton temps et de ton milieu. Avant tout, il est _poseur_,
et, toi qui fais avec tant d'esprit la guerre à ce travers, tu en es
pénétré de la tête aux pieds.
La grande _pose_ du moment, c'est d'avoir du style et de l'esprit, du
goût et de l'originalité à propos de tout. Il y a trente ans, on
_posait_ l'homme rassasié et dégoûté de tout, désespéré par conséquent.
C'était faux la plupart du temps, mais c'était logique: si tout est
fini, finissons nous-mêmes. Aujourd'hui, on dédaigne et on insulte tout
ce qui fait la vie sérieuse et significative, on s'avoue impuissant à le
comprendre et à le goûter, et on rit! Il n'y a pas de quoi, je t'assure!
Ce qui me déplaît dans cette gaieté, c'est qu'elle n'est pas gaie, elle
est aigre et froide; elle cherche à blesser, et pourtant elle ne tient
pas à blesser, puisqu'elle ne tient à rien. Voltaire, méchant parfois,
brutal même et cynique, fit aimer sa moquerie, parce qu'elle montrait
une ardeur de lutte qui était une croyance, une volonté, une véritable
mission philosophique. Aujourd'hui, on combat des personnes et point des
idées, des ridicules et point des actes. On joue au méchant, et l'on est
inoffensif. On s'évertue à être amusant: on est triste.
Ton livre n'est pas jeune: où trouver aujourd'hui un livre jeune sorti
d'une jeune plume? J'en cherche, j'en attends un chaque matin, je n'en
vois pas naître. De la critique, toujours de la critique! Les romans
mêmes sont la satire de la vie. Il me semblait que le blâme du temps
présent était notre affliction classique, notre maladie fatale, à nous
autres vieillards. Point! nous sommes les naïfs, les don Quichotte, et
vous êtes les Cassandre de la comédie humaine.
Quel dommage pourtant! Il y a des choses excellentes dans ton petit
livre, des pages de style à encadrer, des finesses de sentiment
ravissantes, des originalités d'esprit vraiment drôles. Et tout cela
perdu dans la prétention de n'être pas toi-même, dans un désordre
d'impressions qui se contredisent et qui ne semblent pas appartenir au
même homme, mais à l'homme que tu veux être et que tu ne connais même
pas, car tu n'es pas sûr qu'il soit bon ou mauvais. Je le cherche, ce
monsieur que tu cherches aussi, je le trouve dans beaucoup de jeunes
messieurs qui écrivent; mais je ne le connais pas pour cela, je ne le
vois pas. C'est un dandy qui a des airs profonds et des airs évaporés;
il cherche les allures du gentilhomme, il regrette le temps des Lauzun,
il aspire au puissant libertinage du dernier siècle, il ne trouve pas
dans celui-ci assez de femmes galantes pour assouvir les passions qu'il
n'a pas. Il a des idées de luxure avec des moeurs timides ou prudentes,
car l'homme du jour est très-positif. Il est philosophe, et par moment
Voltaire est son dieu. Généralement, il méprise Rousseau, qui vivait si
mesquinement et qui avait des amertumes de cuistre; mais tout d'un coup
ce dandy littéraire, qui, en choisissant un pseudonyme, se donne la
satisfaction d'y joindre un _de_, passe dans un autre compartiment de sa
fantaisie: il vient de lire quelques pages de théologie, et le voilà
ascétique. Pourquoi pas? Il a du talent, et il faut que le talent
s'exerce à tout exprimer, car il se flatte de tout comprendre. Vite, une
belle tirade sur le désert, et de grandes cascades de phrases sur la
poésie des chartreuses, sur les extases des saints! Tout à l'heure nous
serons féroce avec les forts châtelains du moyen âge et magistralement
sabreur, si le chauvinisme nous tombe sous la main. Nous voilà bien
loin des pantoufles voluptueuses et du pied rose de la Pompadour; mais
qu'importe, pourvu que la couleur y soit?