--Quarante livres, répéta le prince, pourquoi, au nom du ciel, quarante
livres?
--Pourquoi pas quatre-vingts? s'écria le colonel; il devait y en avoir
une centaine dans le paquet.
--Quarante livres suffisent, dit le jeune homme tristement, car sans
cela, il n'y a pas d'admission possible. La règle est absolue: quarante
livres pour chacun. Vie damnée que la nôtre! Un homme ne peut pas même
mourir sans argent.»
Le prince et le colonel échangèrent un coup d'oeil.
«Expliquez-vous, dit le dernier. J'ai encore un portefeuille
passablement garni et je n'ai pas besoin de dire que je suis prêt à
partager ma fortune avec Godall. Mais je désire savoir à quelle fin. Que
pensez-vous donc faire?»
Le jeune homme promenait des regards inquiets de l'un à l'autre, comme
au sortir d'un rêve. Il rougit violemment.
«Ne suis-je pas votre dupe? demanda-t-il. Êtes-vous tout de bon des gens
ruinés?
--Je le suis, pour ma part, autant qu'on peut l'être, répliqua le
colonel.
--Et, quant à moi, dit le prince, je vous en ai donné la preuve; je
reste sans le sou. Qui donc aurait jeté ces billets au feu, sauf un
homme ruiné? L'action parle d'elle-même.
--Un homme ruiné, oui, répondit l'autre d'un air de soupçon, ou bien un
millionnaire!
--Assez, monsieur, dit le prince; j'ai dit et je n'ai pas l'habitude
qu'on doute de ma parole.
--Ruinés? répéta le jeune homme. Êtes-vous vraiment mes pareils, arrivés
après une vie d'abandon à une situation telle que vous n'ayez plus
qu'une issue? Allez-vous donc,--il baissait la voix à mesure qu'il
parlait,--allez-vous donc vous donner ce dernier luxe? Comptez-vous fuir
les conséquences de vos désordres par la seule voie infaillible et
facile?»
Soudain il s'interrompit et essaya de rire.
«À votre santé! s'écria-t-il, en vidant son verre, bonne nuit, mes
joyeux camarades.»
Le colonel Geraldine le saisit par le bras, au moment où il allait se
lever.
«Vous manquez de confiance, dit-il, et vous avez tort. Nous aussi, nous
avons assez de la vie. Nous sommes, comme vous, décidés à mourir. Tôt ou
tard, isolément ou réunis, nous nous proposions d'aller au-devant de la
mort et de la défier là où elle se tiendrait prête. Puisque nous vous
avons rencontré et que votre cas est le plus pressant, que tout
s'accomplisse donc cette nuit, et d'un seul coup; si vous le voulez,
mourons tous trois ensemble. Notre trio pénétrera bras dessus, bras
dessous, la poche vide, dans l'empire de Pluton; nous nous encouragerons
mutuellement parmi les ombres!»
Geraldine jouait son rôle avec des intonations si justes que le prince
lui-même le regarda, troublé, prêt à le croire sincère. Quant au jeune
homme, un flot de sang lui monta au visage et ses yeux étincelèrent.
«Bon, vous êtes des camarades comme il m'en faut! s'écria-t-il avec une
gaieté presque effrayante. Tope là et que le marché soit conclu. (Sa
main était glacée.) Vous ne savez pas en quelle compagnie vous allez
commencer votre course, vous ne savez pas dans quel moment propice vous
avez pris votre part de mes tartes à la crème! Je ne suis qu'une unité,
mais une unité dans une armée. Je connais la porte dérobée de la Mort.
Je suis un de ses intimes et peux vous conduire jusque dans l'éternité
sans cérémonie... sans scandale pourtant.»
Ils l'engagèrent derechef à expliquer ce qu'il voulait dire.
«Messieurs, pouvez-vous réunir quatre-vingts livres entre vous?»
Geraldine consulta son portefeuille avec ostentation et répliqua
affirmativement.
«Gaillards favorisés que vous êtes! Quarante livres, c'est le prix
d'entrée dans le Club du suicide.
--Le Club du suicide, répéta Florizel, que diable est-ce que cela?
--Écoutez, dit l'inconnu, ce siècle est celui du progrès, et j'ai à vous
révéler le progrès suprême! Des intérêts d'argent et autres appelant les
hommes à la hâte dans différents endroits, on inventa les chemins de
fer; puis, les chemins de fer nous séparant de nos amis, il fallut créer
les télégraphes, qui permettent de communiquer promptement à travers de
grands espaces. Dans les hôtels même, nous avons aujourd'hui des
ascenseurs qui nous épargnent une escalade de quelques centaines de
marches. Maintenant nous savons bien que cette vie n'est qu'une estrade
faite pour y jouer le rôle de fou tant que la partie nous amuse. Une
commodité de plus manquait au confort moderne, une voie décente et
facile pour quitter cette estrade, l'escalier de derrière menant à la
liberté, ou bien, comme je viens de le dire, la porte dérobée de la
Mort. Le Club du suicide y supplée. N'allez pas supposer que, vous et
moi, nous soyons seuls à professer un désir essentiellement légitime.
Bon nombre de nos semblables ne sont arrêtés dans leur fuite que par
certaines considérations. Les uns ont une famille qui serait cruellement
frappée ou même accusée, d'autres manquent de courage, les préparatifs
de la mort leur font horreur. C'est mon cas. Je ne peux ni approcher un
pistolet de ma tête ni presser la détente; quelque chose m'en empêche;
quoique j'aie le dégoût de la vie, je n'ai pas assez de force pour en
finir. C'est à l'intention de gens tels que moi et de tous ceux qui
souhaitent d'être fauchés sans scandale posthume que le Club du suicide
a été inauguré. De quelle façon? Quelle est son histoire? Quelles
peuvent être ses ramifications dans d'autres pays? Je l'ignore, et ce
que je connais de sa constitution, je n'ai pas le droit de vous le
communiquer. Pour abréger, je suis à votre service. Si vous êtes
vraiment las de vivre, je vais vous introduire dans une réunion, et
avant la fin de la semaine, sinon cette nuit même, vous serez
débarrassés du fardeau de l'existence. Maintenant il est... (le jeune
homme consulta sa montre), il est onze heures; à onze heures et demie au
plus tard, nous quitterons ce lieu-ci; vous avez une demi-heure devant
vous pour examiner ma proposition. C'est plus sérieux qu'une tarte à la
crème, ajouta-t-il avec un sourire, et plus agréable, j'imagine.
--Plus sérieux, certainement, répondit le colonel, si sérieux que je
vous prierai de vouloir bien m'accorder un entretien particulier de cinq
minutes avec mon ami M. Godall!
--À merveille, répondit le jeune homme. Je vais me retirer...»
Aussitôt que le prince et Geraldine furent seuls:
«Il me semble, dit le premier, que vous êtes ému, tandis qu'au contraire
j'ai pris mon parti. Je veux voir la fin de cette aventure.
--Que Votre Altesse réfléchisse, répliqua le colonel en pâlissant;
qu'elle considère l'importance qu'une vie telle que la sienne a non
seulement pour ses amis, mais pour le bien public. En supposant que,
cette nuit, un malheur irréparable atteigne la personne de Votre
Altesse, quel serait mon désespoir, quelle serait l'affliction de tout
un peuple?
--Je veux voir la fin, répéta le prince de sa voix la plus délibérée;
ayez la bonté, colonel, de tenir votre parole de gentilhomme. Dans nulle
circonstance, souvenez-vous-en bien, vous ne trahirez, sans que je vous
y autorise, l'incognito que j'ai choisi pour voyager à l'étranger. Tels
sont les ordres que je réitère. Et maintenant, je vous serai obligé
d'aller demander l'addition.»
Le colonel s'inclina avec respect, mais il avait la face blême lorsqu'il
pria le jeune homme aux tartes à la crème de rentrer. Le prince
conservait pour sa part une contenance parfaitement calme; il raconta
une farce du Palais-Royal au jeune suicidé avec beaucoup d'entrain. Sans
ostentation, il évita les regards suppliants de Geraldine, et choisit un
nouveau cigare avec plus de soin que d'habitude. De fait, il était le
seul des trois qui gardât quelque puissance sur ses nerfs.
La note étant acquittée, le prince donna toute la monnaie au domestique
très étonné; puis on partit en voiture. Peu de temps après; le fiacre
s'arrêta à l'entrée d'une cour un peu sombre. Là ils descendirent.
Après que Geraldine eut payé la course, le jeune homme s'adressa au
prince en ces termes:
«Il est encore temps, Mr. Godall, d'échapper à une destinée inévitable,
vous et le major Hammersmith. Consultez-vous bien avant de faire un pas
de plus, et, si vos coeurs disent non, voici les chemins de traverse.
--Conduisez-nous, monsieur, dit le prince, je ne suis pas homme à
reculer devant une chose une fois dite.
--Votre sang-froid me fait du bien, répliqua le jeune guide. Je n'ai
jamais vu personne d'impassible à ce point, quoique vous ne soyez pas le
premier que j'aie accompagné à cette porte. Plus d'un m'a précédé pour
aller où je savais que je le suivrais bientôt. Mais ceci n'est d'aucun
intérêt pour vous. Attendez-moi quelques instants; je reviendrai dès que
j'aurai arrangé les préliminaires de votre introduction.»
Là-dessus le distributeur de tartes, ayant tendu la main à ses
compagnons, traversa la cour, entra dans un vestibule et disparut.
«De toutes nos folies, dit le colonel à voix basse, celle-ci me paraît
la plus violente et la plus dangereuse.
--Je le crois, répondit le prince.
--Nous avons encore un moment à nous, continua le colonel. Que Votre
Altesse profite de l'occasion et se retire. Les conséquences de cette
démarche peuvent être si graves! C'est ce qui m'autorise à pousser un
peu plus loin qu'à l'ordinaire la liberté de langage que Votre Altesse
daigne m'accorder.
--Dois-je comprendre que le colonel Geraldine a peur? dit Florizel en
retirant le cigare de sa bouche et en fixant sur son écuyer un regard
perçant.
--Mes craintes ne sont certainement pas personnelles, répliqua fièrement
Geraldine.
--Je le supposais bien, dit le prince, avec une bonne humeur
imperturbable; mais je n'avais nulle envie de vous rappeler la
différence de nos positions réciproques. Assez, ajouta-t-il, voyant que
Geraldine était prêt à demander pardon,--vous êtes excusé.»
Et il fuma tranquillement, appuyé contre une grille, jusqu'à ce que
l'ambassadeur fût de retour.
«Eh bien, demanda-t-il, notre réception est-elle arrangée?
--Suivez-moi, messieurs. Le président vous interrogera dans son cabinet.
Et permettez-moi de vous avertir que vos réponses doivent être franches.
Je me suis porté caution; mais le Club exige une enquête sérieuse avant
d'admettre qui que ce soit; l'indiscrétion d'un seul membre amènerait la
dispersion de la Société pour toujours.»
Le prince et Geraldine s'entendirent à voix basse; après quoi ils
accompagnèrent leur guide au cabinet du président. Il n'y avait pas
d'obstacles bien considérables à franchir. La porte extérieure était
ouverte, la porte du cabinet entrebâillée; et là, dans un local de
petites dimensions, mais au plafond très élevé, le jeune homme les
laissa seuls pour la seconde fois.
--Le président se rendra ici tout à l'heure», dit-il, avec un signe de
tête, en disparaissant.
Des voix se faisaient entendre à travers la porte à deux battants qui
formait l'une des extrémités, et par intervalles le bruit d'un bouchon
de champagne, suivi d'un éclat de rire, se mêlait aux lambeaux de la
conversation. Une grande fenêtre donnait sur la rivière, et la
disposition des lumières leur fit supposer qu'ils n'étaient pas loin de
la station de Charing Cross. Le mobilier leur parut mesquin sous des
housses usées jusqu'à la corde; ils remarquèrent la sonnette placée au
centre d'une table ronde, les chapeaux et les pardessus nombreux
accrochés le long des murs.
«Quel est ce repaire? dit Geraldine.
--C'est ce que je veux voir, répliqua le prince, si le diable le permet;
la chose peut devenir amusante.»
Sur ces entrefaites, la porte à deux battants s'ouvrit, mais pas plus
qu'il n'était nécessaire pour le passage d'un corps humain, et un
bruyant bourdonnement de voix accompagna l'entrée du redoutable
président. Qu'on imagine un homme d'une cinquantaine d'années, grand de
taille, à la démarche hardie, aux favoris hérissés, à la tête chauve, à
l'oeil gris voilé qui de temps en temps lançait une étincelle. Ses
lèvres serraient un gros cigare qu'il mâchait et tortillait de droite à
gauche, tout en regardant d'un air pénétrant et froid les deux
étrangers. Il portait des habits de lainage clair, avec un col de
chemise très dégagé à rayures de couleur.
«Bonsoir, commença-t-il, après avoir fermé la perte derrière lui. On m'a
dit que vous désiriez me parler.
--Nous voulons, monsieur, nous joindre au Club du suicide», répliqua le
colonel.
Le président roula son cigare dans sa bouche.
«Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il brusquement.
--Je vous demande pardon, répondit Geraldine, mais je crois que vous
êtes la personne la mieux autorisée à me donner des informations
là-dessus.
--Moi? s'écria le président. Un Club du suicide? Allons, vous voulez
rire! Je peux permettre à des jeunes gens d'avoir le vin gai; mais il ne
faudrait point insister trop.
--Appelez votre Club comme vous voudrez, dit le colonel, mais vous avez
quelque compagnie derrière ces portes et nous désirons nous joindre à
elle.
--Monsieur, répondit le président, vous êtes dans l'erreur. Ceci est une
maison particulière et je vous saurai gré d'en sortir sur-le-champ.»
Le prince était resté tranquillement à sa place pendant ce petit
colloque; mais, lorsque le colonel tourna les yeux vers lui, comme pour
dire: «Allons-nous-en, de grâce...»--il retira son cigare et répondit:
«Je suis venu ici sur l'invitation d'un de vos amis. Sans doute il vous
a informé des motifs qui justifient notre démarche. Permettez-moi de
vous rappeler qu'un homme qui se trouve dans les conditions où je suis,
n'a point à se gêner et n'est nullement disposé à tolérer des
impertinences. Je suis très pacifique d'ordinaire; mais, cher monsieur,
vous allez me rendre le service que je demande ou bien vous aurez lieu
de vous repentir de m'avoir jamais admis dans votre antichambre.»
Le président poussa un bruyant éclat de rire.
«C'est ainsi qu'il faut parler, dit-il. Oui, vous êtes vraiment un
homme. Vous connaissez le chemin de mon coeur et pouvez faire de moi
tout ce qu'il vous plaira. Voudriez-vous, continua-t-il en s'adressant à
Geraldine, vous éloigner un instant? J'en finirai d'abord avec votre
compagnon. Certaines formalités du Club doivent être remplies
secrètement.»
À ces mots, il ouvrit la porte d'un petit cabinet, dans lequel il
enferma le colonel.
«J'ai foi en vous, dit-il à Florizel, aussitôt qu'ils furent seuls, mais
êtes-vous sûr de votre ami?
--Pas aussi sûr que je le suis de moi-même, assez cependant pour que
j'aie pu l'amener ici sans inquiétude; les raisons qui lui font désirer
d'entrer dans votre Club sont encore plus puissantes que les miennes.
L'autre jour, il s'est laissé prendre trichant aux cartes.
--Une bonne raison, j'en conviens, répliqua le président, nous en avons
un autre dans le même cas. Avez-vous été au service, monsieur?
--Oui, mais j'étais trop paresseux, je l'ai quitté de bonne heure.
--Quel est le motif qui vous fait abandonner la vie? poursuivit le
président.
--Toujours le même, autant que je peux m'en rendre compte, la paresse
toute pure.»
Le président tressaillit.
«C'est impossible, s'écria-t-il, vous devez avoir une raison plus
sérieuse que celle-là.
--Je n'ai plus le sou, ajouta Florizel. C'est aussi un tourment. Mon
oisiveté en souffre.»
Le président tourmenta son cigare pendant quelques secondes en regardant
droit dans les yeux ce néophyte extraordinaire; mais le prince supporta
son examen avec un sang-froid imperturbable.
«Si je n'avais une si grande expérience, dit à la fin le président, je
vous renverrais. Mais je connais le monde; il arrive qu'en matière de
suicide les causes les plus frivoles sont souvent les plus
irrésistibles. Et, lorsqu'un homme me plaît, comme vous me plaisez,
monsieur, je presse la conclusion plutôt que je ne la retarde.»
Le prince et le colonel furent soumis à un interrogatoire long et
particulier, le prince seul d'abord; puis Geraldine en présence de ce
dernier, de sorte que le président pouvait observer la contenance de
l'un, tout en écoutant les réponses de l'autre. Le résultat fut
satisfaisant et le président, après avoir enregistré quelques détails
sur un carnet, leur proposa de prêter serment. On ne saurait imaginer de
formule plus absolue de l'obéissance passive, rien de plus rigoureux que
les termes par lesquels le récipiendaire se liait pour toujours.
Florizel signa le document, mais non sans horreur. Le colonel suivit son
exemple d'un air accablé. Alors le président ayant reçu la somme fixée
pour l'entrée, introduisit sans plus de difficultés les deux amis dans
le fumoir du Club.
Ce fumoir était de la même hauteur que le cabinet dans lequel il
donnait, mais bien plus grand et garni d'une imitation de boiserie de
chêne. Un grand feu et un certain nombre de becs de gaz éclairaient la
compagnie. Le prince compta: dix-huit personnes. La plupart fumaient et
buvaient; une gaieté fiévreuse régnait partout, entrecoupée de silences
subits et quelque peu sinistres.
«Est-ce un grand jour? demanda le prince.
--Moyen, répondit le président. Par parenthèse, si vous avez quelque
argent, il est d'usage d'offrir du champagne; cela soutient la bonne
humeur et constitue un de mes petits profits.
--Hammersmith, dit Florizel, occupez-vous du champagne.»
Puis il fit le tour du cercle, en abordant celui-ci, celui-là; son usage
évident du meilleur monde, sa grâce et sa politesse, avec un mélange
imperceptible d'autorité, imposèrent très vite à cette assemblée macabre
et la séduisirent malgré elle; en même temps il ouvrait les yeux et les
oreilles. Bientôt il commença à se faire une idée générale du monde au
milieu duquel il se trouvait. Les jeunes gens formaient une majorité
considérable; ils avaient les apparences de l'intelligence et de la
sensibilité, plutôt que de l'énergie. Si quelques-uns dépassaient la
trentaine, plusieurs étaient âgés de moins de vingt ans. Ils se tenaient
appuyés contre les tables, changeant sans cesse de maintien; tantôt ils
fumaient très fort et tantôt ils laissaient s'éteindre leurs cigares;
quelques-uns s'exprimaient bien, mais la loquacité du grand nombre
n'était évidemment que le résultat d'une excitation nerveuse, avec
absence complète d'esprit et de bon sens. Chaque fois qu'une bouteille
de champagne était débouchée, la gaieté augmentait d'une façon
manifeste.
Il n'y avait que deux hommes assis: l'un, près de la fenêtre, les mains
plongées dans les poches de son pantalon et la tête basse, mortellement
pâle, la sueur au front, ne proférait pas un mot; on eût dit une
véritable ruine d'âme et de corps; l'autre, sur un sofa qui le séparait
de la cheminée, différait étrangement de tout le reste de la compagnie.
Peut-être n'avait-il guère que quarante ans, mais on lui en eût donné
dix de plus. Florizel pensa qu'il n'avait jamais vu un être plus hideux,
plus ravagé par la maladie et les excès. Il n'avait que la peau et les
os, était en partie paralysé et portait des lunettes d'une puissance si
extraordinaire que ses yeux paraissaient à travers singulièrement
grossis et déformés. Excepté le prince et le président, il était dans ce
salon l'unique personne qui conservât le calme de la vie ordinaire.
Les membres du _Suicide Club_ ne se piquaient pas d'une tenue très
décente. Quelques-uns tiraient vanité des actions déshonorantes qui les
avaient amenés à chercher un refuge dans la mort; on écoutait sans
témoigner de désapprobation. Il y avait un accord tacite contre les
arrêts de la morale et quiconque franchissait le seuil du Club jouissait
déjà de quelques-unes des immunités de la tombe. Ils burent à la mémoire
les uns des autres et à celle des suicidés remarquables du passé. Ils
comparaient et développaient leurs vues différentes sur la mort; ceux-ci
déclarant que ce n'était rien que ténèbres et néant, ceux-là, espérant
que, cette même nuit, ils iraient escalader les étoiles.
«À la mémoire éternelle du baron de Trenck, le type des suicidés! cria
quelqu'un. Il passa d'une petite cellule dans une plus petite, afin
d'atteindre enfin à la liberté.
--Pour ma part, dit un second, je ne demande qu'un bandeau sur mes yeux
et du coton dans mes oreilles. Seulement, il n'y a pas de coton assez
épais en ce monde.»
Le troisième espérait, dans l'état nouveau où il allait entrer,
découvrir les secrets de la vie, et le quatrième avouait qu'il n'aurait
jamais fait partie du Club s'il n'eût été amené à croire au système de
Darwin.
«Je n'ai pu supporter, disait-il, l'idée de descendre d'un singe.
En somme, le prince était tout à fait désillusionné par les manières et
la conversation de ses nouveaux collègues.
«Il n'y a pas de quoi faire tant d'embarras, pensait-il. Dès qu'un homme
s'est réconcilié avec l'idée de se tuer, qu'il s'exécute, pour Dieu, en
gentilhomme. Cet émoi et ces gros mots sont déplacés.»
Cependant, le colonel Geraldine était en proie aux plus vives
appréhensions: le Club et ses règlements restaient toujours à l'état de
mystères, et il regardait autour de la salle afin de trouver quelqu'un
qui fût en mesure de le renseigner. Son regard tomba enfin sur le
paralytique, dont la sérénité le frappa; il supplia le président, qui,
très pressé, ne faisait que sortir de la chambre et y rentrer, expédiant
des affaires, de le présenter à ce monsieur assis sur le canapé.
Le président répondit que de semblables formalités étaient inutiles chez
lui; néanmoins il présenta Mr. Hammersmith à Mr. Malthus.
Mr. Malthus regarda le colonel avec curiosité et le pria de prendre
place à sa droite.
«Vous êtes un nouveau venu, dit-il, et vous désirez des renseignements.
Eh bien, vous vous adressez à la bonne source. Il y a deux ans que j'ai
fait ma première visite à ce Club enchanteur.»
Le colonel respira. Si Mr. Malthus avait fréquenté ce lieu pendant deux
ans, le prince pouvait ne courir aucun danger durant une seule soirée.
«Comment! s'écria-t-il, deux ans? De quelle mystification suis-je donc
le jouet?
--D'aucune, répliqua Mr. Mathus avec douceur. Mon cas est singulier. Je
ne suis pas du tout, à proprement parler, un suicidé, mais un membre
honoraire, pour ainsi dire. Je ne visite guère le Club que deux fois par
mois. Mon infirmité et la condescendance du président m'ont procuré ce
privilège, que d'ailleurs je paye assez cher.
--Je vous prierai, dit le colonel, de vouloir bien être plus explicite.
Rappelez-vous que je ne suis encore que très imparfaitement familier
avec les statuts de l'endroit.
--Un membre ordinaire tel que vous, lancé à la recherche de la mort,
revient ici tous les soirs jusqu'à ce que la chance le favorise,
répliqua le paralytique; s'il est sans le sou, il peut même être logé et
nourri par le président; pas de luxe, mais le nécessaire; on ne saurait
faire davantage vu la modicité de la souscription. D'ailleurs, la seule
société du président est par elle-même un très vif agrément.
--En vérité! s'écria Geraldine, je ne l'aurais pas cru.
--Ah! c'est que vous ne connaissez pas l'homme. L'esprit le plus drôle!
Des histoires! Un cynisme!... Il sait la vie sur le bout du doigt; et,
entre nous, c'est le coquin le plus corrompu de toute la chrétienté.
--Est-il, lui aussi, membre permanent comme vous-même, si je puis poser
cette question sans vous offenser?
--Il est permanent dans un sens bien différent, répliqua M. Malthus.
J'ai été gracieusement épargné jusqu'ici, mais, enfin, tôt ou tard, je
dois partir. Lui ne joue jamais; il mêle et donne les cartes et fait les
arrangements nécessaires. Cet homme, Mr. Hammersmith, est l'adresse
même. Depuis trois ans il poursuit à Londres son utile profession, que
je pourrais appeler un art, et jamais l'ombre d'un soupçon ne s'est
élevée contre lui. Moi-même, je le crois inspiré. Sans doute, vous vous
rappelez ce cas célèbre, il y a six mois, d'un gentleman
accidentellement empoisonné dans une pharmacie? Et ce ne fut encore
qu'une de ses inventions les moins riches. Mais comme c'était simple, et
comme il est sorti sauf de l'aventure!
--Vous m'étonnez, dit le colonel; ce malheureux était-il une des...--il
allait dire victimes; mais il se reprit à temps,--un des membres du
Club?»
En même temps il se rappela que Mr. Malthus lui-même n'avait pas paru
ambitieux de mourir pour son propre compte; il ajouta avec empressement:
«Mais je m'aperçois que je suis encore dans l'obscurité. Vous parliez de
mêler et de donner les cartes; dans quel but? Puisque vous avez l'air
plutôt mal disposé à mourir qu'autrement, je dois avouer que je ne puis
concevoir ce qui vous amène ici.
--Vous dites vrai, vous êtes dans les ténèbres, répliqua Mr. Malthus
avec plus d'animation. Cher monsieur, ce Club est le temple même de
l'ivresse; si ma santé affaiblie pouvait mieux supporter de pareilles
excitations, je viendrais plus souvent, je vous le jure. Il faut tout le
sentiment du devoir, qu'engendre une longue habitude de mauvaise santé
et de régime rigoureux, pour me retenir d'abuser de ce qui est, je puis
le dire, mon dernier plaisir. Je les ai épuisés tous, monsieur,
continua-t-il en posant sa main sur le bras de Geraldine, tous sans
exception, et je vous déclare, sur mon honneur, qu'il n'y en a pas un
dont le prix n'ait été grossièrement exagéré. On joue avec l'amour; moi,
je nie que l'amour soit une forte passion. La peur en est une plus
forte; c'est avec la peur qu'il faut badiner, si l'on veut goûter les
joies intenses de la vie. Enviez-moi, enviez-moi, ajouta-t-il avec un
ricanement ignoble, je suis poltron.»
Geraldine ne parvint à dissimuler son dégoût qu'avec peine, mais il prit
sur soi et poursuivit l'interrogatoire:
«Comment cette excitation peut-elle être si habilement prolongée? Il y a
donc quelque élément d'incertitude?
--Je vais vous expliquer par quel moyen la victime de chaque soir est
choisie, répondit M. Malthus, et non seulement la victime, mais un autre
membre qui est destiné à jouer le rôle d'instrument entre les mains du
Club, à devenir le grand prêtre de la mort.
--Mon Dieu! ils s'entre-tuent donc alors?
--Le tourment du suicide est supprimé de cette manière, dit Malthus avec
un signe de tête.
--Miséricorde! s'écria le colonel, et pouvez-vous... puis-je...
peut-il... mon ami... je veux dire... quelqu'un de nous peut-il être
condamné ce soir à devenir le meurtrier du corps et de l'âme d'un autre
être? Des choses semblables sont-elles possibles entre hommes nés de la
femme? Oh! infamie des infamies!»
Dans son effroi, il était sur le point de se lever, lorsqu'il rencontra
le regard du prince. Ce regard courroucé était fixé sur lui à travers la
chambre. En un instant Geraldine eut repris son calme.
«Après tout, ajouta-t-il, pourquoi pas? Et, puisque vous dites que le
jeu est intéressant, vogue la galère! Je suis du Club!»
Mr. Malthus avait joui d'une façon toute particulière de l'effroi de son
interlocuteur.
«Après un premier moment de surprise, vous êtes, je le vois, en état
d'apprécier les délices de notre Société, monsieur.... Elle réunit les
émotions de la table de jeu, celles du duel et celles d'un amphithéâtre
romain. Les païens étaient allés assez loin déjà, certes, et j'admire
les raffinements de leur imagination en pareille matière; mais il était
réservé à un pays chrétien d'atteindre cet extrême degré, cette
quintessence, cet absolu du plaisir poignant. Vous comprenez combien
tous les amusements doivent paraître fades à l'homme qui a pris le goût
de celui-ci. La partie que nous jouons, continua-t-il, est d'une extrême
simplicité. Un jeu complet.... Mais... venez donc, vous êtes à même de
voir la chose par vos propres yeux. Voulez-vous me prêter l'appui de
votre bras? Malheureusement, je suis paralysé.»
En effet, tandis que Mr. Malthus commençait sa description, une autre
porte à deux battants s'était ouverte; le Club entier se mit à défiler,
non sans quelque hâte, dans la pièce voisine.
Elle était en tout semblable à celle que l'on venait de quitter, mais un
peu différemment meublée. Le centre en était occupé par une longue table
à tapis vert, devant laquelle le président était assis; il mêlait un jeu
de cartes avec beaucoup de soin. Même avec l'aide de sa canne et du bras
de Geraldine, Mr. Malthus marchait avec tant de difficulté que chacun
fut assis avant que ce couple et le prince qui les attendait entrassent
dans l'appartement; par conséquent tous les trois prirent place côte à
côte, au bout inférieur de la table.
«C'est un jeu de cinquante-deux cartes, dit tout bas Malthus. Veillez
sur l'as de pique, qui est le signe de mort, et sur l'as de trèfle, qui
désigne l'exécuteur de cette nuit. Heureux jeunes gens que vous êtes!
Vous avez de bons yeux et pouvez suivre la partie! Hélas! je ne saurais
reconnaître un as d'un deux à travers la largeur d'une table...»
Et il plaça sur son nez une seconde paire de lunettes.
«Je veux au moins observer les physionomies», expliqua-t-il.
En quelques mots rapides, Geraldine informa le prince de tout ce qu'il
avait appris par la bouche du membre honoraire et de l'alternative
possible qui leur était réservée. Le prince eut un frisson, une
contraction au coeur; il promena ses regards de côté et d'autre, comme
un homme abasourdi.
«Un coup hardi, dit tout bas le colonel, et nous pouvons encore nous
échapper.»
Mais cette suggestion rappela le courage du prince.
«Silence, dit-il. Faites-moi voir que vous savez jouer en gentilhomme,
l'enjeu fût-il sérieux.»
Maintenant, il avait recouvré en apparence tout son sang-froid, quoique
son coeur battit lourdement et qu'il eût une sensation de chaleur
désagréable dans la poitrine. Les membres du Club étaient tous
attentifs; chacun d'eux très pâle; mais nul ne l'était autant que Mr.
Malthus. Ses yeux sortaient de leurs orbites; sa tête se balançait, sur
la colonne vertébrale par un mouvement d'oscillation involontaire; ses
mains, l'une après l'autre, se portaient à sa bouche pour tirailler ses
lèvres livides et frémissantes.
«Attention, messieurs!» dit le président qui se mit à donner lentement
les cartes.
Il s'arrêtait jusqu'à ce que chaque membre eût montré la sienne. Presque
tous hésitaient; vous auriez vu les doigts trembler avant de réussir à
retourner le funeste morceau de carton qui portait l'arrêt du destin. À
mesure que le tour du prince approchait, il éprouvait une émotion
grandissante, qui faillit le suffoquer; mais sans doute il avait quelque
peu le tempérament d'un joueur, car il reconnut qu'un certain plaisir se
mêlait à cette angoisse. Le neuf de trèfle lui échut; le trois de pique
fut donné à Geraldine et la dame de coeur à Mr Malthus, incapable de
réprimer un soupir de soulagement. Le jeune homme aux tartes à la crème,
presque immédiatement après, retourna l'as de trèfle et resta glacé
d'horreur, car il n'était pas venu pour tuer, mais pour être tué. Et le
prince, dans sa sympathie généreuse, oublia presque, en le plaignant,
l'extrême danger qui était encore suspendu au-dessus de lui-même et de
son ami.
La donne se renouvela, et, cette fois encore, la carte de la mort ne
sortit pas. Les joueurs retenaient leur souffle, haletants; le prince
eut un autre trèfle, Geraldine, un carreau; mais, lorsque Mr Malthus eut
retourné sa carte, un horrible bruit, semblable à celui de quelque chose
qui se brise, partit de sa bouche; il se leva et se rassit sans aucun
signe de paralysie. C'était l'as de pique. Le membre honoraire s'était
amusé de ses propres terreurs une fois de trop.
La conversation éclata de nouveau presque tout d'un coup. Les joueurs,
renonçant à leurs attitudes rigides, commencèrent à se lever de table et
revinrent en flânant, par deux et par trois, dans le fumoir. Le
président étirait ses bras et baillait comme un homme qui a fini son
travail journalier. Mais Mr. Malthus restait assis à sa place, la tête
dans ses mains, les mains sur la table, immobile, atterré.
Le prince et Geraldine s'échappèrent, l'impression d'horreur qu'ils
emportaient avec eux, redoublant dans le froid de la nuit.
«Ah! s'écria le prince, être lié par un serment dans une affaire comme
celle-ci, permettre que ce trafic de meurtre continue avec profit et
impunité! Si seulement j'osais manquer à ma parole!
--C'est impossible pour Votre Altesse, répliqua le colonel. Son honneur
est celui de la Bohême; mais je me charge, moi, de manquer à la mienne
avec bienséance.
--Geraldine, dit le prince, si votre honneur souffre en quelqu'une de
nos équipées, non seulement je ne vous pardonnerai jamais, mais ce qui,
je crois, vous affectera plus vivement encore, je ne me le pardonnerai
pas à moi-même.
--J'attends les ordres de Votre Altesse, répondit le colonel. Nous
éloignerons-nous de ce lieu maudit?
--Oui, dit le prince. Appelez un cab. J'essayerai de perdre dans le
sommeil le souvenir de cette abominable aventure.»
Mais il eut soin de lire le nom de l'impasse avant de la quitter.
Le lendemain, aussitôt que le prince fut éveillé, le colonel Geraldine
lui apporta un journal quotidien avec le paragraphe suivant intitulé:
«_Triste accident_.--Cette nuit, vers deux heures, Mr. Barthélemy
Malthus, domicilié n° 16 Chepstow place, Westbourne Grove, à son retour
d'une soirée, est tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square et
s'est fracturé le crâne en même temps qu'une jambe et un bras. La mort
dut être instantanée. Mr. Malthus, accompagné d'un ami, cherchait un cab
au moment de cet affreux accident. Comme Mr. Malthus était paralysé, on
pense que sa chute a pu être occasionnée par une nouvelle attaque. Ce
gentleman était bien connu dans les cercles les plus respectables et sa
perte sera généralement déplorée.»
«Si jamais une âme mérita d'aller droit à l'enfer, dit solennellement
Geraldine, c'est bien celle de ce paralytique.»
Le prince cacha son visage entre ses mains et resta silencieux.
«Je me réjouis presque, continua le colonel, de le savoir mort. Mais,
pour notre jeune homme aux tartes à la crème, ma pitié est grande, je
l'avoue.»
--Geraldine, dit le prince en relevant la tête, ce malheureux garçon
était, la nuit passée, aussi innocent que vous et moi, et, ce matin, le
poids d'un crime est sa conscience. Quand je pense au président, mon
coeur défaille au dedans de moi. Je ne sais comment cela se passera,
mais je veux tenir ce gredin à ma merci, comme il y a un Dieu au ciel.
Quelle expérience, quelle leçon que celle de ce jeu de cartes!
--Une leçon qu'il ne faudrait jamais recommencer», fit observer le
colonel.
Le prince resta si longtemps sans répondre que son fidèle serviteur
devint inquiet.
«Monseigneur, dit-il, vous ne pouvez penser à y retourner? Vous n'avez
déjà que trop souffert et vu trop d'horreurs, les devoirs de votre
situation vous défendent de tenter le hasard.
--Hélas! répliqua le prince, je n'ai jamais senti ma faiblesse d'une
manière aussi humiliante qu'aujourd'hui, mais elle est plus forte que
moi. Puis-je cesser de m'intéresser au sort du malheureux jeune homme
qui a soupé avec nous, il y a quelques heures? Puis-je laisser le
président poursuivre sa carrière d'infamie sans la surveiller? Puis-je
commencer une aventure aussi entraînante sans la continuer jusqu'à la
fin? Non, Geraldine, vous demandez au prince plus que l'homme n'est
capable d'accomplir. Cette nuit, encore une fois, nous irons prendre
place à la table de ce Club du suicide.»
Le colonel tomba sur ses deux genoux.
«Mon prince veut-il m'ôter la vie? s'écria-t-il. Elle est à lui; mais
qu'il n'exige pas que je la laisse affronter un pareil risque!
--Colonel, répliqua Florizel avec quelque hauteur, votre vie vous
appartient absolument. Je ne demande que de l'obéissance, et, si
celle-ci m'est accordée sans empressement, je ne la demanderai plus.»
Le grand écuyer, se retrouva sur pied en un clin d'oeil et dit
simplement:
«Votre Altesse veut-elle me dispenser de mon service durant
l'après-midi? Je ne puis me hasarder une seconde fois dans cette maison
fatale avant d'avoir parfaitement réglé mes affaires. Votre Altesse ne
rencontrera plus, je le promets, la moindre opposition de la part du
plus dévoué et du plus reconnaissant de ses serviteurs.
--Mon cher Geraldine, répondit le prince, je suis toujours aux regrets,
lorsque vous m'obligez à me rappeler mon rang. Disposez de votre
journée, comme bon vous semblera, et soyez ici avant onze heures sous le
même déguisement.»
Le Club, ce second soir, n'était pas aussi nombreux que la veille;
lorsque Geraldine et le prince arrivèrent, il n'y avait pas plus de six
personnes dans le fumoir. Son Altesse prit le président à part et le
félicita chaleureusement au sujet de la démission de Mr. Malthus.
«J'aime, dit-il, à rencontrer des capacités, et, certainement, j'en
trouve beaucoup chez vous. Votre profession est de nature très délicate,
mais je vois que vous vous en acquittez avec succès et discrétion.»
Le président parut touché des compliments que lui accordait un homme
aussi supérieur de ton et de maintien. Il remercia presque avec
humilité.
Le jeune homme aux tartes à la crème était dans le salon, mais abattu et
silencieux. Ses nouveaux amis essayèrent en vain de le faire causer.
«Combien je voudrais, s'écria-t-il, ne vous avoir jamais conduits dans
ce bouge infâme! Fuyez, tandis que vous avez les mains pures. Si vous
aviez pu entendre le cri aigu de ce vieillard au moment de sa chute et
le bruit de ses os sur le pavé! Souhaitez-moi, en admettant que vous
ayez encore quelque bonté pour un être dégradé comme je le suis,
souhaitez-moi l'as de pique pour cette nuit!»
Quelques membres entrèrent dans le courant de la soirée, mais le diable
ne put compter qu'une douzaine de joueurs autour du tapis vert. Le
prince sentit de nouveau qu'une certaine excitation agréable se mêlait à
son inquiétude; mais il s'étonna de voir Geraldine bien plus calme qu'il
ne l'était la nuit précédente.
«Il est extraordinaire, pensa-t-il, que le parti pris de la volonté
puisse opérer un si grand changement!
--Attention, messieurs!» dit le président;--et il se mit à donner.
Trois fois les cartes firent le tour de la table sans résultat. Lorsque
le président recommença pour la quatrième fois, l'émotion était générale
et intense. Il y avait juste assez de cartes pour faire encore un tour
entier. Le prince, assis auprès de celui qui se tenait à la gauche du
banquier, avait à recevoir l'avant-dernière carte. Le troisième joueur
retourna un as noir, c'était l'as de trèfle; le suivant eut le carreau;
mais l'apparition de l'as de pique tardait toujours. Enfin Geraldine,
assis à la gauche du prince, retourna sa carte: c'était un as, mais un
as de coeur.
Lorsque le prince Florizel vit sa destinée encore voilée sur la table
devant lui, son coeur cessa de battre. Il était homme et courageux, mais
la sueur perlait sur son visage: il avait cinquante chances sur cent
pour être condamné. Il retourna la carte; c'était l'as de pique. Une
sorte de rugissement remplit son cerveau et la table tourbillonna sous
ses yeux. Il entendit le joueur assis à sa droite partir d'un éclat de
rire qui sonnait entre la joie et le désappointement; il vit la
compagnie se disperser, mais ses pensées étaient loin. Il reconnaissait
combien sa conduite avait été légère, criminelle même.
«Mon Dieu! s'écria-t-il, mon Dieu, pardonnez-moi!»
Et aussitôt son trouble fit place à l'empire habituel qu'il avait sur
lui-même.
À sa grande surprise, Geraldine avait disparu. Il ne restait personne
dans la salle de jeu, excepté le bourreau destiné à l'expédier, qui se
concertait avec le président, et le jeune homme aux tartes à la crème.
Celui-ci se glissa vers le prince et lui souffla dans l'oreille, en
guise d'adieu:
«Je donnerais un million, si je le possédais, pour avoir la même chance
que vous.»
Son Altesse ne put s'empêcher de penser qu'elle aurait vendu volontiers
cette chance beaucoup moins cher.
La conférence à voix basse était terminée. Le possesseur de l'as de
trèfle quitta la chambre avec un signe d'intelligence, et le président,
s'approchant de l'infortuné prince, lui tendit la main.
«Je suis content de vous avoir rencontré, monsieur, dit-il, et content
d'avoir été en état de vous rendre ce petit service. Au moins vous ne
pouvez vous plaindre d'un long retard. À la seconde soirée,--quel coup
de fortune!»
Le prince essaya vainement d'articuler une réponse quelconque, mais sa
bouche était sèche et sa langue semblait paralysée.
«Vous sentez-vous mal à votre aise? demanda le président d'un air de
sollicitude. Cela arrive à beaucoup de ces messieurs. Voulez-vous
prendre un peu d'eau-de-vie?»
Florizel fit un signe affirmatif.
«Pauvre vieux Malthus! répéta le président, tandis qu'il vidait son
verre. Il en a bu près d'un demi-litre, qui n'a paru lui faire que peu
de bien.
--Cela agit mieux sur moi, dit le prince, me voici redevenu moi-même,
comme vous voyez. Permettez-moi une question: où dois-je me rendre?
--Vous allez suivre le Strand dans la direction de la Cité, sur le
trottoir de gauche, jusqu'à ce que vous ayez rencontré l'individu qui
vient de s'en aller. Il vous donnera ses instructions et vous aurez la
bonté de vous y conformer; il est investi de l'autorité du club pour
cette nuit. Et maintenant, ajouta le président, je vous souhaite une
promenade agréable.»
Florizel répondit à ce salut avec une certaine gaucherie et se retira.
Il traversa le fumoir, où l'ensemble des joueurs restait encore à
consommer du champagne qu'il avait commandé et payé en partie, et fut
surpris de s'apercevoir qu'il les maudissait du fond de son coeur. Il
mit lentement son chapeau, son pardessus, choisit son parapluie dans un
coin. L'habitude qu'il avait de ces actes familiers et la pensée qu'il
les faisait pour la dernière fois le poussèrent à un éclat de rire qui
résonna d'une façon sinistre à ses propres oreilles. Il éprouvait une
répugnance à sortir de la maison et se tourna vers la fenêtre. La vue
des réverbères qui brillaient dans l'obscurité le rappela au sentiment
de la réalité.
«Allons, allons, il faut être un homme et m'arracher d'ici.»
Au coin de Box-Court, trois hommes tombèrent sur le prince Florizel à
l'improviste et il fut transporté sans façon dans une voiture qui partit
rapidement. Déjà, il s'y trouvait quelqu'un.
«Votre Altesse me pardonnera-t-elle mon zèle?» dit une voix bien connue.
Le prince se jeta au cou du colonel dans l'élan de son soulagement.
«Comment pourrai-je jamais vous remercier? s'écria-t-il. Et par quel
miracle cela s'est-il fait?»
Quoiqu'il eût accepté sa condamnation, il était trop heureux de céder à
cette violence amicale, de retourner une fois de plus à la vie et à
l'espérance.
«Vous pourrez me remercier effectivement, répliqua le colonel, si vous
évitez dans l'avenir de pareils dangers. Tout s'est produit par les
moyens les plus simples. J'ai arrangé l'affaire durant l'après-midi.
Discrétion a été promise et payée. Vos propres serviteurs étaient
principalement engagés dans l'affaire. La maison de Box-Court fut cernée
dès la tombée de la nuit, et cette voiture, l'une des vôtres, attendait
depuis une heure environ.
--Et le misérable voué à m'assassiner, qu'est-il devenu? demanda le
prince.
--Il a été arrêté au moment où il quittait le Club, répliqua le colonel;
maintenant il attend sa sentence au palais, où bientôt il sera rejoint
par ses complices.
--Geraldine, dit le prince, vous m'avez sauvé contrairement à mes ordres
absolus, et vous avez bien fait. Je vous dois non seulement la vie, mais
encore une leçon, et je serais indigne de régner si je ne témoignais de
la gratitude à mon maître. Choisissez votre récompense.»
Il y eut un silence pendant lequel la voiture continua de rouler à
travers les rues; les deux hommes étaient plongés chacun dans ses
propres pensées. Le silence fut rompu par le colonel.
«Votre Altesse, dit-il, a en ce moment un nombre considérable de
prisonniers. Il y a au moins un criminel dans ce nombre. Pour lui
justice doit être faite. Notre serment nous défend tout recours à la
loi, et la discrétion l'interdirait même si l'on nous dégageait du
serment. Puis-je demander les intentions de Votre Altesse?
--C'est décidé, répondit Florizel, le président tombera dans un duel. Il
ne reste qu'à trouver l'adversaire.
--Votre Altesse m'a permis de choisir ma propre récompense, dit le
colonel. Veut-elle confier à mon frère cette mission délicate? Il est
homme à s'en acquitter parfaitement.
--Vous me demandez là une méchante faveur, dit le prince, mais je ne
peux rien vous refuser.»
Le colonel lui baisa la main avec la plus grande affection, et, en ce
moment, la voiture roula sous le porche de la résidence splendide du
prince.
Une heure après, Florizel, revêtu de ses habits officiels et couvert de
tous les ordres de Bohême, reçut les membres du _Suicide Club_.
«Misérables insensés que vous êtes, dit-il, comme beaucoup d'entre vous
ont été jetés dans cette voie par le manque d'argent, vous aurez des
secours et du travail. Ceux que tourmente le remords devront s'adresser
à un potentat plus puissant et plus généreux que moi. J'éprouve de la
pitié pour vous tous, une pitié plus profonde que vous n'êtes capables
de l'imaginer, et, si vous répondez franchement, je tâcherai de remédier
à votre malheur. Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant vers le
président, je ne ferais qu'offenser une personne de votre sorte par
quelque offre d'assistance; au lieu de cela, j'ai une partie de plaisir
à vous proposer.»
Posant sa main sur l'épaule du frère de Geraldine:
«Voici, ajouta-t-il, un de mes officiers qui désire faire un tour sur le
continent, et je vous demande, comme une faveur, de l'accompagner dans
cette excursion. Tirez-vous bien le pistolet? continua le prince en
changeant de ton. Vous pourrez avoir besoin de cet art. Lorsque deux
hommes s'en vont voyager ensemble, le mieux c'est d'être préparé à tout.
Laissez-moi ajouter que si, par suite de quelque accident, vous perdiez
le jeune Geraldine en route, j'aurai toujours un autre des miens à
mettre à votre disposition; je suis connu, monsieur le président, pour
avoir la vue longue et le bras long.»
Par ces paroles prononcées avec sévérité, il termina son discours. Le
lendemain, les membres du Club reçurent des preuves de sa munificence et
le président se mit en route sous les auspices du frère de Geraldine,
qu'accompagnaient deux laquais de confiance, adroits et bien dressés
dans le service du prince.
Enfin, des agents discrets occupèrent la maison de Box-Court: toutes les
lettres, toutes les visites pour le Club du suicide devaient être
soumises à l'examen du prince Florizel en personne.
Ici se termine l'HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME, qui est
maintenant un propriétaire aisé de Wigmore street, Cavendish-square. Je
supprime le numéro de la maison pour des raisons évidentes. Ceux qui
désireraient connaître la suite des aventures du prince Florizel et de
ce scélérat, le président du _Suicide Club_, n'ont qu'à lire l'HISTOIRE
D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE.
HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE
Mr. Silas Q. Scuddamore était un jeune Américain, d'un caractère simple
et inoffensif, ce qui l'honorait d'autant plus qu'il venait de la
Nouvelle-Angleterre, une partie du Nouveau Monde qui n'est pas
précisément renommée pour de pareilles qualités. Bien qu'il fût
excessivement riche, il tenait, sur un petit carnet de poche, le compte
exact de ses dépenses, et il avait fait choix, pour s'initier aux
plaisirs de Paris, d'un septième étage dans ce qu'on appelle un Hôtel
meublé au Quartier-Latin. Il entrait beaucoup d'habitude dans sa
parcimonie, et sa vertu fort étonnante, vu le milieu où il se trouvait,
était principalement fondée sur la défiance de soi et sur une grande
jeunesse.
La chambre voisine de la sienne était habitée par une dame, très
séduisante d'allure et très élégante de toilette, qu'à son arrivée il
avait prise pour une comtesse. Par la suite, il apprit qu'elle était
connue sous le nom de Zéphyrine. Quelle que fût la situation qu'elle
occupât dans le monde, ce n'était assurément pas celle d'une personne
titrée. Mme Zéphyrine, sans doute dans l'espoir de charmer le jeune
Américain, avait pris l'habitude de le croiser sur l'escalier; et là,
après un signe de tête gracieux, un mot jeté tout naturellement et un
regard fascinateur de ses yeux noirs, elle disparaissait avec un
froufrou de soie, laissant apercevoir un pied et une cheville
incomparables. Mais ces avances, bien loin d'encourager Mr. Scuddamore,
le plongeaient dans des abîmes de découragement et de timidité.
Plusieurs fois, elle était venue chez lui, demander de la lumière ou
s'excuser des méfaits imaginaires de son caniche. Hélas! en présence
d'une créature aussi supérieure, la bouche de l'innocent étranger
restait close; il oubliait son français, et, jusqu'à ce qu'elle fût
partie, ne savait plus qu'ouvrir de grands yeux et bégayer. Cependant,
leurs rapports si fugitifs suffisaient pour qu'il lançât parfois des
insinuations dignes d'un fat, lorsque, seul avec quelques camarades, il
se sentait en sûreté.
La chambre de l'autre côté de celle du jeune Américain,--car il y avait
trois chambres par étage dans l'hôtel,--était occupée par un vieux
médecin anglais, d'une réputation plutôt équivoque. Le docteur Noël, tel
était son nom, avait été forcé de quitter Londres, où il jouissait d'une
clientèle nombreuse et chaque jour croissante; on racontait que la
police n'avait pas été étrangère à ce changement de résidence. En tous
cas, lui qui avait tenu jadis un certain rang, vivait maintenant au
Quartier-Latin, dans la solitude et avec la plus grande simplicité,
consacrant la majeure partie de son temps à l'étude. Mr. Scuddamore
avait fait sa connaissance, et il leur arrivait de dîner frugalement
ensemble, dans un restaurant, de l'autre côté de la rue.