MADEMOISELLE LA QUINTINIE
PAR
GEORGE SAND
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863
OEUVRES DE GEORGE SAND
* * * * *
OUVRAGES PARUS OU A PARAITRE:
André.
Antonia.
Constance Verrier.
Elle et Lui.
La Famille de Germandre.
François le Champi.
Indiana.
Jean de la Roche.
Lettres d'un Voyageur.
Les Maîtres mosaïstes.
Les Maîtres sonneurs.
La Mare au Diable.
Le Marquis de Villemer.
Mauprat.
Mont-Revêche.
Nouvelles.
La Petite Fadette.
Tamaris.
Valentine.
Valvèdre.
La Ville noire.
Etc., etc.
* * * * *
POISSY.--TYP. DE A. BOURET.
PRÉFACE
L'_Histoire de Sibylle_, qui a paru naguère dans la _Revue des Deux
Mondes_, où je viens moi-même de publier _Mademoiselle La Quintinie_,
est un sujet assez beau pour tenter plus d'un écrivain. La critique
impartiale a reconnu, en dehors du mérite de la forme, l'importance et
la grandeur de la pensée du livre. Elle devait certes des félicitations
à l'auteur pour le courage qu'il a eu de traiter, sous cette forme du
roman, la question si grave et si peu romanesque de la croyance
religieuse. Longtemps la critique a prononcé que la recherche de l'idéal
social ou religieux n'était pas du domaine du roman, et qu'il fallait
l'exclure comme étrangère, intempestive et pédantesque. Plus tolérante
et, selon nous, plus juste aujourd'hui, elle loue M. Octave Feuillet
d'avoir fait un noble effort pour réhabiliter le roman et pour l'élever
à l'état de thèse. Elle reconnaît que les luttes de la conscience et
l'analyse des idées les plus hautes sont du ressort de l'art littéraire.
Nous devons donc savoir gré à l'auteur de _Sibylle_ d'un succès qui nous
autorise à continuer et à reprendre ce que nous avons essayé tant de
fois sous les feux de peloton de certaines critiques trop indignées, et
par cela même impuissantes à nous corriger. Nous savions bien qu'en
laissant passer un peu de temps la lumière se ferait, et que les jeunes
écrivains sérieux ne regarderaient pas comme inutiles les efforts de
leurs patients devanciers.
L'_Histoire de Sibylle_ est le roman d'une âme; _Mademoiselle La
Quintinie_ est l'histoire d'un prêtre, avec toute la rigueur de ses
déductions et tous les développements que la pensée du livre comporte.
Nous ne faisons pas l'apologie de l'esprit clérical, tel n'est pas notre
point de vue; nous n'en faisons pas non plus la satire, tel n'est point
notre but. Entre ces deux manières d'envisager la véritable question du
temps présent, il y en a une beaucoup plus facile à éluder qu'à
résoudre, c'est l'examen. Établir la lutte entre la foi et l'athéisme,
ou bien mettre aux prises la sincérité et l'hypocrisie, c'eût été
s'armer contre des questions vidées à fond, plaider des causes gagnées
sans retour. Le progrès des lumières a repoussé et annulé l'athéisme; sa
mort, c'est la liberté de discussion. Le progrès de la morale publique a
tué l'hypocrisie; sa ruine, c'est l'impunité que le mépris décrète.
Mais il n'y a pas que Tartufe et Canapée en cause par le temps qui
court. Il y a l'humanité qui cherche sa voie, et qui flotte entre le
prêtre et le philosophe, entre le passé et l'avenir. Il y a la
conscience de tous et de chacun, qui veut savoir où elle est et où elle
va, et cette conscience universelle peut fort bien se résumer dans un
exemple, se concentrer dans une figure, devenir un personnage de roman
en un mot, pour demander au monde sérieux comme au monde frivole la
solution du problème posé dans tous les coeurs, dans tous les esprits,
dans toutes les réunions, dans toutes les solitudes, dans toutes les
familles, partout en un mot, la solution du problème religieux.
Les catholiques de ce temps-ci, parmi lesquels se range courageusement
M. Octave Feuillet, se contentent de la solution trouvée par l'Église
romaine à la suite d'élucubrations en commun appelées conciles. Les
décisions de ces assemblées du clergé présidées par les papes se sont
attribué l'_infaillibilité_, et, pour être orthodoxe, il faut s'y
soumettre.
Pourtant, ces institutions choquent sur beaucoup de points,
non-seulement la raison, mais le coeur et la conscience des hommes. Pour
ne citer qu'un des articles de foi de l'Église, nous demanderons si
l'esprit de Dieu est en elle lorsqu'elle nous commande de croire à
l'existence du diable et aux peines éternelles de l'enfer. Cette
croyance à la nécessité d'un rival et d'un ennemi de Dieu, éternellement
vivant, éternellement mauvais, éternellement puissant, possesseur et roi
absolu d'un incommensurable abîme où toutes les âmes coupables de
l'univers doivent, revêtues de leurs corps, subir éternellement des
supplices sans nom, sans que Dieu veuille ou puisse faire grâce, cette
croyance inqualifiable est-elle obligatoire?
Jusqu'ici, l'Église a dit _oui_ dans son enseignement officiel, comme:
elle a dit _oui_ sur bien d'autres questions qui se rencontreront sous
notre plume dans _Mademoiselle La Quintinie_. Elle dit encore _oui_ par
les termes des allocutions papales, par les formules naguère remises en
vigueur de l'excommunication, par la plupart des mandements des prélats,
par les sermons que l'on entend dans toutes les églises, enfin par les
organes dont le clergé dispose jusque dans la presse quotidienne.
Pourtant nous croyons fermement que les honnêtes gens qui se disent
catholiques, et M. Octave Feuillet tout le premier, nient ce dogme des
peines éternelles contre lequel ont protesté des saints canonisés, et
qui inspire une véritable horreur à tous les bons chrétiens.
Nous savons aussi de source certaine que des catholiques éclairés
refusent de se prononcer sur ce point comme sur beaucoup d'autres, et
que bon nombre d'ecclésiastiques autorisent le refus intérieur et la
protestation douloureuse des âmes délicates. Pourtant le silence est
ordonné, il ne faut point donner de démenti officiel à l'Église. Le
prêtre pourrait être censuré, le fidèle pourrait mettre son salut en
péril. D'ailleurs, n'est-il pas bon que les paysans, les enfants et les
femmes soient menés par la peur? Ne faut-il pas que des millions d'âmes
restent dans l'idolâtrie païenne et croient que la vengeance et la
férocité sont toujours des attributs divins?
Il y aurait donc en ce temps-ci deux Églises: une officielle qui a le
droit d'imposer, et une secrète qui a le droit de protester. Nous
avouons que l'existence de ces deux droits nous paraît inconciliable
avec la logique de la foi.
Mais non, il n'y a pas deux Églises dans l'Église: Il y en a trente, il
y en a cent; il y en a mille, il y en a peut-être autant que de
catholiques. Reconnaissons que l'esprit humain est arrivé à ce point
qu'il a beau aliéner sa liberté en principe, il ne peut plus l'aliéner
en réalité, et que les papes eux-mêmes, dans l'appréciation de certaines
questions contraires à l'esprit chrétien, sont de libres penseurs tout
comme les autres.
Il est libre, en effet, celui qui prononce cette parole: _Je te maudis!_
de même que celui qui répond: _Nul n'a droit de maudire son semblable_,
est libre devant Dieu. Reste à savoir lequel des deux l'esprit de Dieu
inspire. Là n'est point la question; nous demandons à savoir où réside
ce que l'on appelle l'orthodoxie, et d'où part ce que l'on invoque comme
l'autorité. Si elles émanent des allocutions papales, des formules de
l'excommunication, des mandements des évêques, des sermons des
ecclésiastiques et des manifestes de la presse catholique, nous sommes
certains que l'esprit clérical est condamné par la conscience publique,
et qu'il est inutile de lui faire la guerre.
Mais il y a autre chose que la doctrine cléricale, il y a le parti
clérical, dont les menées rentrent dans l'ordre des agitations
politiques, et qui dès lors peut, à un jour donné, faire éclater un
vaste complot contre le principe de la liberté sociale et individuelle.
Je ne crois pas que ce parti menace beaucoup tel ou tel gouvernement. Je
crois qu'il s'accommodera toujours de ceux qui lui garantiront la
prépondérance de l'intrigue et de l'intimidation sourde, qu'ils soient
démocratiques ou de droit divin; mais il veut, à coup sûr, combattre le
progrès de la raison, atrophier le sens de la liberté dans l'homme, et,
pour en venir à ses fins, il a une arme qui paraît toute-puissante, il a
une apparence de doctrine.
Nous disons une apparence, car il n'a rien de plus; mais l'idée d'une
doctrine arrêtée et formulée est quelque chose de si tentant aux époques
de doute et de transition, que les esprits fatigués de luttes et
paresseux devant tout examen--c'est le grand nombre--se groupent autour
du drapeau qui flotte au vent et se déclarent enrégimentés, à la
condition qu'on ne leur demandera plus de comprendre leur devoir et
d'étudier leur droit.
Cet état de quiétisme religieux et social est fort commode, mais
profondément immoral et malsain, surtout quand, au lieu de se former
autour d'un principe, il s'agglomère autour d'une ombre.
C'est cette ombre qu'il faut démasquer. Il faut lui demander qui elle
est et la sommer de répondre, ou la laisser passer et se détourner
d'elle si elle reste muette. Or, à l'heure qu'il est, elle parle
beaucoup, elle crie très-haut, l'ombre noire qui se dit persécutée! elle
fait une grande consommation d'injures et de menaces, et, tandis qu'elle
fulmine ses obscurs oracles, son cortége grossissant repousse et
brutalise les curieux importuns en leur disant: «Laissez-nous donc
tranquilles, vos questions nous fatiguent; vous êtes des impertinents,
des trouble-fêtes; nous voulons être et nous sommes influents; nous
voulons peser sur l'opinion, sur la politique, sur toutes les relations
sociales et privées; nous voulons le pouvoir sans la fatigue des
discussions et des études. Nos chefs sont ardents et habiles, notre
nombre nous tient lieu d'activité; nos règlements nous maintiennent dans
l'ordre; notre code, nous n'avons pas besoin de le connaître, il a été
écrit au moyen âge, les papes l'ont signé; notre mot d'ordre, nous
n'avons que faire de le comprendre: il nous rallie, et c'est tout ce
qu'il faut. Taisez-vous, ou gare les pierres!»
Voilà où nous en sommes, et pourtant ce parti, cette nouvelle Église,
cette longue procession qui enlace la France dans ses plis nombreux,
étouffant et bâillonnant les simples qui se trouvent sur son passage,
elle marche, elle chante, elle prie, elle raille, elle invective, et
elle ne sait pas ce qu'elle croit, elle ne croit peut-être à rien; elle
ne connaît pas la nature et les qualités de son Dieu; elle n'oserait
soutenir qu'il est méchant, mais elle oserait encore moins contredire le
prêtre et renier hautement le dogme de l'enfer.
Si nous l'interrogeons sur la liberté de croire à la nécessité du
progrès industriel, au bienfait des sciences, aux droits de la famille,
etc., elle nous apparaîtra tout à coup très-tolérante, car elle est liée
quand même au progrès humain par ses habitudes, par ses affections et
surtout par ses intérêts, cette Église du moment! Elle veut vivre et
prospérer en élargissant bien ses coudes et en faisant sa provision de
bien-être dans la vie réelle. Ne lui demandez pas alors ce qu'elle fait
du renoncement chrétien, de l'austérité catholique, du détachement des
choses de ce monde, du complet abandon du _moi_, prescrit et prêché par
l'Église primitive. Elle vous rirait au nez, elle vous traiterait
d'exagéré, elle vous dirait que vous touchez la question du temporel,
question que le pape a jugée au profit de la papauté. Ainsi, faute de
réponse, le parti clérical a réponse à tout.
Nous ne nous laisserons pas intimider par l'esprit du temps, par cette
indifférence publique qui s'étonne si naïvement du souci des consciences
religieuses et des curiosités de la logique. Nous vivons dans un
labyrinthe d'ambiguïtés, de commentaires individuels, de fantaisies
dévotes, de contradictions, de pratiques extérieures, d'obscurités, de
déclamations ardentes et de sous-entendus perfides. Si cela continue et
si l'Église, assemblée en concile, n'intervient pas bientôt pour poser
des flambeaux sur cette marche de fantômes dans les ténèbres, nous
serons forcés de regarder l'orthodoxie romaine comme une interprétation
provisoirement soumise à la mode du siècle et à des vues tout à fait
matérielles. Tout ce qu'il y a encore d'esprits sincères et d'hommes se
respectant eux-mêmes protestera contre cette corruption du sens divin
dans l'humanité, tandis que l'Église, qui, par des travaux dignes de sa
mission, eût pu se mettre au niveau des progrès accomplis et ouvrir un
temple commun à tous les hommes, ne représentera plus qu'une fraction
particulière, fraction aujourd'hui menaçante, demain exterminatrice
d'elle-même, car on ne brise pas la vie d'un siècle sans se briser avec
lui.
J'ai tâché, sous la forme du roman, de faire ressortir quelques-unes des
causes qui jettent les esprits droits et les coeurs aimants dans une
autre voie que celle du parti clérical. Ces causes sont si nombreuses,
que nous avons dû choisir les plus saillantes, celles qui intéressent la
vie privée jusqu'à l'évidence, celles qui, par conséquent, rentrent
tellement dans l'étude de nos moeurs, qu'en s'abstenant d'aborder ces
causes on s'abstiendrait. Volontairement de peindre les moeurs.
On peut s'en abstenir par prudence, mais il y a tant de prudence par le
temps qui court que le public s'en lasse, et peut-être fera-t-il encore
un effort, pour admettre en passant un sujet sérieux sous la forme d'une
fiction.
Mais, quel que soit l'accueil fait à ce livre, il est de ceux qu'il faut
faire au risque d'être mal accueilli du grand nombre. Il est de ceux qui
irritent beaucoup de personnes et qui en calment beaucoup d'autres. S'il
ébranle des convictions, il en raffermit, et, quel que soit son mérite
ou son impuissance, il est de ceux qui restent comme symptômes
historiques, appréciations du présent ou appels à l'avenir.
GEORGE SAND.
Nohant, janvier 1863.
MADEMOISELLE LA QUINTINIE
I
A M. HONORÉ LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie, 1er juin 1861.
Eh bien, oui, père, j'ai du chagrin, tu l'as deviné, tu l'as senti. Elle
ne m'aime pas!
Qui, elle?... Tu voyais bien, tu comprenais bien, au désordre de mes
lettres, et tu sais bien qu'à mon âge, et de l'humeur dont tu m'as fait,
il n'y a qu'un rêve: être aimé, et qu'une souffrance: aimer sans espoir.
Surtout ne t'afflige pas: je ne suis pas faible, ni lâche, ni fou, ni
ingrat. Je sais que, si je me laissais abattre, je te briserais le
coeur. Je lutterai, je lutte. N'aie pas peur, ton enfant tâchera d'être
un homme.
Je suis agité ce soir. Je m'efforcerai d'être calme demain. Je ne
sortirai pas, et je passerai ma journée, s'il le faut, à te raconter mon
histoire. Prends patience. Je crois que ce récit me fera du bien. Trois
semaines d'émotion sans t'ouvrir mon coeur, c'était trop. J'étouffe. A
demain, père. Tu sais que, d'abord et avant tout, je t'aime de toute mon
âme.
Émile.
II.
A M. HONORÉ LEMONTIER, A PARIS.
Aix en Savoie, 2 juin 1861.
M'y voici. Il pleut. Je me suis enfermé dans l'espèce de chalet
apocryphe que j'habite à côté d'Aix. Je ne veux m'occuper que de toi
aujourd'hui. Ne me gronde pas si j'écris comme un chat. C'est déjà
beaucoup que de pouvoir écrire.
_Elle_ a vingt-deux ans. C'est trop pour moi, n'est-ce pas? Je me le
suis dit. C'est, en raison de la précocité de son sexe et de
l'expérience qu'elle a peut-être déjà du monde, dix ans de plus que mes
vingt-quatre ans; mais, quand je l'ai vue d'abord, je l'ai crue beaucoup
plus jeune. Son premier aspect est celui d'une enfant.
Tu vois que ce n'est pas d'Élise Marsanne que je te parle. Élise est une
charmante personne. J'ai fait tout mon possible pour désirer d'être son
mari. Tu le désirais, toi, et tu avais raisin. Elle est la fille de ton
ami, elle est mon amie d'enfance. Je suis venu ici sous prétexte de
flâner comme elle, et au fond pour te complaire en m'attachant à cette
belle et chère enfant. Eh bien, je ne sais quel refus obstiné s'est fait
entre nous. Je n'ai jamais pu venir à bout de l'aimer autrement que
comme ma soeur, et on n'épouse pas sa soeur.
Ne dis pas que je suis capricieux, non. Je n'ai point encore fini
d'être naïf, et surtout je n'ai pas travaillé à cesser de l'être; cela,
je te le jure!
Et puis il n'y a pas de ma faute! Si Élise m'eût aimé,... que
sait-on?... Mais point. Élise est toujours notre _Lisette_ si gaie, si
franche, si gentille, et, disons-le aussi sans reproche, si positive!
Toujours la même raison enjouée, le même esprit d'ordre, les mêmes rires
en présence de tout ce qui sent l'_exagération_. C'est comme cela, tu
sais bien, qu'elle appelle tout ce qui émeut un peu vivement les autres,
et il ne dépend pas de moi de n'être pas facile à émouvoir, si bien que
je suis un _exagéré_ à ses yeux, et qu'elle me pardonne d'être comme je
suis. Elle est bien bonne, j'en suis très-reconnaissant; mais ce
continuel pardon amical me laisse calme, et tu m'as permis de ne pas me
marier sans amour.
Lucie a donc vingt-deux ans. Lucie est brune, assez grande;... elle a
des yeux.... Eh bien, non, je ne peux pas te décrire Lucie....
Demande-moi la couleur des yeux et des cheveux d'Élise, comment sont
faits ses doigts et ses bagues, comment elle s'habille: je sais tout
cela, et je pourrais t'en faire un portrait aussi minutieusement étudié
que si j'étais peintre; mais Lucie, non! Pour moi, son image remplit le
monde et ne saurait être concentrée. Mon coeur m'étouffe, et ma main
tremble rien qu'à écrire son nom!
Son père est le général La Quintinie, que tu ne connais pas, je pense,
et qui commande dans je ne sais quel département. Descend-il du La
Quintinie des jardins du temps de Louis XIV? Peu importe. Le grand-père
maternel de Lucie, M. de Turdy, habite un château qu'il a sur le lac du
Bourget. Lucie a été élevée par ce grand-père et par une grand'tante
avec laquelle elle passe ses hivers à Chambéry. L'été, elle habite sans
sa tante le manoir de l'aïeul.
Elle a passé deux ou trois mois à Paris dans le couvent où était Élise
Marsanne. Malgré une certaine différence d'âge, elles s'aimaient
beaucoup, et, en venant à Aix, Élise se faisait une grande fête de la
revoir. Elle a été tout de suite lui rendre visite avec sa mère. Le soir
même, elle m'a parlé d'elle.
«Si vous connaissiez Lucie, me disait-elle, vous n'auriez pas assez de
mots _à grand effet_ dans votre vocabulaire exalté pour dire
l'impression qu'elle vous causerait.
--C'est donc une merveille?
--Ah! _une merveille_! Voilà déjà!»
Et la bonne Élise de rire.
Moi aussi, je riais. Le surlendemain, j'ai rencontré Lucie chez ces
dames. Élise me regardait en riant toujours. J'étais très-calme,
très-froid; si froid et si calme, que, Lucie partie, j'ai dit à Élise
que son amie était _très-bien_.
Mais le coup était porté, vois-tu! Si j'avais dit seulement trois
paroles, je me serais trahi et rendu ridicule, j'aimais Lucie. Pourquoi?
Oui, au fait, pourquoi Lucie et pas une autre? Il y en a ici à choisir
pour objet de mes rêves, des demoiselles plus ou moins à marier, des
brunes, des blondes, des Anglaises sentimentales, des Parisiennes
pimpantes, des Allemandes toutes roses, des Italiennes toutes pâles.
Lucie n'est rien de tout cela. Elle n'est peut-être pas jolie; je n'en
sais rien. Elle m'a regardé, elle m'a salué, je lui ai dit trois mots
insignifiants, j'avais probablement l'air stupide. Elle m'a vaguement
souri, et avec tout cela elle m'a pris mon coeur comme si elle me le
tirait de la poitrine avec ses deux mains, et elle me l'a emporté avec
elle, probablement sans y attacher plus d'importance qu'à une feuille
que l'on cueille en passant et par distraction à une branche du chemin.
Père, toi qui as aimé, est-ce comme cela qu'on devient amoureux d'une
femme? Se rend-on compte de ce qui vous plaît en elle? Est-on dans son
bon sens quand cette flèche vous arrive sans qu'on l'ait prévue, sans
qu'on ait eu le temps de s'en préserver?... Oh! le vieux Cupidon avec
son carquois et son arc! Je n'avais jamais songé que ces emblèmes
fussent l'explication de l'éternel phénomène, de l'événement fatal,
aussi vieux que le monde, et aussi vrai il y a quatre mille ans qu'il
l'est encore aujourd'hui.
Mais je suis peut-être fou! Dans le temps de froid examen où nous
vivons, doit-on être ainsi la proie des antiques fatalités et des
instincts aveugles? Ne doit-on pas raisonner tout, même l'amour, et se
dire, comme plusieurs que je connais: «À quoi cela mènera-t-il?» Tu ne
m'as pourtant pas appris cela, toi! Tu ne m'as pas recommandé de veiller
sur les élans spontanés de mon coeur! Il m'a semblé, au contraire, que
tu désirais me le conserver chaud et entier; mais tu pensais que
j'aimerais Élise et que mon bonheur viendrait d'elle. Je l'ai cherché
ailleurs, ou plutôt la fatalité m'a appelé ailleurs, car me voilà
malheureux. Du moins, je souffre. Et je vis pourtant! et je ne sais pas
guérir!
C'est bien vulgaire, il me semble! Je me fais l'effet d'un amoureux
classique. _Vorrei e non vorrei._ Je ne sais ce que c'est, je ne sais ce
que j'ai, et je ne sais pas le dire, à toi, médecin de mon âme. J'ai
l'orgueil profondément irrité, et par moments je suis honteux de moi.
Aide-moi donc à me retrouver! Je ne comprends pas ce que je suis devenu.
Le jour où pour la première fois j'ai vu Lucie, j'ai passé la soirée à
me promener avec Henri. Il a vu, à mon silence, qu'il y avait en moi un
changement, et il m'a dit en riant:
«Tu es donc amoureux?»
J'ai nié, et puis j'ai avoué.
«Eh bien, m'a-t-il dit, je la connais, cette Lucie; elle est riche, mais
tu l'es aussi. Vos situations se valent, et on ne lui connaît pas
d'engagements. Sa famille est très-considérée; la tienne aussi; je ne
vois pas d'obstacles. Fais-toi aimer.»
Fais-toi aimer! comme si cela était aussi facile que de se faire voir!
J'ai été si épouvanté d'un conseil où je sentais toute mon âme et tout
mon repos en jeu, que je l'ai repoussé vivement. Je ne sais quelle sotte
honte m'a fait mentir après la sincérité du premier aveu. J'ai prétendu
que je n'étais pas épris au point de faire la moindre démarche avant
d'avoir réfléchi et surtout avant de t'avoir consulté.
Pour le dernier point, je sentais bien que je te devais la première
confidence. Eh bien, j'ai osé encore moins avec toi qu'avec moi-même. Il
m'a semblé qu'un sentiment si subitement éclos te ferait sourire, à
moins d'être exprimé avec une certaine mesure; j'ai essayé de t'écrire
raisonnablement que j'avais perdu la raison. Je n'ai pas pu résoudre un
pareil problème.
Le lendemain, comme je flottais dans cette agitation vague et terrible,
le hasard ou plutôt ma destinée m'a conduit au château de Turdy. Il
avait été convenu que j'irais avec madame Marsanne et sa fille à
l'abbaye de Hautecombe, que nous connaissions déjà, mais où nous
n'avions pas visité la fontaine intermittente, dite des _Merveilles_.
C'est une attrape bien conditionnée; mais le lac, vu de la hauteur, est
si joli! Et puis Élise et sa mère étaient gaies; Henri, qui nous servait
de _cicerone_, est toujours parfaitement aimable; les petits bateaux du
lac sont trop petits et parfaitement incommodes, mais ils sont bien
menés par de bons Savoyards enjoués et obligeants, et notre promenade,
riante par elle-même, pouvait supporter beaucoup de déceptions.
Comme nous redescendions le lac, Élise proposa de me montrer de près le
château de Turdy, qui est sur la même rive que l'abbaye, à peu près en
face d'Aix-les-Bains. Le coeur me battit bien fort; mais j'eus l'air de
ne m'intéresser qu'au château, et nos bateliers nous déposèrent dans un
petit port composé de quelques maisons de pêcheurs ombragées de beaux
arbres et tapies à la rive, dans l'échancrure d'un rocher.
Tu connais ce beau pays de Savoie; je ne sais si tu te rappelles cette
localité, tout ce rivage du lac du côté que ferme à pic la muraille
dentelée appelée la chaîne des monts du _Tchat_, du _Chat_ en langue
vulgaire. Nous avons vu ensemble de plus grands lacs et de plus hautes
montagnes; mais celles-ci ont une élégance de formes et une limpidité de
couleur qui me charment. Ce beau calcaire du Jura se refuse aux teintes
sombres de l'humidité et aux souillures pittoresques de la décrépitude.
Le vieux manoir de Turdy, édifice élégant dans sa force et planté à
mi-côte de la montagne, mire dans le lac, trop bleu peut-être, sa face
carrée, peut-être trop blanche. Les constructions du chemin de fer sur
la rive opposée sont trop blanches aussi, mais elles ne jurent pas sur
les roches pâles et nues qu'elles décorent de tourelles et de portiques
encorbellés à l'entrée et à la sortie de chaque tunnel. Il y en a, je
crois, huit ou dix le long du lac que côtoie la voie ferrée. Voilà les
riantes fortifications de l'âge moderne, et je n'ai pu me refuser à
cette réflexion qu'Élise n'a pas voulu prendre au sérieux, et qui me
frappait pourtant comme une idée saine et rassurante pour l'avenir:
c'est que les tours à mâchicoulis et les monumentales barrières de cette
région ne ferment plus la communication entre les peuples, mais qu'elles
l'ouvrent, au contraire, avec les forces souveraines de l'industrie, à
travers les flancs compacts des montagnes, obstacles que la nature
elle-même semblait avoir voulu poser à l'échange des relations sociales,
et que l'homme a pu et voulu vaincre.
La partie du Jura que je te décris, par manière de calmant, avant de te
faire entrer dans mon orage intérieur, est donc surprenante de couleur
fraîche et d'aspect théâtral.
C'est bien le pays que la _fashion_ européenne a pu adopter pour ses
promenades de santé ou de plaisir. Des routes magnifiques, des
constructions coquettes, des chalets luxueux, d'antiques manoirs
rajeunis, des cultures vivaces, un grand air de bien-être et de propreté
chez les habitants enrichis par l'affluence des étrangers; tout cela ne
parlerait pas assez à l'imagination de l'artiste, si, à deux pas du
riant vallon d'Aix et du paisible lac, la nature ne reprenait sa libre
et forte allure alpestre. J'ai pu en juger, lorsque, arrivés à Turdy,
nous nous sommes trouvés tout d'un coup sur la terrasse formée par le
vaste sommet du massif carré du vieux château. De là, on domine tout le
lac, long, étroit, sinueux et ressemblant à un large fleuve du nouveau
monde; mais quel fleuve a cette transparence de saphir et ces
miroitements irisés?
Le manoir de Turdy n'est pas loin de l'extrémité du lac, côté de
Chambéry. Il est situé à deux ou trois heures de marche verticale, juste
au-dessous de la dent du Chat, la pointe la plus élevée de cette crête
marmoréenne qui presse le rivage en plongeant tout droit dans le flot,
et assis sur un rocher qui dépasse et mouvemente un peu la ligne trop
roide de ce rivage abrupt. Ce rocher est assez vaste pour porter un
paysage entier de jardins et de fabriques admirablement posé dans ses
ondulations. Le manoir est d'un beau style et de taille à figurer sans
mesquinerie parmi les escarpements qui le portent et le dominent. Il est
complètement inhabité, quoique en bon état de réparation extérieure;
mais probablement il faudrait, pour arranger l'intérieur, des dépenses
trop considérables, et généralement les habitants du pays préfèrent
accoler, au pied ou au flanc de ces vastes et incommodes constructions
de leurs pères, des logis modernes à la mode anglaise ou suisse. Celui
de Turdy est bas et occupe une ligne assez longue, avec des ailes en
retour. Ombragé d'un gros massif de beaux arbres, il est comme caché et
abrité par la forteresse, contre le couronnement de laquelle il
s'appuie, tournant le dos au lac et ne regardant pas même en face de lui
la muraille austère de la montagne, qui lui est cachée par les gros
tilleuls du jardin.
En revanche, une large échappée de vue à gauche, sur la terrasse, en
demi-cercle de ce jardin, permet d'embrasser toute la vallée de
Chambéry, à laquelle l'extrémité du lac sert de premier plan, et dont le
profond horizon est fermé par les glaciers majestueux des grandes alpes
de neige. Mais la vue générale du site est à prendre sur le toit plat du
vieux château. De là, on voit s'ouvrir magnifiquement la gorge qui serre
le lac, et on peut compter les nombreux plans et méandres de la vallée
de Chambéry, large et long soulèvement bosselé, fouillé, craqué et
disloqué dans tous les sens, et enfin affaissé dans son ensemble
désordonné, au milieu du soulèvement resté debout des montagnes
environnantes.
C'est un beau spectacle que celui de cette nature en ruine que décore
une splendide végétation, vierge en apparence, bien que partout dirigée
ou utilisée par la main de l'homme. Elle est si gazonnée, si arrosée, si
lavée et si fraîche de ton, cette nature savoisienne, qu'on peut lui
reprocher quelquefois, surtout aux environs d'Aix, d'être un peu
vignette anglaise, paysage romantique composé et colorié à plaisir.
D'autre part, les cultures, où, comme en Italie, la vigne court en
guirlandes sur les arbres, mais ici avec une coquetterie plus arrangée,
ont un air de fête champêtre qui manque un peu de naïveté. Heureusement,
à deux pas de là, le roc nu avec des chutes d'eau dans ses brisures, les
ravins profondément tranchés et charriant des blocs au milieu des
prairies, les arbres et les terres entraînés par les orages, montrent
bien que la beauté primitive conserve ici une certaine habitude
terrible, et que ni le touriste de la belle saison ni le patient et
laborieux paysan de la montagne ne l'ont encore soumise entièrement à
leur profit ou à leur plaisir.
Je regardais ce grand, fier et doux tableau, songeant au plaisir de
vivre là, près d'une femme aimée, lorsqu'une voix déjà connue comme si
je l'eusse entendue toute ma vie me fit tressaillir et frissonner:
c'était mademoiselle La Quintinie, qu'on nous avait dite absente, et qui
rentrait de la promenade avec son grand-père. Elle accourait embrasser
Élise, et madame Marsanne se hâta me présenter à M. de Turdy.
C'est un grand vieillard maigre, poli, un peu timide, assez insignifiant
à première vue, mais que je ne pouvais cependant pas regarder sans
intérêt, car il avait une réputation de grande honorabilité, et je
savais déjà que Lucie l'adore. Il m'accueillit avec cette politesse
provinciale qu'on raille à Paris, mais que je trouve fort bonne et fort
agréable quand elle n'est pas exagérée, et c'était ici le cas. On nous
fit entrer au salon, et il n'y eut pas moyen de s'en aller. Lucie
retenait obstinément ces dames à dîner. M. de Turdy, qui connaissait un
peu Henri, nous retint tous les deux. On renvoya nos bateliers, on se
chargeait de nous faire reconduire le soir.
C'est ainsi que je me suis trouvé introduit et accepté dans la maison de
Lucie, non comme un prétendant qui n'eût peut-être jamais osé se
présenter; mais comme un hôte et un ami de plus que le hasard protége.
Je ne sais pas trop ce qui s'est passé avant et pendant le dîner. Je ne
sais pas mieux dire dans quel état d'émotion bizarre je me trouvais.
J'avais des envies nerveuses de rire et de pleurer, et, si j'eusse bu
autre chose que de l'eau, je me serais cru surpris par l'ivresse.
Peu à peu je me suis retrouvé en rencontrant deux ou trois fois les yeux
de Lucie fixés sur moi et comme étonnés. J'ai repris l'aisance que donne
l'habitude du monde, mais non le calme intérieur. La voix de Lucie,
extraordinairement forte et douce en même temps me frappait de secousses
électriques chaque fois qu'elle s'élevait au-dessus du diapason de la
causerie intime. Cette voix a, je t'assure, une puissance fascinatrice;
et je crois même qu'elle est, en ce qui me concerne du moins, la plus
grande séduction extérieure de Lucie. Elle est parfois vibrante comme
l'airain et remplit le milieu où elle résonne comme une sorte de
commandement majestueux. Son rire est si franc, si large, si chantant,
qu'il n'y a pas d'orage qu'il ne doive couvrir ou disperser. Une
interpellation directe de cette voix à son diapason élevé est comme un
appel aux armes dans le tournoi de la conversation. Et puis, dès qu'elle
a engagé un échange quelconque de paroles, elle s'emplit d'une suavité
qui semble verser des torrents de tendresse et d'abandon, quelque
insignifiant que soit le fond de l'entretien.
Ceci ne veut pas dire que Lucie parle avec frivolité sur quoi que ce
soit. Au contraire elle est sérieuse sous un grand air de gaieté
juvénile; mais je veux te faire comprendre qu'avant de l'apprécier dans
son intelligence on est déjà subjugué par son accent.
Son regard est comme sa voix, il est franc et doux, non pas hardi, mais
brave, trop souvent distrait peut-être, mais toujours pénétrant quand on
l'obtient en plein visage, et bienveillant pour peu qu'on le mérite. Ses
yeux sont d'une limpidité que je n'ai jamais trouvée dans les yeux
noirs. Ils ne sont pas noirs du reste, du moins je les vois d'un ton
orangé quand je parviens à me rendre compte de quelque particularité en
la regardant; car, malgré mon habitude de contempler avec un soin égal
l'ensemble et les détails de toute chose et de tout être, ce qui me
domine dans l'aspect de Lucie, c'est l'ensemble. Cela tient à ce qu'il
m'est impossible de la regarder de sang-froid. Je ne sais quel vertige
flotte autour d'elle; c'est comme le frissonnement d'un nimbe.
Mais comme je dois t'impatienter avec mon récit qui n'avance pas! Ce
jour-là, il ne se passa rien du tout entre elle et moi, rien d'apparent
du moins. Nous étions parfaitement étrangers l'un à l'autre, et je me
taisais, dans la crainte de perdre une seule de ses paroles ou de me
distraire de l'émotion délicieuse où je me sentais plongé. Qu'a-t-elle
dit? A-t-elle dit quelque chose? De quoi a-t-on parlé autour de nous ce
jour-là? Je n'en sais absolument rien. J'étais dans un état surprenant;
il me semblait faire un rêve de somnambule, marcher au bord d'un
précipice avec aisance et savourer l'enivrement de l'abîme avec la
confiance d'un fou.
J'ai été seulement frappé de la manière dont elle m'a dit adieu. M. de
Turdy engageait Henri à revenir souvent le voir, et, comme il s'était
aperçu de mon admiration pour le beau site où s'élève sa demeure, il
m'invitait à revenir aussi. Sa petite-fille et lui nous ont reconduits
jusqu'au bord du lac, où deux barques nous attendaient. Dans la
première, qui est celle de M. de Turdy, il n'y a, en sus des bateliers,
de place que pour deux personnes. C'est un de ces petits canots effilés
qui nagent avec une vitesse étonnante. Madame Marsanne et sa fille
s'assirent dans cette barque et passèrent devant. Il y en avait une plus
grande pour Henri et pour moi; celle-ci s'appelait _les Amis_, la
première s'appelle _Lucie_. Je compris que M. de Turdy n'admettait
jamais d'autre passager que lui-même avec sa petite-fille, et je lui en
sus un gré infini. Ces embarcations sont si étroites, qu'il n'y a
vraiment aucune pudeur à y entasser des femmes et des hommes. En nous
quittant, M. de Turdy nous cria: «Au revoir!» et Lucie répéta d'une voix
franche ce mot, qui ne s'adressait qu'à moi par le fait du hasard.
J'étais entré le dernier dans la barque, j'avais encore un pied sur le
rivage, et Henri était déjà au bout de la proue, prétendant ramer à la
place du batelier pour ne pas prendre froid.
Il eut bientôt assez de cette gymnastique. Le lac est plus large qu'il
ne paraît. Henri vint donc s'asseoir près de moi. La lune était
resplendissante, et le ciel, criblé d'étoiles, ressemblait à un ciel de
Naples. Je ne voulais parler que de ce beau spectacle; mais Henri me
parla de Lucie.
«Eh! me dit-il, il va bien, il va même très-bien, ton mariage! C'est
très-romanesque, et pourtant cela va tout seul.»
J'étais épouvanté de cette ouverture, je la trouvais insensée, et, si
tout autre qu'Henri Valmare me l'eût faite, je crois que je me serais
fâché. Me parler avec cette légèreté, cette liberté d'esprit du but
terrible et sacré de l'amour, et cela au début du premier sentiment, à
l'invasion du premier trouble, c'était me traiter comme on ferait d'un
oiseau que l'on précipiterait sans ailes dans l'inconnu de l'espace. Je
ne répondis point. Je sais qu'Henri est bon quand même. C'est le plus
intime, sinon le plus sympathique de mes amis d'enfance. Il a ton estime
et ton affection; mais tu avais bien raison de me dire: «Vous ne vous
comprendrez pas toujours.» Le fait est que déjà nous ne nous comprenions
plus du tout, et que sa précipitation me semblait un outrage à la divine
pureté de mon premier rêve.
Il ne s'inquiéta guère de mon silence!
«J'ai beaucoup parlé de toi à M. de Turdy, reprit-il. Comme il me
questionnait sur ton compte, frappé qu'il était de ton heureuse
physionomie, je lui ai raconté toute ta vie, la manière dont ton père,
resté veuf de bonne heure, t'a élevé lui-même à lui tout seul, à sa
manière, en homme très-fort, très-admirable et très-original qu'il est;
comme quoi cet excellent père avait réussi à faire de toi un garçon
charmant, chevaleresque, poétique, un véritable Amadis des Gaules. J'ai
dit tout cela sans rire, parce que j'aime ton père et toi, parce que,
tout en vous trouvant singuliers, je vous estime à l'égal de ce qu'il y
a de meilleur dans le monde; et mon vieux Turdy qui n'est pas mal don
Quichotte non plus, a pris feu tout de suite. Il ne m'a pas demandé si
tu étais riche ou pauvre, mais si tu _étais occupé_. J'ai répondu: «Il
s'occupe,» ce qui n'est peut-être pas la même chose; mais il n'a point
paru faire de distinction, et je te jure que tu as fait sa conquête et,
par conséquent, celle de sa charmante petite fille, qui ne voit que par
ses yeux.»
Je ne répondais toujours point. Je ne voulais ni approuver la
précipitation d'Henri, ni le dégoûter de me rendre service, car je
sentais bien qu'il pouvait seul suppléer à ma timidité.... D'où vient
que cette brusque façon de me pousser dans ma destinée me faisait
souffrir?
Il remarqua mon silence et parut s'en inquiéter.
«Après ça, me dit-il, peut-être t'es-tu moqué de moi en me disant que tu
étais épris de mademoiselle La Quintinie; et peut-être au fond
penses-tu toujours à mademoiselle Marsanne?
--Dis-moi, lui répondis-je, que tu es amoureux d'Élise, et laissons
l'autre tranquille. Pauvre jeune fille, si riante et si heureuse,
qu'a-t-elle fait d'excentrique ou de hasardé aujourd'hui, pour que deux
écoliers en vacances se permettent d'épier le premier battement de son
coeur et de disposer de sa vie dans leurs rêves?»
Henri se prit à rire, et puis tout d'un coup il me développa d'un ton
fort sérieux, et pour la première fois, ses théories sur l'amour et le
mariage.
«Mon cher ami, dit-il, libre à toi de te prendre pour un écolier; mais,
moi, je sens que je suis un homme, et un homme de mon temps, qui plus
est. A vingt-cinq ans, j'en ai, à beaucoup d'égards, cinquante. Tu ne
m'en fais pas ton compliment, je le sais, je t'en dispense. Je n'ai pas
la prétention de te servir de modèle, et je ne me permets pas de vouloir
rien déranger au système d'éducation que ton père t'a appliqué. Je suis
ce qu'on m'a fait, ce que le monde d'aujourd'hui fait de tous les jeunes
gens qui ne se présentent pas à lui armés de toutes pièces par la déesse
Minerve, et cuirassés de théories plus ou moins transcendantes. Je ne
suis pas venu au monde comme toi, avec une fortune bien établie. Mon
père a mangé gaiement la sienne sans trop songer à mon avenir, c'était
son droit. Il m'a procuré un emploi assez lucratif dans un ministère. Je
suis un homme _occupé_, moi, et je n'en suis pas plus fier car mon
occupation ne sert absolument à rien et ne me prend pas une parcelle de
mon intelligence, de mon coeur ou de ma volonté. Je suis un privilégié
qui ne feint même pas de travailler, vu qu'il est fier et méprise
l'hypocrisie, un être complètement inutile à la société, et qui ne se
soucie pas plus d'elle qu'elle ne se soucie de lui. Mon père s'est servi
d'une influence acquise par ses opinions; moi, je n'ai pas encore
d'opinions politiques, et, comme je suis un honnête garçon, je ne feins
pas plus d'en avoir que je ne feins de prendre mon emploi au sérieux. Je
sais très-bien qu'en perdant mon père, je resterai sans appui, et que,
si j'ai affaire alors à des supérieurs zélés, à des pédants
administratifs, je perdrai ma place. Voilà pourquoi je songe à me marier
pendant que j'ai cette place, qui fait de moi ce qu'on appelle un parti
sortable. Qui dit mariage dit donc _affaire_ dans la position où je
suis; cette position, je ne me la suis pas faite, je l'ai subie. Je
n'aurais pas mieux demandé que d'être un homme de mérite, mais on ne m'a
pas donné l'occasion de le devenir. J'y suppléerai par ma volonté quand
je me sentirai mûr. Je réfléchirai, j'écrirai ou j'agirai; je serai
quelque chose. Il n'est pas permis de ne rien être au temps où nous
vivons. Ce que je produirai, je ne le sais pas encore, mais je sais la
philosophie que j'aurai, et je veux bien te la dire d'avance.
«Je ne sais absolument rien de la vie future, voilà pourquoi je ne la
nie pas; mais je ne force pas non plus mon imagination pour y croire;
Toute ma religion consiste à accepter là vie présente telle qu'elle est,
et à ne pas chercher querelle à Dieu sur son peu de durée. J'accepte
aussi la courte mesure d'intelligence qu'il m'a donnée, ainsi qu'à la
plupart de mes semblables, et ma vertu consiste à n'en pas faire le
mauvais usage de préférer le laid au beau, le mal au bien. Donc, je ne
ferai jamais d'action perverse et je n'aurai pas de vices, ce qui ne
sera pas une conduite trop vulgaire; je n'ai pas de goût pour ce qui est
vulgaire.
«Te voilà fixé sur mes principes de religion et de moralité, ils
tiennent, comme tu le vois, en deux mots: tolérance et bon goût. C'est
assez, si ces deux mots-là sont sérieux.
«Passons au chapitre du sentiment. Je suis passionné, avec l'imagination
froide, c'est-à-dire que je suis jeune, que je n'ai abusé de rien, que
j'ai encore des sens, et que je suis très-capable d'aimer une femme à la
condition qu'elle sera ma femme et que je pourrai l'estimer. Je n'estime
pas les femmes en général. Toutes celles que j'ai connues intimement
jouaient un rôle quelconque, et se sont classées dans mon souvenir comme
des actrices plus ou moins habiles; mais celle que je choisirai sera
forcée d'être naturelle, vu qu'elle ne fera aucun effet et n'aura aucune
prise sur moi, si elle ne l'est pas. Qu'elle soit du reste tout ce qu'il
lui plaira d'être, sérieuse ou frivole, artiste ou bourgeoise d'esprit,
pieuse ou philosophe, ambitieuse ou modeste, mondaine ou cénobitique,
pourvu qu'elle soit de bonne foi dans le caractère qu'elle me montrera
et honnête dans la satisfaction de ses instincts, je lui laisserai sa
libre initiative. Elle sera fidèle, c'est tout ce qu'il me faut, et
jamais ridicule, j'en réponds, j'y veillerai; je saurai la choisir, te
dis-je, et je l'aiderai à marcher droit, je l'y contraindrai au besoin.
Je n'ai donc aucune frayeur du mariage, j'en remplirai consciencieusement
tous les devoirs, et je me ferai respecter, je me le suis juré à moi-même.
«J'ai dit. Tu connais à présent celui qui te parle. Je passe au fait
présent, au sujet qui t'occupe. Élise Marsanne me plaît; elle est,
jusqu'à ce jour, la seule femme dont je puisse dire: Je peux l'aimer;
mais je ne l'aime point encore, je n'ai pas lâché la bride à la vivacité
de mon goût pour elle. Dis-moi franchement, et une fois pour toutes, que
tu renonces à elle et que ton père t'autorise à n'y plus songer, et
demain je te dirai peut-être que je suis amoureux d'elle, si ce mot-là
te paraît nécessaire au sérieux de mes projets.»
J'ai voulu, cher père, te rapporter aussi textuellement que possible
tout ce discours de notre ami, parce que madame Marsanne, voyant que je
ne recherche pas sa fille, te consultera probablement avant d'écouter un
autre prétendant. Peut-être que tout cela ne t'apprend rien, qu'elle t'a
déjà écrit la tournure que prenaient les choses en ce qui concerne
Élise, et que depuis longtemps tu as pénétré le caractère et les idées
d'Henri. Peut-être que tu les as pesées dans ta sagesse, et que tu as
déjà porté ton jugement. Permets-moi cependant de te dire le mien, Élise
Marsanne et Henri Valmare me semblent faits l'un pour l'autre, et j'ai
quelque sujet de croire qu'ils s'entendent déjà fort bien.
Quant à mon avis,... qu'importe? Puis-je dire que j'ai un avis, une
théorie quelconque à opposer au programme que mon ami s'est fait sur
l'amour et le mariage? Non, en vérité, je n'avais pas encore beaucoup
pensé au mariage, moi, et, depuis que j'aime, tout se résume pour moi
dans le besoin de l'amour éternel, de l'amour exclusif. Le mot de
mariage ne m'offre pas un sens à part, et je ne peux rien discuter à ce
sujet avec Henri, qui fait de l'amour une sorte de satisfaction physique
légitime, énergique et amicale, mais où il semble que les croyances, les
opinions, les idées en un mot doivent faire éternellement deux lits.
Je lui ai juré que ni toi ni moi n'apporterions d'obstacle à ses
projets, et je le priai de ne pas se préoccuper des miens à ce point de
vue.
Deux jours après, nous allâmes rendre notre visite à M. de Turdy. Il
était seul. Sa petite-fille va de temps en temps voir sa tante à
Chambéry. Les jeunes personnes du monde vont rarement ainsi seules dans
leur voiture. Moi, je n'y trouvais rien à redire, je devais croire et je
crois à la fidélité et au dévouement des vieux serviteurs auxquels M. de
Turdy confie son unique enfant; mais Henri, qui est plus occupé que moi
des usages, a demandé assez naïvement au vieillard si les jeunes
Savoyardes jouissaient de la liberté qu'on accorde aux demoiselles
anglaises.
«Non, pas du tout, a-t-il répondu; mais ma Lucie, n'est plus une petite
pensionnaire. Elle n'a pas de mère, sa tante est infirme, et, moi, je
suis bien vieux; je me déplace difficilement. Son père n'est ici que
lorsqu'il peut dérober quelques jours à ses fonctions militaires. Lucie
a le coeur partagé entre nous trois; elle ne peut guère suivre le
général, qui n'est jamais installé que provisoirement, et qui, étant
toujours censé en activité de service, se flatte toujours d'entrer en
campagne à la première occasion. C'est un bon père que mon gendre, et il
voit que Lucie est plus convenablement et plus heureusement fixée dans
la vieille famille sédentaire que dans une ville de garnison. Il a donc
bien voulu me faire jusqu'ici le sacrifice de me laisser mon bâton de
vieillesse, et je lui en sais un gré extrême. C'est un homme excellent,
bien qu'un peu imposant de manières.»
En prononçant ce mot d'_imposant_, M. de Turdy eut une sorte de
mystérieux sourire qui me frappa, mais qui ne m'a pas été expliqué. Il
continua de motiver à nos yeux, avec une condescendance qui me frappa
aussi, l'espèce de liberté dont jouit sa petite-fille, et c'est alors
seulement que j'appris l'âge de Lucie. Je ne le soupçonnais pas: je lui
avais donné de seize à dix-sept ans.
«Elle est majeure depuis un an, nous dit-il, et je trouve qu'il serait
ridicule de l'astreindre à toutes les minuties de l'étiquette
nécessaires aux petites ingénues. Elle est arrivée à la jeunesse
complète, entourée de tant d'estime et de respect, que nous croyons
juste, sa tante et moi, de lui laisser recueillir un peu le bénéfice de
sa raison et de sa piété.»
Puis, s'adressant à Henri, il ajouta:
«Vous trouverez peut-être ce dernier mot un peu rauque dans ma bouche de
mécréant; mais je veux vous dire--devant votre jeune ami
précisément--que je me suis fort amendé depuis un an ou deux. Il est
temps, n'est-il pas vrai? N'allez pourtant pas me croire converti! Les
capucinades sont fort de mode en ce temps-ci. Moi, j'ai passé l'âge où
elles pourraient être utiles, et je m'en tiendrai à la chose qui m'a
suffi jusqu'à ce jour. Je nie le Dieu personnel, voyant, écoutant,
veillant et réglementant la création à la manière d'un administrateur
émérite. Si Dieu existe, il n'a, selon moi, de comptes à rendre à
personne de sa gestion, et il l'abandonne aux lois établies par la force
des choses. Je sais que vous n'êtes pas beaucoup plus spiritualiste que
moi, mon cher Valmare; mais votre jeune ami,... dont j'ignore absolument
les opinions...»
Je lui demandai si c'était une question qu'il me faisait l'honneur de
m'adresser.
«Non, reprit-il, je n'ai pas ce droit-là, et, d'ailleurs, je reconnais
aujourd'hui que je ne l'ai envers personne. Il fut un temps où j'étais
un peu fanatique d'incrédulité, et où les momeries me poussaient à bout.
J'ai mis de l'eau dans mon vin, où plutôt ma petite-fille a baptisé mon
breuvage, et je me suis laissé faire. Elle m'a reproché mon intolérance;
elle m'a juré qu'elle respectait mes idées, qu'elle ne chercherait
jamais à me les ôter, et elle m'a tenu parole. Enfin ma petite dévote a
remporté la victoire. Je ne dis plus rien, je laisse à chacun sa
fantaisie, je ne me moque plus des pratiques; je ne réclame plus la
liberté de conscience, puisqu'on me l'accorde à moi-même. Qu'en
pensez-vous?»