George Sand

Mademoiselle La Quintinie
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«J'espère, monsieur, lui a-t-elle dit, que vous n'aurez pas d'objection
à faire sur ce point, car c'est un devoir d'humanité pour vous, un
devoir de famille pour moi, et la religion qui me commanderait de fouler
aux pieds ces devoirs-là ne serait pas la mienne.

--J'irai moi-même avec M. Lemontier,» a répondu M. Fervet.

Mais Lucie, avec une énergie extraordinaire, l'a cloué sur place d'un
geste.

«Non, monsieur, vous ne verrez plus mon grand-père. Votre présence lui
fait du mal; c'est une prévention injuste, mais elle existe, et je vous
défends de sa part de reparaître ici sans sa permission.»

Émile, qui était déjà au bout de la terrasse,--car, dès les premiers
mots de Lucie, il s'était mis en devoir de courir chez le grand-père
sans autre autorisation,--a entendu ces terribles paroles, car il s'est
retourné involontairement; mais Lucie lui a fait signe de se hâter, et
il a disparu.

Quel coup de théâtre, mon ami! et que n'étiez-vous là pour voir le
triomphe de la cause d'Émile fouler l'orgueil de ce prêtre! Moi, je
n'aurais pas cédé ma chaise pour un million, car j'ai pris l'abbé en
grippe... d'abord parce qu'il est déguisé, ensuite parce qu'il se donne
avec moi de petits airs de dédain philosophique qui m'offensent, et puis
peut-être aussi parce que mademoiselle Marsanne, tout en raillant, parle
trop de son éloquence, de ses belles manières et de sa belle main. Oui,
je commence à croire qu'un prêtre est un homme, et j'ai grand'peur pour
ces messieurs que ma femme ne se confesse pas beaucoup!

Et puis, et puis je veux tout vous dire, _à vous seul_. Émile, qui n'a
pas fait cette découverte, ou qui n'a pas conçu ce soupçon, est bien
assez agité. S'il lui faut lutter encore, laissons-lui ce calme qui l'a
fait triompher aujourd'hui; mais pesez mes observations, je veux vous
les donner très-complètes.

L'abbé était aplati. Lui qui, une heure auparavant, disait à Émile:
«N'entrez plus dans cette maison, vous en serez chassé, vous serez forcé
de vous battre avec le terrible général,» c'était à son tour de quitter
la maison et d'y laisser Émile. Le général s'est montré terrible en
effet, mais contre sa fille seulement. Il lui a adressé une semonce de
Croquemitaine qu'elle a écoutée avec sang-froid et que je n'ai guère
entendue. Toute mon attention était absorbée par l'abbé Fervet, qui
paraissait près de se trouver mal. Un instant j'ai cru qu'il allait
tomber de sa hauteur, et voyez comment je suis humanitaire! je
m'apprêtais à l'empêcher de se fendre la tête sur les dalles; mais il
s'est raffermi: son front, qui est beau, il n'y a pas à dire, avait
l'air de vouloir toucher le ciel. L'humiliation et la colère ont
disparu, la douleur seule est restée, mais quelle douleur! Elle était
immense, effrayante. Ses yeux agrandis étaient attachés sur Lucie avec
un mélange de reproche ardent et d'épouvante désespérée. Mon ami, cet
homme de cinquante ans est jeune et beau encore; c'est l'âge des
passions terribles, surtout pour les prêtres. Ce n'est pas la fortune de
Lucie qu'il veut donner à l'Église, ce n'est pas son âme qu'il veut
donner au ciel.... Je me trompe peut-être, mais venez et voyez
vous-même, car c'est à vous qu'il appartient de dessiller les yeux du
général, ceux de sa fille aussi. Ni Émile ni moi n'oserions toucher une
question si délicate devant elle; le grand-père est trop vieux, la
vieille tante est... trop grasse. Venez, c'est à vous d'être ici le
véritable père de Lucie.... Mais je veux vous raconter l'aventure
jusqu'au bout.

J'aurais dû me retirer, je ne l'ai pas fait, je ne l'ai pas voulu.
L'abbé s'est opposé aux reproches que le général adressait à sa fille.

«Mademoiselle La Quintinie est dans son droit, a-t-il dit. Elle a même
complétement raison. Elle m'avait averti de la haine que son grand-père
porte aux personnes de mon état; mais, lorsque je me suis trouvé en
présence de ce vieillard, elle a exigé qu'il sût la vérité en ce qui me
concerne, et ce n'est pas moi, c'est elle qui a provoqué son irritation
par un louable scrupule de sincérité. M. de Turdy est souffrant.
Mademoiselle Lucie s'inquiète... elle craint ma présence; je me retire
sans dépit et sans murmure.

--Non, mordieu! s'est écrié le général, personne ne vous chassera de
chez moi!

--Mademoiselle La Quintinie est chez elle, a répliqué avec affectation
M. l'abbé.

Lucie.--Non, monsieur, nous sommes chez mon grand-père.»

L'abbé a salué profondément.

Le général Orgon.--«Je sortirai d'ici avec vous!...

--Restez, mon père, a dit Lucie, c'est moi qui reconduirai
respectueusement M. l'abbé. Soyez assez bon pour m'attendre; M. Valmare
voudra bien vous tenir compagnie un instant. Vous êtes irrité, ne vous
montrez pas ainsi. Nos hôtes se retirent, laissez les partir sans
s'apercevoir de nos agitations.»

Elle a quitté la terrasse avec l'abbé, dont les yeux dilatés ont
retrouvé une lueur d'espérance et de vie. Le général était abîmé dans je
ne sais quelle méditation orageuse. Il s'est tourné vers moi, faisant
une mine de mauvais garçon, et il m'a dit d'une voix de tonnerre:

«Avez-vous du feu?»

Heureux d'en être quitte à si bon marché, je lui ai offert un très-bon
cigare à la place de sa pipe éteinte et cassée.

«Au moins vous fumez, vous! a-t-il repris en allumant le cigare et en
gardant la pose et le ton tragiques; cet Émile n'a aucun de mes goûts!
C'est un bel esprit, un esprit fort, comme son père. Et voilà que ce
petit monsieur s'arrange de manière à ne pas quitter la place! Le vieux
Turdy le protége et prétend marier ma fille contre mon gré. C'est ce que
nous verrons, _sac-à-laine_! c'est ce que nous verrons!»

Émile m'avait donné le bon exemple: j'ai répondu avec une douceur
diplomatique, j'ai plaidé de mon mieux sa cause; mais j'ai vite remarqué
que ce n'était pas le moyen de calmer le général. Il est de ces gens qui
abusent de la longanimité des autres et auxquels il faut tenir tête. Je
n'avais pas ce droit-là, mais j'ai bien vu que sa fille savait le
prendre et qu'elle pouvait s'en servir au besoin avec succès.

Elle est revenue au bout d'un quart d'heure et m'a prié de rester.
Alors, prenant avec autorité les grosses mains de son père dans ses
petites mains:

«Vous avez été fort méchant avec moi tout à l'heure, mon général! vous
allez me demander pardon.

--Un bon pardon à coups de cravache, voilà ce que tu mériterais, toi!

--Bats-moi si tu veux, a répondu Lucie en le tutoyant tout à coup, ce
qui a paru lui être agréable: je supporterai cela de bonne grâce et avec
plaisir pour l'amour de mon grand-père.

--Ton grand-père, ton grand-père!... un vieux entêté!...

--Pis que cela, un vieux athée, mais qui n'en ira pas moins droit au
ciel, parce qu'il est bon et qu'il m'a beaucoup aimée. Oh! dis ce que tu
voudras, il vaut mieux que toi, surtout depuis que tu es dévot! Aussi tu
as toujours été jaloux de lui, fais-y attention: tu avais tort! je vous
aimais autant l'un que l'autre; mais, si tu continues à faire le
fanatique, je l'aimerai mieux que toi, et voilà ce que tu auras gagné!

--Tu me traites de fanatique à présent? Tu deviens folle! Tu ne crois
donc plus à rien?

--Je crois plus que jamais, parce que je crois mieux. Et moi aussi, j'ai
été fanatique, ou j'ai failli le devenir. J'ai failli me faire
religieuse au risque de te désoler, et, quand je pensais à ton chagrin,
je travaillais à dessécher mon coeur en exaltant mon cerveau; mais j'ai
réfléchi, je me suis dit: «N'est pas fanatique qui veut. C'est pour
quelques-uns une sublimité, parce que leur génie est à la hauteur des
plus grandes épreuves. Cela est bon pour M. Moreali et non pour moi.» Eh
bien, cela ne vaut rien pour toi non plus, mon général. Tu peux avoir le
génie militaire, mais tu n'as pas le génie métaphysique, je t'en
avertis. La preuve, c'est que tu ne m'as pas du tout dissuadée d'estimer
M. Lemontier et de le préférer au couvent, où j'avais résolu de
m'ensevelir.

--Le couvent!... je ne veux pas de ça! on peut faire son devoir dans le
monde, M. Moreali te l'a dit devant moi. Épousez un homme qui pense
bien, un homme qui ait vos opinions et celles de votre père....

--Veux-tu faire une gageure? s'écria mademoiselle La Quintinie; c'est
que M. Moreali, qui me blâme tant de te résister aujourd'hui,
m'encouragerait dans le projet de te désobéir en me faisant religieuse!

--Tu mens, ma chère Lucie!

--Gageons! Tu ne veux pas parier?

--Je ne veux pas entendre parler de couvent!

--Et pourtant tu m'y pousses sans y prendre garde!

--Moi?

--Oui, toi! Supposons que j'aie pour M. Lemontier une préférence bien
décidée, une affection... complète!

--Cela n'est pas.

--Tu n'en sais rien!»

Le général a bondi comme s'il était frappé d'une balle.

«Comment! je n'en sais rien? Je devrais le savoir, et je le sais!

--Tu ne le sais pas, et c'est ta faute. Tu es arrivé ici bardé de fer,
le drapeau en main, et parlant d'exterminer tous les hérétiques. Tu
étais si effrayant, que j'ai eu peur d'être hérétique moi-même.

--Tu l'es devenue?

--Tu vois bien! tu vas demander des fagots?

--Mais, _sac-à-laine_! je suis donc ridicule?

--Tu le deviendras, si tu continues!»

J'admirais les ressources du caractère et de l'esprit de Lucie pour se
plier ainsi ou plutôt pour se forcer à la nuance brusque et tranchante
qui seule peut être saisie par l'intelligence rétive de son père. Les
yeux de celui-ci se sont tournés vers moi, lançant de gros éclairs,
comme pour me dire: «Malheur à toi, blanc-bec, si tu souris!» J'étais
sur mes gardes; je m'étais éloigné un peu, j'avais l'air de ne pas
entendre: je suivais un point noir qui glissait sur le lac, la barque
qui emportait Moreali. Le général s'est, de son côté, éloigné de
quelques pas, emmenant sa fille et lui parlant d'Émile en tâchant
d'assourdir le diapason peu flexible de sa voix irritée. Lucie m'a
appelé:

«Il faut que vous sachiez tout, car je ne sais pas encore, moi, si mon
père ne va pas fermer la porte de la maison à double tour derrière Émile
et derrière vous quand vous en serez sortis. Eh bien, je veux qu'Émile
et son père sachent bien que la rupture aurait lieu contre mon gré. Je
ne me suis pas promise contre le gré de mon père. J'avais demandé au
moins trois mois de réflexion et de relations qui nous permissent de
nous connaître, Émile et moi: si on nous les refuse, ce ne sera pas ma
faute, et il faudra bien se soumettre; mais je déclare devant vous, à
mon père, que ceci me dégoûte du mariage, et que, ne voulant pas
recommencer de si délicates épreuves sans résultats, ni me marier avec
un inconnu, je fais voeu de ne me marier jamais!

--Assez! cria le général de toute la force de ses poumons, je cède...
_jusqu'à nouvel ordre_! Vous voulez de l'excentrique? Faites-en. Vous ne
vous souciez pas de vous compromettre en recevant les visites d'un jeune
homme que je ne vous permettrais jamais d'épouser, s'il s'obstine dans
l'irréligion? Soit! courez-en les risques; ils sont assez graves; car,
lorsque vous aurez été compromise par lui, j'aurai la peine de le tuer,
moi! Allez-y!... bravez tout!... je m'en lave les mains!»

Il quitta la terrasse au moment où Émile y rentrait. En passant, il lui
demanda brusquement des nouvelles de M. de Turdy, et, sans écouter la
réponse, il cria dans la cour pour qu'on lui préparât la barque.

«Où vas-tu, mon père?» lui dit Lucie en courant après lui.

Ils se parlèrent pendant quelque temps dans l'escalier de la tourelle,
ce qui me permit de mettre rapidement Émile au courant de ce qui venait
de se passer.

«Comment va mon grand-père? dit Lucie en revenant seule.

--Beaucoup mieux, dit Émile en lui baisant les mains. Il s'est endormi.
Misie est près de lui. Mais où va donc le général?

--Vous le demandez? A Aix, où, grâce à nos bons rameurs, il arrivera en
même temps que M. Moreali. Il va tâcher de repuiser en lui la force
qu'il vient de perdre avec moi. Ah! Émile! Henri a dû vous dire l'orage
qui a passé sur nous pendant que vous étiez auprès du grand-père;
tâchons que ces tempêtes n'arrivent plus jusqu'à lui! Moi, j'en suis
brisée!»

Elle s'assit, et sa charmante tête, pleine de l'animation de la lutte,
se pencha pâle comme un lis battu du vent. Émile la soutint dans ses
bras en lui disant:

«Courage, Lucie, courage! Vous combattez pour votre liberté, je combats
pour mon amour, nous ne pouvons pas être vaincus!

--Ah! que Dieu vous entende! dit-elle en se ranimant; mais comme on
souffre de lutter contre son père! un père que l'on voit si rarement,
que le coeur appelle avec impatience, dont on rêve l'arrivée, là sur le
chemin, avec son grand cheval blanc dans les jambes et sa belle balafre
sur la joue! On voudrait le voir toujours souriant, l'étouffer de
caresses, lui faire de ces quelques jours où on le tient enfin un
paradis de tendresse et d'expansion.... Et puis on le trouve sombre,
tendu, chagrin, capricieux, et tout à coup violent et obstiné!... car il
est devenu obstiné! Il n'était pas ainsi, il était vif et faible: il est
encore faible, mais il s'attache d'autant plus à ceux qui lui soufflent
l'opiniâtreté, et ses emportements ont perdu la franchise qui les
faisait oublier. Il vous dit: «Je cède,» et il se dit en lui-même: «Je
m'arrangerai pour ne pas céder.» Ah! comme on me l'a changé, mon pauvre
père! C'était un brave soldat avec toutes ses rudesses et ses naïvetés;
ils ont mis les détours et les rancunes d'un casuiste dans sa peau de
lion!...»

Vous le voyez, monsieur, mademoiselle La Quintinie a ouvert les yeux.
Que l'amour ait fait ce miracle, ou que sa dévotion ait toujours été
parfaitement saine et sage, c'est à Émile de vous le dire. Je sais
seulement qu'elle aime Émile, j'en suis certain, et qu'elle déteste la
pression du Moreali.

Elle nous a quittés pour aller voir son grand-père. Elle est revenue,
et, serrant les mains d'Émile:

«Il faut vous en aller! Le voilà mieux, ce cher père, je dois m'occuper
de lui seul. Pauvre ami! on l'a bien fait souffrir, et c'est là ce qui
m'a mis en révolte ouverte. Il me semblait qu'on venait le poignarder
dans mes bras, et je suis devenue une lionne pour le défendre. Oh! je le
défendrai jusqu'à son dernier jour, et ils ne me feront pas aller à
Chambéry, où ils voulaient m'attirer pour m'ôter mon seul appui. Je
reste ici, quoi qu'il arrive! Revenez demain, Émile. Je ne pourrai
peut-être pas vous voir, mais vous verrez le grand-père; il faut le
tromper, il ne faut pas qu'il souffre davantage; moi, je supporterai les
bourrasques.»

Émile lui demanda s'il ne ferait pas mieux de s'absenter quelques jours
pour aller vous chercher.

«Non, dit-elle, qu'_il_ vienne, et ne quittez pas le voisinage.

--Que craignez-vous donc? s'écria Émile effrayé.

--Tout et rien! mon père m'a fait hier des menaces... Émile, n'ayez pas
peur pour moi, je sauterais de plus haut que ce donjon pour revenir à
mon grand-père; mais si, pendant un jour, on venait à bout de me séparer
de lui, je veux que vous soyez là, je vous le confie. Ne me le laissez
pas mourir!... et si ce malheur arrivait... ne le laissez pas mourir en
colère!... Hélas! voyez ce que je suis forcée de vous dire, ne souffrez
pas qu'il aperçoive seulement l'ombre d'un prêtre à son chevet...»

Nous avons juré tous les deux de faire bonne garde, mais nous l'avons
pressée de nous rassurer nous-mêmes sur le danger d'être séparés d'elle
sans savoir où elle serait emmenée.

«Je trouverai toujours, a-t-elle dit, moyen de vous écrire; d'ailleurs,
je ne crois pas sérieusement à ce danger-là. J'ai mis tout au pire pour
que vous ne soyez surpris de rien. Jusqu'ici, Émile, je ne vous avais
pas dit combien mon père est irascible. C'est que, jusqu'ici, en lui
résistant avec franchise, je m'étais toujours préservée; mais tout à
l'heure j'ai joué mon _va-tout_ avec lui. M. Henri a cru que je
triomphais parce que M. Moreali a quitté la place et parce que le
général a dit: «Je cède.» Et moi aussi, je croyais avoir vaincu; mais,
un instant après, comme je l'embrassais dans l'escalier, comptant sur
ces retours d'attendrissement qu'il avait autrefois, je n'ai pu lui
arracher un mot de raison et de bonté,... et je ne suis plus sûre de
rien!»

Ces aveux de Lucie laissaient Émile dans un trouble extrême. Forcée
d'aller rejoindre son grand-père, qui la faisait demander, elle ne
pouvait nous expliquer le degré d'influence de Moreali sur le général,
et nous ignorions de quel côté porter l'action principale. Mon avis
était qu'Émile me laissât courir vers cet abbé pour le paralyser
n'importe comment. Émile voulait se cacher dans le vieux château jour et
nuit pour surveiller le général et pour préserver Lucie et le grand-père
de dangers... peut-être imaginaires. Il ne le pouvait pas d'ailleurs
sans risquer de compromettre Lucie. Nous ne trouvions plus d'autre parti
à prendre que de courir après le général pour lui promettre qu'Émile
quitterait le pays aussitôt que M. de Turdy serait hors de danger, sauf
à vous laisser le soin de reprendre seul les négociations.

Nous allions repasser le lac, dont nous arpentions le rivage depuis
quelque temps avec agitation, comme vous pouvez le croire, lorsque nous
avons vu revenir la barque du général. Nous l'avons attendu.

«Eh bien, nous a-t-il dit en sautant lourdement sur la grève, nous voilà
tous calmés, j'espère. C'est une trêve de trois jours que nous devons
conclure. Pas un mot à M. de Turdy de ce qui s'est passé ce matin;
laissons-lui ses illusions. Vous, monsieur Lemontier, pas un mot de
conversation particulière avec ma fille, une visite par jour d'une heure
au grand-père, et moi, pas un mot de reproche ou seulement de discussion
avec lui, avec elle, avec vous, avec qui que ce soit: voilà les
conditions. J'ai donné ma parole et je vous la donne. Donnez la vôtre,
et tout est dit... _jusqu'à nouvel ordre_!»

Émile a échangé une poignée de main un peu convulsive avec le général;
je me suis abstenu de dire un mot, voulant me réserver le droit de
servir d'intermédiaire entre votre fils et Lucie. Nous avons passé le
reste de la journée à nous promener autour du manoir, le général nous
surveillant avec une lunette d'approche. A cinq heures, comme nous
repassions devant la grille, il est venu très-gracieusement nous dire
que M. de Turdy allait de mieux en mieux, et tout souriant, il nous a
crié:

«A demain!»

Nous voilà tranquillisés, sinon tranquilles, pour trois jours, après
lesquels vous serez ici, et l'espérance nous reviendra.

                  Henri.




XXVII.

LUCIE A M. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE.


          Turdy, 23 juin 1861.

     Monsieur,

J'ai promis de n'avoir avec Émile aucun entretien particulier pendant
trois jours. Ce serait éluder un engagement de la conscience que de lui
écrire; mais je me regarde comme absolument libre de m'adresser à vous,
à _vous seul_. Je vous aime, monsieur, je vous connais, je vous ai lu,
j'ai entendu Émile parler de vous. J'ai vu votre belle âme à travers la
sienne. Je vous respecte, je vous estime, je vous chéris. Je vous sais
bienveillant, paternel pour moi. Je veux vous ouvrir mon coeur tout
entier.

Ce que je ne puis ni ne dois dire à Émile dans la situation de
contrainte et d'incertitude où l'on nous tient, je peux, je veux le dire
à vous:--c'est mon secret que je confie à votre honneur. J'aime Émile de
toutes les forces de mon âme!... Je ne sais pas si c'est de l'amour: je
sais que ce n'est pas seulement de l'amitié, car j'ai connu, je connais
l'amitié, et je sais qu'elle est un calme absolu, tandis qu'ici le calme
et le trouble sont en moi, mais un trouble pieux, une crainte religieuse
de ne pas être digne de lui, et un calme divin, une certitude complète
de vouloir mériter son affection et me dévouer à son bonheur.

Je me suis demandé cent fois déjà ce que je pouvais faire pour cela sans
lui sacrifier des habitudes pratiques qui diffèrent des siennes, et dont
quelques-unes l'irritent. Je n'ai pu franchir cet obstacle. Il faut donc
que le sacrifice s'accomplisse, je ne recule plus. Un sentiment accepté
en nous-mêmes devient aussitôt un devoir. J'ai voulu en vain me le
dissimuler. J'ai vu qu'il fallait abjurer ce sentiment, ou le recevoir
de Dieu avec toutes ses conséquences.

Je me suis dit aussi que j'avais déjà fait pour l'amitié une partie de
ce sacrifice. J'ai respecté les opinions de mon meilleur ami, de mon
grand-père, et j'ai été amenée à déployer toute l'énergie dont je suis
capable pour les faire respecter par les autres. A l'heure qu'il est, je
suis près de lui, comme une sentinelle vigilante, pour empêcher la main
d'un prêtre d'approcher le crucifix de ses lèvres, et je sais que je
remplis un devoir. Je chasse le culte de notre maison, je détournerais
au besoin avec violence l'image du Christ de notre seuil! Et pourtant je
vénère cette image et j'adore la loi de Jésus; mais ma conscience, sûre
d'elle-même, me commande ce que je fais.

Il y a donc au-dessus de tous les cultes un culte suprême, celui de
l'humanité, c'est-à-dire de la vraie charité chrétienne, qui respecte
jusqu'aux portes du tombeau, jusqu'au delà, la liberté de la conscience.
Ce respect sans bornes, je sens que je ne le dois pas seulement à l'âge,
aux vertus de mon grand-père et aux liens du sang qui m'unissent à lui.
Je le dois à n'importe lequel de mes semblables, et au lit de mort d'un
inconnu je sens que j'agirais comme je le fais ici, s'il invoquait son
droit contre mes propres suggestions. Oui, vous avez raison, Émile a
raison: la liberté de l'âme est sacrée, et, pour qui a compris cela,
toute prescription qui nous la refuse perd sa force et son droit.

Si tous sont libres, je le suis aussi, et le noble sentiment qui s'est
fait jour en moi est une révélation de mon droit à l'amour et au
bonheur. Tout droit implique un devoir. J'ai le devoir de comprendre et
de servir Dieu selon les vues de l'homme à qui je consacrerai
volontairement ma vie tout entière.

Je me suis beaucoup interrogée, je m'interroge à toute heure. Je suis
scrupuleuse, et mon amour ne peut être qu'une religion. J'ai voulu
savoir si je ne cédais pas à quelque chose de personnel, à un instinct
vague et cependant impétueux que je sentais en moi, au rêve enthousiaste
et passionné de la maternité, et ces mystérieuses émotions, contre
lesquelles je luttais, me sont apparues sacrées, inaliénables. Enfin le
coeur et la conscience, la foi et la raison m'ont parlé ensemble et
d'une seule voix m'ont dit: «Aime, mais aime bien et sans réserve!»

Une circonstance providentielle m'a rendue tout à coup très-forte, de
très-craintive que j'avais été d'abord. Je veux que vous soyez bien
édifié sur ce point.

J'ai dit à Émile que j'avais connu l'_amour_; il m'a dit vous avoir
raconté l'histoire de Lucette. Tout à l'heure je vous disais avoir connu
l'amitié; il ne s'agissait pas seulement de mon grand-père. J'ai à vous
raconter l'histoire de l'abbé Fervet; elle sera courte.

L'abbé est un honnête homme: vous le verrez, vous vous en convaincrez.
C'est un esprit de premier ordre, un caractère de noble et forte trempe,
un chrétien sincère et ardent. Quelque chose manque à son coeur, qui a
des élans de sensibilité généreuse et de tendresse vraie, mais qui s'est
comme avarié dans les luttes avec l'esprit. Quelque chose aussi s'est
affaibli dans l'intelligence, la logique peut-être, en s'exagérant
elle-même, ou bien, pour entrer dans vos idées, monsieur, dans vos idées
qui deviennent si claires pour moi, peut-être le rétrécissement imposé
par lui à son coeur a-t-il eu sa réaction dans le cerveau. M. Moreali
n'est plus l'abbé Fervet. Une dévotion trop peu éclairée a aigri le
caractère de mon père, un mysticisme trop approfondi a ébranlé l'équité
de mon directeur.

Il était mon directeur de conscience au couvent. Je ne me suis jamais
confessée à lui, il ne confessait aucune femme. Il avait une dispense à
cet égard, je n'ai jamais su pourquoi. J'aimais à le voir placé en
dehors et comme au-dessus du détail des vulgarités de la faiblesse
humaine. Il me semblait justement réservé pour les décisions d'une haute
sagesse, non pour résoudre les ergotages des consciences troubles, mais
pour entretenir et développer dans les âmes éprises d'idéal les grands
instincts qu'elles renferment. Ce n'est pas lui qui m'a suggéré l'idée
de me faire religieuse. Il l'a éludée d'abord, entretenue ensuite; enfin
il a voulu me l'imposer au moment où je sentais devoir y renoncer.

L'amitié que j'avais pour lui eût pu être concentrée dans le domaine de
l'esprit, et s'appeler seulement respect, vénération; mais je l'avais
assez connu au couvent, où il me donnait des leçons particulières, pour
que le charme sérieux de son entretien et la bienveillance paternelle de
ses manières eussent conquis ma reconnaissance et par conséquent mon
affection. Je voyais en lui plus qu'un père spirituel; c'était un ami
que je plaçais dans ma pensée entre mon père et mon grand-père; il me
servait comme de lien intérieur pour les chérir également, malgré la
différence de leurs caractères. Il suppléait à ce que je ne trouvais
point en eux qui répondît à mes croyances et à mes aspirations
religieuses. Il suppléait aussi à l'intelligence qui manquait à mon
vieux confesseur de Chambéry.

Depuis nos adieux au couvent, notre liaison n'a plus été qu'une
correspondance. Mes lettres étaient peu fréquentes, mais longues; elles
résumaient chacune toute ma vie de plusieurs mois. Les siennes parlaient
peu de lui-même, il ne s'occupait que de moi. Je vous les montrerai;
vous verrez qu'elles sont belles, et que j'avais raison de l'aimer.

Son arrivée ici m'a surprise, son déguisement m'a blessée. Il ne m'a pas
fait connaître qu'il eût une mission ecclésiastique; il m'a dit au
contraire, durant notre dernière explication, que le principal objet de
cette mystérieuse campagne était de me ramener à l'orthodoxie. Je me
suis refusée à des entretiens particuliers, cela était en dehors de nos
habitudes. Je ne m'étais jamais trouvée seule avec lui au couvent, et,
malgré son âge et son caractère, je ne voulais pas avoir à dire à Émile
que j'accordais le tête-à-tête à un autre homme que lui. Je sais qu'il
en eût été blessé et affligé.

L'abbé, malgré ma répugnance à le voir à Turdy, s'y est présenté, à ma
grande surprise, sous le patronage de mon père. Je ne savais pas qu'ils
se fussent déjà connus.

Vous savez par Émile comment M. Moreali s'y est pris pour avoir sa
confiance, et quelles relations amicales commençaient à s'établir entre
eux; mais les convictions inébranlables d'Émile ont vite découragé
l'abbé. Mon père était fort impatient de vaincre toute résistance. Hier
soir, ils sont venus ensemble me signifier de le congédier par une
lettre. J'avais réussi à envoyer coucher mon grand-père; mais il était
inquiet, il sentait un prêtre sous l'habit de M. Moreali, il ne dormait
pas. Il avait passé dans la bibliothèque, qui est au-dessus du salon;
toutes les fenêtres étaient ouvertes aux deux étages.

Je me refusais non-seulement à congédier Émile, mais encore à lui faire
des conditions. La discussion était vive. M. Moreali passait de la
prière de l'ami à la menace du prêtre; mon père y mettait de la
violence, il prétendait me faire écrire comme dans la scène de la
duchesse de Guise; mon grand-père parut tout à coup sur la porte du
salon, tremblant, hors de lui. Avec sa longue robe de chambre blanche,
son beau front nu, ses pauvres bras maigres, agitant une vieille épée,
il ressemblait à un spectre. Je m'élançai vers lui, je lui ôtai l'épée;
c'était bien assez de sa présence pour me protéger. Je l'enveloppai de
châles, je le fis asseoir sur le canapé, j'essayai de lui faire croire
que nous venions de nous livrer à une plaisanterie.

«Non, non! s'écria-t-il avec une véhémence effrayante, j'ai entendu, je
vois, je comprends! C'est la persécution religieuse dans ma maison,
c'est le prêtre! et quel prêtre! l'abbé Fervet, car son nom vous a
échappé. C'est l'ancien ennemi de ma famille, le confesseur et le
mauvais génie de ta mère! c'est l'ancien objet de la haine du général!
c'est le petit prestolet qu'il voulait et qu'il aurait dû pourfendre
lorsque, grâce à son beau zèle, ma fille faisait à son fiancé les mêmes
conditions qu'on veut te dicter vis-à-vis d'Émile! Vous n'avez pourtant
pas cédé, vous, mon gendre, et vous voulez qu'Émile fasse aujourd'hui
une platitude à laquelle vous vous êtes refusé il y a vingt ans? C'était
sous Louis-Philippe, vous étiez voltairien comme le roi! Vous avez
refusé d'aller à confesse, mais vous avez transigé; vous avez souffert
que votre femme gardât ou reprît son confesseur. Je ne le connaissais
que de nom, moi! J'avais toujours fermé ma porte aux prêtres, vous leur
avez rouvert la vôtre, comme si ce n'était pas assez de la liberté
qu'ont nos femmes d'aller trouver ces hommes noirs et de s'épancher sans
témoin avec eux! Mais celui-ci a fait avec vous le bon apôtre, il a
endormi votre prudence, et de plus en plus il a rendu ma fille exaltée
et mystique. Elle s'est usée dans les austérités, elle s'est tuée par le
jeûne et les prosternations, et, quand vous l'avez ramenée ici,
mourante, avec ma petite Lucie, qu'elle n'avait pas pu nourrir, je vous
ai dit: «Il est trop tard! les prêtres m'ont tué ma fille; vous êtes
brutal et faible, vous êtes inconséquent, vous n'élèverez pas ma
petite-fille. Ma soeur est pieuse aussi, mais elle est raisonnable et
tolérante. Lucie est à moi, elle n'est pas à vous!» Voilà ce que je vous
ai dit, et vous avez cédé; mais vous voilà dévot aujourd'hui, soit!
Qu'avez-vous à dire? Lucie n'a été que trop pieusement élevée,
puisqu'elle voulait être nonne; mais voilà qu'elle consent au mariage,
et vous vous y opposez! Vous n'en avez pas le droit. Si vous me
l'emmenez, je vous tuerai comme j'aurais dû vous tuer le jour où, voyant
expirer dans mes bras votre pauvre femme exaspérée et presque folle de
la crainte de l'enfer, vous m'avez crié en pleurant: «Ah! c'est ce
fanatique, c'est l'abbé Fervet qui lui a ôté la raison et la vie!» Et
vous voilà aux genoux de cet homme, et c'est vous qui l'amenez chez moi!
Vous voulez donc me tuer aussi?»

Mon grand-père s'est évanoui. Je ne me suis plus occupée que de lui. On
m'a dit que l'abbé s'était senti très-mal de son côté. C'est mon père
qui l'a secouru. J'ai su ce matin qu'il avait passé la nuit chez nous,
et qu'il avait encore conféré avec mon père avant d'aller trouver Émile,
qui a dû vous rendre compte du reste des événements.

Mon grand-père s'est senti mieux après avoir vu Émile, et je l'ai
complétement rassuré en lui jurant que l'abbé ne remettrait plus les
pieds ici. Il a toute sa tête, mais il n'a pas la mémoire bien nette de
ce qui s'est passé hier au soir, et je tâche de lui persuader qu'il a
fait un mauvais rêve. J'ai voulu cependant que mon père éclaircit ce qui
restait mystérieux pour moi dans la colère de mon grand-père contre
l'abbé. Mon père s'est fait beaucoup prier, disant qu'il avait donné sa
parole d'éviter, quant à présent, toute discussion. Je lui ai juré que
je ne ferais aucune réflexion sur ce qu'il voudrait bien m'apprendre, et
que je désirais beaucoup entendre justifier l'abbé, pour lequel, malgré
ma révolte, j'avais toujours de la vénération. En parlant ainsi, je
croyais que dans son exaltation mon grand-père avait beaucoup exagéré.
Le général a consenti à parler, avec beaucoup de réticences il est vrai,
et en s'abandonnant à son insu aux fréquentes contradictions qui lui
sont familières; mais j'en ai assez entendu pour être certaine à
présent de la vérité. L'abbé a eu une jeunesse ascétique fougueuse de
zèle et d'austérité. Ma mère, que je n'ai pas connue, et que mon
grand-père m'a toujours dépeinte comme une âme timorée et un cerveau
impressionnable, a subi l'ascendant du prêtre qui la confessait. Je
savais déjà qu'elle avait perdu la santé et presque la raison dans cette
vie d'extase et de terreurs; mais j'ignorais que le directeur qui n'a
pas su ou qui n'a pas voulu guérir l'exaltation maladive de ma pauvre
mère fût l'abbé Fervet, et je me demande avec surprise comment je l'ai
connu à Paris, comment j'ai entretenu pendant six ans des relations avec
lui, sans qu'il m'ait jamais dit avoir connu ma mère. Vous vous
demanderez peut-être aussi, monsieur, comment je n'ai jamais parlé de
cet abbé à mon père et à mon grand-père. C'est que jusqu'à présent mon
père était aussi hostile au clergé que mon grand-père lui-même: le nom
d'un prêtre, quel qu'il fût, leur suggérait à tous deux des réflexions
ironiques ou malveillantes auxquelles je ne voulais pas exposer le nom
de mon ami....

Mon ami! peut-il l'être encore? Je rends justice à la sincérité de sa
foi, mais je sens que les révélations de mon grand-père et de mon père
lui ont fermé l'accès de mon coeur: son silence avec moi sur le passé,
l'empire soudain qu'il a repris sur mon père, malgré les préventions de
celui-ci, les détours qu'il a employés pour se rapprocher de moi, le
silence de ma vieille tante elle-même lorsque je lui parlais de ce
directeur de ma conscience! Il est vrai qu'elle ne l'a connu que par
ouï-dire, et qu'elle est brouillée avec les noms au point d'être capable
d'oublier le sien propre dans la confusion de ses souvenirs.... Elle est
fort âgée.... Enfin, monsieur, je ne sais plus ce que je dois penser de
la conduite de M. Fervet. Je le sais désintéressé, chaste et fervent,
voilà tout ce que je sais; le reste est un mystère. S'est-il repenti du
mauvais effet de sa direction sur ma mère au point de changer pendant
plusieurs années son point de vue religieux, et de vouloir par son
influence me préserver des mêmes exagérations? Pourquoi donc aujourd'hui
reprend-il les foudres de l'intolérance pour me séparer d'Émile?
Pourquoi veut-il me replonger dans l'isolement du cloître? Et comment
peut-il concilier la rudesse de son zèle avec les petites duplicités ou
avec les attendrissements passagers que je remarque en lui?

J'ai voulu tout vous dire, car je vous appelle à mon secours, et cette
longue lettre abrégera beaucoup, j'espère, votre examen de ma situation.
Elle est fort cruelle, je vous assure, car je vois mon père sous le joug
d'un homme redoutable et peut-être inflexible. Je crains pour mon pauvre
grand-père, avec qui l'abbé a exprimé le vif désir de causer, certain,
dit-il, de faire tomber ses préventions et de ramener son âme à Dieu.
Osera-t-il se présenter de nouveau chez nous malgré ma défense? Émile,
jusqu'à présent si patient, si fort, si confiant envers moi, si prudent
avec l'abbé, ne faiblira-t-il pas dans toutes ces luttes? Non! mais
comme il doit souffrir! Et s'il allait encore tomber malade! Et puis
vers quelle solution marchons-nous? Si vous ne nous sauvez pas, puis-je
résister à la volonté paternelle, traîner notre nom devant des
tribunaux, couvrir ma famille de ridicule?... Cela m'est impossible....
Enfin venez! Mon grand-père vous appelle aussi et vous attend avec
impatience. Quel que soit l'accueil de mon père, souvenez-vous qu'à
Turdy, vous êtes chez M. de Turdy et chez moi.

A vos pieds et dans vos bras, monsieur,

                  Lucie.




XXVIII.


La trêve était bien près d'expirer lorsque M. Lemontier arrivait à Aix.
Son premier soin, après avoir causé avec son fils, fut de le faire
partir pour Chêneville, une terre qu'il possédait dans la vallée du
Rhône, au-dessous de Lyon; là, le jeune homme recevrait en quelques
heures les communications nécessaires. C'était l'époque où, tous les
ans, le père et le fils habitaient cette résidence, où Émile avait été
élevé et qu'il aimait beaucoup.

M. Lemontier sentait que la présence d'Émile ne pouvait qu'augmenter
l'irritation du général et stimuler la vigilance hostile de l'abbé.
D'ailleurs, si la lutte de famille prenait quelque échappée au dehors,
il ne fallait pas que Lucie fût compromise par le voisinage de l'objet
de cette lutte. Émile souffrit beaucoup de s'éloigner du théâtre des
événements et de se sentir réduit à l'inaction; mais il comprit la
sagesse de son père: il remit son sort entre ses mains et partit,
cachant ses angoisses et surmontant sa douleur. Émile avait une grande
force de volonté, on a pu en avoir la preuve dans ses dernières lettres.
Il n'était peut-être pas ce qu'au temps de Grandisson on eût appelé un
jeune homme accompli; mais il était naïf, généreux, enthousiaste, et
d'un caractère assez solide pour porter la spontanéité de ses élans.
S'il avait les jalousies de l'amour, il savait les renfermer dans les
limites de la justice. S'il avait les ferveurs du néophyte philosophe,
il n'y mêlait pas le sot orgueil de la dispute, et son père le calmait
sans peine, car son père était pour lui le type de la raison et de la
bonté.

Madame Marsanne et sa fille quittaient la Savoie. Henri Valmare eût
désiré les suivre: mais il sentit qu'il pouvait être utile à M.
Lemontier; et il lui offrit de rester. M. Lemontier accepta. Il y avait
chez ce jeune homme un fonds de dévouement et d'affection dont il ne se
vantait pas, qu'il n'appréciait peut-être pas lui-même, mais que M.
Lemontier connaissait bien, et qu'il savait développer en le mettant à
l'épreuve. Henri s'établit donc au village du Bourget, sur la même rive
du lac où est situé le château de Turdy, et à une courte distance. M.
Lemontier se rendit à Turdy, décidé à y passer tout le temps nécessaire
et à ne s'en laisser chasser par personne, conformément au désir de
Lucie et du grand-père.

Pendant que le siége se posait ainsi, M. Moreali, attentif aux
mouvements de ses adversaires, faisait aussi son évolution. Il laissait
à Aix son ami le comte de Luiges, qui ne lui eût été de nul secours, et
il allait recevoir à Chambéry un auxiliaire important qu'il attendait
avec impatience. Cet auxiliaire, cette force de conviction et de volonté
qu'il voulait opposer à M. Lemontier, c'était le père Onorio, le capucin
romain qui, par son influence, avait renouvelé à sa manière l'âme de
Moreali et bien d'autres.

Le portrait de ce religieux se trouve assez nettement tracé dans la
lettre onzième de cette collection, écrite par Moreali à mademoiselle La
Quintinie. Si le lecteur veut s'y reporter en cas d'oubli[2], il saura
aussi bien que nous par quelles épreuves avait passé la croyance de
l'abbé, quelles ambitions légitimes et nobles avaient été refoulées et
froissées en lui par le joug somnolent de l'infaillibilité papale,
ressource puérile, mais unique et dernière, de l'orthodoxie agonisante;
quels dégoûts mortels il avait éprouvés en se retrouvant, privé de
persuasion intime, en face de cette loi aveugle, sourde et muette; enfin
quel désespoir exalté l'avait jeté dans les bras du père Onorio, un des
derniers saints de cette orthodoxie ruinée, un esprit passionné, une vie
austère, une parole saisissante, mélange d'inspiration et d'égarement,
le cynisme enthousiaste de la démission humaine.

     [Note 2: Veuillez cherchez: «La Religion est perdue.]

Il avait fallu à la vive intelligence de Moreali, à bout d'efforts, le
refuge de cette folie sacrée pour ne pas abjurer toute croyance. Il eût
fait de vaines tentatives pour accepter la moderne philosophie
spiritualiste, confuse encore à bien des égards, mais éclairée d'en
haut, née du divin principe de la liberté, nourrie de la notion du
progrès et en pleine route déjà vers les vastes horizons de l'avenir.
Cette philosophie se personnifiait devant lui dans M. Lemontier et dans
son fils. Il était ébloui, effrayé, indigné de la force de cette
réaction contre les doctrines de mort du père Onorio, son dernier asile.
Il était trop intelligent et trop instruit pour ne pas se sentir débordé
et entraîné; cette réaction, on eût pu la paralyser en faisant entrer
ses lumières et ses forces dans le domaine de la foi; mais l'Église ne
veut pas de ce concours hétérodoxe, et, comme elle, Moreali avait en lui
la haine des hommes libres et des écrits nouveaux, cette robe de Nessus
du prêtre qui a vaillamment combattu toute sa vie, et qui meurt torturé,
consumé, sans avoir pu vaincre.

Moreali, esprit entreprenant et toujours spontané quand même, était venu
en Savoie avec de grandes illusions. Il avait cru triompher aisément des
velléités de Lucie pour le mariage. On a vu qu'il comptait fonder un
couvent d'hommes en même temps qu'elle fonderait un couvent de femmes,
et qu'il voulait donner au père Onorio la direction du premier, se
réservant pour lui-même tacitement celle du second. Il était riche, et
le saint-siége l'avait autorisé à fonder son établissement religieux
dans ce pays de Savoie, qui pouvait un jour ou l'autre être envahi par
l'esprit gallican en se trouvant annexé à la France. Pour traiter de
l'achat d'une propriété convenable sans trop donner l'éveil à l'esprit
d'opposition que le prêtre suppose toujours déloyal, Moreali s'était
fait autoriser à prendre l'habit séculier. On pensait peut-être aussi
que les fidèles de Savoie étaient aussi jaloux de leurs intérêts que les
autres, et que tout vendeur exploiterait la circonstance.

Ce n'était pas là, dira-t-on, une raison suffisante pour que l'abbé prît
tant de précautions et voulût cacher jusqu'à son nom. En effet, il en
avait donc une autre. Il l'avait dit à Émile, et il n'avait pas menti.
Il craignait, sinon pour ses jours, du moins pour sa liberté d'action,
car il avait sujet d'appréhender quelque violent scandale venant
entraver ses projets. Ne la connaît-on pas maintenant, cette raison? Il
savait que le général La Quintinie lui avait voué de mortels
ressentiments, et il se disait que M. de Turdy, malgré son grand âge,
n'avait peut-être pas, comme mademoiselle de Turdy, oublié son nom. Il
fallait voir Lucie, la convaincre, obtenir par l'enchantement de la
parole ce que ses lettres n'avaient pu opérer. Lucie se refuserait
peut-être à des rendez-vous, à des conférences mystérieuses. Il fallait
pénétrer à tout prix jusqu'à elle. L'abbé avait réussi.

Et pourtant il avait failli échouer. Sa première rencontre avec le
général chez mademoiselle de Turdy avait été orageuse. Il avait
audacieusement provoqué cette rencontre en se faisant reconnaître et
accepter par la vieille tante, après l'avoir fascinée et conquise par
ses soins. Ç'avait été l'affaire de peu de jours. Moreali avait
d'exquises et chastes séductions dont il connaissait la puissance. Se
fiant donc à lui-même de plus en plus, il avait prié la tante de le
faire dîner avec le général à l'insu de M. de Turdy et de Lucie. On a vu
que le général s'était rendu à l'appel d'un billet mystérieux. Le
général avait dîné et passé la soirée avec lui sans le reconnaître. Il
ne l'avait pas vu depuis plus de vingt ans, et même il l'avait rarement
vu, bien que Moreali eût été l'arbitre secret de ses destinées
conjugales.

Vers onze heures du soir, mademoiselle de Turdy étant rentrée dans ses
appartements et le général prolongeant la veillée avec l'aimable et
pieux séculier qui l'avait convenablement sondé et assoupli depuis
quelques heures, Moreali s'était fait raconter la vie et la mort de
madame La Quintinie. Il avait vu combien le temps avait amorti cette
douleur, et il avait saisi les secrètes opérations de la conscience du
général. Longtemps celui-ci s'était reproché la mort de sa femme comme
un résultat de sa faiblesse envers le prêtre. Devenu dévot par vanité,
pour marcher de pair au sortir du sermon et de la conférence avec
certains officiers supérieurs de la vieille roche et pour recevoir les
cajoleries des évêques et de leur suite, il avait tout à coup découvert
que la mort de sa femme avait été, non celle d'une victime, mais celle
d'une sainte, et il s'était fait à ses yeux presqu'un mérite de ce qui
avait été si longtemps un sujet d'humiliation et un remords. Moreali le
trouva donc suffisamment préparé, et l'abbé Fervet se révéla.

Un sentiment humain, un reste de dignité virile, un dernier battement de
coeur pour la femme qu'il avait aimée rendirent le général furieux et
menaçant pendant quelques minutes. Moreali, non moins ému, lui offrit sa
poitrine en lui disant qu'il mourrait avec joie pour avoir travaillé
sincèrement à sauver l'âme de madame La Quintinie. Le général pleura,
s'humilia et demanda à l'abbé de le confesser et de l'absoudre; ce qui
fut fait en l'oratoire du comte de Luiges, à Chambéry, le lendemain
matin. L'abbé Fervet n'avait jamais cessé de confesser les hommes.

Dès ce moment, le général, heureux d'avoir trouvé une volonté à mettre à
la place de la sienne quand celle-ci chancelait, et un homme de mérite
et de science à opposer à ce qu'il appelait l'ergotage philosophique
d'Émile, appartint corps et âme à son ancien persécuteur, à son ancien
ennemi, à l'homme dont l'influence spirituelle avait failli empêcher son
mariage et soulevé depuis, dans son coeur incertain et troublé, des
tempêtes d'indignation et de jalousie.

Pendant ces opérations de l'abbé, le capucin était en route. Il était
appelé pour prendre connaissance d'une propriété que Moreali avait
commencé à marchander et qu'il voulait savoir appropriable aux desseins
de l'anachorète. Moreali hésitait maintenant dans la réalisation de ce
projet en voyant la résistance de Lucie à un projet analogue; mais il
espérait que l'éloquence fougueuse et l'aspect fascinateur du saint
agiraient sur elle.

Le jour de l'expiration de la fameuse trêve imaginée par Moreali pour
donner à Onorio le temps d'arriver, un frère quêteur se présenta à la
porte du manoir de Turdy. On le fit entrer dans les cuisines. Le général
était averti, il ne bougea pas. Misie, habituée aux charités de Lucie et
prévenue d'ailleurs par Moreali, qui disposait de ses étroites
convictions, alla demander à sa jeune maîtresse ce qu'il fallait donner
au religieux mendiant. Lucie était dans la bibliothèque avec M.
Lemontier, arrivé depuis peu d'instants. On était en train de servir là
le souper du grand-père, qui était assez bien pour sortir de sa chambre,
mais encore trop faible pour descendre au salon.

Quand Lucie, tout en causant avec M. Lemontier, eut envoyé son aumône,
Misie revint lui dire que ce pauvre frère était bien fatigué, qu'il
avait les pieds en sang, et qu'il demandait à coucher sur une botte de
paille dans un coin du vieux château ou des écuries.

«Qu'on lui donne un lit, une chambre, un bon souper et tout ce qu'il
voudra, répondit Lucie.»

Et elle se remit à parler d'Émile avec M. Lemontier.

Elle était heureuse de le voir enfin, cet homme d'une sereine
intelligence, d'une vaste érudition et d'un caractère aussi pur que son
esprit. C'était un de ces persévérants chercheurs de lumière que le
vulgaire de tous les temps discute, raille, critique ou injurie, mais
qui, plus ou moins d'accord entre eux, creusent en chaque siècle plus
profondément le sentier dont l'avenir fait de larges voies. Il n'avait
pas l'orgueil de l'apostolat et ne se croyait pas un révélateur. Nulle
intelligence n'était plus modeste, nul extérieur plus simple. Sa parole
était douce, claire, sans ornements inutiles. Il écoutait plus qu'il ne
démontrait. Son esprit était toujours occupé de comprendre afin de juger
sans passion et de conclure sans partialité. Et, sous cette tranquillité
d'âme, il y avait de la vraie force, un indomptable courage, des trésors
de bonté, une patience inaltérable.

Bien qu'Émile eût parlé de son père avec enthousiasme, Lucie ne le
trouva pas au-dessous de ce qu'elle avait rêvé, car Émile l'avait
avertie de l'étonnante simplicité de ses manières; il lui avait prédit
qu'au lieu d'être éblouie, elle serait charmée. Lucie se sentait aussi à
l'aise avec M. Lemontier que si elle l'eût toujours connu. Déjà elle
l'avait présenté au vieux Turdy, qui l'avait reçu avec une joie
expansive, et qui maintenant s'habillait pour venir passer une ou deux
heures avec eux avant de retourner à sa chambre de malade.

Le général, avec qui Lucie avait dîné, ne paraissait pas. M. Lemontier
lui fit demander par Misie la permission d'aller le saluer. Le général
fit répondre qu'après le souper de M. de Turdy il attendrait le nouvel
hôte au salon. M. Lemontier ayant complété toutes les notions que
devaient lui fournir Lucie et son grand-père, descendit au salon et y
trouva le général flanqué du capucin. Ce n'était pas le moment de causer
d'affaires: l'affectation du général à ne pas congédier ce vieillard
silencieux et fatigué prouva de reste à M. Lemontier qu'on reculait pour
ce jour-là devant les explications.

Mais quel était ce nouveau personnage inconnu à Lucie et qui se trouvait
subitement lié avec le général? Un passant, un pèlerin recevant
l'hospitalité d'un jour, ou un espion de Moreali? M. Lemontier, qui
l'examinait tout en causant de choses d'un intérêt général avec M. La
Quintinie, comprit vite que ce n'était ni un passant ni un intrigant,
mais une sorte de missionnaire de bonne foi. L'homme était très-vieux ou
très-usé par les austérités. Sa figure commune et terne avait tout à
coup de grands éclairs sans cause apparente. L'oeil éteint tenait
assoupies des flammes qui s'échappaient comme des décharges de lumière
électrique. Le front très-élevé, serré aux tempes, contrastait dans sa
nudité avec le front court et large du général.
                
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