«J'en étais venue à ressentir tous les mystérieux instincts de la
maternité. La nuit, j'étais comme avertie de ses étouffements, et je
m'éveillais avant elle. En la promenant, je sentais venir à l'horizon le
souffle d'air un peu trop frais pour sa poitrine délicate. Cette enfant
toujours dans mes bras, sur mes genoux ou pendue à ma robe, impatientait
un peu mon grand-père, et lorsque, pour ne pas la quitter, je refusais
d'aller passer les fêtes avec ma tante, celle-ci disait que je devenais
folle; mais au fond tous deux espéraient que cet engouement pour
l'enfance me conduirait au mariage, et on ne me contrariait pas trop.
«Durant l'été, Lucette parut vouloir vivre. Son intelligence se
développait rapidement: elle questionnait beaucoup; mais ses questions
mystérieuses, incompréhensibles quelquefois, m'effrayaient. Que répondre
à cette petite âme qui cherchait Dieu et qui semblait le mieux entrevoir
dans ses rêves que dans mes explications? Elle voulait aller dans les
étoiles, c'était son idée fixe, et il fallait, quelquefois, lui
promettre de l'y conduire pour l'empêcher de pleurer sans cause
apparente.--Mais ce n'est pas l'histoire de Lucette que je veux vous
raconter. Ses adorables gentillesses, sa poésie bizarre n'ont peut-être
existé que pour moi. Elle a été un rêve délicieux et poignant dans ma
vie. Au retour des neiges, elle a dépéri rapidement. Je ne la quittais
ni jour ni nuit. Par une froide matinée de cet hiver, elle s'est
endormie sur mon coeur pour ne plus se réveiller, et dans ce sommeil
suprême je l'ai vue sourire une dernière fois, comme si la mort lui
apparaissait sous la forme du petit oiseau qui tisse gaiement le berceau
d'une vie nouvelle. J'ai ressenti une douleur dont je ne veux pas vous
parler: je pleurerais encore, et je ne dois pas vous attrister.
--C'est fait, Lucie, je pleure avec vous, et, moi aussi, j'adore
Lucette. Pour moi aussi, elle est une révélation que vous me
communiquez... et me voilà tout prêt à vous raconter le reste de votre
histoire.
--Oui, je veux bien, dites.
--Eh bien, vous avez été transformée par cet amour de mère; vous avez
compris que l'adoption d'un enfant était une chose bien autrement grave
que la gouverne d'un troupeau. Vous avez compris le but de la femme,
vous avez vu que l'enfant ne pouvait avoir plusieurs mères, et que, pour
vivre heureux ou pour mourir doucement, il devait absorber toute
l'existence d'une seule. Vous vous êtes dit enfin que le but de la femme
était la maternité avec toutes ses angoisses, toutes ses sollicitudes,
tous ses déchirements et toutes ses joies, et qu'une religieuse n'était,
en comparaison d'une mère, qu'un pédagogue à la place de Dieu.
--Oui, Émile, c'est la vérité que vous dites, et c'est là ce que j'ai
ressenti. Tous mes raisonnements exaltés sont tombés devant le fait
éprouvé. L'état le plus sublime et le plus religieux, c'est l'état le
plus naturel. Dieu n'a pas mis dans nos coeurs ce miracle de tendresse
inépuisable, cette faculté d'aimer et de souffrir pour que notre volonté
s'y refuse. Le jour où j'ai perdu Lucette, j'ai résolu de me marier;
mais je ne voulais pas me marier à tout prix, et aucun homme n'avait
parlé à mon coeur, aucun n'avait éveillé mon imagination. J'étais
très-hautaine, c'était un tort sans doute. Je n'avais pas le droit de
prétendre à l'affection d'un homme véritablement supérieur, moi dont la
vie toute faite de grandes aspirations et de petits dévouements avait
été en somme assez stérile. Que voulez-vous! je ne me donne pas raison;
j'étais prévenue, et l'idéal religieux dont je m'étais nourrie ne me
portait pas à l'indulgence dans le monde réel. J'étais pourtant née
bienveillante, ce me semble; mais j'avais fait deux parts de moi-même:
une de bonhomie et d'enjouement pour cette vie extérieure à laquelle je
ne voulais me mêler qu'à la surface, comme fait l'hirondelle qui rase le
flot et ne quitte pas le domaine de l'air; l'autre toute de
recueillement et d'enthousiasme pour les choses célestes, région
intellectuelle où je voulais absorber le meilleur de mon âme.
«J'étais donc assez mal disposée à aimer quand je vous ai rencontré.
C'est votre étonnante sincérité qui m'a frappée, et je vous ai pris dès
les premiers jours en si grande estime, qu'il ne m'a plus été possible
de revenir à mon orgueil solitaire; j'ai senti pour vous l'amitié à
première vue, une amitié si grande, qu'il ne me paraît pas possible non
plus qu'elle soit jamais détruite, quoi qu'il arrive, et que, si nous ne
nous marions pas ensemble, je ne songerai plus du tout à me marier. Je
n'oserais plus offrir à un autre homme un coeur où vous auriez conservé
tant de droits, et je m'imagine que, si j'étais homme, je ne voudrais
pas venir après vous dans la vie d'une femme sérieuse.
«Mais votre rude franchise a eu aussi ses inconvénients. Effrayée de me
sentir si occupée de vous et redevenue absente de moi-même comme au
temps de Lucette, j'ai voulu savoir ce qui se passait en moi. J'ai
craint de vous aimer d'amour juste au moment où j'ai craint que vous
n'eussiez pas d'amour pour moi. Était-ce là un puéril sentiment de
femme, un instinct de coquetterie? J'ai eu peur de moi aussi, j'ai fui,
j'ai cherché dans la prière et la retraite à me retrouver moi-même. Eh
bien, là, je me suis réellement calmée, non par le détachement, mais par
l'intervention mystérieuse de je ne sais quelle voix intérieure. Ne me
questionnez pas là-dessus, je ne saurais pas bien vous répondre; je sais
seulement que Dieu semblait sourd à ma prière quand je lui offrais de
renoncer à vous, et qu'il me revenait avec des suavités ineffables quand
je priais pour vous seul. Alors il m'est arrivé d'avoir en lui une
confiance que je n'avais jamais eue encore, et que je me suis expliquée
ainsi: la foi en Dieu n'est complète que quand nous avons foi en
nous-mêmes. Dieu est tellement en nous, qu'en doutant de nous, nous
sommes entraînés à douter de lui. A force de l'interroger sur ses
intentions à notre égard, on oublie trop souvent peut-être, dans la
pratique religieuse, qu'il nous a donné le libre arbitre pour nous
forcer à nous en servir; enfin j'ai reconnu que mon affection pour vous
avait grandi et éclairé ma foi. Dès lors j'ai résolu de ne plus
combattre et d'attendre sans terreur ce que Dieu vous inspirerait à
vous-même pour la solution de notre avenir.»
J'étais transporté de joie, et pourtant Lucie restait triste. Ses yeux
attachés sur les miens se remplissaient à chaque instant de larmes.
«Dites tout, Lucie, m'écriai-je; dites tout, je vous en conjure. Ne me
laissez pas ainsi ivre de bonheur et de reconnaissance avec cette épée
de Damoclès sur la tête. Il y aurait là quelque chose d'horriblement
cruel qui ne serait pas vous!
--Émile, reprit-elle, je vous ai dit que je vous aimais plus que tout
autre, et que j'avais foi en vous. Ne me demander que ce dont je suis
sûre: le reste est doute, crainte, espoir, appréhension! mon affection
pour vous, c'est le cri de ma liberté. Mon aveu en est l'acte. Le reste
ne dépend pas de moi, je vous le jure, et ce n'est pas aujourd'hui ni
demain que disparaîtront les obstacles que je redoute. Je vous ai
toujours dit qu'il y fallait un peu de temps, et nous ne pouvons ni ne
devons devancer la marche du temps.»
J'ai cru devoir respecter le secret de sa pensée. De quel droit me
révolterais-je? Elle me cache quelque chose; mais, en voyant à quelles
braves et loyales surprises ont abouti jusqu'ici ses restrictions et les
petits mystères de sa conduite, ne serais-je pas ingrat et fou de ne pas
savoir attendre? C'est une épreuve qu'elle m'impose.... Ah! je ne veux
pas être au-dessous de ce qu'elle attend de moi!
Nous avons dîné avec le grand-père, et nous sommes restés ensemble
jusqu'au lever des étoiles. Nous les avons regardées avec amour. Lucie
semblait accepter l'idée de vivre tour à tour, et peut-être un jour
simultanément, par la perception de l'infini, dans tous ces mondes; elle
aime la grandeur de ce beau rêve, elle n'y voit point d'hérésie.
«Les promesses de ma religion, disait-elle, sont tout aussi
mystérieuses; elles donnent à mon âme l'éternité du bonheur dans la
contemplation de Dieu, et pour occupation dans l'éternité le soin de
chanter ses louanges. Ne tournez pas cela en ridicule. Toute cette vie
qui nous entoure au ciel comme sur la terre, n'est-ce pas l'hymne
éternel et incessant auquel nous nous associons déjà, et auquel nous
brûlons de nous unir chaque jour davantage?»
Tu vois comme l'esprit de Lucie est vaste et comme son intelligence
déborde les étroitesses de la lettre. Qu'est-ce qui peut donc nous
séparer, nous empêcher d'être à jamais unis? Son père? Cet homme me
paraît si peu de chose auprès d'elle, que je ne puis en tenir compte.
Pourtant il y a une goutte de fiel dans mon bonheur, je ne sais
laquelle; mais je ne crois pas que je m'en tourmente plus que de raison,
et que mon coeur soit ingrat.... Je bénis Dieu, Lucie et toi.
J'ai passé cette soirée à t'écrire, et demain je retourne à Turdy, où
l'on m'a dit de revenir dîner. C'est ce soir que je dois parler au
général. Je te dirai le résultat de mes ouvertures; mais je ferme cette
énorme lettre, et je vais tâcher de m'endormir confiant sous l'aile de
ton amour.
Émile.
XVIII.
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE, PAR LYON.
Aix, 14 juin.
Émile est très-contrarié ce soir, et à sa place je le serais davantage,
moi qui me pique de plus de sang-froid. C'est vous dire, monsieur et
digne ami, que votre enfant prend beaucoup sur lui; mais, comme il m'a
dit de vous avoir écrit hier une très-longue lettre, je l'ai engagé à
prendre du repos ce soir, et je me suis chargé de vous raconter avec
exactitude nos pourparlers au manoir de Turdy.
Émile m'avait prié de l'y accompagner, pour donner, par la présence d'un
témoin, plus d'autorité à sa démarche auprès du général. Le dîner s'est
passé sans coup férir, bien que ce grand avaleur de sabres me parût plus
rogue et plus cambré que les autres jours. Enfin, à l'heure bénévole où
le guerrier modèle daigne fumer sa pipe sur la terrasse du vieux
château, mademoiselle La Quintinie a emmené son grand-père, et nous
avons pu porter la parole. Émile a parlé comme vous lui avez appris à
parler, noblement, avec simplicité, franchise et délicatesse. Il a dit
en résumé qu'il aspirait au bonheur d'épouser mademoiselle Lucie, et
qu'il demandait à son père la permission de faire agréer ses soins; à
quoi le général a répondu:
«_Mon cher monsieur_, je ne vous dis pas non, mais je ne peux pas vous
dire oui. Tout ceci s'est combiné d'une façon irrégulière, et je suis
forcé de marcher dans la voie de l'irrégularité ouverte par vous et par
_monsieur le grand-père_. Ordinairement, et dans la règle voulue, qui
est toujours la meilleure, le postulant présente sa demande au chef de
la famille. Je croyais être ce chef unique et seul compétent. Vous avez
cru devoir conférer mon titre et mes attributions à M. de Turdy....
Soit, la chose est faite! M. de Turdy a bien voulu m'avertir de vos
intentions, et ma fille m'a prié de vous écouter. Je vous écoute, mais
je me demande si vous avez agi à mon égard d'une façon dont je doive me
montrer satisfait, et si votre peu d'empressement à gagner ma confiance
est un bon précédent pour nos futures relations.»
Émile, sans s'effaroucher de cette gracieuse mercuriale, s'est
respectueusement justifié en démontrant que, sans la permission de
mademoiselle La Quintinie, il n'avait pu se croire autorisé à formuler
sa demande; mais, le général paraissant ne pas comprendre qu'on pût
aimer sa fille avant de le connaître, et s'adresser à elle-même au lieu
d'aller demander aux autorités civiles ou militaires l'autorisation
préalable, il n'y avait guère moyen de s'entendre. Émile a déployé là
toute l'habileté possible pour ménager la susceptibilité du père sans
compromettre sa propre dignité. Il a été évident pour moi que le général
ne comprenait rien à la délicatesse de la situation, au dévouement
romanesque d'Émile, et qu'il n'écoutait même pas ce qu'on lui disait,
tant il était préoccupé du désir d'être désagréable et de décourager.
Émile s'en apercevait fort bien aussi, mais n'en faisait rien paraître,
et c'est avec le plus grand calme et la plus parfaite déférence qu'il a
demandé une solution à ce que le général traitait de _malentendu
regrettable_, comme s'il se fût agi d'arranger un duel et non un
mariage.
Mis au pied du mur, le potentat nous a enfin octroyé une réponse à
laquelle, pour mon compte, je ne m'attendais que trop.
«_Passons l'éponge_, a-t-il dit élégamment, sur le différend qui
précède. Je persiste à dire que vous n'avez pas agi _régulièrement_,
mais je ne vous suppose pas de mauvaises intentions, et _j'accepte vos
excuses_.»
Ici, Émile est devenu rouge: il n'avait pas eu d'excuses à faire, il
n'en avait pas fait, et j'ai cru devoir prendre la parole pour rétablir
la vérité.
«Allons, soit! a repris le général. Ne disons pas excuses, disons
justification. Je m'en contenterais, s'il ne s'agissait que de moi; mais
mon incertitude porte sur quelque chose de plus grave, et dont je ne
peux pas faire aussi bon marché.»
Et, après un peu d'embarras qu'il n'a pas su cacher, il a ajouté:
«J'irai droit au fait, et aussi franchement qu'un homme de guerre va au
feu. Il m'a été dit que vous manquiez de religion, et je vous déclare
que je ne donnerai jamais ma fille à un homme _sans principes_.»
Émile est devenu pâle. Il s'est remis vite et a répondu:
«Et moi, monsieur le général, je vous déclare que je me regarde comme un
homme très-religieux et dont les principes sont très-sérieusement fixés,
aussi bien en matière de religion qu'en matière d'honneur!
--Oh! pour l'honneur,... je n'en doute pas, monsieur, je sais....
Monsieur votre père et vous,... je sais, je rends justice.... Excellente
réputation, caractère à l'abri de tout reproche.... Mais la religion,
jeune homme, la religion! Il en faut! Point de famille sans religion!
C'est la base de la société, c'est le frein de la femme, la tranquillité
du mari, l'exemple des enfants. Je sais que monsieur votre père,... je
n'ai pas lu ses ouvrages, ils sont fort bien écrits, à ce qu'on
m'assure: beaucoup d'érudition, et des convenances!... mais cela ne
suffit pas. Il méconnaît l'autorité de l'Église, et sans autorité il n'y
a pas de religion. Enfin, vous êtes une espèce de protestant, et je ne
crois pas que ma fille consente jamais à un mariage mixte. L'hérésie,
monsieur, est quelquefois plus dangereuse que l'athéisme. Elle est une
révolte, et tout ce qui est rébellion, est licence...»
Je vous fais grâce du discours dont nous a régalés, vingt minutes
durant, ce Mars-Prudhomme. Il a fallu y passer et entendre tout cela
sans sourire et sans impatience. Nous avons fait merveille, Émile et
moi. Je ne le croyais pas si patient, et je ne me savais pas si grave.
Le plus beau de l'affaire, c'est que nous n'avons jamais pu obtenir une
conclusion. Il s'est si bien embrouillé dans les feux de file, tantôt
disant qu'il espérait la conversion d'Émile et la vôtre, tantôt se
retranchant sur la prétendue incertitude de Lucie, greffant maximes sur
axiomes et ne décidant rien, que nous avons pris le parti de nous
retirer en lui disant que nous attendrions le résultat de ses
réflexions. C'était une pauvre sortie; mais nous étions enfermés dans un
cercle vicieux, ou l'envoyer au diable, ou y être envoyés nous-mêmes; et
votre fils, qui ne veut pas compromettre sa cause et qui n'a pas été
admis à la plaider, n'a d'espoir que dans la résolution de Lucie et la
protection du grand-père.
Le plus triste de la soirée, c'est qu'Émile n'a pu échanger un mot avec
mademoiselle La Quintinie. Le général a surveillé notre retraite de la
façon la plus désobligeante, et nous voilà rentrés moins avancés qu'au
départ. Si demain Émile n'obtient pas plus de lumière sur les intentions
de l'homme de guerre, il vous demandera probablement de venir à son
aide, et je crois que vous jugerez le moment opportun, car bien
véritablement la jeune personne lui est très-attachée, et c'est une
femme de mérite.
Agréez, cher et respecté ami, le dévouement sans bornes de votre
Henri.
_P.-S._--Est-ce la peine de vous dire que j'accepte votre jugement sans
appel, et que je ne me ferai pas imprimer avant le jour où vous me
direz: «C'est bien?» Mais, dans un temps où nous serons, vous et moi,
moins préoccupés d'Émile, vous me permettrez de défendre cette jeune
génération d'écrivains à laquelle vous accordez peut-être trop de talent
et refusez trop la croyance. Si c'est pour développer en moi ce qu'il y
reste de principes en dépit de la précocité de mon expérience, j'accepte
le reproche pour moi et pour ceux de mon âge. Vous êtes bien capable de
cela, vous, âme toute paternelle et maligne en diable en l'art de gâter
les enfants! Non, pourtant vous êtes plus naïf que nous! Vous nous
croyez plus forts que nous ne sommes. Nous prenons des airs de matamore
sans le savoir. Il nous est passé tant de choses sous les yeux depuis le
collége, que nous avons le goût perverti; mais, si nous n'aimons pas le
vrai avec le jugement, nous l'aimons avec l'instinct et nous aspirons à
le saisir. Que voulez-vous! nous sommes venus en ce monde _à la male
heure_! Nous avons vu finir et recommencer diverses choses si vite
emportées, que nous n'avons pas eu le temps de les sentir, et je crois
que l'on ne comprend bien que ce que l'on a senti soi-même. Vous ne
pouvez nier que nous ne soyons éclos à la vie au milieu d'une grande
corruption de principes; nous ne pouvions donc nous développer par
l'enthousiasme. Pour rester honnêtes, il nous a fallu avoir la volonté
froide, et nous sommes froids comme de jeunes protestants. Il y a bien à
cela quelque mérite! Vienne le soleil qui nous réchauffera!... L'an 1900
est encore loin, mon ami! Nous tâcherons de le hâter.
Mais c'est trop vous parler de moi, et j'en ai honte. Votre coeur a bien
d'autres soucis que mon sot petit manuscrit, et j'admire votre bonté qui
a trouvé le temps de le lire et de m'en parler, à moi qui n'y pensais
plus!
XIX.
A M. ÉMILE LEMONTIER.
14 juin au soir, Turdy.
Émile, venez demain _quand même_. Mon gendre est fou, et je crois que
quelque cagot lui a monté la tête à Chambéry. Nous nous sommes
querellés, lui et moi, après votre départ. Il n'a pas osé prendre sur
lui de s'opposer aux relations que je déclare vouloir conserver avec
vous; mais il prétend que vous passerez par le confessionnal, ou qu'il
refusera son consentement. C'est ce que nous verrons! Ne faiblissons
pas. Nous n'avons à faire ni à un méchant homme ni à une tête bien
solide. Soyez chez nous à l'heure du déjeuner, et comptez sur moi.
Michel de Turdy.
XX.
ÉMILE A M. H. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.
Aix, 15 juin 1861.
Henri t'a raconté nos ennuis d'hier. Rappelé par un billet de
l'excellent grand-père, nous sommes retournés ce matin à Turdy. Le
général était à la promenade. J'ai pu, en déjeunant avec Lucie et M. de
Turdy, savoir, non ce que veut ou voudra positivement le général, mais
ce que sa fille pense de la situation. Elle est persuadée que quelqu'un
a agi sur son esprit tout récemment. Aux premières ouvertures de la
famille, il s'était montré beaucoup plus coulant, et moi, maintenant, je
crois savoir contre qui la lutte est engagée.
Nous étions au salon vers deux heures et le grand-père commençait sa
sieste, lorsque le général est brusquement rentré en présentant un
personnage qu'il a qualifié d'ami à lui. J'ai vu une grande surprise et
une singulière émotion sur le visage de Lucie, et je n'ai pas été moins
surpris moi-même en reconnaissant dans la personne ainsi présentée mon
compagnon de promenade à la cascade Jacob. Il n'a point paru, lui,
s'étonner de me voir là, et il m'a parlé sur-le-champ avec une
bienveillance aisée et avec le même charme, la même élégance qui
m'avaient déjà frappé. Cet homme a quelque chose de très-séduisant; il a
plu tout de suite à Henri. Le grand-père, ne se doutant pas qu'il eût en
présence un ardent catholique, tant le personnage mettait d'adresse à
éviter le choc, l'a traité avec son aménité ordinaire; Lucie seule était
timide ou réservée.
J'ai saisi le premier moment où j'ai pu échanger, sans être aperçu,
quelques mots avec elle pour lui demander si elle le connaissait.
«C'est, m'a-t-elle répondu, M. Moreali, que ma tante a reçu dernièrement
à Chambéry?
--N'est-ce pas lui qui est entré aux Carmélites, le jour où vous
chantiez?
--Oui, précisément.
--Et c'est l'ami de votre père?
--Je n'en savais rien.
--Comment était-il entré dans ce couvent cloîtré? En vertu de quel
droit?
--Je ne le sais pas non plus; mais vous, vous le connaissez donc?»
Je ne pus répondre. Le général s'avisait de notre aparté et faisait à
Lucie des yeux terribles. Elle feignit de ne pas s'en apercevoir et se
rapprocha de son grand-père. La visite se prolongeait. J'attendais que
le général fût libre de me parler et qu'il parût décidé à le faire,
puisque, pour mon compte, je n'avais plus d'initiative à prendre. Il se
leva enfin en disant à M. de Turdy qu'il s'était permis d'inviter M.
Moreali à dîner, et il se rendit au jardin pour fumer, mais sans
m'engager à le suivre. Je me rendis au jardin presque aussitôt, et,
feignant de lire un journal, je me tins à distance pour lui laisser la
liberté de m'éviter ou de venir à moi. Il tarda quelques instants à
prendre un parti. Je le crois fort irrésolu. Enfin il m'appela pour me
faire une question oiseuse, et je dus me prêter à échanger avec lui les
répliques d'une conversation étrangère au problème soulevé la veille.
Cette conversation roula sur la chasse, sur l'agriculture, sur la
Crimée, sur l'Afrique, que sais-je? Ce brave homme ne sait pas causer:
de sa vie il n'a écouté une question ou une réponse; on dirait qu'il est
le seul interlocuteur qu'il puisse comprendre; il raconte, prononce,
juge, pérore, donne des explications que lui demande un auditoire
imaginaire, et, parfaitement satisfait de ses propres réponses, il a
l'étonnante faculté de parler tout seul et de se faire part de ses
convictions sans se lasser. Je l'étudiais avec curiosité, et il
acceptait mon silence comme l'admiration d'un subalterne en présence de
son supérieur. C'est peut-être chez lui une habitude de rendre ses
oracles à heures fixes en dégustant lentement la fumée de sa pipe. Le
reste du temps il se renferme dans un majestueux silence d'où il sort
par échappées touchantes, brusques ou dédaigneuses; puis il se tait
comme s'il réservait les arrêts de son infaillibilité pour le moment
consacré à l'expansion. Il m'a demandé naïvement à plusieurs reprises
pourquoi Henri n'était pas là, et, comme je lui offrais de l'aller
chercher:
--Non, disait-il, puisqu'il ne s'intéresse pas aux _questions_!»
Sa physionomie semblait ajouter: «C'est tant pis pour lui. Il perd
l'occasion de s'instruire sur toutes choses en m'écoutant.»
Nous sommes rentrés au salon sans qu'il ait été question de mariage, et
tout le reste de la journée il m'a fait assez bonne mine; d'où je
conclus qu'il m'autorisait à faire ma cour à Lucie en attendant qu'il me
prît en amitié ou en grippe, et j'avoue que ceci ne me paraît pas entrer
dans la _marche régulière_ dont il faisait d'abord tant d'étalage.
Quant à Moreali, c'est bien un autre problème, et je m'y perds. Il m'a
été impossible de savoir de Lucie qui il est, d'où il sort, où il va, ce
qu'il vient faire ici. Lucie s'est étonnée de ma curiosité; elle a paru
ne pas le connaître plus que moi; pourtant elle n'a pas répondu d'une
manière bien nette à mes questions, et son sourire avait quelque chose
d'étrange et de triste quand elle me disait: «Mais qu'est-ce que cela
peut vous faire?»
Nous ne pouvions parler ensemble qu'à la dérobée et à bâtons rompus. On
s'est dispersé vers trois heures. Le grand-père m'a retenu pour lui lire
une brochure. Henri, pensant que l'attitude du général avec moi était
toute la solution à attendre, et selon lui la meilleure, s'était retiré.
Le général était retourné au jardin avec Lucie et M. Moreali. J'espérais
les rejoindre bientôt; mais, quand M. de Turdy m'a rendu ma liberté, ils
étaient sortis de l'enclos et je les ai aperçus assez haut dans la
montagne. Lucie donnait le bras à son père, M. Moreali marchait près
d'elle de l'autre côté. Ils s'arrêtaient souvent, comme des gens
préoccupés d'un entretien suivi. J'ai cru qu'il y aurait indiscrétion à
les rejoindre, et puis j'étais blessé, navré de cette fugue de Lucie.
Comment n'avait-elle pas trouvé le moyen de m'avertir? Je me jetai sur
un banc; mais, au moment de désespérer, je vis des caractères tracés
légèrement sur le sable et ces mots bien lisibles: _Suivez-nous_. Sans
aucun doute, Lucie, surprise par un caprice de son père, avait
furtivement écrit cela pour moi avec le bout de son ombrelle. Je
m'élançai. En deux minutes, à travers les broussailles presque à pic,
j'avais gagné le sentier, et je voyais le groupe venir à ma rencontre.
Lucie s'en détacha, doubla le pas et passa son bras sous le mien.
Émile, me dit-elle très-vite, soyez patient, je vous en conjure, soyez
calme! Ne vous apercevez de rien!... Mon père s'obstine, il veut que je
vous convertisse; il dit que cela dépend de moi, et que notre sort est
dans mes mains. Laissez-lui croire que j'y travaille, cela ne vous
compromet pas, et ce n'est pas mentir, car j'y travaillerai sans doute;
mais pas ainsi, soyez tranquille, pas sous le coup de la menace, et
jamais à titre de compromis entre le coeur et la conscience! Vous me
connaissez trop pour craindre que je ne livre à vos convictions un
combat indigne de vous et de moi.»
Elle s'était assise sur une roche, comme si elle eût été lasse, mais en
effet pour ne pas abréger ce court tête-à-tête en retournant vers son
père et M. Moreali. Ils vinrent très-vite néanmoins, mais j'étais calme,
j'étais guéri, j'avais des forces nouvelles. Je crois que j'étais
souriant, car le général me dit en fronçant le sourcil, et d'un ton
moitié sergent, moitié père:
«Vous avez un air de triomphateur, monsieur Émile! Prenez garde! si
_elle_ vous dit la vérité, vous avez à réfléchir.»
Au lieu de répondre, je regardai M. Moreali d'un air de surprise bien
marquée, comme pour demander s'il était initié au secret de la famille.
Le général me comprit, car il se hâta de répondre à cette question
muette:
«Monsieur est de bon conseil, et je l'ai présenté dans la maison comme
mon ami. Est-ce que ça ne suffit pas?»
J'allais dire en termes polis que cela ne me suffisait peut-être pas, à
moi; M. Moreali ne m'en laissa point le temps. Il me tendit avec une
grâce charmante une main blanche comme une main de femme et me dit:
«Nous nous connaissons, monsieur; nous avons déjà échangé nos pensées,
poussés l'un vers l'autre non pas tant par le hasard que par une
invincible sympathie. Je suis à moitié Italien, moi, c'est-à-dire
impressionnable et de premier mouvement; vous m'avez intéressé, vous
m'avez plu, et, malgré la différence de nos opinions, je sens que je
désire vivement votre bonheur. Ne vous demandez donc pas si la confiance
que le général me fait l'honneur de m'accorder est bien ou mal placée.
Consultez votre instinct: je suis sûr qu'il vous dira que je suis votre
ami.»
C'était aller bien vite, je le sentais, et pourtant, comme il n'est
guère possible de se méfier sans cause, je répondis avec déférence et
gratitude. Lucie, dont je tenais toujours le bras, m'avertit par une
légère pression... de quoi? de me rendre, ou de m'observer? Le général
s'assit sur le rocher en disant d'un ton satisfait:
«Alors, si vous vous entendez tous les deux, me voilà tranquille, et ma
fille doit l'être aussi. Je reste ici avec elle un instant; allez
devant, nous vous rejoindrons.»
C'était un ordre d'avoir à m'expliquer sur l'heure avec cet inconnu. J'y
étais mal disposé par l'étrangeté du fait. Quelque agréable que soit le
personnage, sa soudaine intervention bouleversait toutes mes idées. Il
prit mon bras avec une familiarité surprenante, sans pourtant rien
perdre de la dignité de ses manières, et, quand nous eûmes fait quelques
pas:
«Monsieur, me dit-il, reconnaissons d'abord, pour nous entendre, que M.
le général La Quintinie est d'un caractère excentrique et singulier. Je
vous tromperais si je vous laissais croire que je suis son ami plus que
le vôtre. Notre connaissance est tout aussi récente. Je l'ai rencontré
ces jours derniers chez mademoiselle de Turdy à Chambéry. Elle nous a
présentés l'un à l'autre, et, comme cette dame était fort préoccupée des
projets de mariage formés entre sa nièce et vous, on m'a sommé pour
ainsi dire de donner mon avis, non pas sur votre mérite personnel, qui
n'était pas mis en doute, mais sur une question d'application générale
du principe religieux dans le mariage. Je me suis défendu: on me
traitait un peu trop comme un Père de l'Église, et le rôle d'oracle
qu'on voulait m'attribuer ne convenait ni à mon peu de lumières, ni à la
discrétion de mes sentiments; mais je ne pouvais refuser de causer, et
je ne sais pas le moyen de causer sans dire ce que je pense. Ce que j'ai
pensé tout haut, je puis vous le rapporter fidèlement. J'ai dit qu'entre
gens d'honneur il n'y avait jamais moyen de transiger en matière de
foi.... Je sais que c'est votre opinion aussi; mais j'ai ajouté que la
vraie foi était contagieuse, et que vous ouvririez probablement les yeux
à cette lumière, grâce à l'ascendant de votre fiancée. Voilà tout ce que
j'ai dit: ne croyez donc pas, en me voyant ici, que j'y vienne en
trouble-fête et en disputeur. Je me suis récusé comme arbitre, et je ne
prétends à votre confiance qu'autant qu'il vous plaira de me l'accorder.
--Permettez-moi, lui répondis-je, de vous connaître davantage avant de
vous donner cette confiance que votre bonté réclame. Je vaux sans doute
moins que vous, puisque je résiste à l'attrait respectueux que vous
m'inspirez; mais on me fait ici une situation tellement bizarre et
délicate, que je m'y perds un peu.
--Oui, reprit-il, je comprends cela. Laissons venir, et ne forçons rien.
Ne discutons pas surtout avant de bien connaître le fond de nos
croyances, car ce serait du temps perdu.
--Vous comptez alors que nous nous reverrons ici?
--Ici ou ailleurs, chez mademoiselle de Turdy probablement. Puisque
votre demande est faite, vous ne tarderez sans doute guère à vous
présenter chez elle, et j'y vais tous les soirs. Donc, si vous avez
besoin de ma sollicitude pour vous et de mon dévouement pour la vérité,
vous saurez où me prendre. J'ai à votre service deux mois de séjour à
Chambéry. J'y suis venu ranimer et consoler un vieux ami malade qui
m'appelait depuis longtemps, et dont mademoiselle de Turdy vous donnera
le nom, s'il vous plaît de venir me trouver; mais, s'il en est
autrement, ne craignez pas que je m'en formalise. Vous ne me devez rien,
je ne suis rien ici, et, si je m'y trouve mêlé à vos affaires, c'est à
mon corps défendant, ne l'oubliez pas. Le jour où vous me prierez de ne
m'en pas mêler, vous n'entendrez plus parler de moi.»
Tout cela a été dit sur un ton de bonhomie exquise, si l'on peut
associer ces deux mots, et j'ai dû me rendre. La suite de notre
entretien a roulé sur le caractère des parents de Lucie. M. Moreali
paraît regarder le général comme un enfant aussi faible que volontaire.
Il dit de la tante Turdy qu'elle est une excellente femme, trop
communicative, et du grand-père qu'il lui plaît plus que les deux
autres. Le nom de Lucie n'a pas été prononcé. En revanche, nous avons
beaucoup parlé de toi. Ce M. Moreali sait tes ouvrages par coeur, comme
s'il les avait lus hier. Il admire ton talent sans réserve littéraire,
et il m'a peut-être un peu fait la cour en te louant avec vivacité.
Pourtant il est catholique romain dans toute l'extension du terme:
est-ce là ce qu'on appelle un jésuite de robe courte? Il est
parfaitement aimable, et séduisant au possible, trop peut-être!
En nous retrouvant si bien d'accord, Lucie a été contente de moi, et le
front du général s'est tout à fait éclairci au dîner. Il est bien
certain que l'on espère me convertir; mais, s'il y a une petite
conspiration tramée à cet effet, Lucie n'y est pour rien, et dès lors je
me défendrai avec douceur contre les assauts de l'aimable apôtre suscité
par son père. J'aime mieux cela en somme que d'avoir à discuter contre
lui-même, ce qui est la chose la plus aride, la plus irritante et la
plus vaine que je connaisse, et je dois peut-être lui savoir gré d'avoir
mis en son lieu et place un homme de valeur réelle et de parfaite
courtoisie.
Ne te dérange donc pas, tu vois que mes affaires ne vont pas plus mal.
Quand ton intervention me sera nécessaire, je t'appellerai, cher père,
ou je volerai près de toi. Te voilà si près, Dieu merci! mais je te
réserve comme la suprême assistance pour les grandes occasions.
Ton Émile.
XXI.
M. LEMONTIER A SON FILS.
Chêneville, 15 juin.
Fais-lui comprendre, à cette noble Lucie, le droit et le devoir de la
liberté de conscience, et ne t'inquiète pas du reste. Ne discute ni ses
dogmes ni son culte, jusqu'à ce que tu aies établi en elle la base de
tout principe, la sainte liberté. Tu ne pourrais entrer avec elle dans
des discussions de détail, et ce serait bien en vain que tu le
tenterais. L'amour te ferait taire, ou il t'emporterait dans son magique
tourbillon à mille lieues de tes doctes raisonnements. Elle-même
perdrait la tête, et, partagée entre son coeur et son esprit, elle
prendrait peut-être de trop promptes résolutions. A mon sens, toute
croyance doit être respectée dans son exercice, si la discussion de son
principe ne l'a point modifiée. Laisse donc Lucie garder ses habitudes
et ses amis, qu'ils soient prêtres ou séculiers, jusqu'à ce que leur
influence échoue d'elle-même devant une conviction profonde de son droit
vis-à-vis de tous et de toi-même. Ce droit lui apparaîtra clair et
victorieux le jour où elle t'aimera d'un véritable amour, et c'est alors
seulement que tu devras l'épouser et que tu n'auras pas à craindre
d'influences néfastes dans ta vie conjugale. Si Lucie ne les secoue pas
sans regret, ou si elle les secoue dans un jour d'entraînement pour toi,
elle n'est pas la femme d'élite que tu vois en elle, ou bien elle aura
de nouvelles luttes à subir contre elle-même au lendemain d'un
dévouement irréfléchi.
Il faut bien le reconnaître, mon enfant, nous avons tous le droit de
propagande et de persuasion; mais nous n'avons pas d'autre droit. Que
les raisons d'État augmentent ou restreignent ce droit selon les
circonstances, il existe toujours dans son entier. On peut subir le fait
des obstacles qui le froissent, la conscience d'un homme digne du nom
d'homme ne les acceptera jamais en principe. Les catholiques, qui le
nient dès qu'il s'agit de religion, le réclament, ce droit, dès qu'il
s'agit de leurs intérêts ou de leur propagande. Donc, ils le
reconnaissent en dépit d'eux-mêmes, et pas plus que nous ils ne peuvent
s'en passer.
Lucie comprendra, si elle est véritablement intelligente; si elle ne
l'est pas, brise ton amour et n'engage pas ta vie, car, si tu la voyais
retomber sous le joug du prêtre, de quoi te plaindrais-tu? Tu étais
libre de ne pas l'épouser. Tu pouvais chercher ta compagne parmi celles
qui pensent comme toi.... Mais, moi, je crois à la grandeur et au
sérieux de son esprit; aussi ne suis-je pas très-inquiet. Poursuis donc
cette noble conquête sans autres armes que celles qui t'ont servi
jusqu'à présent, une sincérité inaltérable, une fermeté invincible pour
conserver ta propre croyance, et avec cela la foi au vrai, qui est
contagieuse et qui transporte les montagnes.
...Je reçois ta lettre du 13.--Eh bien, tu as été un peu vite; mais il
n'est plus temps de regarder derrière soi, puisqu'à l'heure où tu
recevras ma réponse, tu auras déjà présenté ta demande au général La
Quintinie. Nous allons bien voir si, par quelque exigence inadmissible,
il ne rend pas ta démarche nulle. N'importe, Lucie t'aime, je le crois;
elle te l'a dit, ce me semble, avec une grandeur qui me charme, et je
l'aime aussi, moi, et je la veux pour fille, si les obstacles dont elle
parle, et que je commence à pressentir, ne sont pas insurmontables. Ces
obstacles ne viennent plus d'elle, sois-en certain. Elle ne croit pas à
l'enfer, elle ne damne personne. Elle est à nous, va, puisqu'elle est au
vrai Dieu! Elle est de ces âmes de diamant que l'erreur ne peut ternir,
et je l'estime, non pas _quoique_, mais _parce que_. Si elle a pu
fleurir dans cette atmosphère du cloître sans en rapporter ni ombre ni
déviation, c'est une forte plante, j'en réponds, et nulle brise malsaine
ne l'empêchera de porter ses fruits.
Courage donc, un grand courage, Émile! entends-tu? car il faudra
peut-être beaucoup combattre, beaucoup attendre, et quelquefois
désespérer; mais je serai là dès que tu pourras me fixer sur la nature
des empêchements signalés par Lucie, et je te promets de ne pas me
décourager facilement.
Ton père.
XXII.
MOREALI AU PÈRE ONORIO, A ROME.
Aix en Savoie, 15 juin.
Viens, mon père, viens à mon secours, car je meurs ici. Je ne sais
quelle influence ténébreuse s'est étendue sur moi, tout m'est amer et je
me sens faible. Toi seul peux lire dans le livre obscur de mon âme et
retirer violemment le poison qui l'engourdit et la glace.
Plus de sommeil réparateur, plus de veille féconde! Je ne comprends plus
rien, la foi est voilée comme si elle n'avait jamais existé pour moi.
Quelle épreuve! C'est la plus cruelle que j'aie traversée. Mes lèvres
prient, mon coeur dort. Je me demande si mon corps marche, si mes yeux
voient, si mes oreilles entendent.
Tu m'avais prévenu contre ce mal sans nom qui saisit le fidèle au début
de la vie de sainteté et qui le tient prosterné, comme évanoui à la
porte du Seigneur! Des jours, des mois, des années peut-être peuvent
s'écouler ainsi. Sainte Thérèse a enduré vingt ans ce supplice de ne
pouvoir prier, et, toi-même, tu t'es surpris, me disais-tu, blasphémant
tout haut, la nuit dans ta cellule! Oui, mais tu avais le sentiment de
la lutte, et je ne l'ai pas. Mon esprit n'est pas assailli de ces
fureurs sourdes, de ces épouvantes, de ces détresses qui réveillent la
volonté par l'excès des souffrances. Je me sens atone, brisé sans
combat, et n'ayant envie ou besoin de rien nier, mais porté à douter de
tout. Est-ce une de ces tentations décisives qui signalent l'agonie du
vieil homme aux prises avec l'homme nouveau? Ou bien, homme faible et
sans coeur, suis-je ébranlé par l'esprit du siècle dans ma lutte suprême
avec lui?
J'ai une mission à remplir pourtant, une mission toute personnelle, mais
que toi-même as jugée indispensable: j'ai juré de consacrer à Dieu cette
âme qui m'était confiée, qui m'appartenait pour ainsi dire. Eh bien,
cette âme m'échappe, elle succombe au milieu de son élan, elle est
retombée sur la terre, elle périt, et je ne sais rien faire, je n'ose
rien, je ne peux rien pour la sauver! Un dernier moyen me reste, mais il
est incertain, il va peut-être contre mon but!
Est-ce la honte et la mortification d'échouer si misérablement au port
qui m'ont jeté dans ce dégoût et dans cette lassitude? La raison n'est
pas suffisante; nous ne convertissons pas tous ceux que nous
entreprenons, et nous ne sommes pas toujours assez forts pour évoquer la
grâce, pour la faire descendre sur nos néophytes. Pourquoi celle-ci, en
m'échappant, me laisse-t-elle courbé sous une douleur immense?
Qu'est-elle pour moi de plus qu'une autre? Que signifie en moi ce dépit
que sa trahison soulève?
Évidemment, je suis malade, et Dieu m'afflige pour mon bien; mais, dans
les rares moments où je retrouve un peu d'énergie, je sens que ma foi a
baissé, et je m'épouvante de ce que je deviendrais, si elle s'effaçait
absolument.
Sourire de la malice du tentateur et attendre la fin de cette maladie
_jusqu'à la mort_, s'il le faut!... Voilà ton enseignement et ton
exemple. Quand tu es près de moi, cela me semble possible; seul, je n'y
crois plus. Je suis encore trop loin de la vieillesse et de la mort. Je
succomberai, je mourrai dans l'athéisme! Viens donc, sauve-moi encore
comme tu m'as déjà sauvé. Tout favorisait notre établissement ici...
mais devons-nous, si près de cette défection, qui peut devenir un foyer
de révolte, planter une tente qui sera regardée avec dédain?
Tu verras, tu jugeras et prononceras. Peut-être d'un mot ramèneras-tu en
moi le sens de la vie et l'ardeur du zèle.
Moreali.
XXIII.
(FRAGMENTS DE DIVERSES LETTRES.)
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER.
* * * * *
Quant à ce Moreali, je l'observe et n'ai pas d'opinion arrêtée sur son
compte jusqu'à présent. Il vit fort retiré et ne fréquente que la
vieille mademoiselle de Turdy. J'ai été aux informations, et voici tout
ce qu'on a pu me dire:
Il demeure à Chambéry depuis peu, et il vient quelquefois à Aix avec un
vieux gentilhomme piémontais fort dévot qui l'a connu à Rome et qui le
tient en grande estime. Je me demande d'où le général le connaît, et
s'il est vrai qu'il ne le connaisse que depuis quelques jours. Il court
les environs pour acheter une propriété pour le compte de quelqu'un qui
l'en a chargé. Il n'est pas, comme on l'avait supposé d'abord, un envoyé
de la cour de Rome, du moins rien ne l'annonce comme un dévot de grand
zèle ou de grande importance.
Émile en fait cas. Je ne saurais dire qu'il me soit très-sympathique
malgré ses bonnes manières et son langage choisi. Je lui trouve un air
de préoccupation et la plaisanterie aigre-douce.
* * * * *
MOREALI A LUCIE.
...M. Émile est un honnête caractère et un esprit loyal; mais les hautes
lumières de la foi lui ont manqué, et son jugement est peut-être faussé
sans retour. Il rejette des points essentiels, et vous ne pourrez jamais
vous entendre avec lui sans rompre avec l'Église.
...Mais, puisque ses défiances s'effacent, puisque je peux vous voir
souvent tous les deux, je ne me découragerai pas sans avoir tout essayé
pour le ramener dans le droit chemin. Seulement, il nous faudrait votre
aide, et vous la refusez à monsieur votre père et à moi. C'est là ce que
je ne puis comprendre. Expliquez-vous, je vous en supplie. Vous dites
que vous discuterez avec ce jeune homme, que vous plaiderez la cause de
votre liberté de conscience. Je ne sais si vous le faites. Vous semblez
consentir maintenant à nous laisser agir en voyant que M. Émile se prête
avec moi de bonne grâce à la conversation; mais vous vous opposez à ce
que je parle en votre nom, à ce que je déclare que non-seulement vous
voulez garder votre foi, mais encore conquérir à Dieu la sienne! Je ne
vous comprends plus, Lucie, et, si vous ne me rassurez bien vite, je
croirai que vous subissez une passion funeste, un aveuglement, un piége
de l'ennemi. Vous n'espérez pas sans doute sauver votre âme par ce
chemin-là. Votre conscience n'admettra jamais l'exécrable sophisme de
tout sacrifier, même la foi, même le ciel, à l'objet aimé.... Je tremble
de vous voir si fière et si tranquille au bord d'un précipice! Ah! ma
soeur, ah! ma fille, revenez à vous! Vous me jetez dans un trouble
immense, et je me demande si je dois continuer à vous obéir, ou
commencer à vous résister, en tendant tous les efforts de ma volonté
contre ce détestable projet de mariage.
LUCIE A MOREALI.
...Votre lettre est presque une menace qui me contriste, mais qui ne
saurait produire l'effet que vous en attendez. Avant tout, et pour la
dernière fois, mon ami, je ne veux plus garder sur votre compte un
silence qui équivaut à un mensonge. Je vous supplie de dire à Émile et à
mon grand-père qui vous êtes, quelle influence votre amitié a eue et
pourrait encore avoir sur ma vie, enfin quelle est la part que vous
prenez à nos déterminations. Si vous agissez ainsi, je vous aiderai,
comme vous dites, c'est-à-dire que je prierai Émile de vous écouter et
que j'unirai mes efforts aux vôtres, ouvertement et loyalement pour
l'amener à modifier ses croyances.
Autrement, non! Je séparerai ma cause de la vôtre, je la séparerais de
celle de Dieu, s'il fallait aller à Dieu autrement qu'au grand jour, ce
qui n'est pas possible.
* * * * *
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER.
...Émile va tous les jours à Turdy. Le général compte sur Moreali pour
le convertir, et Lucie semble retirer son épingle du jeu.
Un fait qui n'a peut-être aucune importance, c'est que Misie, la
servante lingère de Turdy, est venue ici deux matins de suite pour
conférer secrètement avec ce Moreali, lequel, depuis deux jours, est à
Aix avec son ami le comte de Luiges. Misie est toute dévouée à sa jeune
maîtresse, et ne peut venir que par ses ordres. Je n'ai pas fait part de
ma découverte à Émile, que ce petit mystère pourrait inquiéter; mais
j'ai cru devoir vous la dire.
XXIV.
ÉMILE A M. H. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.
Aix, 20 juin 1861.
Voilà plusieurs jours passés sans t'écrire autre chose que des billets.
Le temps me manquait beaucoup, et la certitude ne se faisait pas. Je
passais les matinées souvent avec Moreali, les soirées avec lui encore à
Turdy. Je me prenais d'estime et d'amitié pour cet homme étrange. Je
subissais l'attrait de ses manières et de son langage; ses raisons ne me
touchaient pourtant pas. Il m'intéressait, il me faisait réfléchir, il
me portait à examiner et à répondre. Je me sentais fort contre lui, fort
de tes convictions plus élevées, plus vastes, plus satisfaisantes que
les siennes; mais son esprit ingénieux et subtil me charmait, et je
croyais trouver en lui un auxiliaire aimable, non déclaré encore en ma
faveur,--c'eût été trop tôt se rendre,--mais sincèrement désireux de
pouvoir me servir. Le général s'était endormi sur les deux oreilles,
enchanté de n'avoir plus qu'à attendre. Le grand-père causait volontiers
histoire et littérature avec cet hôte plein de mémoire et d'érudition.
Lucie paraissait attentive, et rien de plus. Nous n'étions jamais seuls.
Quatre jours sans avancer d'un pas, c'est long dans la situation où je
suis! Je perdais patience et j'étais décidé à brusquer un peu les
choses, quand une surprenante révélation s'est faite. Je t'écris tout
bouleversé encore de l'événement.
Le soir, comme je revenais de Turdy avec Moreali, nous rencontrions
madame Marsanne avec sa fille et Henri. Ils rentraient de la promenade,
des rafraîchissements les attendaient dans le petit jardin de
l'habitation louée par madame Marsanne. Elle nous invite à y entrer.
Moreali remercie et nous quitte. Aussitôt Élise me prend le bras avec
une vivacité singulière, met un doigt sur ses lèvres, nous attire dans
le jardin, regarde si la porte est fermée, et nous dit en éclatant de
rire:
«Enfin! je le connais!
--Qui? Moreali?
--Non pas Moreali, c'est quelque nom de guerre, mais l'abbé Fervet;
c'est lui, j'en suis sûre, notre ancien directeur du couvent de *** à
Paris!
--Directeur de quoi? demanda Henri.
--De conscience, rien que ça!
--Votre confesseur alors?
--Non pas. C'est très-différent. L'abbé Fervet, pour des raisons
personnelles que je ne connais pas du tout, avait obtenu dispense de
confesser.
--Allons donc! reprend Henri. Un prêtre qui n'a pas de goût pour cet
exercice? Pourtant ce doit être fort divertissant de confesser les
jeunes nonnes et les jolies petites filles!
--Il y a peut-être à cela autant de danger que de plaisir, car nous
n'avons jamais eu à dire nos petits péchés qu'à de vieux prêtres plus ou
moins octogénaires. On racontait sur notre abbé Fervet toute sorte
d'histoires romanesques.
--Quelles histoires? demandai-je à mon tour.
--Oh! toutes les histoires que des cervelles de pensionnaires peuvent
forger. Il avait reçu dans sa jeunesse la confession d'une demoiselle
éprise de lui; amoureux à son tour, il avait héroïquement fui le danger,
et il avait prié et obtenu de ne plus confesser les personnes de notre
sexe. C'était là la version la plus accréditée; mais les imaginations
vives en supposaient davantage. Faites-moi grâce du caquet de mes chères
compagnes; je puis vous dire seulement que la pénitente séduite ou
séductrice changeait continuellement de rôle dans la légende. Tantôt
c'était une princesse et tantôt une bergère. De tout cela, il ne faut
pas croire le moindre mot, car l'histoire n'était fondée sur rien; mais
il fallait bien rire et babiller un peu!»
Je demandai à Élise quelles étaient les attributions du directeur de
conscience à son couvent.
«Voici, dit-elle avec gaieté. On était libre de n'avoir jamais rien à
démêler avec lui; mais il nous faisait, dans un grand parloir, une
espèce de cours de théologie. En outre, il donnait des leçons
particulières d'histoire sainte à quelques-unes des plus sérieuses, à
Lucie entre autres, toujours avec la _soeur-écoute_, brodant à la table
où nous avions nos livres et nos cahiers. Ceci nous intriguait encore un
peu; car, avec nos autres vieux professeurs, ces précautions étaient
fort négligées, et, si la soeur s'absentait, personne n'y prenait garde,
tandis que l'abbé Fervet se montrait rigidement observateur de la règle,
et, si la soeur était en retard au commencement des leçons, que nous
fussions une ou plusieurs, il se tenait près de la fenêtre, loin de la
grille, lisant ou feignant de lire et de ne pas nous voir. Il avait la
réputation d'un saint homme, et nul ne pouvait la lui contester:
pourtant nous nous disions tout bas qu'il eût été encore plus saint de
ne pas tant nous craindre.