Robert Louis Stevenson

Nouvelles mille et une nuits
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«Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant, non pas ce que
je sais, mais ce que je crois être probable. Le côté mauvais de ma
nature, à qui j'avais transféré momentanément toute autorité, était
moins robuste et moins bien développé que le meilleur, dont je venais de
me dépouiller. Dans le cours de ma vie, qui avait été, après tout, pour
les neuf dixièmes, une vie de vertu et d'empire sur moi-même, je l'avais
beaucoup moins épuisé que l'autre. De là, je suppose, ce fait qu'Edward
Hyde était plus petit, plus mince, plus jeune qu'Henry Jekyll. De même
que la bonté éclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écrit
lisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je crois
toujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, sur ce
corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et, cependant,
quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cette vilaine idole, je
n'éprouvai pas une répugnance, mais plutôt un élan de bienvenue. Ceci,
en somme, était encore moi-même; ceci me semblait naturel et humain. À
mes yeux, l'image de l'esprit y brillait plus vive, elle était plus
ressemblante, plus tranchée dans son individualité, que sur la
physionomie complexe et divisée qu'auparavant j'avais l'habitude
d'appeler mienne. Dans ce jugement, je devais avoir raison, car j'ai
toujours remarqué que, quand je portais la figure d'Edward Hyde,
personne ne pouvait approcher de moi sans une visible défaillance
physique. J'attribue cet effet à ce que tous les êtres humains, tels que
nous les rencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde
était seul au monde pétri de mal sans mélange.

«Je ne m'attardai qu'une minute devant le miroir; il me restait à tenter
la seconde expérience, l'expérience concluante, à voir si j'avais perdu
mon identité sans retour, s'il me fallait fuir, avant l'aurore, une
maison qui ne serait plus la mienne. Rentrant précipitamment dans mon
cabinet, je préparai, j'absorbai le breuvage une fois de plus; une fois
de plus j'endurai les tortures de la dissolution; enfin, je revins à moi
avec le caractère, la stature et le visage d'Henry Jekyll.

«Cette nuit-là, j'abordai les funestes chemins de traverse. Si j'eusse
fait ma découverte dans un plus noble esprit, si j'eusse tenté cette
expérience, sous l'empire de religieuses aspirations, tout eût pu être
différent; de ces agonies de la naissance et de la mort serait sorti un
ange plutôt qu'un démon. La drogue n'avait aucune action déterminante,
elle n'était ni diabolique ni divine; elle ébranla seulement les portes
de ma prison, et ce qui était dedans s'élança dehors. À cette époque, la
vertu sommeillait en moi; ma perversité, mieux éveillée, profita de
l'occasion: Edward Hyde surgit. Dorénavant, bien que j'eusse deux
caractères aussi bien que deux apparences, et que l'un fut tout entier
mauvais, l'autre était encore le vieil Henry Jekyll, ce composé incongru
des progrès duquel j'avais appris déjà à désespérer. Le mouvement fut
donc complètement vers le pire.

«Même alors je n'avais pas pu me réconcilier avec la sécheresse d'une
vie d'étude; j'étais gai à mes heures, et, comme mes plaisirs manquaient
de dignité, comme j'étais, avec cela, non seulement connu de tout le
monde et trop considéré, mais bien près de la vieillesse, cette
incohérence de ma vie devenait gênante de plus en plus. Ce fut pour ces
motifs que mon nouveau pouvoir me tenta jusqu'à ce que j'en devinsse
l'esclave. Je n'avais qu'à vider une coupe, à me débarrasser du corps
d'un professeur en renom et à endosser, comme un manteau épais, celui
d'Edward Hyde. Cette idée me sembla piquante, et je fis avec soin tous
mes préparatifs. Je louai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut
traqué par la police; je pris pour gouvernante une créature que je
savais être silencieuse et sans scrupules. D'autre part, j'annonçai à
mes domestiques qu'un M. Hyde, dont je leur fis le portrait, devait
jouir dans ma maison du square d'une entière liberté, de pleins
pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrement connaître
sous mon nouvel aspect; je m'arrangeai de façon à ce que, si quelque
malheur m'arrivait en la personne du docteur Jekyll, je pusse éviter
toute perte pécuniaire sous ma figure d'Edward Hyde. Ce fut le secret du
testament auquel vous opposâtes tant d'objections. Ainsi fortifié, comme
je le supposais, de tous côtés, je profitai sans crainte des immunités
de ma situation. Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour
accomplir des crimes, tandis que leur propre réputation demeurait à
l'abri. Je fus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus
donc ainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler une
respectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier, rejeter
ces entraves et plonger, la tête la première, dans l'océan de la
liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais une sécurité
complète. Songez-y... je n'avais qu'à franchir le seuil de mon
laboratoire: en deux secondes, la liqueur, dont je tenais les
ingrédients toujours prêts, était avalée; après cela, quoi qu'il pût
faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur un miroir, et à sa place,
tranquillement assis chez lui, sous sa lampe nocturne, Jekyll se moquait
des soupçons.

«Mes plaisirs, je l'ai déjà dit, n'avaient jamais été des plus relevés;
avec Edward Hyde, ils devinrent très vite ignobles et monstrueux. À mon
retour de chaque excursion nouvelle, je restais stupéfait des turpitudes
de mon autre moi-même. Ce familier, que j'évoquais ainsi et que
j'envoyais seul agir selon son bon plaisir, était l'être le plus vil et
le plus dépravé; il n'avait que des pensées égoïstes, s'abreuvant de
jouissances avec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures qui
pouvaient en résulter pour d'autres, aussi dépourvu de remords qu'une
statue de pierre. Henry Jekyll s'effrayait parfois des actes d'Edward
Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes, elle relâchait
insidieusement l'étreinte de la conscience. C'était Hyde après tout, et
Hyde seul, qui était coupable; Jekyll ne se sentait pas plus méchant
qu'auparavant; ses bonnes qualités lui revenaient sans avoir subi
d'atteintes apparentes; il se hâtait même de réparer le mal accompli par
Hyde quand cela était possible. De cette façon il se tranquillisait.

«Je n'ai nul dessein d'entrer dans le détail des infamies dont je me
rendais complice (quant à les avoir commises moi-même, je ne puis
aujourd'hui encore l'admettre). Je ne veux qu'indiquer les
avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Une fois, je
courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre une enfant excita
contre moi la colère de la foule, qui m'eût déchiré, je crois, si je
n'avais pas apaisé la famille de ma petite victime en lui remettant un
chèque au nom d'Henry Jekyll. Ceci me donna l'idée d'avoir un compte
dans une autre banque au nom d'Edward Hyde, et quand, en altérant mon
écriture, j'eus pourvu mon double d'une signature, je me crus de nouveau
à l'abri du destin.

«Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew, j'étais allé
courir les aventures. Rentré fort tard, je m'éveillai le lendemain avec
des sensations bizarres. Ce fut en vain que je regardai autour de moi,
en reconnaissant les belles proportions et le mobilier décent de ma
chambre du square, le dessin des rideaux, la forme du lit d'acajou où
j'étais couché. Quelque chose me laissait convaincu que je n'étais pas
réellement où je croyais être, mais bien dans mon galant réduit de Soho,
où j'avais coutume de dormir sous le masque d'Edward Hyde. Je me mis à
rire de cette illusion et, toujours curieux de psychologie, à en
chercher les causes. Par intervalles, toutefois, le sommeil m'emportait,
interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un moment
lucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main de
Jekyll, vous l'avez souvent remarqué, était une main professionnelle de
forme et de dimensions, une grande main blanche, ferme et bien faite,
tandis que la main qui m'apparaissait distinctement sur les draps, à la
clarté jaunissante d'une matinée de Londres, était d'une pâleur brune,
maigre, osseuse, avec de gros noeuds et couverte partout d'un épais
duvet noir. Cette main velue était la main d'Edward Hyde.

«Je dus la contempler fixement pendant près d'une minute, abasourdi
comme je l'étais, jusqu'à ce que l'effroi éclatât dans mon sein avec un
fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, je courus à mon miroir. Au
spectacle qui frappa mes yeux, tout le sang de mes veines se glaça. Oui,
je m'étais couché sous la forme de Jekyll, et c'était Hyde qui
s'éveillait. Comment expliquer ce phénomène?... Comment y remédier?...
Nouvelles terreurs. La matinée était avancée déjà, les domestiques
devaient être tous levés, et mes drogues se trouvaient dans le cabinet.
Il me fallait faire un voyage pour les atteindre, descendre l'escalier,
traverser la cour. Sans doute, je pourrais dissimuler mon visage, mais à
quoi bon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement de stature?
Enfin, je me rappelai que mes gens étaient habitués déjà à voir aller et
venir mon second moi, et j'éprouvai là-dessus une sensation délicieuse
de soulagement. Je fus vite prêt; dans des habits à la taille du
docteur, je traversai la maison, où le valet de pied recula ébahi en
reconnaissant M. Hyde à pareille heure et si singulièrement accoutré.
Dix minutes après, le docteur Jekyll, revenu à sa première forme,
s'asseyait assez sombre devant un déjeuner qu'il ne mangeait que du bout
des lèvres.

«J'avais assurément peu d'appétit; cet accident inexplicable renversait
toutes mes expériences et semblait, comme le doigt qui écrivit sur le
mur durant l'orgie babylonienne, tracer ma condamnation. Je commençai à
réfléchir plus sérieusement que je ne l'avais encore fait aux
possibilités de ma double existence. Cette partie de moi-même, que
j'avais le pouvoir de projeter au dehors, avait été, depuis quelque
temps, terriblement exercée; il me sembla qu'elle grandissait, que le
sang circulait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai à
entrevoir le péril d'un renversement de la balance. Que ferais-je si le
pouvoir du changement volontaire m'échappait, si le caractère d'Edward
Hyde allait devenir le mien irrévocablement? La vertu de la drogue ne se
manifestait pas toujours d'une façon égale. Une fois, au commencement,
elle m'avait fait défaut; depuis, il m'avait fallu, en plus d'une
circonstance, doubler et même tripler la dose, au risque d'en mourir.
Ces incertitudes assombrissaient quelque peu mon contentement, qui eut
été parfait sans elles. Maintenant, à la lumière de cet accident
matinal, je fus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, au
commencement, de me débarrasser du corps de Jekyll, s'était transférée
peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que je perdais lentement
possession de mon premier moi, le meilleur, et que je m'incorporais de
plus en plus à mon second moi, le pire. Entre les deux, je devais faire
un choix. Mes deux natures avaient en commun la mémoire, mais toutes les
autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll
(qui était composite) prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec
appréhension, tantôt avec curiosité; mais Hyde était fort indifférent à
Jekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappelle la
caverne où il se cache et déjoue les poursuites.

«Faire cause, commune avec Jekyll, c'était renoncer à ces appétits que
j'avais longtemps caressés en secret et auxquels, depuis peu, je
m'abandonnais éperdument. Préférer Hyde, c'était mourir à mille intérêts
et à mille aspirations qui m'étaient chers, c'était devenir d'un coup
méprisable, c'était perdre mes amis. Le marché peut paraître inégal,
mais il y avait encore une autre considération dans la balance: tandis
que Jekyll souffrirait cruellement de l'abstinence, Hyde ne se rendrait
même pas compte de ce qu'il avait perdu. Si particulier que fût mon cas,
les termes de ce débat étaient vieux comme l'homme lui-même: des
tentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheur venu, et
il en fut pour moi comme pour le grand nombre de mes semblables. Je
choisis la meilleure part, et puis manquai de force pour m'y tenir.

«Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux et contrarié dans
ses passions, mais entouré d'amitiés honorables et rempli d'intentions
généreuses; je dis un adieu résolu à la liberté, à une jeunesse
relative, aux impulsions ardentes et aux secrètes débauches; mais
peut-être apportai-je dans ce choix quelques réserves inconscientes, car
je ne renonçai pas à ma maison de Soho, et je gardai les vêtements
d'Edward Hyde, préparés pour tout événement, dans mon cabinet. Pendant
deux mois, cependant, je fus fidèle à ma détermination; pendant deux
mois, je pratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je
n'avais pu atteindre, et je jouis des compensations que procure la paix
de la conscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, des
désirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé la liberté;
enfin, dans une heure de faiblesse morale, j'avalai de nouveau la
liqueur transformatrice.

«De même que l'ivrogne, quand il raisonne avec lui-même sur son vice,
n'est pas, une fois sur cinq cents, frappé des dangers qu'il court par
suite de son inconscience de brute, je n'avais jamais, en considérant ma
position, tenu compte suffisamment de la complète insensibilité morale,
de la propension perpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut
par là cependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage,
il s'échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plus
furieusement porté au crime que par le passé. Une tempête d'impatience
bouillonnait en moi. Sur une imperceptible provocation, je m'emportai
comme aucun homme pourvu de sens n'aurait pu le faire, je frappai un
vieillard inoffensif sans plus de motifs que ceux qu'un enfant gâté peut
avoir pour casser son joujou. Volontairement, je m'étais dessaisi de ces
instincts qui maintiennent une sorte d'équilibre chez les plus mauvais
d'entre nous; pour moi, être tenté, la tentation fut-elle légère,
c'était succomber aussitôt. L'esprit infernal me poussant, je
m'abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitude qui
mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut la mort de sir
Danvers Carew. Tout à coup, mon coeur se glaça d'effroi; je compris
qu'il y allait de ma vie, et, fuyant le théâtre du meurtre, je ne
songeai plus qu'à me mettre en sûreté.

«Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mes papiers; puis je
commençai d'errer par les rues, à la fois fier de mon crime et tremblant
d'en subir les conséquences, rêvant d'en commettre de nouveaux, et
l'oreille tendue, néanmoins, au bruit des pas du vengeur qui devait me
poursuivre. Hyde avait une chanson cynique sur les lèvres en mêlant sa
drogue, et il la but à la santé du mort. Les souffrances de la
transformation le possédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des
larmes de gratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées
vers Dieu. Le voile s'était déchiré; je voyais ma vie dans son ensemble,
depuis les jours de mon enfance et à travers les diverses phases de mes
études, de ma profession si honorée, jusqu'aux horreurs de cette
nuit-là! Je ne pouvais réussir à me croire un assassin; je repoussais,
avec des cris et des prières, les images hideuses que ma mémoire
suscitait contre moi; n'importe, l'iniquité commise me restait présente.
Les angoisses du remords firent place enfin à un sentiment de joie; le
problème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenait impossible; bon
gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plus noble partie de mon
existence. Combien je m'en réjouissais! Avec quel empressement et quelle
humilité j'acceptais les restrictions de la vie normale, avec quel
renoncement sincère je fermai la porte par laquelle je m'étais enfui si
souvent! Je me disais que je n'en repasserais jamais le seuil maudit; je
broyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé....

«Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée; on s'indignait
d'autant plus que la victime était un homme haut placé dans l'estime du
monde. Je ne fus pas fâché de sentir mes meilleures impulsions gardées
ainsi par la terreur de l'échafaud; Jekyll était maintenant ma cité de
refuge. Hyde n'avait qu'à se laisser entrevoir pour que la société tout
entière se tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je
puis déclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits.
Vous avez vu vous-même comment je m'efforçai, durant les derniers mois
de l'année dernière, de soulager l'infortune; vous savez tout ce que je
fis pour les autres. Les jours s'écoulaient très calmes, et je ne dirai
pas que je me sois lassé de cette vie féconde et innocente; je crois au
contraire que, de jour en jour, j'en jouissais plus pleinement. Mais
cette malédiction, la dualité de but, continuait à peser sur moi; ma
pénitence n'était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait
à élever la voix; non que l'idée de ressusciter Hyde put jamais me
revenir, elle m'eût épouvanté au contraire. Non, ce fut sous ma forme
accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transiger avec ma
conscience; je succombai à la façon d'un coupable ordinaire, en secret,
et après une certaine résistance.

«Hélas! tout finit, la mesure la plus large se remplit à la fin. Cette
courte faiblesse acheva de détruire la balance de mon âme.... Je ne
m'effrayai pas cependant; cette chute semblait naturelle: c'était comme
un retour au vieux temps, alors que je n'avais pas encore fait ma
découverte. Écoutez ce qui m'arriva:

«Par une belle journée de janvier, je traversais Regent's Park. La terre
était humide aux endroits où s'était fondue la neige, mais il n'y avait
pas de nuage au ciel; des gazouillements d'oiseaux se mêlaient à des
odeurs douces, presque printanières. Je m'assis sur un banc au soleil.
L'animal qui était en moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en se
souvenant; le côté spirituel était un peu engourdi, mais disposé à de
futures expiations, sans être encore prêt à commencer. Je me disais que,
somme toute, j'étais comme mes voisins, et je souris même assez
orgueilleusement en comparant ma bonne volonté si active à leur
paresseuse indifférence. Au moment même où je me complaisais dans cette
vaine gloire, un spasme me prit, d'horribles nausées, un frisson
mortel.... Ces symptômes se dissipèrent, me laissant très faible, et
puis, au sortir de cette défaillance, je commençai à me rendre compte
d'un changement dans mon état moral: j'étais plus hardi, je méprisais le
danger, je me moquais des responsabilités. Je baissai les yeux: mes
habits pendaient, sans forme sur mes membres rapetissés, la main qui
reposait sur mon genou était noueuse et velue. J'étais une fois de plus
Edward Hyde. Une minute auparavant, le monde m'entourait de respect, je
me savais riche, je me dirigeais vers le dîner qui m'attendait chez moi.
Maintenant, je faisais partie de l'écume de la société, j'étais dénoncé,
sans gîte ici-bas, meurtrier voué à la potence.

«Ma raison chancela, mais elle ne me manqua pas tout à fait. J'ai
observé maintes fois que, dans mon second rôle, mes facultés devenaient
plus aiguës, qu'elles se tendaient plus exclusivement vers un point
particulier. Où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde savait s'élever à
la hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient dans l'une des
armoires de mon cabinet. Comment y atteindre? Tel fut le problème qu'en
écrasant mes tempes entre mes mains je m'acharnai à résoudre. J'avais
fermé à double tour la porte du laboratoire. Si j'essayais d'entrer par
la maison, mes propres domestiques me livreraient à la justice. Je
compris qu'il fallait employer une autre main; je pensai à Lanyon, mais
je me dis en même temps:

«Réussirai-je à parvenir jusqu'à lui? On m'arrêtera probablement dans la
rue; même si j'échappe à ce péril imminent, si j'arrive sain et sauf
chez mon confrère, comment un visiteur inconnu et désagréable
obtiendrait-il qu'un homme tel que lui allât forcer la porte du cabinet
de son ami, le docteur Jekyll?

«Tout en constatant avec angoisse ces impossibilités, je me rappelai
qu'il me restait un trait de mon caractère original, que j'avais gardé
mon écriture. Aussitôt qu'eut jailli cette étincelle, le chemin se
trouva éclairé d'un bout à l'autre. J'arrangeai de mon mieux mes habits
flottants, et, appelant un cab, je me fis conduire dans un hôtel de
Portland-street, dont, par hasard, je me rappelais le nom. À ma vue, qui
était assurément comique,--quelque tragédie qui pût se cacher sous ces
vêtements d'emprunt trop longs et trop larges de moitié,--le cocher ne
put s'empêcher de rire. Je grinçai des dents, pris d'un accès de fureur
diabolique, et la gaîté s'effaça de ses lèvres, heureusement... car une
minute encore et je l'eusse arraché de son siège.

«À l'hôtel, je regardai autour de moi d'un air qui fit trembler les
employés; en ma présence, ils n'osèrent pas échanger un regard: on prit
mes ordres avec une politesse obséquieuse, on me donna une chambre et de
quoi écrire. Hyde en péril était un être nouveau pour moi: prêt à se
défendre comme un tigre, à se venger de tous. Néanmoins, l'horrible
créature était rusée; cette disposition féroce fut maîtrisée par un
effort puissant de la volonté; deux lettres partirent, l'une pour
Lanyon, l'autre pour Poole. Après cela, il resta tout le jour devant son
feu à se ronger les ongles, demanda un dîner chez lui, toujours seul
avec ses terreurs furieuses et faisant frissonner sous son seul regard
le garçon qui le servait. La nuit tombée, il partit dans un fiacre fermé
et se fit conduire çà et là dans les rues de la ville. Je dis _lui_, je
ne puis dire _moi_. Ce fils de l'enfer n'avait rien d'humain; rien ne
vivait en lui que la peur et la haine. Quand, à la fin, commençant à
craindre que son cocher ne se méfiât, il renvoya le cab pour s'aventurer
à pied au milieu des passants nocturnes, qui ne pouvaient que remarquer
son apparence insolite, ces deux passions grondaient en lui comme une
tempête. Il marchait vite, poursuivi par des fantômes, se parlant à
lui-même, prenant les rues les moins fréquentées, comptant les minutes
qui le séparaient encore de minuit. Une femme lui parla, il la frappa en
plein visage....

«Lorsque je redevins moi-même, chez Lanyon, l'épouvante de mon vieil
ami, à ce spectacle, m'affecta peut-être un peu. Je ne sais pas bien....
Qu'importe une goutte de plus dans un océan de désespoir? Ce n'était
plus la peur de l'échafaud ou des galères, c'était l'horreur d'être Hyde
qui me torturait. Je reçus les anathèmes de Lanyon comme à travers un
rêve; comme dans un rêve encore, je rentrai chez moi, je me couchai. Je
dormis, après la prostration où j'étais tombé, d'un sommeil si profond,
que les cauchemars mêmes qui m'assaillaient ne purent l'interrompre. Je
m'éveillai accablé encore, mais un peu mieux cependant. Toujours je
haïssais et je redoutais la présence du monstre endormi au dedans de
moi-même, et, certes, je n'avais pas oublié les dangers de la veille;
mais j'étais rentré chez moi, j'avais mes drogues sous la main. Ma
reconnaissance envers le sort qui m'avait permis de m'échapper eut
presque en ce moment les couleurs de la joie et de l'espérance.

«Je traversais tranquillement la cour après déjeuner, aspirant le froid
glacial de l'air, avec plaisir, quand je fus de nouveau en proie à ces
sensations indescriptibles qui précédaient ma métamorphose, et je n'eus
que le temps de me réfugier dans mon cabinet avant que n'éclatassent en
moi les sauvages passions de Hyde. Je dus prendre en cette occasion une
double dose, pour redevenir moi-même. Hélas! six heures après, tandis
que j'étais tristement assis auprès du feu, le besoin de recourir à la
drogue funeste s'imposa de nouveau. Bref, à partir de ce jour là, ce ne
fut que par un effort prodigieux de gymnastique, pour ainsi dire, et
sous l'influence immédiate de la liqueur que je pus conserver
l'apparence de Jekyll.

«À toute heure de jour et de nuit, j'étais averti par le frisson
précurseur; si je m'assoupissais seulement une heure dans mon fauteuil,
j'étais toujours sûr de retrouver Hyde en me réveillant. Sous
l'influence de cette perpétuelle menace et de l'insomnie à laquelle je
me condamnais, je devins en ma propre personne un malade dévoré par la
fièvre, alangui de corps et d'âme, possédé par une seule pensée qui
grandissait toujours, le dégoût de mon autre moi-même. Mais quand je
dormais ou quand s'usait la vertu du breuvage, je passais presque sans
transition,--car les tortures de la métamorphose devenaient de jour en
jour moins marquées,--à un état tout contraire; mon esprit débordait
d'images terrifiantes et de haines sans cause; la puissance de Hyde
augmentait évidemment à mesure que s'affaiblissait Jekyll, et la haine
qui divisait ces deux suppliciés était devenue égale de chaque côté.
Chez Jekyll, c'était comme un instinct vital; il voyait maintenant la
difformité de l'être qui partageait avec lui le phénomène de l'existence
et qui devait aussi partager sa mort; et, pour comble d'angoisse, il
considérait Hyde, en dehors de ces liens de communauté qui faisaient son
malheur, comme quelque chose non seulement d'infernal, mais
d'inorganique. C'était là le pire: que la fange de la caverne semblât
pousser des cris, posséder une voix, que la poussière amorphe fût
capable d'agir, que ce qui était mort et n'avait pas de forme usurpât
les fonctions de la vie. Et cette abomination en révolte tenait à lui de
plus près qu'une épouse, de plus près que ses yeux; elle était
emprisonnée dans sa chair, il entendait ses murmures, il sentait ses
efforts pour sortir, et à chaque heure d'abandon, de faiblesse, cet
_autre_, ce démon, profitait de son oubli, de son sommeil, pour
prévaloir contre lui, pour le déposséder de ses droits.

«La haine de Hyde contre Jekyll était d'un ordre différent. Sa peur tout
animale du gibet le conduisait bien à commettre des suicides
temporaires, en retournant à son rang subordonné de partie inférieure
d'une personne, mais il détestait cette nécessité, il abhorrait
l'affaissement dans lequel Jekyll était tombé, il lui en voulait de son
aversion pour l'ancien complice autrefois traité avec indulgence. De là
les tours qu'il me jouait, griffonnant des blasphèmes en marge de mes
livres, brûlant mes lettres, lacérant le portrait de mon père. Si ce
n'eut été par crainte de la mort, il se fût perdu pour m'envelopper dans
sa ruine; mais l'amour qu'il a de la vie est prodigieux; je vais plus
loin: moi qui ne peux penser à lui sans frissonner, sans défaillir,
quand je me représente la passion forcenée de cet attachement, quand je
songe à la crainte qu'il a de me voir le supprimer par un suicide, je
trouve encore moyen de le plaindre!

«Inutile de prolonger cette peinture d'un état lamentable; personne n'a
souffert jamais de tels tourments,--cela suffit. Pourtant, à ces
tourments mêmes l'habitude aurait pu, non pas apporter un soulagement,
mais opposer une certaine acquiescence, un endurcissement de l'âme; mon
châtiment eût duré ainsi plusieurs années sans la dernière calamité qui
a fondu sur moi. La provision de sels, qui n'avait jamais été renouvelée
depuis ma première expérience, étant près de s'épuiser, j'en fis
demander une autre; je me servis de celle-ci pour préparer le breuvage.
L'ébullition ordinaire s'ensuivit, et aussi le premier changement de
couleur, mais non pas le second; je bus... inutilement. Poole vous dira
que Londres fut fouillé en vain dans tous les sens. Je suis maintenant
persuadé que ma première provision était impure, et que c'est à cette
impureté non connue que le breuvage dut d'être efficace.

«Une semaine environ s'est passée; j'achève cette confession sous
l'influence du dernier paquet qui me reste des anciennes poudres. C'est
donc la derrière fois, à moins d'un miracle, qu'Henry Jekyll peut penser
ses propres pensées et voir, dans la glace, son propre visage,--si
terriblement altéré. Il faut d'ailleurs que je termine sans retard. Si
la métamorphose survenait tandis que j'écris, Hyde mettrait ces pages en
pièces; mais si quelque temps s'écoule après que je les aurai cachées,
son égoïsme prodigieux, sa préoccupation unique du moment présent les
préserveront sans doute, une fois encore, de son dépit de singe en
colère. Et, de fait, la destinée qui s'accomplit pour nous deux l'a déjà
modifié, écrasé. Avant une demi-heure, quand je serai rentré pour
toujours dans cette individualité abhorrée, je sais que je serai assis à
frémir et à pleurer là-bas sur cette chaise, ou que je reprendrai,
l'oreille fiévreusement tendue à tous les bruits, une éternelle
promenade de long en large dans cette chambre, mon dernier refuge
terrestre. Hyde périra-t-il sur l'échafaud ou bien trouvera-t-il le
courage de se délivrer lui-même? Dieu le sait... peu m'importe; ceci est
l'heure de ma mort véritable, ce qui suivra regarde un autre moi-même.
Ici donc, tandis que je dépose la plume, s'achève la vie du malheureux
Henry Jekyll...»

       *       *       *       *       *

On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à la science, comme
ailleurs il l'a fait entrer dans la vie quotidienne. Il s'est inspiré
sans doute d'ouvrages récents, tels que la _Morphologie générale_, où
Haeckel, d'accord avec Gegenbaur, étend à tous les êtres vivants une
théorie appliquée aux plantes par Gaudichaud: chacune d'elles se
trouverait être, suivant lui, une sorte de polypier. De même, selon
Haeckel, l'animal ne serait qu'un groupe d'individualités enchevêtrées
et superposées; on y distinguerait jusqu'à sept degrés différents; nous
aurions conscience d'un de ces degrés, notre moi, sans avoir conscience
du moi des autres. Sur ce point, M. Stevenson altère la théorie
scientifique pour les besoins de la psychologie, et nul n'aura le
pédantisme de le lui reprocher. Très probablement les découvertes plus
ou moins fondées de la science fourniront à mesure des matériaux
précieux à la littérature de fiction; elles permettront notamment de
prendre pour point de départ des sujets fantastiques, tout autre chose
que la magie ou les vieux pactes infernaux. Ce qu'on peut redouter,
c'est que les romanciers n'abusent de ces nouvelles richesses assez
dangereuses, tous n'ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère que
M. Stevenson.

Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il nous semble
qu'elle n'a ici qu'un prix secondaire, et que la leçon de morale qui se
dégage du roman établit sa réelle valeur. Chacun de nous n'a-t-il pas
senti, en lui, le combat de deux natures distinctes et le pouvoir
démesuré que prend la moins noble des deux, quand l'autre se prête à ses
caprices? Chacun de nous ne se rappelle-t-il pas le moment précis où il
a trouvé difficile de faire rentrer dans l'ordre celui qui doit toujours
rester à son rang subalterne? L'histoire du docteur Jekyll atténuée,
réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grand nombre.
Où M. Stevenson atteint au tragique, c'est dans le passage si court et
si poignant où il nous fait assister au réveil involontaire de Jekyll
sous les traits de Hyde, lorsque le regard de l'honnête homme se fixe
pour la première fois épouvanté sur cette main velue, sur cette main de
bête, étendue sur les draps du lit, et qui est la sienne; c'est encore
dans la page terrible où le docteur, si généralement vénéré, reprend au
milieu du parc qu'il traverse, en se remémorant ses plaisirs furtifs, la
figure de l'être abject et criminel que poursuit la police; c'est enfin
dans la conversation pleine d'angoisse qu'il a par la fenêtre avec son
ami, quand le rideau s'abaisse précipitamment sur la figure de Hyde
intervenue à l'improviste. Jamais les conséquences de l'abandon de la
volonté, jamais la revanche de la conscience, n'ont été personnifiées
d'une façon plus terrible. Dans ce récit, sans le secours d'une seule
figure de femme, l'intérêt passionné ne languit pas une minute. Après
l'avoir dévoré jusqu'à la dernière ligne, car il ne livre son secret
qu'à la fin, on revient à la partie symbolique avec une sorte
d'angoisse. Ce merveilleux est si terriblement humain! Jusqu'ici, M.
Stevenson, tout expert qu'il soit à captiver l'attention de ses
lecteurs, n'avait su que les amuser et les effrayer tour à tour; cette
fois, il les fait penser; il touche aux fibres les plus secrètes et les
plus profondes de l'âme; il assure notre pitié à son triste héros, tant
la perte définitive de l'empire de l'homme sur lui-même est un spectacle
déchirant, tant il y a d'horreur tragique dans l'instant où ce qui a
été, au début, complaisance coupable et bientôt criminelle, devient
malheur involontaire, disgrâce passivement subie, maladie mortelle. Vous
étiez tout à l'heure une créature responsable et libre, vous pouviez
vous guérir, l'occasion s'offrait: un retard, indifférent en apparence,
a tout perdu; ce retard a suffi pour que vous ne soyez plus qu'un jouet
déplorable de la fatalité. Peut-être le docteur Jekyll aurait-il pu
secouer encore le joug de Hyde, si, après avoir renoncé à l'usage de la
drogue maudite, il s'était défendu des faiblesses communes à presque
tous les hommes, des indignes jouissances dont il n'abuse plus, mais
qu'il recommence à goûter avec modération, clandestinement. Ce n'est pas
le meurtre commis par Hyde, c'est un retour honteux de Jekyll à sa
primitive faiblesse qui décide de l'affreuse catastrophe. Le docteur se
fait personnellement complice du monstre qu'il craint désormais
d'appeler, mais qui, sans qu'il l'appelle, est devenu maître d'envahir
sa vie. Il y a là un point bien délicat et supérieurement traité.
L'Écossais, avec son sentiment implacable de la justice, s'y révèle.

On peut attendre beaucoup, assurément, de celui qui a su tirer, du
mystère de la dualité humaine, des effets semblables. M. Stevenson
dédaigne encore une certaine habileté nécessaire dans la conduite des
événements. L'acte de cruauté commis par Hyde, au premier chapitre,
envers la petite fille qui se trouve, on ne sait comment, la nuit, au
coin d'une rue déserte, semble bien insuffisamment indiqué; le meurtre
de sir Danvers Carew reste plus vague encore et fait l'effet, tel qu'il
le présente, d'une scène d'ombres chinoises enfantine, presque ridicule.
Nombre de personnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences
du récit, auquel d'ailleurs rien ne les rattache. Il faut que quelqu'un
ait vu, que quelqu'un porte témoignage; l'auteur tire de sa botte une
nouvelle marionnette; elle parle, remplit une lacune, puis disparaît...
artifice vraiment trop grossier. Les ficelles de l'art, quand on y a
recours, doivent être soignées. _Docteur Jekyll_ est, somme toute, un
roman, et les amateurs de romans tiennent à ces accessoires; ils y
tiennent même jusqu'à permettre qu'ils usurpent trop souvent la première
place, dissimulant, sous un certain machinisme, le vide presque absolu
du fond. Ce n'est certes pas le fond qui manque ici, et on ne peut
qu'encourager M. Stevenson à persévérer, en s'y perfectionnant, dans
cette curieuse psychologie sensationnelle, mais ne méprisons pas trop
pour cela les pages faciles et brillantes dédiées aux enfants de tout
âge par la plume qui traça en se jouant _Treasure Island_ et _New
Arabian Nights_[1].

                                          Th. BENTZON

[Note 1: Un recueil de nouvelles, récemment paru, _The Merry men, and
other tales and fables_, tient toutes les promesses de _Doctor Jekyll_.
Les terribles problèmes de l'hérédité, de la démence, de la
responsabilité humaine y sont traités avec puissance sous une forme
brève et poignante, fantastique à demi.]




LE CLUB DU SUICIDE




HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME.


Lors de son séjour à Londres, le prince Florizel de Bohême conquit
l'affection de toutes les classes de la société par le charme de ses
manières, la culture de son esprit et sa générosité. Ce qu'on savait de
lui suffisait à révéler un homme supérieur; encore ne connaissait-on
qu'une bien petite partie de ses actes. Malgré son calme apparent dans
les circonstances ordinaires de la vie et la philosophie avec laquelle
il considérait toutes les choses de ce monde, le prince de Bohême aimait
l'aventure, et ses goûts sous ce rapport ne cadraient guère avec le rang
où l'avait placé sa naissance.

De temps en temps, lorsqu'il n'y avait de pièce amusante à voir dans
aucun des théâtres de Londres, lorsque la saison n'était favorable ni à
la chasse ni à la pêche, ses plaisirs de prédilection, il proposait à
son grand écuyer, le colonel Geraldine, une excursion nocturne.
Geraldine était la bravoure même; il accompagnait volontiers son maître.
Nul ne s'entendait comme lui à inventer d'ingénieux déguisements; il
savait conformer non seulement sa figure et ses manières, mais sa voix
et presque ses pensées à quelque caractère, à quelque nationalité que ce
fût; de cette façon il protégeait l'incognito du prince et il lui
arrivait parfois d'être admis avec lui dans des cercles fort étranges.
Jamais la police n'était instruite de ces périlleuses équipées, le
courage imperturbable de l'un des compagnons, la présence d'esprit,
l'adresse et le dévouement de l'autre suffisaient à les sauver de tous
les périls.

Un soir, au mois de mars, ils furent poussés par des tourbillons de
neige vers un bar voisin de Leicester-Square. Le colonel Geraldine
jouait, cette fois, le rôle d'un petit journaliste réduit aux
expédients; le prince avait, comme d'habitude, changé complètement sa
physionomie par l'addition de grands favoris et d'une paire de larges
sourcils postiches. Ainsi défiguré, il pouvait, quelque connu qu'il fût,
défier les gens de soupçonner son identité. Les deux compagnons
savouraient donc à petits coups un mélange d'eau de seltz et de rhum
dans une entière sécurité.

Le bar était rempli de buveurs, hommes et femmes; plusieurs d'entre eux
avaient essayé de lier conversation avec les nouveaux venus, mais aucun
ne paraissait offrir la moindre particularité intéressante. Il n'y avait
là rien que la lie de la société sous son aspect le plus vulgaire. Le
prince commençait déjà à bâiller et à se dégoûter de son excursion,
lorsque les portes battantes du bar furent poussées avec violence: un
jeune homme entra, suivi de deux commissionnaires; chacun de ceux-ci
portait un grand plat fermé par un couvercle qu'ils enlevèrent,
découvrant des tartes à la crème. Alors le jeune homme fit le tour de la
salle en pressant les personnes présentes d'accepter ces friandises. Il
y mettait une courtoisie exagérée. Parfois, ses offres étaient agréées
en riant; d'autres fois, elles étaient repoussées avec dédain ou même
avec insolence. Alors cet original mangeait lui-même la tarte, non sans
se livrer à des commentaires humoristiques.

Finalement, il alla saluer jusqu'à terre le prince Florizel.

«Monsieur, dit-il, en tenant une tarte entre le pouce et l'index,
ferez-vous cet honneur à un étranger?... Je peux répondre de la qualité
de la pâte, ayant mangé à moi tout seul vingt-sept de ces tartes depuis
cinq heures.

--J'ai l'habitude, répliqua le prince, de considérer moins la nature du
don que la disposition d'esprit dans laquelle il est offert.

--Mon esprit, monsieur, répondit le jeune homme avec un nouveau salut,
est un esprit de moquerie.

--En vérité, monsieur? Et de qui vous moquez-vous?

--Mon Dieu, je ne suis pas ici pour exposer ma philosophie, mais pour
distribuer des gâteaux. Si je dis que je me comprends volontiers parmi
les plus ridicules, vous voudrez bien peut-être vous montrer indulgent.
Sinon, vous allez me contraindre à manger ma vingt-huitième tarte, et
j'avoue que cet exercice commence à me fatiguer.

--Vous me touchez, dit le prince, et j'ai toute la volonté du monde de
vous être agréable; mais à une condition: si mon ami et moi nous
mangeons de vos gâteaux, pour lesquels nous ne nous sentons, ni l'un ni
l'autre, aucun goût naturel, nous exigeons que vous nous rejoigniez à
souper en guise de remerciement...»

Le jeune homme sembla réfléchir.

«J'ai encore quelques douzaines de tartes sur les bras, répondit-il; il
me faudra visiter plusieurs tavernes avant d'en avoir fini. Cela prendra
un peu de temps; si vous avez faim...»

Le prince l'interrompit d'un geste poli.

«Nous allons vous accompagner, monsieur; car nous prenons déjà le plus
vif intérêt à cette manière divertissante que vous avez de passer la
soirée. Et, maintenant que les préliminaires de la paix sont réglés,
permettez-moi de signer le traité pour nous deux.»

Et le prince avala de bonne grâce une tarte à la crème.

«C'est délicieux, déclara-t-il.

--Je vois, répliqua le jeune homme, que vous êtes connaisseur.»

Le colonel Geraldine fit, lui aussi, honneur à la pâtisserie; et, comme
chacun dans ce cabaret avait maintenant accepté ou refusé les offres du
jeune homme, celui-ci dirigea ses pas vers un autre établissement de
même espèce. Les commissionnaires, qui semblaient habitués à leur
absurde emploi, marchaient sur ses talons; le prince et le colonel, se
donnant le bras, formaient l'arrière-garde, en riant tout bas. Dans cet
ordre, la compagnie visita deux cafés, où des scènes analogues à celle
qui vient d'être contée se produisirent, quelques-uns déclinant,
d'autres acceptant les faveurs du pâtissier vagabond, qui toujours
mangeait lui-même chaque tarte refusée.

Au moment de quitter le troisième bar, l'homme aux tartes fit le compte
de ce qui lui restait. Il n'y avait plus que neuf petits gâteaux en
tout.

«Messieurs, dit-il à ses camarades improvisés, je ne veux point retarder
votre souper, car je suis sûr que vous devez avoir faim. Je vous dois
une reconnaissance toute spéciale. En ce grand jour où je termine une
carrière de folie par un acte plus sot que tous les autres, je désire me
conduire galamment à l'égard des personnes qui m'auront secondé.
Messieurs, vous n'attendrez pas davantage. Quoique ma santé soit
ébranlée par les excès auxquels j'ai déjà dû me livrer ce soir, je vais
procéder à une liquidation définitive.»

Là-dessus il avala successivement d'une seule bouchée, les neuf tartes
qui restaient et, se tournant vers les commissionnaires, leur remit deux
souverains.

«J'ai à vous remercier, dit-il, de votre patience vraiment
extraordinaire.»

Puis il les congédia, avec de beaux saluts. Quelques secondes encore il
resta en contemplation devant la bourse dont il venait de tirer le
salaire de ses aides; après quoi, partant d'un grand éclat de rire, il
la lança au milieu de la rue et déclara qu'il était prêt à souper.

Dans certain cabaret du quartier de Soho,--un petit restaurant français
dont la réputation passagère, fort exagérée, baissait déjà,--les trois
compagnons se firent donner un cabinet particulier au deuxième étage, et
commandèrent un souper fin arrosé de plusieurs bouteilles de champagne.
En mangeant, en buvant, ils causaient de mille choses indifférentes; le
jeune homme aux tartes se montrait fort gai, mais il riait trop
bruyamment; ses mains tremblaient, sa voix prenait des inflexions
subites et inattendues qui semblaient être indépendantes de sa volonté.
Le dessert étant enlevé, les convives ayant allumé leurs cigares, le
prince s'adressa en ces termes à son hôte inconnu:

«Vous voudrez bien excuser ma curiosité. Ce que j'ai vu de vous me plaît
singulièrement, mais m'intrigue davantage. Mon ami et moi, nous nous
croyons parfaitement dignes de devenir les dépositaires d'un secret. Si,
comme je le suppose, votre histoire est absurde, vous n'avez pas besoin
de vous gêner avec nous, qui sommes les deux individus les plus fous de
l'Angleterre. Mon nom est Godall, Théophile Godall; mon ami est le major
Alfred Hammersmith, du moins tel est le nom de son choix, le nom sous
lequel il veut être connu. Nous passons notre vie à la recherche
d'aventures extravagantes, et il n'y a pas de choses insensées
auxquelles nous ne soyons capables d'accorder la plus cordiale
sympathie.

--Vous me plaisez aussi, Mr. Godall, répondit le jeune homme; vous
m'inspirez tout naturellement confiance, et je n'ai pas la moindre
objection à soulever contre votre ami le major, qui me fait l'effet d'un
grand seigneur déguisé; dans tous les cas je suis bien sûr qu'il n'est
pas militaire.»

Le colonel sourit du compliment qui attestait la perfection de son art,
et le jeune homme poursuivit avec animation:

«J'aurais toute sorte de motifs de cacher mon histoire. Peut-être est-ce
justement pour cela, que je vais vous la conter. Vous paraissez bien
préparés à entendre des folies. Pourquoi vous désappointerais-je? Mais
je ne dirai pas mon nom malgré votre exemple; je tairai, aussi mon âge,
qui n'est pas essentiel au récit. Je descends de mes ancêtres par la
génération ordinaire; ils m'ont laissé l'habitation fort convenable que
j'occupe encore, et une fortune qui s'élevait à trois cents livres
sterling de rente. Je suppose qu'ils m'ont également légué une
incorrigible étourderie à laquelle je me suis abandonné outre mesure.
J'ai reçu une bonne éducation. Je sais jouer du violon assez bien pour
faire ma partie dans un concert à deux sous. Je suis à peu près de la
même force sur la flûte et le cor de chasse. J'ai appris le whist de
façon à perdre une centaine de livres par an à ce jeu scientifique; mes
connaissances en français se sont trouvées suffisantes pour me permettre
de dissiper de l'argent à Paris presque avec la même facilité qu'à
Londres; bref, je suis pétri de talents variés. J'ai eu toute sorte
d'aventures, y compris un duel à propos de rien. Il y a deux mois, j'ai
rencontré une jeune personne qui réalisait, au moral et au physique, mon
idéal de la beauté; je sentis mon coeur s'enflammer, je m'aperçus que
j'étais enfin arrivé au moment décisif, que j'allais tomber amoureux;
mais en même temps je découvris qu'il me restait de mon capital tout au
plus quatre cents livres. De bonne foi, un homme qui se respecte peut-il
être amoureux avec quatre cents livres? Vous conviendrez que non. J'ai
donc fui la présence de l'enchanteresse et, ayant légèrement accéléré le
cours de mes dépenses, j'arrivai à n'avoir plus, ce matin, que
quatre-vingts livres.... Cette somme, je la divisai en deux parties
égales; je réservai quarante livres pour un but particulier, je résolus
de dépenser le reste avant la nuit. J'ai passé une journée charmante et
j'ai fait beaucoup de bonnes plaisanteries, outre celle des tartes à la
crème, qui m'a procuré l'avantage de votre connaissance; car j'avais
pris la détermination, comme je vous l'ai dit, de conduire ma folle
carrière à une conclusion encore plus folle; et, lorsque vous me vîtes
lancer ma bourse dans la rue, les quarante livres étaient épuisées.
Maintenant, vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même;
oui, je suis fou, mais un fou dont la folie ne manque pas de fond et qui
n'est, je vous prie de le croire, ni pleurnicheur ni lâche.»

Le ton qu'avait pris le jeune homme indiquait assez qu'il nourrissait
beaucoup d'amertume et de mépris contre lui-même. Ses auditeurs
n'hésitèrent pas à penser que son affaire d'amour lui tenait au coeur
plus qu'il ne voulait l'admettre et qu'il avait l'intention sinistre
d'en finir avec la vie.

«Eh bien, n'est-ce pas étrange, dit Geraldine en regardant le prince
Florizel, n'est-ce pas étrange que nous soyons là trois individus à peu
près dans les mêmes conditions, réunis par l'effet du hasard dans un
désert aussi grand que Londres?

--Comment! s'écria le jeune homme, êtes-vous donc ruinés, vous aussi? Ce
souper serait-il une folie comme mes tartes à la crème? Le diable
aurait-il rassemblé trois des siens pour une dernière débauche?

--Le diable peut faire parfois des choses fort aimables, répondit le
prince, et je suis si charmé de cette coïncidence que, quoique nous ne
soyons pas absolument dans le même cas, je m'en vais mettre fin à cette
inégalité. Que votre conduite héroïque envers les dernières tartes à la
crème me serve d'exemple!»

En parlant, Florizel tira sa bourse et y prit un petit paquet de billets
de banque.

«Vous voyez, je suis en avance sur vous de huit jours environ; mais je
puis me rattraper et me rapprocher de plus en plus du poteau fatal.
Celui-ci, continua-t-il, en posant un des billets sur la table, suffira
pour la note. Quant au reste...»

Il jeta la liasse dans le feu, où elle disparut en flambant.

Le jeune homme avait essayé de saisir le prince par le bras; mais, comme
une table les séparait, son intervention arriva trop tard.

«Malheureux, s'écria-t-il, vous n'auriez pas dû les brûler tous.... Il
fallait garder quarante livres!
                
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