Ah! que de couleurs perdues dans le kaléidoscope d'une jeune tête qui se
croit grave! que de talent dépensé en pure perte! que de pierreries
éparses qui manquent de fil pour faire un collier! que de perles de la
plus belle eau rejetées à la mer! que de forces gaspillées, que
d'efforts pour devenir un papillon quand on eût pu être un oiseau! Et
pourquoi, je te prie? Comment se fait-il que, pouvant le plus, vous ne
puissiez pas le moins? Vous avez du génie et pas de bon sens! C'est que,
ne croyant à rien parce que vous voulez être vieux, vous vous prenez à
tout indistinctement sans rien saisir.
Le remède est facile: attendez un peu. Vivez, et il vous faudra bien
comprendre que la vie ne peut se passer d'un but. Las de n'en point
avoir, vous en saisirez un avec ardeur. Fasse le ciel qu'il soit bon!
Mais, si quelques-uns de vous le choisissent mauvais, les autres
s'épanouiront au bien par réaction. Ils sauront à quelle lutte se vouer,
et les grandes causes de l'humanité, qui se plaident, malgré tout, de
siècle en siècle, retrouveront des accusateurs publics très-nets et de
libres défenseurs très-passionnés. Dans vingt ans, dans dix peut-être,
il vous faudra bien voir où vous allez et prendre parti pour ou contre
l'avenir.
En attendant, mon Henri, tu as produit là un charmant symptôme de
marasme, et ce n'est pas ta faute; mais il est charmant quand même à
beaucoup d'égards, parce que tu es jeune malgré toi, et que tu le
redeviendras tout à fait en mûrissant. Cette mode va passer, elle passe
déjà. Vous rirez bientôt d'avoir été des Lauzun, comme nous rions
aujourd'hui d'avoir été des Childe-Harold. Suicidés et viveurs iront
ensemble et fatalement vers la lumière de 1900! Elle est là devant nous,
et tu es de ceux qui la salueront. Elle attend, bien brillante et bien
tranquille, que vous vous lassiez de vouloir souffler dessus.
Sais-tu ton meilleur ouvrage? C'est ta dernière lettre. Tu ne l'as pas
cherchée, elle est sortie toute seule de ton coeur, qui a plus d'esprit
que ton esprit.
Je me tiens prêt: quand mon action sera nécessaire à Turdy, j'y serai.
En attendant, je t'embrasse paternellement.
H. Lemontier.
XIV.
ÉMILE A M. LEMONTIER, A PARIS.
Aix, 12 juin.
Je suis arrivé hier à Turdy à l'heure du déjeuner. Le général m'a reçu
avec un éclair de joie naïve, tout aussitôt réprimé par son habitude de
je ne sais quelle dignité théâtrale dont à coup sûr il n'a aucun besoin
pour se faire respecter de moi. Lucie et le grand-père m'ont tendu les
deux mains avec une certaine émotion. J'ai vu qu'on venait de parler de
moi; mais on passait dans la salle à manger, et la présence des
domestiques nous a forcés de causer de choses étrangères à la
préoccupation commune. Le général s'est mis en observation devant moi
comme devant un corps d'armée dont on veut saisir et pressentir les
manoeuvres. C'est tout au plus s'il n'a pas braqué sur moi une lunette
d'approche. Je ne pouvais ouvrir la bouche pour demander du pain,
étendre la main pour prendre de l'eau, sans rencontrer son regard avide,
qu'il voulait rendre pénétrant. Heureusement je ne suis pas timide. Cela
n'est permis qu'aux gens qui sentent leur importance et dont on a le
droit d'exiger beaucoup. J'ai donc fait bonne contenance devant cet
examen. Je me suis laissé même interroger avec plus de bienveillance que
de discrétion sur le sens de quelques paroles insignifiantes où le malin
général voulait voir de la profondeur. Il a entamé au dessert une
dissertation sur les avantages de l'obéissance passive, qu'il a poussée
fort loin. Selon lui, cette obéissance n'est pas seulement nécessaire
pour consacrer la discipline militaire, elle est la sauvegarde de
l'esprit humain dans toutes ses fonctions, de la société dans toutes ses
lois. Je me suis gardé de le contredire, et je n'ai pas cru faire acte
d'hypocrisie ou de lâcheté en me renfermant dans un silence décent. J'ai
senti, je le confesse, que le bon général battait trop franchement la
campagne pour donner lieu à une controverse sérieuse, et autant j'ai mis
jusqu'à ce jour d'emportement et d'audace dans ma franchise avec Lucie,
autant avec son père j'ai accepté le rôle de petit garçon qu'il lui
plaisait de m'attribuer. Je crois qu'il a été satisfait de cette
déférence et qu'il ne demandait pas autre chose pour m'accorder sa
protection. A peine le déjeuner fini, il a pris son fusil pour aller
faire une promenade, et je suis resté seul avec Lucie et son grand-père.
«Écoutez, Émile, m'a dit tout aussitôt Lucie, notre situation, que je
croyais assise et réglée jusqu'à nouvel ordre, se trouble et se
complique un peu devant l'arrivée de mon père. Il faut bien vous dire
qu'il ne comprend rien du tout à nos conventions. Nous avons ri tous les
trois ce matin de ce qu'il lui plaisait d'appeler notre armistice; mais
au fond il était un peu fâché contre mon grand-père et contre moi,
contre vous encore plus. Il assure que vous auriez dû déjà et que vous
devez au moins, dans un bref délai, lui déclarer vos prétentions.... Il
s'exprime ainsi. J'ai dû lui dire que je m'y opposais, et je m'y oppose
encore; mais, s'il s'obstine, comment allons-nous sortir de là?
--Pourquoi vous opposez-vous à ce que je lui dise mon voeu, chère Lucie?
Vous craignez donc de vous trop engager envers moi en me permettant de
m'engager vis-à-vis de votre famille?
Le grand-père a pris la parole avec un peu d'émotion.
«Oui, voilà la crainte de cette méchante enfant. Elle a beau dire le
contraire, elle veut se réserver toujours une porte de derrière.
--Comme c'est vilain, ce que vous dites là, monsieur! reprit Lucie en
secouant et baisant la tête du grand-père. Vous me cherchez toujours des
torts, et nous finirons par nous brouiller!... Mais, en attendant,
parlons raisonnablement. Dites-moi donc, Émile, ce qui se passe entre
nous et où nous en sommes. Nous avons besoin d'une grande explication
dont on ne nous a pas laissé le loisir, et que mon père a enfin compris
devoir nous permettre avant toute démarche de votre part. Il est sorti
pour nous laisser libre de causer tous les trois. J'ai défendu à nos
gens de laisser entrer personne; causons.
--Je suis prêt, Lucie, mais c'est à vous de m'interroger.
--Je ne peux, ni ne dois, ni ne veux vous confesser en détail. Je me
contenterai de vous rappeler notre situation au moment où je me suis
retirée aux Carmélites. Je vous demandais de me laisser à moi-même
pendant quelques jours, et vous reconnaissiez que j'avais le droit de me
consulter. Vous me promettiez de m'attendre, et vous m'avez manqué de
parole. Vous vous êtes affecté, impatienté; vous m'avez causé une
grande inquiétude et une véritable souffrance, lorsque j'ai appris tout
à coup que vous étiez assez gravement malade. Je me suis hâtée de
revenir ici pour avoir plus vite et plus souvent de vos nouvelles; mais
à peine étiez-vous guéri que vous partiez sans me voir et sans écrire un
pauvre mot à mon grand-père. Nous avons su par vos amis que vous alliez
à Paris, mais que votre père, inquiet de vous, se trouvait déjà à Lyon,
et, autant que nous avons pu savoir ce qui s'était passé entre vous, il
a calmé votre agitation, il a pris ma défense, et il vous a conseillé de
revenir ici. Vous êtes à Aix depuis trois jours, et voici enfin que nous
pouvons parler librement. Ne me direz-vous pas ce que je dois penser du
trouble et du mal que je vous ai causés? Avez-vous cru que je voulais
vous décourager, et que je manquais de la sincérité nécessaire pour vous
dire que je renonçais à vous? Ou bien, découvrant que j'étais plus
religieuse que vous ne le supposiez, avez-vous regardé mes principes
comme incompatibles avec les vôtres?
--Je n'ai jamais supposé, Lucie, que vous pussiez manquer de franchise
et de loyauté. J'ai cru que vous ne m'aimiez pas, et que vous ne
tarderiez pas à me le dire. J'ai perdu la tête, j'ai devancé mon arrêt,
j'ai voulu fuir. Mon père a blâmé ma précipitation, il m'a dit de
revenir accepter de nouveau l'espérance ou subir ma condamnation. Me
voici.
--Résigné à tout?
--Oh! résigné.... pas le moins du monde! J'ai promis de l'être, je l'ai
promis de bonne foi. Je tiendrai parole, si toute ma soumission doit
consister à me retirer sans faire entendre à qui que ce soit la moindre
plainte; mais ce que je souffrirai est effroyable, et je sens bien que
j'en guérirai difficilement... si j'en guéris! Ne prenez pourtant pas
ceci pour un appel à votre conscience. Je reconnais tous vos droits, et
dans ma douleur il n'y aura ni blâme ni reproche contre vous. Je vous
sais bonne, je crois à votre amitié. Je sais que je mérite votre estime,
et je crois qu'en me faisant souffrir vous souffrirez beaucoup aussi;
mais je ne veux rien devoir à votre pitié: elle nous serait funeste à
tous deux. Je désire donc vivement que cette explication soit décisive,
et que vous me commandiez de partir ou de me déclarer à votre père.
--Écoutez, Émile, il y a quinze jours, je chantais chez les carmélites
le jour de la Trinité... et il me semblait que vous étiez là, quelque
part, que vous m'entendiez, que vous me compreniez, et que votre âme
chantait et priait avec la mienne.
--- J'étais là, Lucie, j'étais dehors dans le soleil, dans la poussière
et dans la fièvre; je croyais être loin de votre pensée, et je devenais
fou!
--Ingrat! reprit Lucie avec force, comment n'êtes-vous pas venu à moi
quand je suis sortie?
--J'ai couru à vous, Lucie; vous ne m'avez pas reconnu, vous ne m'avez
pas seulement aperçu; vous sembliez abîmée dans l'extase ou brisée par
l'émotion.
--Eh bien, vous m'avez vue, vous, mais vous ne m'avez pas comprise!
J'étais ravie dans l'espérance! Je venais d'entendre la voix de ma
conscience et celle de mon coeur qui chantaient avec moi!
--O Lucie! que vous disait-elle donc, cette voix intérieure?
--Elle me disait d'avoir confiance en vous.
--Et vous ne la repoussiez pas? vous ne la combattiez plus?
--Émile, répondit-elle en me tendant les deux mains à la fois, quand le
coeur et la conscience sont d'accord pour dire oui, que reste-t-il en
nous pour dire non?
--Oh! ma chère Lucie, dites-moi cela cent fois, dites-moi cela
toujours!»
Et je tombai à ses pieds.
«Que Dieu l'entende et nous protége! s'écria-t-elle en se jetant dans
les bras de son grand-père; qu'il renverse les obstacles qui sont entre
nous!
--Des obstacles! dit M. de Turdy avec feu; quels obstacles?
--Il y en a, grand-père, répondit Lucie en fondant en larmes, ou il y en
aura!
--Non, Lucie, m'écriai-je, il ne peut y avoir d'obstacles, puisque vous
croyez en moi!
--Ah! prenez garde! reprit-elle avec tristesse, je m'abandonne à cette
espérance les yeux fermés et dans toute la loyauté de mon coeur, parce
que je m'imagine qu'au fond nous aimons Dieu de la même manière, parce
que je suis sûre que, loin d'être un athée comme on m'avait dépeint tous
ceux qui résistent à l'orthodoxie catholique, vous êtes une âme
profondément religieuse et vouée sérieusement au culte du vrai, du beau
et du bien, parce que je crois que Dieu, qui voit bien haut par-dessus
les prescriptions humaines, agrée votre culte autant que le mien, parce
que je veux, si je deviens votre compagne dans la vie, vous aimer dans
toute l'éternité, et que je compte sur l'éternité avec vous.... Mais, si
vous ne croyez pas la même chose en ce qui nous concerne,--faites bien
attention!--allez-vous exiger que je renonce à la pratique d'un culte
qui jusqu'ici m'a semblé nécessaire à la vie de mon âme, et dont ma foi
ne pourrait peut-être plus se passer? Si je vous tiens pour sauvé, vous
qui rejetez ce culte, ne me jugerez-vous pas hors de la voie et en
révolte contre vous, si je le conserve? Quand je pense cela, ma
conscience recommence à s'alarmer, en même temps que ma fierté se
révolte. Il faut que vous me garantissiez la liberté de conscience;
est-ce trop réclamer de votre équité? Vous voyez bien que je ne peux pas
vous laisser prendre d'engagement vis-à-vis de moi avant que vous m'ayez
accordé le point essentiel.»
Je ne pus répondre tout de suite. J'étais tombé dans une sorte
d'anéantissement comme si, dans un jour de fête et dans un moment
d'ivresse, j'eusse été percé d'une flèche empoisonnée.
«Que me demandez-vous? lui dis-je enfin. Le divorce avant le mariage,
par conséquent le mariage de convention que tout le monde fait et que
personne ne respecte! Ah! Lucie, si vous ne deviez être pour moi qu'une
amie, une soeur, probablement je regarderais comme un devoir de
respecter vos croyances et de vous aimer d'autant plus que je vous
croirais dans l'erreur à certains égards. Ou je vous plaindrais de mal
comprendre Dieu, ou je vous admirerais de pouvoir l'aimer sans le
comprendre. Dans tous les cas, je vous considérerais comme un enfant
bien cher et bien naïf dont je ne voudrais ni effrayer la débile
intelligence, ni contrister le coeur malade. Est-ce ainsi que vous
voulez être devant moi? Serai-je seulement votre père indulgent ou votre
frère résigné? Ah! vous m'arrachez le coeur de la poitrine, car je suis
un homme, et je ne puis supporter un autre homme que moi auprès de vous!
Non, je ne me sens pas capable d'accepter avec tranquillité le divorce
que vous me proposez, parce que je ne peux pas vous aimer à demi! On
peut se marier sous le régime de la séparation de biens, mais non sous
celui de la séparation des âmes, ou bien alors le mariage est nul devant
Dieu!
--Il a raison! s'écria le vieux Turdy avec une impétuosité que je ne lui
avais jamais vue et en se levant avec cette roideur convulsive qui est
toujours un peu effrayante chez les vieillards; oui, oui, c'est parler
en homme, et c'est ainsi que j'aurais dû parler à la mère de ta mère, à
ta mère, et à toi par conséquent! Vous ne vous seriez pas jetées toutes
les trois dans ce mysticisme qui t'éloigne du bonheur au moment d'y
toucher, et qui a rendu si triste et si froid le mariage de ta mère et
le mien. Ah! je dis là des choses que je ne devrais peut-être pas dire
devant toi; mais il y a dans la vie des moments décisifs où il faut tout
avouer! Sache donc, folle enfant, que ni ton père, ni ton grand-père
n'ont été heureux! Ton père, qui a fini par donner aussi dans la
dévotion, ne se rappelle pas combien il a maudit autrefois l'influence
du prêtre dans son ménage! Il l'a maudite pourtant, et je l'ai vu
furieux, menacer la vie d'un certain directeur. Aujourd'hui, sans doute
il en demande pardon à ces messieurs; mais ces messieurs ne peuvent lui
rendre le bonheur qu'ils lui ont volé. Et, quant à moi, je n'étais ni
violent, ni despote, j'aimais ma compagne.... Je l'eusse aimée avec
passion, si elle l'eût voulu; mais il y avait entre nous un homme qui ne
voulait pas, un homme qui lui disait chaque jour: «Subissez les caresses
de votre mari, votre corps lui appartient, mais non votre âme, puisqu'il
est un impie et un philosophe! Gardez votre âme à Dieu et à moi...»
--Mon père! s'écria Lucie, ne dites pas ces choses-là!
--Je veux les dire, je les dirai! elles me font du mal, elles t'en font
aussi, ce n'est pas une raison pour laisser la vérité dans l'ombre et
dans l'oubli. J'ai quatre-vingt-deux ans; eh bien, je le jure devant
celui que vous appelez Dieu, et qui est pour moi la loi de l'univers, je
porte en moi depuis cinquante ans une malédiction que je veux formuler
jusqu'à ma dernière heure! Maudite et trois fois maudite soit
l'intervention du prêtre dans les familles! le prêtre qui, jeune ou
vieux, honnête ou dépravé, nous enlève la confiance et le respect de
nos femmes, le prêtre qui, fanatique ou modéré, est obligé par son état
de leur dire que nous sommes damnés si nous ne nous confessons pas, qui,
par conséquent, les habitue à séparer leur âme de la nôtre, et à rêver
un paradis d'égoïstes dont nous serons exclus! Oui, maudit soit le
prêtre qui ne nous marie que pour nous démarier au plus vite, lui qui a
déjà prélevé ses droits sur la virginité de l'esprit et la pureté de
l'imagination de nos femmes en leur apprenant ce que nous seuls eussions
dû leur apprendre.»
Lucie devint pâle devant l'énergie un peu délirante de son grand-père.
«Comme tout cela est affreux! dit-elle en se laissant retomber sur son
siége après avoir fait de vains efforts pour calmer le vieillard. O
Émile, nous sommes bien malheureux!»
Elle pleurait amèrement. La colère du vieux Turdy s'apaisa tout à coup,
et il lui demanda pardon de sa violence avec de touchantes puérilités.
Pour moi, j'avais la mort dans l'âme, car je sentais qu'il m'était à
jamais impossible d'accepter un mariage comme ceux dont il venait de
révéler les douleurs et les hontes morales. Lucie comprit mon silence,
et, après avoir apaisé son grand-père par ses caresses, elle vint à moi
et me prit le bras pour marcher dans le salon, comme si elle eût voulu
chasser les images qui venaient d'être évoquées devant elle.
«Émile, me dit-elle enfin en s'appuyant sur moi avec abandon, oublions
tout cela, et cherchons le moyen de gagner du temps; oui, il nous faut
absolument le temps de nous confesser l'un l'autre jusqu'au fond de
l'âme, à moins que vous n'ayez perdu toute espérance de m'amener à vous
ou de venir à moi!
--Je garde, lui répondis-je, la ferme espérance de vous amener à moi, si
vous me dites que vous ne la répudiez pas, malgré ce que vous regardez
peut-être comme une obstination de mon orgueil.
--Je vous crois l'esclave d'une logique terrible que je voudrais faire
fléchir par des raisons de sentiment! Je sais que vous n'êtes pas
orgueilleux, puisque je vous estime quand même, puisque je vous retiens,
puisque voilà mon bras enlacé au vôtre, puisque je vous dis: Gagnons du
temps, connaissons-nous bien, et réunissons tous nos efforts pour
parvenir à nous entendre!
--Lucie, vous êtes adorable, et je vous adore. Laissez-moi donc vous
demander aujourd'hui à votre père et m'engager vis-à-vis de vous sans
exiger que vous vous engagiez vis-à-vis de moi.
--Est-ce que cela est possible?
--Oui, cela est possible de moi à vous, parce que votre loyauté est
sacrée à mes yeux. Si vous sentez, après quelque temps d'épreuve, que
vous ne pouvez me faire aucune concession, vous me rendrez ma parole, et
tout sera dit. Je ne vous demande pas la vôtre; je n'en ai pas besoin
pour savoir que vous ferez votre possible pour franchir l'intervalle qui
nous sépare.
--Eh bien, s'écria Lucie avec une sainte effusion, j'accepte ce
marché-là! Vous êtes un grand coeur, Émile, et je me laisse vaincre en
générosité, afin d'avoir à vous admirer et à vous estimer toujours
davantage. Il faut bien que cela s'arrange ainsi, car mon père romprait
tout, et quel affreux malheur pour nous de nous séparer sans avoir
cherché de toutes nos forces à unir nos âmes, qui se cherchent avec tant
de force et de sincérité! Allons, Émile, embrassez le grand-père, et
dites-lui de prier pour nous.
--Moi, prier! s'écria, en me serrant dans ses bras, le vieux Turdy, qui
riait et pleurait en même temps.
--Oui, mon ami, lui dis-je, vous prierez pour nous la grande loi de
l'univers; car, en y pensant bien, vous reconnaîtrez que cette loi est
esprit autant que matière. Votre esprit parlera donc pour nous à ce
grand esprit qui gouverne les intelligences, puisqu'il régit toutes les
forces, et, tout en essayant de prier, il vous arrivera de prier en
effet.
--Ah çà! répondit le vieillard en me tutoyant sans s'en apercevoir, tu
pries donc, toi?
--Oui, à toute heure, à tout instant, par la pensée, par l'admiration,
par la tendresse enthousiaste, par le désir brûlant, par la réflexion
lucide, par la rêverie vague, par toutes mes facultés, par toutes mes
émotions, par toutes mes aspirations, par tous mes instincts, dont le
but est l'idéal, Dieu par conséquent, l'amour infini!
--Allons! reprit le vieux Turdy en s'adressant à Lucie, tu vois bien que
c'est un exalté comme toi.... Quel diable peut donc vous empêcher de
vous entendre? Mariez-vous, mariez-vous, et, si nous mettons de côté le
prêtre, je promets de me convertir!»
Un billet de M. La Quintinie est arrivé en cet instant. Il avait reçu,
disait-il à sa fille, une lettre qui le forçait d'aller tout de suite à
Chambéry. Il avait loué une petite voiture au village du Bourget, et,
comme il comptait dîner à la ville, il priait qu'on ne l'attendît pas.
Il passerait la soirée et la nuit chez mademoiselle de Turdy.
Je ne sais pourquoi cette escapade inattendue du général a inquiété
Lucie. Elle s'est informée auprès du militaire qui sert de domestique à
M. La Quintinie et qui l'avait accompagné à la chasse. Un exprès avait
été rencontré par eux, comme il apportait une lettre au château. Le
général, après avoir lu la lettre dont cet homme était porteur, avait
poussé jusqu'au village. Là, il avait paru indécis un instant; puis,
s'étant assuré d'un moyen de transport, il avait écrit le billet et
renvoyé à Turdy son domestique, son fusil et ses chiens.
«Je ne vois là rien d'étonnant, dit le grand-père. Le général n'avait
pas encore été saluer ma soeur; la moindre affaire l'aura décidé à se
rendre tout de suite à son devoir.»
Il me laissa seul avec Lucie, c'était l'heure de sa sieste, et il en
avait d'autant plus besoin qu'il avait été fort ému de notre entretien.
Dès qu'il se fut retiré, je demandai à Lucie pourquoi elle était
troublée. Elle me dit qu'elle eût été satisfaite d'une explication ce
jour même entre son père et moi.
«Vous devez apprendre, me dit-elle, que son caractère est très vif, mais
non opiniâtre. Quand même je ne l'aimerais pas tendrement, je ne le
craindrais pas; mais il est l'homme des formalités extérieures, et il
reproche beaucoup à mon grand-père de n'en pas tenir assez de compte en
ce qui me concerne. Jusqu'à présent, il s'est beaucoup impatienté de ce
que je ne me mariais pas. Il prétend qu'on s'y prend très-mal pour m'y
décider, que des parents sages doivent choisir eux-mêmes, présenter le
fiancé, et réclamer la soumission aveugle de la jeune fille. La question
qu'il a soulevée ce matin à propos de l'obéissance passive n'était
qu'une suite de ce raisonnement à mon adresse. Il croit qu'en laissant
un jeune couple s'observer et s'étudier mutuellement, on lui donne le
temps de se _désenchanter_ du mariage, et il ajoute très naïvement que,
si l'on connaissait bien d'avance la personne à laquelle on doit s'unir,
on n'en trouverait pas une seule à qui l'on voulût se fier. Quand je lui
fais observer que ce n'est point là un encouragement au mariage, il
prononce qu'_il faut_ se marier, et pour mon père _il faut_ n'a jamais
besoin d'explication. Ne le prenez pas cependant pour un despote. Quand
vous le connaîtrez, vous verrez qu'avec lui ma liberté ne court pas de
risques bien sérieux: ce n'est donc pas lui que je crains pour moi,
c'est vous, Émile, que je crains pour lui.
--Expliquez-vous.
--Eh bien, je crains qu'il ne vous impatiente et ne vous irrite. Ses
théories vous blesseront certainement, et la manière dont il procédera
avec vous vous révoltera, j'en ai grand'peur.
--Voyons, je crois y être préparé: il me demandera si je suis bon
catholique. Eh bien, étant catholique lui-même, il a le droit de
m'interroger, et je subirai l'interrogatoire avec le plus grand calme.
--Mais vous ne le tromperez pas sur vos principes religieux?
--Certainement non.... Alors il me refusera votre main?
--Voilà ce que je ne puis vous dire, je n'en sais absolument rien. Il y
a deux ans, mon père eût fait meilleur marché que moi de la croyance;
mais le voilà bien changé, et, je le dis avec regret, sa conversion n'a
pas ouvert son esprit à l'aménité. Que ferez-vous, Émile, s'il vous
déclare qu'il faut faire acte de catholicisme pour m'obtenir?
--Je reculerai, comme on fait avec les enfants, pour détourner l'orage.
Je lui demanderai de prendre le temps de me connaître, et alors tout
dépendra de vous.
--Comment cela?
--Si vous m'aimez assez pour embrasser mes idées, vous userez de votre
légitime ascendant sur lui pour l'amener à approuver notre union.
--Ah! oui; mais nous sommes dans une impasse. Pour que nos idées
arrivent à se fondre, il ne faut pas qu'on nous sépare....
M'autorisez-vous à lui dire que j'espère vous convertir?
--Si vous le croyez, dites-le, Lucie; mais ne comptez pas que je vous
aiderai à le faire croire.»
Lucie eut un moment de dépit où, pour la première fois, je vis la femme
l'emporter sur l'apôtre.
«Vous êtes un roc! me dit-elle; vous n'êtes pas capable de la plus
petite concession pour rester près de moi et me donner du courage!
Est-ce là aimer?
--Oh! oui, Lucie, m'écriai-je, c'est aimer avec la passion d'un honnête
homme qui vous respecte, et qui ne veut pas se rendre indigne de vous
par le mensonge.
--Et c'est justement pour cela que je vous estime! répondit-elle avec un
mélange de colère et de tendresse qui la rendit adorable. Je m'en veux
parfois de tant tenir à un homme si fier et si têtu! Mais comment faire?
Plus vous me résistez, plus je suis fière de vous, et plus je m'obstine
à vouloir vous aimer!»
Elle veut! Hélas! moi, j'aurais beau ne pas vouloir! Je l'aime, je
l'aime avec une passion brûlante comme un instinct, froide comme une
fatalité. Pour l'obtenir je n'aurais qu'un genou à plier, une formule à
prononcer.... J'ai mes heures de tentation comme un dévot; seulement, le
tentateur ici, c'est l'esprit clérical. Il joue dans le drame de mon
amour le rôle du diable.
Mais ne crains rien, la _tentation_ peut être terrible et poignante à
ceux qui ont pour juge le dieu des ténèbres. Moi, j'ai le Dieu de
vérité! Avec lui, la lutte du mensonge est courte, et la victoire est
facile!
Ton Émile.
XV.
LUCIE A MOREALI.
Turdy, le 13 juin.
Mon ami, vous êtes bien bon pour moi d'avoir écrit cette longue lettre
et transcrit ou plutôt traduit la doctrine du père Onorio pour les
besoins de mon âme. Je ne sais si ce vénérable religieux est aussi
éloquent que vous le faites. Peut-être prêtez-vous à ses idées le
secours de votre propre éloquence. N'importe, je ne veux examiner que la
doctrine elle-même.
Elle n'est pas nouvelle, c'est celle du beau livre de l'_Imitation de
Jésus-Christ_, qui est considérée par l'Église comme l'introduction à la
sainteté; mais peut-être avons-nous le droit de croire que ces sortes de
travaux inspirés sont appropriés au temps où ils éclosent, et qu'ils
nous tracent une ligne de conduite peu à peu impossible à suivre, sinon
dangereuse et contraire aux progrès de la foi. Est-ce que la foi, est-ce
que la notion et l'amour de Dieu ne doivent pas suivre la marche de
l'esprit humain de siècle en siècle et se mettre à la tête de toutes les
conquêtes, au lieu de se faire traîner ou de protester?
Ceci nous mènerait bien loin et ne serait que la paraphrase d'une de ces
excellentes leçons que vous oubliez, que vous reniez peut-être, mais que
j'ai gardées en extraits et en résumés dans mes cahiers du couvent.
Cette leçon était intitulée _E pur si muove!_ Souvenez-vous, mon ami!
Vous nous disiez (et je vous cite à peu près textuellement, car j'ai mon
extrait sous les yeux):
«Oui, elle tournait, la terre, et elle avait toujours tourné, car ce
mouvement est sa vie, et, si les juges qui condamnaient Galilée avaient
mieux réfléchi et mieux raisonné, ils eussent pu interpréter le miracle
de Josué sans faire mentir ni les livres saints, ni les éternelles lois
de la nature. Dieu, qui a le pouvoir de faire fonctionner tous les
rouages de l'univers, avait bien celui de faire apparaître aux yeux de
cette poignée d'hommes qui combattaient en son nom le spectre enflammé
d'un soleil immobile, remplaçant pour leur croyance l'astre véritable
qui s'éloignait et s'éteignait dans les nuées du couchant.
«C'est ainsi, ajoutiez-vous, qu'en s'attachant quelquefois trop à la
lettre, on se jette en des luttes où l'esprit du siècle semble
triompher, tandis qu'au fond c'est pourtant l'esprit de Dieu qui éclaire
les travaux des savants et des philosophes, soit qu'ils le
reconnaissent, soit qu'ils le nient.»
Voilà ce que vous disiez, mon ami. Permettez-moi de m'en tenir à ce doux
et clair esprit qui formait le mien, et dont il ne m'est plus possible
de changer les conclusions. Votre père Onorio est un saint, je n'en
doute pas; mais il y a des saints qui se trompent, et vous-même êtes
forcé de modifier et d'atténuer les conséquences de sa doctrine.
Je n'aime pas l'exagération de parti pris. J'ai aujourd'hui la certitude
que l'on peut prendre le sauveur Jésus pour l'idéal de la vie intérieure
sans rompre avec les devoirs du temps et du milieu où l'on existe. Cet
idéal que l'on porte en soi tend à élever sans cesse la pratique de la
vie sociale; mais je crois qu'il défend aussi de la briser, et que les
grandes ruptures avec les devoirs ordinaires sont de grands scandales,
pardonnables seulement à qui n'a pas compris ces devoirs-là. Je les ai
compris, moi; je ne peux plus les méconnaître. Je dois et je veux vivre
avec mon temps, que Dieu n'a pas maudit. Dieu ne maudit rien, je
proteste!
Ne me demandez pas autre chose, mon ami. Vous parler de ce projet de
mariage qui vous paraît si funeste m'est encore plus impossible.
Pourquoi? Je ne sais pas! Je sens que mon âme aborde un grand mystère,
et que cette première lutte avec l'esprit inconnu qui me parle ne peut
souffrir de témoin étranger. Je n'oserais dire à mes parents les pensées
que je porte en moi, je n'oserais même les dire à celui qui en est
l'objet. Il y a là comme un abîme à franchir et comme une montagne à
soulever; c'est je ne sais quelle honte sacrée, si je puis dire ainsi,
car elle ne me fait pas rougir de moi-même quand le sang monte brûlant à
mes joues. Ne craignez donc pas! Mon bon ange veille, et il me rassure.
Ma conscience n'a pas de détours, elle est donc libre de terreurs. Je
sens Dieu en moi comme je ne l'ai jamais senti, et, sans savoir comment
il résoudra le problème de ma situation, je suis pénétrée d'une
confiance sans bornes dans l'issue qu'il me réserve.
Je ne veux pas faire de controverse avec Émile. Je ne pourrais pas non
plus. Je ne me sens de forces réelles que sur des articles de foi où je
le sais d'accord avec moi et beaucoup plus fort que moi-même,... aussi
fort que vous, mon ami, et ce n'est pas peu dire!
Tranquillisez-vous sur mon compte, et ne pleurez pas notre amitié
brisée. Pourquoi le serait-elle, si vous redevenez l'ami que j'ai
toujours connu? Émile lui-même renouera cette amitié quand vous
m'autoriserez à la lui dire, et quand vous aurez reconnu en lui un guide
sûr, éclairé, légitime enfin pour mon âme. Voyez-le donc, parlez-lui de
moi, de lui, faites-vous apprécier, obtenez sa confiance: je consens à
ne me prononcer dans un sens ou dans l'autre qu'après cette épreuve;
mais soyez vous-même, mon ami, et mettons tout à fait de côté
l'influence hors de saison qui a dicté votre dernière lettre.
Lucie.
XVI.
M. LEMONTIER A ÉMILE, A AIX.
Paris, 13 juin 1861.
Je crains que, par suite d'un zèle de jeune apôtre, tu n'apportes un peu
trop de rigidité dans tes rapports avec l'entourage officiel ou occulte
qui te dispute Lucie.
Ne demandons pas trop aux hommes, dans ce moment de déraillement
intellectuel, s'ils sont catholiques, protestants ou juifs. Si l'on y
regardait de bien près, on verrait que beaucoup d'entre eux sont tout
cela ensemble, et très-païens par-dessus le marché, tant les doctrines
tendent à une fusion inévitable en dépit de la prétention à l'immobilité
qui caractérise certains adeptes de cette foi à facettes. C'est que la
fusion a pour prologue inévitable la confusion.
Mon avis est qu'il faut éviter les discussions vaines et ne point porter
le trouble dans les esprits par la guerre aux détails. Beaucoup de
chemins conduisent au vrai, et la devise de l'Église est que tout chemin
mène à Rome. Demandons aujourd'hui que tout chemin mène Rome à Dieu!
Tracer une route unique et absolue, bâtir des systèmes de toutes pièces,
ce serait recommencer l'histoire du passé. L'homme nouveau ne subira
plus d'entraves nouvelles. Il aimera encore mieux user celles dont il a
l'habitude, jusqu'à ce qu'elles le quittent à force de vétusté, et,
comme cela est fatal, rien ne doit nous irriter dans les obstinations de
l'habitude.
D'ailleurs, quelle que soit la théorie de l'individu, il peut être dans
le chemin pratique de l'idéal, si son âme est plus généreuse que sa
croyance, et cette anomalie se présente en nombreux exemples dans la
situation particulière aux époques de grande transition. Il ne faudrait
donc pas prendre trop à la lettre ce que je t'ai dit sur les eunuques
intellectuels. Le mysticisme est une grande machine à mutilation morale;
mais les germes de la véritable virilité lui échappent souvent. J'ai
connu des dévots très-philosophes, des esprits forts très-superstitieux,
et des athées très-religieux sans le savoir.
Ces exceptions, quelque fréquentes qu'elles soient, ne doivent pourtant
jamais servir à réhabiliter l'esprit meurtrier des doctrines ennemies du
progrès. Elles ne sont rien de plus que de nobles inconséquences, des
révoltes de la vie divine dans les âmes, des protestations qui échappent
au raisonnement, des attentats sublimes contre la logique du mal, des
contradictions sans lesquelles l'esprit de Dieu eût été entièrement
étouffé au moyen âge. La réforme fut une de ces protestations spontanées
qui ouvrent une soupape de sûreté à l'étouffement universel. Une
nouvelle réforme plus radicale et plus complète se prépare. L'Église
romaine se mettra-t-elle en tête du mouvement? Qui sait? et pourquoi
non? Voilà pourquoi, mon enfant, il ne faut pas décourager les
catholiques comme Lucie, ni les athées comme son grand-père.
Pour conclure, esprit de charité, tolérance et aménité envers tout homme
et toute femme de bien qui se trompe!--Guerre ouverte, guerre à mort au
mensonge érigé en parole de Dieu! Mépris absolu, mépris de glace aux
hypocrites qui font de l'idée religieuse un instrument de haine et
d'abrutissement, ou tout simplement le marchepied de leur ambition!
Sois sage autant que courageux, ce n'est point facile! Raison de plus
pour essayer.
Sois béni de Dieu comme tu l'es de ton père.
Adresse-moi ta prochaine lettre à Chêneville. Je vais achever mon
travail sous les vieux arbres qui t'ont vu naître. Je serai plus près de
toi.
XVII.
ÉMILE A SON PÈRE.
Aix, le 13 juin.
Aujourd'hui, je croyais pouvoir aborder la question avec le général;
mais il a écrit de Chambéry qu'il ne rentrerait que demain, et j'ai pu
passer la journée dans une sorte de tête-à-tête avec Lucie.
Nous avons causé longtemps en nous promenant dans l'enclos et dans la
montagne autour du manoir. C'est un lieu enchanté, et Lucie est une
créature divine, mon père! Nous n'avons plus discuté, nous avons répandu
nos coeurs l'un dans l'autre. Nous nous sommes raconté toute notre vie,
et quel ravissement pour moi de n'avoir rien à lui cacher, rien à lui
taire! Combien je t'en remercie! car c'est à toi que je dois d'avoir
ignoré les dangereux entraînements de la jeunesse et de l'oisiveté. Je
lui ai dit toute notre intimité de travail, de voyages tête à tête, de
causerie intime et jamais épuisée, ces soirées d'hiver à la campagne où
tous deux, seuls au coin du feu, nous pensions tout haut l'un pour
l'autre, et quelquefois entraînés jusqu'au milieu de la nuit, oubliant
de compter les heures qui sonnaient et les lumières qui se consumaient
sur la table. Et Lucie aimait à apprendre que nous étions souvent gais
dans ces épanchements jusqu'à rire et à réveiller en sursaut le vieux
chien qui dormait dans nos jambes, que nous recommencions le jour
suivant après nous être dit: «Cette fois, nous nous quitterons à dix
heures, nous avons à travailler, nous veillons trop!» et que nous
retombions dans notre oubli du temps, dans notre plaisir de pouvoir
échanger avec suite nos idées et nos sentiments sans être dérangés ni
distraits par la vie extérieure. Je lui racontais aussi nos longues
promenades de huit jours dans l'été, avec un domestique pour faire notre
cuisine ambulante et un mulet pour porter nos provisions. Je lui disais
comment nous explorions ainsi une localité de peu d'étendue, examinant
tout, recueillant tout, et comme quoi nous arrivions à la posséder sous
tous ses aspects d'ensemble et de détail, art, science, histoire,
moeurs, coutumes, faune et flore.--Et puis nos grandes excursions, nos
campagnes dans les bibliothèques, nos heures de recherches dans les
livres, nos collections de souvenirs, nos rêveries oublieuses de tout au
sein de la nature, enfin toute cette vie à deux que tu m'as faite si
libre et si remplie, si belle et si douce, si austère et si tendre!...
Lucie a rêvé longtemps après m'avoir longtemps questionné.
«Je ne m'étonne plus, m'a-t-elle dit ensuite, de trouver en vous ce que
je n'ai trouvé chez personne, l'accord des idées, des sentiments et des
goûts. Votre esprit et votre caractère se tiennent, et cette pureté de
moeurs que j'ai entendu déclarer impossible à votre sexe et à votre âge,
à moins d'une éducation catholique des plus rigides, est pour moi une
surprise dont je ne reviens pas.
--Tout cela, Lucie, a été obtenu par le sentiment religieux pourtant,
n'en doutez pas; mais il y a manqué, je l'avoue, la crainte du diable et
la croyance à l'enfer.
--Ne me parlez pas de l'enfer, répondit-elle vivement, je n'y ai jamais
cru! Mais ne parlons pas du tout de nos dogmes, parlons de nous. J'adore
votre père, me voilà enthousiaste de lui,... et jalouse aussi! Voyez,
Émile, est-il possible, à vous qui avez sous les yeux à toute heure un
tel idéal, de chérir passionnément une pauvre fille comme moi?
--Oui, et d'autant plus, même en supposant que vous soyez la pauvre
fille que vous dites. Les grands amours naissent des grands amours.
--Pourtant voyez! reprit-elle; vous dites qu'un prêtre, un confesseur,
un directeur de ma conscience serait votre rival, qu'il vous prendrait
mon âme, et qu'entre deux êtres qui s'aiment il ne peut y avoir que
Dieu!
--Je n'ai jamais dit _entre_, j'ai dit _en eux_ et _avec eux_.
--Mais votre père est un homme pourtant! Sera-t-il notre confesseur et
notre conseil? Je le veux bien, moi; mais alors que devient notre
théorie contre l'intervention du _père spirituel_?
--Je vais vous dire la différence, Lucie! L'intervention d'un père comme
le mien serait _discrète_, et notre recours à lui serait _libre_. Un
père comme le mien n'entendrait pas la confession de l'un sans entendre
celle de l'autre, et il n'exigerait ni l'une ni l'autre au nom de notre
salut. Je comprendrais très-volontiers, à défaut de bons parents et
d'amis sévères, le rôle d'un prêtre saint et sage qui consentirait à
donner ses conseils et ses lumières à deux amants, à deux époux attirés
vers lui d'un commun accord par une égale confiance, et qui, lorsqu'il
ne les verrait pas venir à lui, remercierait Dieu de ce qu'ils n'ont pas
besoin de lui. Est-ce ainsi que vos prêtres agissent? Votre confiance en
eux n'est-elle pas obligatoire, forcée? Pouvez-vous les consulter sur un
cas de conscience isolé? Ne faut-il pas leur dire tout, jusqu'aux plus
délicats secrets de la pudeur, jusqu'aux choses qu'un père n'oserait
demander à sa fille?
--Je ne sais pas, moi! répondit Lucie avec fermeté. Il y a des pudeurs
qui n'ont pas de secrets à révéler et qui ne connaissent pas les
angoisses de la confession. Ne m'accorderez-vous pas que, pour les
autres, la crainte d'avoir à révéler quelque honte devient un frein
salutaire et puissant?
--C'est un remède empirique, ma chère Lucie, que l'obligation de faire
un acte impudique pour racheter l'impureté de la pensée! Quoi de plus
indécent pour une jeune fille ou pour une jeune femme que de se révéler
ainsi à un homme? C'est se jeter dans le feu pour se guérir de la
brûlure.»
Lucie ne répondit pas. Elle revint à sa prétendue jalousie à propos de
toi.
«Avouez, dit-elle, que vous m'avez déjà confessée à votre père?
--Il faut croire, répondis-je, que je vous ai confessée telle que vous
êtes, puisqu'il m'a renvoyé à vos pieds.
--Comme pénitence!... dit-elle en riant. Eh bien, à présent je veux que
nous parlions de moi, afin que ce père, dont j'ai peur et envie, juge si
je suis digne de devenir sa fille. Vrai, je n'en sais plus rien!
Interrogez-moi.
--Oh! mon Dieu, moi, lui dis-je, une seule chose me tourmente. Votre vie
a été si pure, qu'elle est écrite dans un regard, dans un sourire de
vous. Vous pouvez avoir essayé d'aimer quelqu'un comme vous essayez de
m'aimer à présent, sans perdre le moindre de vos droits à mon respect,
et pourtant je serais désespéré d'apprendre que vous avez aimé!
--Alors pourquoi le demandez-vous?
--Pour que, si cela est, vous ne me le disiez jamais.--Ah! vous voilà
faible, et vous tombez au-dessous de vous-même. Vous avez le courage de
votre franchise, mais non celui de la mienne.
--C'est vrai, mais c'est que je ne suis pas fort du tout, Lucie, ou du
moins j'ignore si je le suis. Je n'ai eu jusqu'à présent que du bonheur,
et je ne sais pas si je me tirerais d'une violente épreuve. Je crois
pouvoir répondre que ma conscience n'y laisserait rien de son honnêteté,
mais je ne sais pas si je n'y laisserais pas ma vie.
--Allons, allons! reprit-elle en souriant, ne détournez pas vos yeux des
miens et ne soyez pas poltron! J'ai eu un amour, un véritable amour de
femme dans ma vie, et j'ai besoin de vous le raconter; mais ne tremblez
pas comme cela: j'ai aimé un enfant.
--Un enfant?
--Oui, un enfant de quatre ans, la fille de ma servante Misie, un enfant
qui a causé dans ma vie une sorte de révolution; mais il faut que je
remonte un peu dans cette vie d'auparavant. Je vous résumerai mon
histoire en quelques mots, et vous la soumettrez au jugement de votre
père.
«J'ai toujours été enjouée de caractère et sérieuse d'esprit. Le premier
éveil de mon âme s'est fait au sein d'une religion douce et tolérante de
formes, grâce à une bonne direction que j'ai rencontrée, mais sévère
dans ses conséquences, grâce à un certain besoin de logique ardente qui
est en moi. J'ai voulu appliquer cette logique à ma vie, consacrer ma
fortune et mes soins au bonheur des autres sans me permettre de penser
au mien propre. Ma nature calme ou bien gouvernée ne réclamait pas. Je
ne pouvais séparer dans ma pensée mes propres félicités de celles des
êtres que je voulais rendre heureux.
«On vous a dit que je voulais me faire religieuse: j'y ai pensé
longtemps et sérieusement; mais ce n'était pas par un instinct
d'isolement farouche. Je voulais me consacrer à l'éducation des enfants
et des jeunes filles.
«Puisque je suis riche, me disais-je, j'ai de plus grands devoirs à
remplir que celui de me marier. Je dois et je veux adopter une famille
aussi étendue que mes ressources, mon temps et mes forces me le
permettront.
«Je ne l'ai pourtant pas fait. Plus tard, et quand nous passerons aux
détails, je vous raconterai ce qui m'a rendue hésitante. Je vous dirai
seulement aujourd'hui ce qui m'a fait renoncer complétement à mes
projets.
«Un jour, ma servante Misie me demanda en pleurant de prendre sa petite
dans la maison. Sa soeur, à qui elle l'avait confiée, venait de mourir,
et elle n'avait au village personne qui lui inspirât confiance. Mon
grand-père aime les enfants, mais à la condition qu'ils ne seront ni
bruyants ni dévastateurs. Il pense avec raison que leurs parents,
engagés dans les devoirs de la domesticité, ne peuvent guère les
surveiller, et que ces petits bandits, livrés à eux-mêmes, arrachent et
brisent les fleurs, dénichent les oiseaux et font mille autres sottises
nuisibles à eux-mêmes autant qu'au repos des vieillards. J'obtins une
exception en faveur de Lucette; elle était ma filleule, je me chargeais
de la surveiller aux heures où sa mère ne le pourrait pas. J'allai donc
chercher l'enfant; elle était malpropre. Quand je l'eus baignée, je vis
qu'elle était d'une délicatesse extrême et qu'elle avait besoin de
grands soins. Elle n'était pas jolie; craintive, sauvage, elle ne me
tint d'abord que par la pitié; mais elle m'occupait beaucoup. Sa frêle
santé, son caractère ombrageux exigeaient une surveillance continuelle,
et je me repentis d'avoir pris une charge qui absorbait tout mon temps
et me rendait esclave d'un seul petit être médiocrement intéressant par
lui-même.
«Au moment de la rendre à sa mère, pour qui j'aurais facilement obtenu
une dispense de service jusqu'à nouvel ordre, je me sentis reprise de
compassion. Misie ne savait soigner sa fille ni au physique ni au moral.
Elle la faisait manger trop ou trop peu, elle la grondait et la gâtait
sans discernement. Je la priai de ne s'en plus mêler. Conserver ce petit
corps et cette petite âme, n'était-ce point aussi obligatoire que de
préparer l'éducation de deux ou trois cents jeunes filles? Le brin
d'herbe est-il moins fécondé par la rosée du ciel que par la grande
nappe de la prairie? Et puis je devais peut-être accepter cette charge
par la raison qu'elle me pesait. Je rêvais les grandes choses, et je
dédaignais les petites; ce n'était pas là le véritable esprit chrétien.
Je redevins l'esclave de Lucette, et je fis de mon mieux.
«Durant l'hiver, elle resta chétive et maussade; mais, quand les neiges
commencèrent à fondre, quand le printemps verdit, ma pauvre petite
commença à renaître. Un matin qu'elle jouait mélancoliquement à mes
pieds dans le jardin, elle laissa tomber ses jouets, regarda longtemps
un buisson où un oiseau avait commencé son nid, et, voyant la petite
bête apporter et entrelacer adroitement un grand brin de paille, elle se
mit tout à coup à sourire en silence. C'était, je crois, son premier
sourire volontaire et spontané. Sa mère ne lui arrachait ces petites
gracieusetés de la physionomie qu'à force d'obsessions. Ce que je vais
vous dire vous paraîtra peut-être bien puéril, mais le muet sourire de
Lucette à cet oiseau qui ne lui demandait rien me causa un
attendrissement extraordinaire. Je la regardai comme si elle
m'apparaissait pour la première fois. Ce sourire l'avait transfigurée,
elle était belle. Encore pâle sous ses cheveux bruns, elle s'animait peu
à peu, comme un bouton de fleur qui s'entr'ouvre et se colore au soleil.
Elle se leva pour aller regarder le petit nid que l'oiseau venait de
quitter, et son sourire devint un franc rire d'étonnement et
d'admiration. Elle revint à moi, et, voyant mes yeux attachés sur les
siens, elle hésita un peu, s'enhardit, et vint pour la première fois
m'embrasser et me caresser de son plein gré.
«Nous nous aimions enfin! Elle avait pris confiance en moi, et moi...
comment vous dirai-je ce qu'elle m'inspirait tout à coup? C'était comme
la révélation d'une chose jusque-là ignorée, le charme de l'enfance. Les
religieuses--et vraiment j'en étais une, bien que libre encore--ne
connaissent pas le sentiment maternel. Il faudrait le deviner, et elles
ne doivent pas chercher à en pénétrer les mystères. Leurs enfants
d'adoption sont pour elles de petites soeurs qu'elles gouvernent plus ou
moins bien, mais que leurs entrailles repoussent en quelque sorte. Il y
en a même bon nombre qui détestent les enfants malgré elles, comme si
leur conscience chagrine protestait contre la stérilité de leur vie.
Pour moi, j'aimais l'enfance, mais je ne l'avais jamais comprise.
C'étaient toujours de jeunes âmes à éclairer des lumières de la
religion, mais non ces êtres complets et vraiment angéliques que les
enfants sont en réalité. La beauté, la grâce, et je ne sais quoi de
mystérieusement divin, comme si Dieu n'avait pas besoin de nous pour se
révéler à eux plus intimement qu'à nous-mêmes, voilà ce qui me frappa
d'une lumière imprévue. Pourquoi le nid du petit oiseau charmait-il la
pensée de Lucette? Savait-elle si c'était un berceau ou un simple
amusement? Si elle me l'eût demandé, je n'eusse pas osé lui répondre.
Elle avait l'air de l'avoir mieux compris que moi et d'avoir adoré déjà
dans son coeur la loi de Dieu dans le travail de cette petite créature.
«A partir de ce jour, Lucette me devint si chère, que ma personnalité
disparut pour moi en quelque sorte. Comme si elle l'eût compris, la
pauvre petite se mit à m'aimer passionnément. Elle n'était pas
démonstrative, mais elle s'attachait à moi comme mon ombre à mon corps,
et, si j'étais forcée de la quitter quelques heures, je la trouvais
absorbée et comme dépérie. Sa joie était si grande en me voyant revenir,
qu'elle avait des étouffements inquiétants. Le médecin, la voyant ainsi,
me disait souvent:--«Ne vous y attachez pas trop, elle ne vivra pas.»
«Je pris à tâche de la faire vivre, n'espérant pas trop réussir et pour
ainsi dire préparée à la perdre, mais pénétrée du désir ardent de faire
sa vie aussi pleine et aussi douce que possible. Cette préoccupation
devint mon unique pensée, et, pendant six mois, je vécus aussi absente
de moi-même que si je ne m'étais jamais connue. Toutes mes pensées,
toutes mes inquiétudes, toutes mes espérances avaient cette enfant pour
objet, elle était le but de ma vie. C'est en vain que j'essayais
quelquefois de me reprendre et de m'interroger; je ne pouvais plus me
répondre, j'aimais l'enfant et l'enfance plus que moi-même.