--Mais, reprit Henri, quand vous aviez des cas de conscience à lui
soumettre, faisiez-vous donc vos petites révélations devant la
_soeur-écoute_?
--Généralement oui, et même en présence les unes des autres, ce qui nous
divertissait beaucoup. Celles qui étaient studieuses, comme Lucie,
prenaient plaisir à écouter les doctes et éloquentes réponses du
directeur, car c'était pour lui l'occasion de briller, et il ne s'en
faisait pas faute. Il a toujours été beau parleur, et, pour le faire
parler, nous inventions des doutes que nous n'avions pas. C'est vous
dire que nos cas de conscience avaient rapport à des articles de foi et
n'exigeaient aucun mystère. Si quelqu'une avait un petit secret à lui
confier, elle lui écrivait, et il répondait d'assez longues lettres,
fort belles, à ce qu'on assure, et que l'on montrait en confidence à ses
amies. Moi, je n'en ai jamais reçu, n'ayant jamais aimé à écrire, et ne
trouvant point en moi-même de scrupules sérieux à écouter ou à vaincre.
--Voilà votre récit couronné avec élégance, dit Henri, et nous tenons la
légende de l'abbé Fervet: reste à savoir si M. Moreali, qui a peut-être
l'esprit et le caractère d'un prêtre, mais qui n'en a ni l'habit ni les
manières, est l'abbé Fervet, et pourquoi ce serait lui.
--Lisette rêve, dit madame Marsanne, ou elle se moque de nous. Elle a
rencontré ici et à Turdy M. Moreali plusieurs fois, et jamais encore
elle ne s'était avisée de cette belle découverte.
--Permettez, maman, reprit Élise; chaque fois que j'ai rencontré M.
Moreali, je vous ai dit: «C'est singulier, je l'ai vu quelque part; il
me semble qu'il évite mes yeux!» Vous m'avez répondu: «C'est quelque
ressemblance, cela te reviendra.» Et je ne trouvais pas, parce que je
cherchais dans mes souvenirs du monde et non dans ceux du couvent, qui
sont déjà loin. Enfin, hier, nous quittions Turdy comme il y arrivait,
et le nom de l'abbé m'est revenu avec sa figure. Je ne m'y suis pas
arrêtée, puisque celui-ci n'était pas un prêtre, que d'épais cheveux
rejetés en arrière cachent la place de sa tonsure, qu'il est fort bien
mis, non pas à la dernière mode, mais avec l'élégance grave qui convient
à son âge, enfin que rien chez lui ne trahit son ancien état. Et puis il
a changé d'accent, il est devenu Italien. Comment? Je ne me charge pas
de vous le dire; mais je sais que l'abbé Fervet, en quittant la
direction de notre couvent, est allé vivre à Rome.
--Comment le sais-tu? dit madame Marsanne.
--Lucie me l'a dit, elle a reçu plusieurs fois de ses nouvelles.
--Alors ce n'est pas lui, reprit madame Marsanne; Lucie l'a vu chez sa
tante pour la première fois il n'y a pas quinze jours. Est-ce que
d'ailleurs elle ne t'aurait-pas dit: «J'ai revu l'abbé Fervet?»
--Voilà le mystère, répliqua Élise avec un peu de malice: Lucie sait ou
ne sait pas. Peut-être qu'elle ne l'a pas encore reconnu, ou qu'elle
n'est pas sûre, ou qu'elle est dans la confidence de son secret; car,
pour se déguiser et changer ainsi de nom, il faut bien qu'il ait un gros
secret. Qu'en dites-vous, Émile? Vous ne dites rien?
--Je dis que vous vous êtes trompée, Élise, et que l'abbé Fervet n'est
pas M. Moreali.
--Eh bien, je fais un pari, moi: c'est que, Fervet ou non, Moreali est
un prêtre. Qui tient le pari?
--Moi, répondit Henri. Je le saurai, et, si je perds, je m'avouerai
vaincu. Quels sont vos indices? Soyez de bonne foi et mettez-moi sur la
voie des recherches.
--Je n'ai, en outre de la ressemblance, qu'un seul indice, mais il est
capital: c'est celui qui vient de me frapper là, tout à l'heure, comme
il se refusait à entrer chez nous. Il y a chez beaucoup de prêtres un
certain mouvement; tantôt du cou et du menton, tantôt de la main, pour
remettre en place le rabat qui tend toujours à s'en aller de côté ou
d'autre, et dont les attaches gênent ou grattent la peau quand elle est
délicate. Or, ce mouvement était très accusé et très fréquent chez
l'abbé Fervet. Les petites filles remarquent tout; et, quand nous
voulions parler de lui sans le nommer devant nos religieuses, nous
imitions son tic et nous affections de placer la main comme lui, vu que,
à tort ou à raison, nous l'accusions d'aimer à montrer sa main, qui
était fort belle. Eh bien, cette main toujours belle redressant le rabat
devenu cravate, le mouvement du menton et du cou, avec cela certain air
embarrassé et certain regard vif et sévère à mon adresse, comme celui
dont il m'honorait jadis à la leçon pour me dire: «Silence,
mademoiselle!» tout cela vu de face, et vivement éclairé par le flambeau
que tenait le domestique, fait que je me suis écriée en moi-même: «C'est
lui!» et qu'à présent j'en suis aussi sûre que nous voilà tous ici.»
J'étais atterré de la découverte d'Élise. Supposer Lucie capable de
dissimulation avec moi, quelle qu'en fût la cause, c'était une
souffrance atroce. Je n'en fis rien paraître, et je sortis avec Henri.
«Il faut découvrir la vérité, lui dis-je; mais, si Élise ne s'est pas
trompée, il faut nous taire.
--Comment? Pourquoi?
--Parce que, si M. Moreali est un prêtre déguisé, c'est un ennemi, non
en tant que prêtre, mais en tant que fourbe.
--Très-bien! j'entends! reprit Henri, dont l'esprit allait au but aussi
vite que le mien. Nous ferons semblant d'être dupes, afin de déjouer ses
projets. Évidemment, il fait son métier de Tartufe dans la famille. Il
trompe le grand-père, il domine le général Orgon. Il n'y a point là
d'Elmire, mais il veut empêcher le mariage de la fille de la maison pour
qu'elle retourne au couvent et s'y enterre avec sa dot.
--Je ne suppose pas tout cela, répondis-je, je ne vais pas si loin.
Moreali ou Fervet peut bien être un zélé de l'Église secrète, habitué
aux chemins tortueux et trompeurs; mais je le crois de bonne foi quant à
sa croyance, et disant comme les jésuites: «Qui veut la fin veut les
moyens.» La fin pour lui n'est peut-être pas d'empêcher le mariage de
Lucie, mais de le retarder jusqu'à ce que, me détachant de mes idées, je
donne aux dévots le scandaleux triomphe de me voir renier les principes
de mon père et les miens.
--Et ton père te conseille de résister jusqu'au bout? Prends garde!
Lucie vaut bien une messe!
--Lucie vaut mieux que cela: elle mérite qu'on l'obtienne par la loyauté
du coeur et la fermeté de la conduite. Mon père ne me conseillera jamais
de m'y prendre autrement.
--Allons! soit; mais dis-moi donc quel rôle Lucie joue dans tout cela?
Peux-tu supposer qu'elle n'ait pas reconnu Fervet?
--Je supposerai tout plutôt qu'une trahison.
--Mais que ferons-nous pour découvrir la vérité sous le masque de
Moreali?
--Je ne sais pas; cherchons!
--Viens chez moi, dit Henri. Nous allons lui écrire une lettre adressée
à M. l'abbé Fervet. S'il la reçoit, c'est lui.
--Il ne la recevra pas.
--Elle sera sous enveloppe adressée à Moreali. On attendra la réponse.
--Il ne répondra pas. D'ailleurs, au nom de qui écriras-tu?
--Au nom de personne. Tu vas voir. Il n'est que dix heures, il ne sera
pas couché; viens chez moi.»
Je répugnais à cette feinte.
«Je prends tout sur moi, dit Henri. Ne t'en mêle pas: n'ai-je pas un
pari à gagner ou à perdre?»
Il écrivit:
«Une âme fervente a recours aux prières de M. l'abbé. On l'a reconnu,
mais on ne trahira pas son incognito. On le supplie d'offrir dimanche, à
l'intention d'une âme chrétienne bien cruellement éprouvée, le saint
sacrifice de la messe, qu'il doit dire en secret dans ses appartements.
On ne demande pour réponse que le renvoi du ruban qui entoure cette
lettre.»
«Quel ruban? demandai-je à Henri.
--Tu m'as parlé, reprit-il d'un bouquet de lis dans une grotte et d'un
ruban aux emblèmes d'un coeur sanglant.... L'as-tu toujours?
--Oui.
--Ne l'as-tu jamais montré à personne?
--Jamais.
--A qui en as-tu parlé?
--A toi seul.
--Pas même à Lucie?
--Pas même à Lucie.
--Ce ruban n'a rien de particulier à l'adresse de Lucie?
--Rien.
--Eh bien, va le chercher; c'est un passe-port excellent. Il vient de la
fabrique des symboles à l'usage des dévots, et c'est entre eux comme un
mot de passe ou un signe de reconnaissance.»
Je livrai le ruban à Henri. Il ne s'agissait plus que de trouver un
commissionnaire discret ou naïf.
«Le naïf sera le meilleur, dit Henri, je m'en charge. Il y a par là un
vieux pauvre très dévot qui a une bonne figure et qui rôde jusqu'à
minuit autour du casino. Mon domestique lui fera remettre ceci par un
tiers, pour qu'il fasse la commission sans savoir d'où elle vient. Sois
tranquille, tout ira bien!»
J'étais si bouleversé, que je laissai Henri commettre cette imprudence,
car c'en était une, surtout si Moreali avait vu dans les yeux d'Élise,
une heure auparavant, qu'elle l'avait reconnu. Il pouvait lui attribuer
cette supercherie, se défier, renvoyer la lettre en disant qu'elle
n'était pas pour lui; mais aurait-il cette audace?
«S'il l'a, disait Henri, nous serons d'autant mieux édifiés sur son
aimable caractère.
--C'est-à-dire, lui répondis-je, que nous ne saurons rien du tout.»
Nous avons attendu un quart d'heure avec une impatience fiévreuse. Je
comptais les minutes, les secondes. Le domestique d'Henri arrive enfin.
Il apporte une enveloppe blanche cachetée de noir avec une simple croix
pour devise, et dans cette enveloppe le ruban, c'est-à-dire: «Oui;»
c'est-à-dire: «Je vous promets la messe;» c'est-à-dire: «Je suis
prêtre;» c'est-à-dire: «Je suis l'abbé Fervet...»
Henri était enchanté du succès de sa ruse; moi, j'en étais triste et un
peu honteux.
«Cet homme qui donne si facilement dans un piége improvisé, dans une
véritable espièglerie de ta façon, n'est pas un traître bien exercé, lui
disais-je; ce chrétien qui, plutôt que de refuser ses prières et sa
sympathie à qui les invoque, s'expose à être découvert, n'est pas un
tartufe: il croit sincèrement, et son déguisement lui est peut-être
imposé malgré lui par une autorité qu'il regarde comme sacrée. C'est un
homme qui se trompe assurément, car le déguisement est toujours un
mensonge; mais peut-être n'a-t-il-pas l'intention de nuire. Ne sens-tu
pas que Moreali, en se livrant avec le courage de l'imprudence ou
l'attendrissement de la charité, nous ôte le droit de le démasquer?»
Henri me trouvait trop débonnaire ou trop scrupuleux. Il était
triomphant et comme bouillant d'indignation, lui si indifférent devant
les empiétements du clergé dans la famille et dans la société. Il se
frottait les mains et se promettait de confondre l'imposteur aussitôt
qu'il pourrait le faire sans nuire à mes projets.
«C'est étonnant, lui dis-je, comme les tièdes et les sceptiques sont
batailleurs quand ils s'y mettent! Laisse-moi faire à présent, je t'en
supplie, et calme-toi. Donne-moi ta parole d'honneur de garder le secret
le plus absolu sur cette découverte jusqu'à ce que je t'en délie.
--Je le veux bien; mais Élise? Elle l'a reconnu, et elle n'en démordra
pas.
--Élise est-elle l'amie sincère de Lucie?
--Oui et non, répondit Henri. Je suis franc, moi, et je vois bien
qu'Élise est femme; mais elle me craint beaucoup, bien que je ne la
blâme jamais. Je la taquine, je la persifle quand elle a tort; c'est ce
qu'elle redoute le plus au monde. Je te réponds d'elle, si tu veux
qu'elle se taise.
--Je le veux absolument.
--Elle se taira. Tu penses bien que, si je ne m'étais assuré d'être
toujours le maître avec elle, je n'aurais jamais cédé au désir de
l'épouser.
--Ah! voilà donc cette liberté complète que tu voulais conserver à ta
femme?
--Mon ami, reprit-il, je suis l'homme de la société, non pas telle
qu'elle sera peut-être un jour, mais telle qu'elle est aujourd'hui. Le
mari doit être le maître; mais le seul moyen de l'être réellement, c'est
d'avoir de l'esprit et de laisser croire à la femme qu'elle jouit d'une
entière indépendance.»
Le 21 au matin.
J'ai dormi assez tranquille, bien triste, je l'avoue, mais résigné à
attendre avant d'accuser Lucie. Je commence, tu le vois, à m'aguerrir et
à supporter les orages.
Le 22 au soir.
Mon père, mon père, que je suis heureux! Ce matin, de très-bonne heure,
j'ai passé le lac, et, sans me soucier d'être bien ou mal reçu par le
général, j'ai attendu dans le jardin de Turdy le réveil de Lucie. Son
père était parti avec le jour. Il chasse, non les perdrix et les
lièvres, il est trop amoureux des règlements pour enfreindre ceux qui
préservent le gibier, mais des loutres et des blaireaux, et même des
rats et des belettes. Passionné pour le coup de fusil, il paraît qu'il
est toujours debout avec l'aurore. Lucie, qui est matinale aussi, n'a
pas tardé à ouvrir la persienne de sa chambre. En m'apercevant, elle a
fait un cri de joie, elle s'est habillée à la hâte, elle est accourue me
rejoindre avec ses beaux cheveux à peine relevés. La pureté du ciel
était dans son regard, je me suis senti ranimé.
«Quelle bonne idée vous avez eue de venir ce matin! Nous allons enfin
pouvoir causer!
--Oui; Lucie, je pressentais que vous aviez quelque chose à me dire.
--Quelque chose? Mille choses, toute mon âme!
--Rien de particulier?»
Je la regardais, je regardais dans ses yeux jusqu'au fond de son coeur.
Elle a rougi, mais sans baisser les yeux et sans se troubler.
«Si vous avez une question particulière à me faire, prenez
l'initiative. Je ne peux rien trahir de moi-même, mais je ne peux pas
non plus mentir.»
Nous nous étions compris.
«Avez-vous juré, lui dis-je, avez-vous seulement promis de ne pas trahir
un secret qui vous a été confié?
--J'ai promis de ne pas le trahir pour le plaisir de le trahir; mais
j'ai juré de vous dire la vérité quand vous me la demanderiez
sérieusement.
--Cela me suffit, Lucie. Je ne vous demanderai rien que ceci: Avez-vous
une grande, une complète estime pour M. Moreali?
--Oui, bien que je ne sois plus d'accord avec lui sur quelques points
qui touchent à la pratique de la vie.
--Est-il au moins le représentant de vos idées sur tout ce qui touche au
dogme?
--Non, pas à présent.
--Il n'est donc pas orthodoxe selon vous, ou c'est vous qui ne l'êtes
pas selon lui?
--O orthodoxie! s'écria Lucie avec un sourire mélancolique, où te
trouve-t-on sur la terre, et quelle âme peut se vanter de te posséder!
--Toute âme qui aime, répondis-je.
--Oui, vous avez raison! s'écria-t-elle vivement; on ne trouve pas Dieu
dans le sommeil du coeur et dans la solitude de l'esprit; j'arrive à
croire qu'il se révèle à qui le cherche dans la pensée d'un grand devoir
et d'une grande affection. Que je me trompe ou non selon les autres, je
sens une confiance que je n'ai jamais eue, du courage, du calme et de
l'énergie dans tout mon être. On dira ce qu'on voudra, je comprends ce
que je ne comprenais pas. Mes horizons s'agrandissent; les pratiques
puériles, les choses d'habitude et de forme extérieure deviennent une
gêne entre Dieu et moi. La nature, embellie tout à coup, s'ouvre devant
moi comme un temple où Dieu rayonne et me parle jusque dans les
pierres. C'est une ivresse, et une ivresse sainte! Ils mentent, je le
sais à présent, ceux qui disent qu'il faut mourir à tout pour apercevoir
le ciel. Non, il faut vivre à tout pour voir qu'il est partout; en
nous-mêmes aussi bien que dans l'infini.»
Et, comme je l'interrogeais ardemment, elle ajouta:
«Ce bonheur, je ne veux pas nier qu'il me vienne de vous, puisque votre
foi et votre affection sont l'appui que j'accepte; mais il me vient
aussi des lettres de votre père que vous m'avez montrées, des
discussions que vous avez eues à propos de lui devant moi avec M.
Moreali, des réflexions de M. Moreali lui-même, qui, n'étant pas dans le
vrai à tous égards, me faisait revenir sur moi-même et me comprendre
moi-même. Enfin, je crois et croirai toujours à la grâce, Émile, c'est
l'action de Dieu en nous. Cette action est si nette, que je ne peux plus
la méconnaître; elle me montre la vie de la femme glorieuse et douce
dans le sanctuaire de la famille; elle chasse de moi les faux scrupules
et les vaines terreurs; elle me dit clairement que, jusqu'à ce jour, ou
la religion m'a trompée, ou je me suis trompée sur la religion. C'est
plutôt cela; oui, c'est moi qui comprenais mal; mais je ne veux plus
d'autre interprétation, d'autre direction que la vôtre, si vous devez
être mon mari! Vous m'amènerez à vous, et alors, si je me sens de force
à aller plus loin, qui sait? nous irons peut-être ensemble encore plus
haut, toujours plus haut, et, à coup sûr, sans que nous ayons rien à
rejeter de ce qui est vraiment sublime dans mon ancienne croyance.»
Lucie était si belle, si forte et si franche, que j'ai plié le genou
devant elle. Oh! oui, mon père; tu l'avais comprise, toi, tu l'avais
devinée dès le premier jour où je t'ai parlé d'elle. Elle est à moi,
bien à moi, cette divine essence, cette beauté suprême!... Mais je ne
veux pas devenir fou! Je me tais comme je me suis tu devant elle, car je
n'ai pas osé lui parler d'amour. Elle me montrait tant de confiance, et
je sentais si bien que je devais attendre, pour lui faire partager les
transports de mon coeur, qu'elle eût fait la liberté autour d'elle!
Nous sommes restés ensemble sur ce banc, où Misie nous a apporté du lait
et des oeufs frais, en attendant le déjeuner. Nous n'avons pas songé à
faire un pas de promenade, nous avons parlé, parlé toujours avec
ivresse; de nous, de toi, de tout et de rien, de l'oiseau qui passait,
du grand-père, qui était si bon de dormir longtemps, de Lucette, que
_nous avons_ tant aimée! de la neige, qui est si belle là-bas sur les
Alpes, des fraxinelles, qui sentent si bon dans le jardin, des nuages
roses, qui se mirent dans le lac, du matin, qui est une heure si riante,
de la vie, qui est une si noble fête!... De Moreali, pas un mot. Le
croirais-tu? Oui, tu le croiras bien, nous l'avons oublié. Que
m'importent cet homme et son influence sur le passé de Lucie? Je me
rappelle à présent que, sans le nommer, elle m'avait déjà parlé de lui.
Quant à son influence sur le général, nous verrons bien s'il s'en sert
pour ou contre nous! Est-ce un ennemi? Se vengera-t-il de la
désobéissance de Lucie? Ah! qu'il me crée toutes les luttes dont
l'esprit humain est capable, qu'il entasse toutes les montagnes de
l'Atlas entre Lucie et moi, je me sens de force à tout renverser. Lucie
déteste le mensonge, elle n'aime de sa religion que ce que j'en peux
aimer; le reste, Dieu le fera retomber en poussière sous les pas de la
volonté et le dissipera sous le souffle de l'amour!
Le grand-père s'est levé à dix heures. Nous avons été l'embrasser. Lucie
lui a dit, avec un beau rire tendre, que nous étions _d'accord sur bien
des points_. Il nous a bénis, il a marié nos coeurs dans ses bras
tremblants. Liens sacrés!... Je n'ai pas voulu me gâter cette journée
par une entrevue peut-être désagréable avec le général. Lucie a été du
même avis. Elle m'a renvoyé.
«Ne pensons à rien d'inquiétant aujourd'hui, disait-elle; savourons
notre espoir dans le recueillement. Je ne me laisserai tourmenter par
personne, moi, je le déclare! Je chanterai pour le grand-père. Nous
lirons, nous ne dirons rien aux autres. Nous rirons tous les deux. Mon
père aussi a besoin de calme. Peut-être que demain il ne sera plus du
tout pressé de brusquer nos résolutions et les siennes propres.»
Et me voilà, mon père, me voilà seul et tranquille dans mon chalet. Ah!
que n'y suis-je avec toi! Mais ne viens que quand je te le dirai. Je
veux essayer mes forces contre ce prêtre déguisé; je veux pouvoir te
dire: «J'ai été patient; j'ai été doux et ferme, généreux et sévère....»
Je veux faire acte de virilité intellectuelle et morale. Je veux que
Lucie soit fière de moi et que tu sois content de ton enfant.
Émile.
XXV.
ÉMILE A M. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.
Aix, 23 juin.
Je me disposais ce matin à aller à Turdy, lorsque Moreali, que je n'ai
pas vu hier, m'a pour ainsi dire fermé la route en s'attachant à mes
pas. Il devinait mon projet; il savait sans nul doute mon entrevue
matinale de la veille avec Lucie, il voulait m'empêcher de la
renouveler, ou il voulait y assister. Dans mon récit trop ému de cette
matinée d'hier, j'ai oublié un petit incident qui peut avoir son
importance, et qui a fait passer un petit nuage sur l'enjouement
délicieux de Lucie. Je t'ai dit que nous avions pris ensemble un vrai
repas d'amoureux, des oeufs frais et de la crème, sur la terrasse de
gazon, devant le site grandiose qui s'ouvre là, au bout du jardin.
C'était l'heure du premier déjeuner de Lucie, et Misie n'avait
naturellement apporté qu'un couvert. Lucie m'ayant invité à partager ce
léger repas, Misie montra une extrême répugnance à lui obéir, et même,
en m'apportant mon couvert, elle eut tant de mauvaise grâce, que Lucie,
surprise, lui demanda ce qu'elle avait.
_Pauvre chère demoiselle_! et de grands soupirs affectés, ce fut toute
la réponse de Misie.
Misie est une grande et forte femme de trente à trente-cinq ans, qui,
depuis son enfance, a passé à Turdy par divers grades de domesticité.
Elle gardait les vaches, quand madame La Quintinie, touchée de son air
simple et de sa piété, la fit entrer dans sa chambre, et l'y appela de
temps en temps dans ses derniers jours. En mourant, elle la recommanda à
son père, qui l'a toujours gardée, et qui, malgré son peu d'ordre et
d'intelligence, l'a mise à la tête de l'office et de la lingerie.
«Elle est bonne, dit Lucie tout en me donnant ces détails, et je crois
qu'elle m'est attachée, surtout depuis les soins que j'ai donnés à sa
petite; mais elle est d'une dévotion exaltée et superstitieuse. Je ne
serais pas étonnée qu'elle nous regardât, vous comme un païen, et moi
comme une âme dévouée désormais à l'enfer. Ah! cette dévotion, quand
elle est mal comprise, elle dénature le coeur et fait taire jusqu'à la
reconnaissance d'une mère!»
Je crois donc que l'abbé sait par Misie tout ce que fait Lucie. Henri
m'a dit les avoir vus conférer à Aix deux ou trois fois. Je t'ai écrit,
n'est-il pas vrai? que le comte de Luiges était venu prendre ici
quelques bains, et que Moreali l'y avait accompagné. Est-ce pour ne pas
quitter son ami, ou pour se trouver plus près de Turdy? Ce doit être
pour ce dernier motif, car Aix est une résidence bien bruyante pour un
homme de son caractère, et bien trop fréquentée pour un prêtre qui cache
son état.
Quoi qu'il en soit, j'ai accepté la promenade avec lui, et je l'ai suivi
à travers les prés, affectant un calme qui ne l'a pas trompé, mais qui
lui a donné à réfléchir sur la persévérance dont je suis capable.
«Émile, m'a-t-il dit tout à coup, c'est donc un fait accompli? Vous
l'emportez? Vous avez vaincu tous les scrupules de mademoiselle La
Quintinie? Vous avez sa parole?»
Il me sembla qu'il me tendait un piége, et, au lieu de lui répondre, je
lui demandai d'où il tenait ces renseignements.
«Je ne les _tiens_ pas, répondit-il, je vous les demande. J'espère
encore que Lucie n'est pas décidée. Je vous rapporte les appréhensions
de son père. J'ai passé la soirée d'hier avec eux, et je n'ai rien à
vous cacher: le général est inébranlable, et veut une prompte solution.
--C'est-à-dire qu'il me refuse la main de Lucie?
--Il vous la refusera si vous n'abjurez pas vos erreurs.
--Vous a-t-il chargé de me signifier mon arrêt?
--Oui; mais, si je m'en charge, c'est pour amortir le coup, car c'est
avec douleur que je remplis une telle mission.»
J'avais réussi à me maintenir parfaitement calme.
«Vous êtes bien pâle, me dit Moreali; asseyons-nous.
--Non, monsieur; un homme doit recevoir debout la blessure qu'il a
prévue et bravée. Je ne me répandrai pas en plaintes inutiles. Je vous
demanderai seulement s'il dépend de vous de modifier cette décision de
M. La Quintinie.»
Ce fut au tour de Moreali de pâlir, à mon tour de lui demander s'il ne
voulait pas se reposer.
«Asseyons-nous, dit-il, nous en avons besoin tous les deux, car nous
souffrons autant l'un que l'autre; mais tous deux nous sommes sincères,
je le jure devant Dieu, et cette douleur qui nous frappe doit nous unir
au lieu de nous diviser.
--Quelle est donc votre douleur, à vous, monsieur, et quel intérêt si
profond pouvez-vous prendre à la mienne?
--Émile! s'écria-t-il avec l'accent d'une vive sensibilité, est-ce que
vous me prenez pour un hypocrite?
--Pour un hypocrite de profession, oui, monsieur, c'est-à-dire pour un
de ces hommes qui acceptent les missions secrètes et qui s'embarquent
dans les ténèbres pour frapper à couvert. Quelque soit votre état, vous
faites une de ces campagnes perfides et mystérieuses qui croient avoir
un but sacré, et vous, homme sincère et bon par nature, vous agissez
sous la pression d'une autorité que vous ne croyez pas pouvoir récuser,
ou sous celle d'un fanatisme que vous prenez pour la foi.
--Ni l'un ni l'autre, répondit-il en se levant et en parlant avec
énergie. J'agis de mon plein gré, de mon propre mouvement et sous
l'empire d'un sentiment aussi pur que ma conviction est nette et dégagée
de fanatisme. Écoutez, monsieur Lemontier, j'aime le vrai, vous l'avez
dit, et pourtant vous me voyez ici sous un habit qui n'est pas le mien:
je suis prêtre.
--Je le savais, monsieur.
--Lucie vous l'avait dit?
--Non, car je ne le lui ai pas demandé.
--Hélas! je ne puis donc avoir auprès de vous le mérite de la
confiance? Les circonstances sont contre moi, je le vois bien.
--C'est vous qui vous les rendez contraires en vous couvrant d'un
masque. A quelle confiance pouvez-vous prétendre, ainsi déguisé?
--Eh quoi! reprit-il d'un air de surprise, poussez-vous plus loin que
nous le respect de la lettre? Si vous aviez à fuir une persécution, à
travers un danger, à échapper à quelque injuste sentence de prison ou de
mort, vous reprocheriez-vous de passer une frontière ou de franchir une
ligne ennemie sous l'habit d'un paysan, d'un soldat et même d'un prêtre?
--Votre vie ou votre liberté court-elle un danger ici? Pouvez-vous dire
oui sur l'honneur?
--Oui, sur l'honneur, reprit-il. Un de ces dangers était certain pour
moi il y a quelques jours. Il n'existe plus; je suis libre de reprendre
le costume ecclésiastique, et je le reprendrai à Chambéry. Si je ne le
reprends pas à Aix, c'est pour ne pas attirer inutilement l'attention
sur ma personne, et pour ne pas éveiller la malveillance.
--De quelle malveillance vous plaignez-vous donc dans un pays et dans un
temps où l'habitude et la mode sont pour tout ce qui porte la soutane?
--Ah! cette soutane, vous la détestez bien, Émile? Mais connaissez-moi
donc sans prévention! Je suis par moi-même un homme obscur, et ma
personne a toujours passé inaperçue dans le monde. Ne puis-je avoir eu
dans ce pays-ci un devoir à remplir, un devoir tout personnel, je le
répète, m'être entouré, pour le mener à bonne fin, de précautions
indispensables, et me retirer sans bruit, sans avoir à me faire le
reproche d'avoir trompé personne? Mademoiselle de Turdy, mademoiselle La
Quintinie et son père savent qui je suis, son grand-père le sait depuis
hier, vous le savez aujourd'hui; mon hôte, le comte de Luiges, l'a
toujours su. Voilà les seules personnes à qui j'aie eu affaire. En quoi
les ai-je trompées? Et vous, le dernier averti, que me reprochez-vous?
--Je ne vous ai rien reproché, monsieur, je me suis méfié, voilà tout.
--Et vous vous méfiez encore?
--Oui, et je me méfie davantage; je me méfie d'un prêtre qui, en ce
temps de réaction catholique, et lorsque les gouvernements croient
devoir tant ménager cette opinion menaçante, se trouve ou se croit en
danger sur le sol de la France. Je ne sache pas un homme de coeur, à
quelque état qu'il appartienne, qui, en temps de paix et de sécurité
générale, ait à préserver sa vie sous un déguisement de nom et d'habit.
--A quelque état qu'il appartienne, dites-vous! Ignorez-vous qu'il en
est un où l'homme, forcé d'abjurer les lois du point d'honneur qui vous
régissent, est complétement empêché de repousser la violence par la
violence?
--Quelle violence peut donc avoir provoquée un de ces hommes dont la
mission est toute de paix et de douceur, à moins qu'il n'ait manqué à
cette mission? Sommes-nous sous le régime de la terreur? Et ne
voyez-vous pas que vous me forcez à soupçonner un crime, ou tout au
moins une faute grave, un oubli quelconque de vos devoirs dans le
passé?»
Cet interrogatoire où il m'avait entraîné presque malgré moi, par une
confiance tardive et incomplète, le jeta dans une agitation où je vis se
révéler une face nouvelle de son caractère. La fierté blessée, la
passion, la douleur et la colère répandirent sur son visage, dans sa
voix et dans son attitude une lumière sombre et comme un élan de révolte
impétueuse.
«Ah! c'en est trop! dit-il en me serrant le bras comme s'il eût voulu
me le briser, vous êtes un enfant, vous! et moi, j'ai derrière moi
trente ans de sacrifices, de mérites, d'expiations, peut-être! Oui, un
prêtre peut sans rougir parler de repentir et de pénitence, et c'est
pour cela que sa loi est plus belle et sa vie plus grande que les
vôtres! Eût-il un jour en cette vie oublié les devoirs de son état, il y
peut rentrer à l'instant même et s'y purifier, s'y retremper dans les
larmes et la prière. Qui êtes-vous, vous autres, pour nous interroger?
Vous ne pouvez ici nous condamner ni nous absoudre, car vous ne pouvez
ni vous châtier ni vous réhabiliter vous-mêmes. Quand le monde vous a
pris votre honneur, il ne peut ni ne veut vous le rendre. Vous n'oseriez
pas même le lui redemander; car, juste ou non, la sentence de vos
tribunaux est une tache indélébile, et votre humble acquiescement aux
rigueurs de l'opinion publique vous ferait tomber encore plus bas dans
son mépris. C'est l'iniquité de vos principes en pareille matière qui
vous rend si hargneux et si implacables envers nous. Vous voilà bien
fiers de pouvoir nous dire: «Vous êtes prêtres; soyez saints, soyez
anges, ou nous vous déclarons mauvais prêtres!» Eh bien, je vous
déclare, moi, que nous n'accepterons pas votre jugement. Nous ne
relevons que de Dieu. Nos manquements, nos erreurs n'ont de recours qu'à
son tribunal, qui est omnipotent, tandis que le vôtre n'est que
poussière. C'est pour cela que vous n'êtes rien, et que nous sommes tout
dans l'ordre moral et philosophique. Oui, nous seuls représentons la
vérité morale et religieuse, la seule vérité, celle qui prévaut depuis
les premiers âges de la pensée humaine, et qui prévaudra au delà des
institutions civiles de tous les siècles. A nous le dogme de la
réhabilitation par l'expiation, à nous le salut des âmes éprouvées et
brisées, à nous le saint orgueil de l'humiliation, les joies sublimes de
la douleur et l'efficacité de la pénitence! A vous, qui portez si haut
la tête, les hontes et les châtiments sans appel de la vie mondaine;
mais à nous, qui, bafoués et avilis par vous, rampons sur nos genoux
parmi les ronces, le baume efficace de la sanctification et les
triomphes de l'éternité!»
Je te donne un résumé de sa sortie; je ne cherche point à en traduire
l'éloquence. Il fut vraiment beau d'attendrissement et de conviction
exaltée. Tout son corps tremblait, sa main blanche était livide; son
regard, enflammé et mouillé tour à tour, supportait héroïquement
l'attention du mien. Il est impossible de s'avouer coupable sans une
souffrance profonde. Cette souffrance était en lui, mais elle ne le
rabaissait pas, et, sans me reprocher de l'avoir forcé à cette sorte de
confession, je n'eus aucune envie d'en profiter pour le mortifier
davantage. Je détachai tranquillement de mon bras sa main qui s'y était
crispée, je la ramenai sur sa poitrine, et je lui dis:
«Votre doctrine de la réhabilitation par l'expiation est la seule belle,
la seule bonne, la seule vraie: c'est celle du Christ; mais elle est
mienne autant que vôtre. Elle passera un jour dans l'esprit des sociétés
et des législations; elle y passera par une nouvelle prédication de
l'Évangile, dont vous n'aurez pas, dont vous n'avez déjà plus le
monopole, vous qui prétendez être les seuls apôtres de la vérité et les
seuls réformateurs autorisés par la révélation. La parole de Jésus est
l'héritage de tous, et tout homme qui l'a comprise peut racheter ses
propres fautes ou effacer par la charité celles de son semblable. Si,
comme je le crois, vous avez un poids sur la conscience, ne voyez donc
pas en moi un juge sans merci. Je vous absous de votre déguisement; et
j'ai déjà pris des mesures pour empêcher que votre véritable nomme fût
divulgué; mais, en revanche, j'exige de vous une sincérité absolue.
Vous me direz si l'obstination du général et ses préventions contre moi
sont votre ouvrage.
--Sa conversion est mon ouvrage, si mes prières ont été exaucées!
--Ne redevenez pas jésuite, ou je vous montrerai que je sais opposer la
prudence à la ruse.
--Jésuite? s'écria-t-il. Je ne suis pas jésuite! A tort ou à raison, je
me suis séparé de l'esprit de cette société puissante, voilà pourquoi je
suis seul et faible sur la terre.
--Persécuté peut-être! Je le souhaiterais pour vous, vous ouvririez
peut-être les yeux sur le mérite de la droiture absolue, mérite
difficile dans la vie pratique et nécessaire devant Dieu; mais je n'ai
pas le droit de vous adresser d'autres questions que celles qui me
concernent, et je vous réitère celle à laquelle vous venez de répondre
d'une manière évasive.
--Vous le voulez? dit-il. Je frapperai donc le grand coup, et, si vous
avez la force d'esprit et de conviction à laquelle vous croyez pouvoir
prétendre, vous ne me regarderez pas comme un ennemi après que j'aurai
parlé. Oui, c'est moi qui ai dit au père de Lucie: «Votre fille ne peut
pas devenir la fille d'un philosophe ennemi de l'Église.» Mais ne le
saviez-vous pas, Émile? Ne m'étais-je pas déclaré à vous-même?
--Vous m'avez dit qu'on vous avait arraché malgré vous ce cri de votre
conscience catholique: «Il n'y a jamais moyen de transiger en matière de
foi.» Ce sont là vos propres paroles. Je vois que vous les avez
développées de manière à rendre le général inflexible en dépit de son
caractère indécis et de sa tendresse pour sa fille.
--J'ai été entraîné hier à ces développements par l'irrésolution de
mademoiselle La Quintinie. Ne vous en prenez qu'à vous-même, qui avez
travaillé à la détacher de l'Église.
--A la bonne heure, monsieur! J'aime mieux tout savoir.
--Vous voulez donc que je déclare la guerre à votre amour?
--Oui. Puisque c'est la guerre, combattons face à face! Il m'en coûtait
de vous accuser d'une trahison réfléchie.
--Oh! s'écria-t-il avec véhémence, m'avez-vous cru un instant capable de
vous calomnier, Émile, de rabaisser votre caractère et celui de votre
père? S'il en est ainsi, je suis bien malheureux.»
Il pleurait de véritables larmes. Je fus ému.
«Non, monsieur, lui dis-je. Si j'ai été tenté d'y croire, je m'en suis
défendu, et, devant ces larmes que je vous vois répandre, je sens que je
dois m'abstenir d'un pareil soupçon.
--Merci, reprit-il en me serrant dans ses bras; merci, mon enfant! Ah!
je le vois bien, vous êtes un coeur généreux et une noble nature! Vous
séparer de celle que vous aimez est un calice que je partage avec vous,
vous le voyez. Mon âme est brisée du coup que je vous porte! Je la
plains elle-même, cette jeune fille...»
Ici les sanglots l'étouffèrent, comme si Lucie eût été pour lui l'objet
d'une affection encore plus vive que celle qu'il m'exprimait à moi-même;
mais il fit un effort pour vaincre cette pitié, et il continua:
«Il faut la sauver à tout prix, dût-elle en mourir! Qu'elle meure en
paix avec Dieu et revive dans sa gloire plutôt que de vivre dans le
péché et de végéter dans la mort!--A présent, Émile, reprit-il après un
moment de silence et de recueillement, mon devoir m'oblige de vous
faire une dernière sommation. Vous pouvez encore ramener à vous M. La
Quintinie. Consultez-vous, essayez de vaincre l'orgueil philosophique;
écoutez la voix de Dieu, qui vous enverra la foi, si vous la lui
demandez ardemment. En un mot, faites votre possible pour vous convertir
à la vérité, et, quelque frayeur que puisse m'inspirer pour votre avenir
l'influence de votre père, je porterai des paroles de conciliation et
d'espérance aux habitants de Turdy.
--Non, monsieur, répondis-je, ne trompez personne et n'essayez pas de
vous tromper vous-même. J'ai la foi; j'ai été élevé dans la doctrine de
vérité; j'aime Dieu de toute mon âme, et je sais prier. C'est pourquoi
je n'accepterai jamais le joug du prêtre et les conditions de M. La
Quintinie.
--Votre réponse me navre, reprit-il; mais je m'y attendais. Je vais la
porter au général, et soyez sûr que je vous rendrai cette justice de
dire que vous êtes un honnête homme, ennemi de toute hypocrisie, capable
de sacrifier l'amour plutôt que d'avoir recours au mensonge.»
Il se dirigea vers le lac. Au bout de quelques pas, il s'arrêta en
voyant que je le suivais. Je le rejoignis.
«Vous allez à Turdy, lui dis-je, j'y vais aussi: faisons-nous la route
ensemble?
--N'y venez pas! répondit-il vivement, je m'y oppose!
--Vous ne pouvez pas vous y opposer: vous n'êtes pas le père de Lucie.
--Je suis son père et le vôtre, reprit-il avec chaleur. Je dois vous
épargner une grande douleur... et même un véritable danger, celui
d'exaspérer le général contre vous.
--Je vous réponds, moi, de résister à toute douleur et d'empêcher toute
colère. Si je dois perdre Lucie, ce n'est pas sur l'avis d'un tiers que
je peux la quitter sans prendre congé d'elle, et le général n'a pas le
droit de me faire défendre la maison. Je ne puis recevoir un pareil
ordre que de lui-même, et je prétends le contraindre à me l'exprimer
sous forme de regret et de prière.
--C'est insensé de votre part, Émile; vous ne connaissez pas le naturel
emporté de cet homme! Il sera impoli, brutal; il ne comprendra rien à
votre juste fierté. Vous vous croirez forcé de lui demander
réparation.... Non, je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à de
pareilles extrémités. Retournez chez vous, je me charge de vous porter
une lettre de lui, une lettre dont la politesse répondra à toutes vos
exigences....
--Non, vous dis-je, je veux tenir son dernier mot de lui-même; je veux
me retirer avec les honneurs de la guerre; car, je vous le jure,
monsieur, le fils de mon père ne sera jamais éconduit par une lettre,
et, si on lui interdit le seuil d'une maison respectable, ce sera avec
toutes les formes du respect exigé par le nom qu'il porte et qu'il veut
porter dignement.»
Moreali fut anéanti par ma fermeté. Nous descendîmes ensemble dans une
barque, et nous traversâmes le lac sans échanger un mot....
XXVI.
HENRI VALMARE A M. H. LEMONTIER.
Aix, 23 juin.
C'est moi qui me charge de vous raconter ce qui s'est passé ce matin à
Turdy. J'ôte la plume des mains d'Émile, parce qu'à le voir si agissant,
si combattant et si ému, je crains qu'il ne reprenne la fièvre en
veillant pour vous écrire. Je l'ai forcé de se coucher, et j'ai promis
de vous raconter, avec la précision de détail que vous exigez de lui,
tout ce dont j'ai été témoin.
Je déjeunais à Turdy avec mesdames Marsanne et quelques personnes des
environs lorsqu'Émile est arrivé avec l'abbé Fervet. Ils ont attendu au
salon que l'on fût sorti de table. Émile m'a averti par quelques mots à
l'oreille. Je l'ai suivi sur la terrasse avec le général et l'abbé. Le
général s'est mis à fumer sa pipe solennellement, attendant que la
tranchée fût ouverte. Émile ne bougeait pas. Fermes comme deux rocs, lui
et moi, nous voulions que l'abbé fît son office parlementaire. Il y
était mal disposé, il paraissait fort embarrassé. Enfin il a rompu la
glace en disant au général:
«Vous devez être surpris, monsieur, de voir ici M. Lemontier, malgré le
désir que vous aviez manifesté de ne plus lui laisser de vaines
espérances. Je n'ai pas cru devoir m'opposer à son intention de recevoir
de votre propre bouche la solution du différend qui vous occupe.»
Le général, manifestement contrarié d'être mis en demeure de s'expliquer
en personne, a pris un air de hauteur peu supportable. Il a posé à Émile
un ultimatum de toutes pièces: abjuration de ses principes, parole
d'honneur de ne contrarier en rien les pratiques religieuses et
particulièrement le choix du confesseur de sa femme, billet de
confession pour lui-même, promesse de se livrer aux mains des
convertisseurs, enfin un programme que je n'eusse point accepté pour
moi-même, quelque bon marché que je fasse de ces sortes de choses. Émile
écoutait froidement. L'abbé était fort agité: il a de l'esprit, il
sentait la pauvreté d'élocution du général; mais, n'en voulant pas
démordre lui-même, il le surveillait, la sueur au front.
«Est-ce tout? a dit Émile en souriant et en se tournant vers l'abbé. Ne
me demandera-t-on pas d'écrire quelque manifeste contre les opinions de
mon père?»
Cette pointe d'ironie a irrité le général. Il y avait déjà cinq minutes
qu'il éprouvait le besoin de se mettre en colère pour couvrir le
ridicule de sa situation par un éclat d'autorité. La bombe a éclaté.
«Eh bien, monsieur, s'est-il écrié, si l'on obtenait cela de vous, ce ne
serait pas ce que vous feriez de plus mauvais en votre vie!
--J'en juge autrement, a dit Émile; je me mépriserais d'agir ainsi, et
je ne me pardonnerai jamais d'avoir cédé sur le reste.»
La fermeté de son accent et le calme de son attitude ont frappé le
général. Il l'a regardé avec surprise et même avec radoucissement. Le
vieux homme de guerre, tout absurde qu'il est d'ailleurs, estime
l'adversaire qui fait bonne contenance.
«Allons! vous avez vos principes, a-t-il dit: chacun les siens. Le
respect filial est une bonne chose en elle-même. Je ne veux pas vous
mortifier, moi!... Je fais cas de vous au fond; mais vous voyez qu'il
n'y a pas de transaction possible. Je vous prie donc de renoncer à ma
fille, et qu'il ne soit plus question de cela!
--Je ne puis vous promettre ce que vous me demandez.
--Comment! vous persistez malgré ma volonté?
--Plus je respecte votre volonté, moins je l'accepte comme inébranlable.
--Elle l'est, monsieur!
--Le temps seul peut m'apporter cette conviction. Il ne dépend pas de
vous de m'interdire l'espérance.
--Ma foi, espérez tant que bon vous semblera, cela vous regarde, pourvu
que vous ne fassiez part de vos illusions à personne!
--Vous vous opposez à ce que je les exprime à mademoiselle La Quintinie?
Est-ce là ce que vous voulez dire?
--Je m'y oppose formellement.
--Vous ne le pouvez pas, monsieur.
--Comment! je ne le peux pas? Je ne suis pas le maître de ma fille?
--Non, monsieur, vous êtes mieux que cela; car elle est une personne et
non une chose. Son coeur ne peut céder qu'à la persuasion, et j'ignore
si vous l'avez persuadé.
--Mais savez-vous, monsieur Émile, que j'ai un bon sabre, et que
quiconque touche à ce qui m'appartient a tout de suite affaire à ce
sabre-là?
--Si je me permettais de toucher malgré vous à un cheveu de votre fille,
je comprendrais que ma main tombât sous votre sabre; mais mon respect
aspirant à son estime est une chose que vous n'avez aucun moyen de
sabrer.
--Ce sont là des subtilités! Je vous dis, moi, que ma fille est ma
chose, elle est mon sang, elle m'appartient au même titre que mon bras.
--Si elle ne fait qu'un avec vous, si son coeur est votre coeur,
n'essayez pas de l'arracher de votre poitrine; ce serait vous sacrifier
tous les deux.
--Ah çà! vous croyez donc que ma fille vous aime? Voilà qui est un peu
fort!
--Je n'ai pas cette prétention; mais elle eût pu m'aimer un jour,
puisqu'elle m'estimait déjà, et j'ai le droit d'aspirer à poursuivre le
progrès de ses sentiments pour moi.
--Ah! ah! Comment ferez-vous pour exercer ce droit-là malgré moi?
--Vous me l'accorderez.
--Jamais!
--Jamais est ici un mot contre lequel votre conscience d'homme et de
père proteste en vous-même.
--Comment ça, s'il vous plaît?
--Votre honneur vous défend de repousser l'insistance d'un jeune homme
que vous savez parfaitement honnête, digne, sincère et respectueux.
Votre sentiment paternel vous prescrit de l'examiner davantage avant de
renoncer au bonheur qu'il peut apporter dans votre famille.»
Le général s'est trouvé fort embarrassé pour répondre. Je crois que ses
idées bondissaient dans sa tête comme le grain sur un van. On ne sait
jamais s'il comprend bien ce qu'il a l'air d'écouter; mais la tenue
d'Émile, le son de sa voix et la limpidité de son regard agissaient
évidemment sur son appareil nerveux. Émile a frappé le dernier coup en
se tournant vers l'abbé Fervet et en lui disant avec une grande aménité:
«Allons, monsieur, vous qui m'estimez aussi et qui regrettiez la
précipitation de M. le général, aidez-moi donc à le convaincre.»
L'abbé s'est réveillé comme en sursaut; mais, avant qu'il eût eu le
temps de répondre, le général l'avait interpellé avec l'empressement
d'un enfant qui saisit la robe de son pédagogue pour se couvrir.
«Oui, l'abbé; oui, c'est à vous de prononcer! Vous savez, moi, je m'en
rapporte à vous. Faut-il attendre encore un peu? Faut-il couper court
aux pourparlers?»
L'abbé s'est remis de son trouble.
«La question, telle que vous l'aviez posée, reste entière, si M. Émile
persiste à ne pas la modifier. Vous étiez résolu à lui accorder du
temps, s'il nous permettait d'espérer l'effet de ses réflexions; c'est
lui-même qui vient ici nous dire en dernier appel de ne rien espérer de
lui. Dès lors, je ne comprends plus ni son insistance, ni _notre_
hésitation.
Émile.--Et vous hésitez pourtant encore, monsieur Moreali,
convenez-en! Vous sentez que _couper court_, comme dit le général, c'est
injustement blesser un caractère sans reproche et repousser une
affection sans rancune. Peut-être votre conscience catholique vous
reproche-t-elle aussi quelque chose à mon égard.
L'abbé.--Expliquez-vous, Émile.
Émile.--Eh bien, vous manquez de foi en vous-même, et vous
avouez que vos doctrines ne vous paraissent pas infaillibles; car, si
vous étiez persuadé qu'elles le sont, vous chercheriez à me faire entrer
dans la famille de M. de Turdy. N'auriez-vous pas alors toute la vie
pour travailler à ma conversion? Si vous m'éloignez avec tant de hâte,
c'est que vous y renoncez apparemment, et, si vous y renoncez, c'est que
vous me croyez fort et que vous vous sentez faible; si vous vous sentez
faible, c'est que vous ne croyez pas ou que vous croyez mal, et dès lors
vous me sacrifiez non plus à un principe souverain et indiscutable, mais
à une prévention personnelle que je ne mérite pas, et dont vous vous
êtes chaudement défendu, il y a une heure, en me pressant dans vos bras
et en m'appelant votre enfant.»
L'abbé me faisait l'effet d'une araignée qui s'est prise dans sa toile.
Selon moi, à présent, c'est un tartufe. Heureusement qu'Émile le juge
autrement, car son appel à l'amitié feinte ou réelle du personnage
paralysait l'action de celui-ci. Sommé au nom de la logique, dont, grâce
à son intelligence, il a plus de souci que le général, il a reconnu
humblement que son découragement était blâmable en thèse générale, mais
qu'il s'agissait ici du bonheur de mademoiselle La Quintinie.... Et,
comme impatienté de ce subterfuge, j'allais lui demander, moi, de quoi
il se mêlait, mademoiselle La Quintinie est arrivée à nous d'un air
sérieux et résolu.
Son apparition a embarrassé le général, qui s'est empressé de dire à
demi-voix:
«Parlons d'autre chose.»
Mais Lucie avait entendu ou deviné, et, prenant la parole avec une
certaine sévérité:
«Mon père, a-t-elle dit, je sais fort bien ce qui se passe, et j'y suis
trop intéressée pour ne pas vouloir y assister. D'ailleurs, je vous
apporte un avis grave et triste. Mon grand-père est fort souffrant. La
discussion beaucoup trop vive qui a eu lieu en sa présence hier au soir
lui a fait passer une mauvaise nuit. Il n'a pu assister au déjeuner, et
je viens de le trouver si pâle et si abattu, que j'en suis inquiète. Il
se tourmente beaucoup des résolutions que vous prenez en ce moment. Vous
savez qu'elles lui déplaisent, qu'elles l'irritent et l'affligent. Ce
n'est point à son âge que l'on supporte de sérieuses contrariétés.
Quelque parti que vous ayez pris ou que vous comptiez prendre, je viens
donc vous dire que je me refuse jusqu'à nouvel ordre à laisser dire le
dernier mot de la situation. Le grand-père demande à voir M. Lemontier.
Je prie donc M. Lemontier d'aller le trouver, de lui laisser l'espérance
de voir les choses s'arranger entre nous, et de revenir demain,
plusieurs jours de suite, s'il le faut, pour le calmer et le guérir.»
Le général, qui est peu tendre pour son beau-père, a cassé le bec
d'ambre de sa pipe en la posant avec dépit sur le rebord de la terrasse.
Il a regardé son cher abbé d'un air de détresse comme pour lui dire de
parer le coup. L'abbé, très-pâle, a remué les lèvres; mais mademoiselle
La Quintinie l'a regardé, elle aussi, et il est devenu jaune comme si la
bile lui remontait au front et aux yeux.