Robert Louis Stevenson

Nouvelles mille et une nuits
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Silas Q. Scuddamore, quoique vertueux, nous l'avons dit, avait nombre de
petits défauts et, pour les satisfaire, ne reculait pas devant les
moyens les plus répréhensibles. Le premier parmi ces vices, relativement
véniels, était la curiosité. Il était bavard de naissance; la vie, et
surtout tels côtés de la vie dont il n'avait pas l'expérience,
l'intéressaient passionnément. Il questionnait avec audace, et
l'opiniâtreté qu'il déployait dans ses enquêtes n'avait d'égale que son
indiscrétion. Silas Scuddamore était de ceux qui, lorsqu'ils se chargent
de porter une lettre à la poste, la soupèsent, la retournent dans tous
les sens et en étudient avec soin la suscription. Il ne faut donc pas
s'étonner si, ayant aperçu d'aventure une fente dans la cloison qui
séparait sa chambre de celle de Mme Zéphyrine, il se garda de la
boucher, mais l'élargit au contraire et l'augmenta si bien, qu'il put
s'en servir comme d'un observatoire pour espionner les faits et gestes
de sa voisine.

Vers la fin de mars, sa curiosité augmentant à mesure qu'il la
satisfaisait, il agrandit encore davantage l'ouverture de manière à
pouvoir inspecter un autre coin de la chambre; mais, ce soir-là,
lorsque, comme d'habitude, il voulut se mettre à surveiller les
mouvements de Mme Zéphyrine, Silas fut tout étonné de trouver le trou
bouché d'une singulière façon, et encore plus honteux lorsque,
l'obstacle ayant été subitement enlevé, un éclat de rire frappa son
oreille. Quelques plâtras avaient évidemment trahi son secret, et sa
voisine lui apprenait le proverbe: À bon chat, bon rat! Scuddamore
éprouva un sentiment de vive contrariété; il blâma impitoyablement Mme
Zéphyrine et s'adressa même quelques reproches par la même occasion;
mais, quand il s'aperçut le lendemain qu'on n'avait pris aucune
précaution pour le priver de son passe-temps favori, il continua sans
scrupules à profiter d'une négligence si favorable à sa frivole
curiosité.

Le jour suivant, Mme Zéphyrine reçut la visite d'un homme grand et
fortement charpenté, d'une cinquantaine d'années ou peut-être davantage,
que Silas n'avait encore jamais vu. Son costume de tweed et sa chemise
de couleur, non moins que ses favoris hérissés, indiquaient un Anglais;
son oeil gris et morne produisit sur Silas une sensation de froid.
Pendant tout l'entretien, qui eut lieu à voix basse, le jeune Américain
resta l'oreille tendue, la figure plaquée contre l'ouverture traîtresse.
Plus d'une fois, il lui sembla que les gestes des deux interlocuteurs
désignaient son propre appartement; mais la seule phrase complète qu'il
pût recueillir, en y apportant une scrupuleuse attention, fut cette
remarque faite par l'Anglais sur un ton un peu plus haut, comme s'il eût
combattu quelque hésitation ou quelque refus:

«J'ai étudié ses goûts à fond, et je vous répète que vous êtes l'unique
femme sur laquelle je puisse compter.»

Pour toute réponse, Mme Zéphyrine prit l'air triste et résigné, d'une
personne qui cède à une autorité absolue.

Cet après-midi-là, l'observatoire fut définitivement masqué par une
armoire placée de l'autre côté. Pendant que Silas se lamentait sur cette
infortune qu'il attribuait à une jalouse suggestion de l'Anglais, le
concierge lui apporta une lettre d'une écriture féminine. Elle était
conçue en français, d'une orthographe peu rigoureuse, et, dans les
termes les plus engageants, invitait l'Américain à se trouver vers onze
heures, le même soir, dans un endroit indiqué du bal Bullier. La
curiosité et la timidité se combattirent longtemps dans son coeur;
tantôt il n'était que vertu puritaine, tantôt il se sentait tout feu et
tout audace. Le résultat de cette lutte intéressante fut que, longtemps
avant dix heures, Mr. Silas Q. Scuddamore, dans une tenue irréprochable,
se présenta à la porte des salons de Bullier et paya son entrée avec un
sentiment de hardiesse libertine qui ne manquait pas de charme.

On était en plein carnaval, le bal était nombreux et bruyant. D'abord
les lumières et la foule intimidèrent notre jeune aventurier; mais
bientôt, ces influences, lui montant à la tête comme une sorte
d'ivresse, le rendirent au contraire plus vaillant qu'il ne l'avait
jamais été. Il se sentait prêt à affronter le démon en personne et
pénétra fièrement dans la salle de bal avec la crânerie d'un mauvais
sujet. Pendant qu'il se pavanait ainsi, il aperçut Mme Zéphyrine et son
Anglais en conférence derrière une colonne. Son instinct félin
d'espionnage le ressaisit aussitôt. À pas de loup, il se glissa par
derrière, plus près du couple, plus près encore, jusqu'à ce qu'il fît à
portée d'entendre.

«Voilà l'homme, disait l'Anglais,--là-bas, avec de longs cheveux blonds,
parlant à cette fille en vert.»

Silas remarqua un charmant garçon de petite taille, qui évidemment était
l'objet de cette désignation.

«C'est bien, dit Mme Zéphyrine, je ferai de mon mieux; mais,
souvenez-vous-en, les plus adroites peuvent échouer en pareille
occurrence.

--Bah! répliqua son compagnon, je réponds du résultat. Ne vous ai-je pas
choisie entre trente? Allez, mais méfiez-vous du prince. Je ne puis
comprendre quelle maudite chance l'a amené ici cette nuit. Comme s'il
n'y avait pas à Paris une douzaine de bals plus dignes de sa présence
que cette orgie d'étudiants et de sauteuses de comptoir! Regardez-le,
assis là-bas, plus semblable à un Empereur rendant la justice qu'à une
Altesse en vacances!»

Cette fois encore, Silas eut du bonheur. Il aperçut un personnage assez
corpulent, d'une beauté de traits remarquable et d'un aspect majestueux
mais affable, assis devant une table en compagnie d'un autre homme de
quelques années plus jeune, qui l'entretenait avec une visible
déférence. Le nom de prince sonna agréablement aux oreilles
républicaines de Silas, et celui à qui ce titre était donné exerça sur
lui un charme particulier. Il laissa Mme Zéphyrine et son Anglais se
suffire l'un à l'autre, et, coupant à travers la foule, s'approcha de la
table que le prince et son confident avaient honorée de leur choix.

«Je vous déclare, Geraldine, disait le premier, que c'est pure folie.
Vous-même (je suis aise de m'en souvenir), avez choisi votre frère pour
cette mission périlleuse; vous êtes donc tenu en conscience de
surveiller sa conduite. Il a consenti à s'arrêter trop longtemps à
Paris; ceci déjà était une imprudence, si l'on considère le caractère de
l'homme contre lequel il doit lutter; mais maintenant qu'il est à
quarante-huit heures de son départ, et à deux ou trois jours de
l'épreuve décisive, je vous le demande, est-ce ici l'endroit où il doit
passer son temps? Sa place serait plutôt dans une salle d'armes à se
faire la main; il devrait dormir de longues heures et s'imposer un
exercice modéré; il devrait se mettre à une diète rigoureuse, ne boire
ni vin blanc ni liqueurs. Le gaillard s'imagine-t-il que nous jouons
tous une comédie? La chose est terriblement sérieuse, Geraldine.

--Je connais trop mon frère pour intervenir, répliqua le colonel; je lui
ferais injure en m'alarmant. Il est plus circonspect que vous ne pensez
et d'une fermeté indomptable. S'il s'agissait d'une femme, je n'en
dirais pas autant; mais je lui ai confié le président sans une minute
d'appréhension, d'autant qu'il a deux hommes pour lui prêter main-forte.

--Eh bien, dit le prince, votre confiance ne suffit pas à me
tranquilliser. Les deux prétendus domestiques sont des policiers
émérites, et pourtant le misérable n'a-t-il pas déjà trois fois réussi à
tromper leur surveillance? Il a pu passer plusieurs heures en affaires
secrètes et probablement fort dangereuses.... Non, non, ne croyez pas que
ce soit le hasard. Cet homme sait ce qu'il fait et a en lui-même des
ressources exceptionnelles.

--Je pense que l'affaire relève maintenant de mon frère et de moi-même,
répondit Geraldine avec une nuance de dépit dans la voix.

--Je permets qu'il en soit ainsi, colonel, repartit le prince. Peut-être
devriez-vous, justement pour cette raison, accepter mes conseils. Mais
en voilà assez. Cette petite en jaune danse bien.»

Et la conversation revint aux sujets habituellement traités dans un bal
de carnaval à Paris.

Le souvenir de l'endroit où il était revint à Silas; il se rappela que
l'heure du rendez-vous était proche. Plus il y réfléchissait, moins il
en aimait la perspective; et un remous du public l'ayant poussé, au
moment même, dans la direction de la porte, il se laissa entraîner sans
résistance. La houle humaine le fit échouer dans un coin, sous une
galerie, où son oreille fut immédiatement frappée par le son de la voix
de Mme Zéphyrine. Elle causait en français avec le jeune homme blond qui
lui avait été signalé par l'étrange Anglais, moins d'une demi-heure
auparavant.

«J'ai une réputation à ménager, disait-elle; sans cela je n'y mettrais
pas d'autres conditions que celles qui me sont dictées par mon coeur.
Mais vous n'avez qu'à dire ces mots au concierge et il vous laissera
passer.

--Pourquoi, diable, cette histoire de dette? objecta son compagnon.

--Bon! s'écria Zéphyrine, pensez-vous que je ne sache pas manoeuvrer
dans mon hôtel?»

Et elle passa, tendrement suspendue au bras du jeune homme. Ceci rappela
d'une façon troublante à Silas Scuddamore le billet qu'il avait reçu.

«Dans dix minutes! se dit-il. Pourquoi pas?... Dans dix minutes, il se
peut que je me promène avec une femme non moins belle que celle-ci,
mieux mise, même, avec une vraie grande dame,--cela s'est vu,--avec une
femme titrée.»

Mais il se souvint de l'orthographe et fut un peu découragé.

«Il est possible qu'elle ait fait écrire par sa femme de chambre»,
pensa-t-il.

L'aiguille de l'horloge n'était plus qu'à quelques secondes de l'heure
fixée. Chose singulière, l'approche d'un si grand honneur, d'un si grand
plaisir, lui procura un battement de coeur désordonné, plutôt pénible.
Enfin il se dit, avec un soupir de soulagement, qu'il n'était en aucune
manière tenu de se montrer. La vertu et la lâcheté étaient d'accord; de
nouveau il se dirigea vers la porte, mais cette fois de son propre
mouvement et en bataillant contre la foule qui se portait dans la
direction contraire. Peut-être cette résistance prolongée l'énerva-t-il,
ou bien peut-être était-il dans cette disposition d'esprit, où le seul
fait de poursuivre le même dessein pendant un certain nombre de minutes
amène une réaction et un projet différent; ce qui est certain, c'est que
pour la troisième fois il fit volte-face et ne s'arrêta que lorsqu'il
eut trouvé une place où il pût se dissimuler, à quelques pas de celle du
rendez-vous convenu.

Là, il passa par une véritable agonie d'esprit, pendant laquelle, à
plusieurs reprises, il pria Dieu de lui venir en aide, car Silas avait
été dévotement élevé. À ce point de sa bonne fortune, il n'avait plus le
moindre désir de rencontrer la dame; rien ne l'eût empêché de fuir,
n'eût été la sotte crainte d'être jugé poltron; mais cette crainte était
si puissante, qu'elle l'emporta sur toutes les autres considérations;
quoiqu'elle ne pût le décider à avancer, elle l'empêcha du moins de se
sauver définitivement. À la fin, l'horloge indiqua que l'heure était
dépassée de dix minutes.

Le jeune Scuddamore, reprenant ses esprits, regarda furtivement de son
coin, et ne vit personne à l'endroit désigné. Sans doute, sa
correspondante inconnue s'était lassée et avait dû partir.

Il devint alors aussi fanfaron qu'il avait été craintif jusque-là. Il
lui sembla que s'il paraissait au lieu du rendez-vous, fût-ce
tardivement, il échapperait au reproche de lâcheté. Maintenant il
soupçonnait même une plaisanterie, et se complimenta sur la finesse avec
laquelle il avait deviné et dépisté ses mystificateurs. Tellement vaine
est la cervelle d'un adolescent!

Enhardi par ces réflexions, il sortit bravement de son encoignure; mais
il n'avait pas fait plus de deux pas, qu'une main se posait sur son
bras. Silas se retourna et vit une femme robuste, imposante et de traits
altiers, mais sans aucune sévérité dans le regard.

«Je crois que vous êtes un séducteur bien sûr de lui-même, dit-elle, car
vous vous faites attendre. N'importe, j'étais décidée à vous rencontrer.
Quand une femme s'est une fois oubliée jusqu'à faire les premières
avances, il y a longtemps qu'elle a laissé de côté toute fausse pudeur.»

La haute taille et les attraits volumineux de sa conquête, ainsi que la
façon soudaine dont elle était tombée sur lui, avaient ahuri Silas, mais
la dame le mit bien vite à son aise. Elle était singulièrement expansive
et engageante, le poussant à faire des plaisanteries et applaudissant
ses moindres mots; bref, en très peu de temps, grâce à ses paroles
enjôleuses et à des libations de punch, elle l'amena, non seulement à se
croire amoureux, mais à déclarer sa passion dans les termes les plus
vifs.

«Hélas! répondit-elle, je ne sais si je ne dois pas déplorer ce moment,
quelque plaisir que me fasse votre aveu. Jusqu'ici j'étais seule à
souffrir; maintenant, pauvre enfant, nous serons deux. Je ne suis pas
maîtresse de mes actes. Je n'ose vous demander de venir chez moi, car je
suis surveillée par des yeux jaloux. Laissez-moi réfléchir,
ajouta-t-elle, je suis plus âgée que vous, quoique tellement plus
faible; et, tout en me fiant à votre courage et à votre résolution, il
faut que je vous fasse profiter de mon expérience du monde.»

Elle le questionna sur l'hôtel meublé où il logeait, puis sembla se
recueillir.

«Je vois, dit-elle enfin. Vous serez loyal et obéissant, n'est-ce pas?»

Silas protesta avec ardeur de sa soumission à ses moindres caprices.

«Alors, dans la nuit de demain, continua-t-elle avec un sourire
encourageant. Vous resterez chez vous toute la soirée; si quelque ami
vient vous voir, renvoyez-le aussitôt, sous un prétexte. Votre porte est
probablement fermée vers dix heures? ajouta-t-elle.

--À onze heures, répondit Silas.

--À onze heures et quart, poursuivit l'inconnue, sortez de la maison.
Demandez simplement la porte et surtout ne parlez pas au concierge, car
cela ferait tout manquer. Allez droit au coin où le jardin du Luxembourg
rejoint le boulevard; là vous me trouverez, vous attendant; je compte
sur vous pour suivre mes indications de point en point; et souvenez-vous
que si vous y manquez par le plus petit détail, vous apporterez le
trouble dans l'existence d'une femme dont la seule faute est de vous
avoir vu et de vous avoir aimé.

--Je ne puis comprendre l'utilité de toutes ces instructions, dit Silas.

--Je crois que vous commencez déjà à parler en maître, s'écria-t-elle,
lui donnant un coup d'éventail sur le bras. Patience, patience; cela
viendra en son temps. Une femme aime à être obéie d'abord, bien que plus
tard elle mette son bonheur à obéir elle-même. Faites comme je vous en
prie, pour l'amour du ciel, ou je ne réponds de rien. En vérité,
ajouta-t-elle, de l'air de quelqu'un qui entrevoit une nouvelle
difficulté, à force d'y songer je découvre un plan meilleur pour vous
débarrasser des visites importunes. Dites au concierge de ne recevoir
âme qui vive, excepté une personne qui pourra venir dans la soirée vous
réclamer le payement d'une dette et parlez avec émotion, comme si vous
redoutiez cette entrevue, de façon à ce qu'il puisse prendre vos paroles
au sérieux.

--Je pense que vous pouvez vous fier à moi pour vous défendre contre les
intrus, dit-il, non sans une petite pointe de susceptibilité.

--Voilà comment je préfère que la chose soit arrangée, répondit-elle
froidement. Je vous connais, vous autres hommes. Pour vous la réputation
d'une femme ne compte pas.»

Silas rougit et baissa la tête; car, en effet, le projet qu'il avait
formé devait lui procurer une petite satisfaction de vanité vis-à-vis de
ses connaissances.

«Avant tout, ajouta-t-elle, ne parlez point au concierge quand vous
sortirez.

--Et pourquoi? De toutes vos recommandations, celle-ci me semble la
moins essentielle.

--Au commencement, vous avez douté de la sagesse des autres précautions
que maintenant vous jugez comme moi nécessaires, répliqua la dame.
Fiez-vous à ma parole, celle-ci a également son utilité. Et que
penserais-je de votre amour si, dès la première entrevue, vous me
refusiez de semblables bagatelles?»

Silas se confondit en explications et en excuses, au milieu desquelles,
regardant l'horloge et joignant les mains, la dame poussa un cri
étouffé.

«Ciel! murmura-t-elle, est-il si tard? Je n'ai pas un instant à perdre.
Hélas! pauvres femmes, quelles esclaves nous sommes! Que de risques
n'ai-je pas déjà courus pour vous!»

Après lui avoir répété ses instructions qu'elle entremêlait savamment de
caresses et de regards langoureux, elle lui dit adieu et disparut dans
la foule.

Toute la journée du lendemain, Silas fut gonflé du sentiment de son
importance; maintenant il en était sûr, c'était une comtesse! Quand le
soir arriva, il obéit minutieusement à ses ordres et fut, à l'heure
fixée, au coin du jardin du Luxembourg. Il n'y avait personne. Il
attendit près d'une demi-heure, dévisageant chaque passant et chaque
flâneur; il visita même les coins environnants du boulevard et fit tout
le tour de la grille du jardin, mais aucune belle comtesse n'était là,
prête à se jeter dans ses bras. Enfin, et bien à contre-coeur, il revint
sur ses pas et se dirigea vers l'hôtel. Chemin faisant, il se souvint
des paroles qu'il avait surprises entre Mme Zéphyrine et le jeune homme
blond; elles lui causèrent un vague malaise.

«Il paraît, se dit-il, que tout le monde s'entend pour débiter des
mensonges à notre portier.»

Il tira la sonnette, la porte s'ouvrit devant lui, et le concierge, en
vêtements de nuit, vint lui offrir une lumière.

«Est-il parti? demanda cet homme en même temps.

--Qui?... Que voulez-vous dire? répondit Silas d'un ton sec, car il
était irrité de sa mésaventure.

--Je ne l'ai pas vu sortir, continua le concierge; mais j'espère que
vous l'avez payé. Nous ne tenons pas, dans la maison, à avoir des
locataires endettés.

--Que le diable m'emporte, dit brutalement Silas, si je comprends un
traître mot à votre galimatias! De qui parlez-vous?

--Je parle du petit monsieur blond venu pour sa créance, répliqua le
bonhomme. C'est de lui que je parle; de qui cela pourrait-il être
puisque j'avais reçu vos ordres de ne laisser entrer aucun autre?

--Mais, grand Dieu! il n'est pas venu... je suppose!

--Je sais ce que je sais, reprit le portier en faisant claquer sa langue
contre sa joue d'un air passablement goguenard.

--Vous êtes un insolent coquin, riposta Silas, et, sentant qu'il
montrait une mauvaise humeur tout à fait ridicule, affolé de terreur en
même temps, sans bien savoir pourquoi, il se retourna et se mit à monter
l'escalier en courant.

--Vous n'avez donc pas besoin de lumière?» cria le portier.

Mais Silas ne s'arrêta que sur le palier du septième étage, devant sa
propre porte. Là, il reprit haleine, assailli par les plus funestes
pressentiments et redoutant presque d'entrer dans sa chambre.
Lorsqu'enfin il s'y décida, il éprouva un soulagement en la trouvant
sombre et, selon toute apparence, vide. Enfin il était donc de retour
chez lui en sûreté!... Cette première folie serait la dernière. Les
allumettes étaient sur une petite table près de son lit, et il se mit à
marcher à tâtons dans cette direction. Comme il avançait, ses craintes
lui revinrent de nouveau, et, son pied rencontrant un obstacle, il fut
heureux de constater que ce n'était rien de plus effrayant qu'une
chaise. Enfin il effleura des rideaux. D'après la situation de la
fenêtre, qui était faiblement visible, il reconnut qu'il devait se
trouver au pied du lit et qu'il n'avait qu'à continuer le long de ce lit
pour atteindre la table en question.

Il abaissa la main, mais ce qu'il toucha n'était pas seulement une
courte-pointe, c'était une courte-pointe avec quelque chose dessous
ayant la forme d'une jambe humaine. Silas retira son bras, et s'arrêta
pétrifié.

«Qu'est-ce donc? se dit-il. Qu'est-ce que cela signifie?»

Il écouta anxieusement; on n'entendait aucun bruit de respiration. De
nouveau, par un grand effort de volonté, il étendit le bout de son doigt
jusqu'à l'endroit qu'il avait déjà touché; mais cette fois, il fit un
bond en arrière, puis resta cloué au sol, frissonnant de terreur. Il y
avait quelque chose dans le lit. Ce que c'était, il n'en savait rien,
mais quelque chose était là. Plusieurs secondes s'écoulèrent sans qu'il
pût remuer. Alors, guidé par un instinct, il tomba droit sur les
allumettes, et, tournant le dos au lit, alluma un flambeau. Aussitôt que
la flamme eut brillé, il se retourna lentement et regarda ce qu'il
craignait de voir. En vérité, ses pires imaginations étaient réalisées.
La couverture, soigneusement remontée sur l'oreiller, dessinait les
contours d'un corps humain gisant inerte.... Il rejeta de côté les draps;
le jeune homme blond, qu'il avait vu la nuit précédente au bal Bullier,
lui apparut, les yeux ouverts et sans regard, la figure enflée, noircie,
un léger filet de sang coulant de ses narines....

Silas poussa un long et douloureux gémissement, laissa échapper le
flambeau et tomba à genoux près du lit.

Il fut tiré de la stupeur dans laquelle l'avait plongé cette horrible
découverte, par des coups discrets frappés à sa porte. Il lui fallut
quelques secondes pour se rappeler sa situation, et, lorsqu'il se
précipita pour empêcher qui que ce fût d'entrer, il était déjà trop
tard. Le docteur Noël, coiffé d'un haut bonnet de nuit, portant une
lampe qui éclairait sa longue silhouette blanche, regardant à droite, à
gauche, avec des mouvements de tête qui faisaient songer à quelque grand
oiseau, poussa doucement la porte, puis se glissa jusqu'au milieu de la
chambre.

«J'ai cru entendre un cri, commença le docteur, et, craignant que vous
ne fussiez souffrant, je n'ai pas hésité à me permettre cette
indiscrétion...»

Silas, la figure bouleversée, se tenait entre le docteur et le lit, mais
ne trouvait pas la force de répondre.

«Vous êtes dans l'obscurité, poursuivit le docteur, et vous n'avez même
pas commencé à vous déshabiller. Vous ne me persuaderez pas aisément
contre toute apparence que vous n'ayez besoin en ce moment ni d'un ami
ni d'un médecin. Voyons lequel des deux doit se mettre à votre service?
Laissez-moi vous tâter le pouls; il est souvent l'indice certain de
l'état du coeur.»

Le docteur s'avança vers Silas qui continuait à reculer devant lui et
essaya de le saisir par le poignet; mais la tension des nerfs du jeune
Américain était devenue insupportable. Il s'échappa, d'un mouvement
fébrile, se jeta sur le parquet, éclata en sanglots.

Aussitôt que le docteur Noël aperçut le cadavre sur le lit, sa figure
s'assombrit. Courant vers la porte qu'il avait laissée entr'ouverte, il
la ferma vivement à double tour.

«Debout! cria-t-il à Silas d'un ton de commandement. Ce n'est pas
l'heure de pleurer. Qu'avez-vous fait? Comment ce corps est-il dans
votre chambre? Parlez franchement à un homme qui saura vous aider.
Croyez-vous que ce morceau de chair morte sur votre oreiller puisse
diminuer en quoi que ce soit la sympathie que vous m'avez inspirée? Non,
l'odieux qu'une loi injuste et aveugle attache à certaines actions ne
retombe pas sur leur auteur aux yeux de quiconque aime celui-là; si je
voyais un ami revenir vers moi à travers des flots de sang, mon
affection pour lui n'en serait nullement altérée. Relevez-vous,
répéta-t-il; le bien et le mal sont des chimères; il n'y a rien dans la
vie, si ce n'est la fatalité, et, quoi qu'il arrive, quelqu'un est
auprès de vous qui vous soutiendra jusqu'à la fin.»

Ainsi encouragé, Silas rassembla ses forces, et, d'une voix entrecoupée,
réussit enfin, grâce aux questions du docteur, à expliquer les faits
tant bien que mal. Cependant il omit le colloque entre le prince et
Geraldine, ayant à peine saisi le sens de cet entretien et ne pensant
guère qu'il pût avoir quelque rapport avec son propre malheur.

«Hélas! s'écria le docteur Noël, ou je me trompe fort ou vous êtes tombé
entre les mains les plus dangereuses de toute l'Europe. Pauvre, pauvre
garçon! Quel abîme a été creusé devant votre crédulité! Vers quel mortel
péril vos pas imprudents ont-ils été conduits! Cet homme, cet Anglais
que vous avez vu deux fois, et que je soupçonne d'être l'âme de cette
ténébreuse affaire, pouvez-vous me le décrire? Était-il jeune ou vieux,
grand ou petit?»

Mais Silas, qui, malgré toute sa curiosité, était incapable de la
moindre remarque judicieuse, ne put fournir aucun renseignement en
dehors de généralités insignifiantes, d'après lesquelles il était
impossible de reconnaître quelqu'un.

«Je voudrais que ceci fût dans le programme d'éducation de toutes les
écoles, s'écria le docteur avec rage. À quoi servent et la vue et la
parole, si un homme n'est capable ni d'observer ni de se souvenir des
traits de son ennemi? Moi, qui connais tous les antres de l'Europe,
j'aurais pu fixer son identité et acquérir de nouvelles armes pour votre
défense. Cultivez cet art dans l'avenir, mon pauvre enfant, vous en
retirerez d'énormes avantages.

--L'avenir! répéta Silas; quel avenir m'est réservé, sauf les galères?

--La jeunesse est toujours lâche, répliqua le docteur, et à chacun ses
propres difficultés paraissent plus grosses qu'elles ne le sont en
effet. Je suis vieux, moi, et cependant je ne désespère jamais.

--Puis-je raconter une semblable histoire à la police? demanda Silas....

--Assurément non, répondit le docteur. D'après ce que je vois de la
machination dans laquelle vous êtes pris, votre cas, de ce côté-là,
serait désespéré; pour des juges vulgaires vous êtes le coupable. Et
souvenez-vous que nous ne connaissons qu'une partie du complot; les
mêmes artisans infâmes ont dû combiner maintes autres circonstances,
qui, mises au jour par une enquête de police, rejetteraient le crime
encore plus sûrement sur votre innocence.

--Alors, je suis perdu en vérité!

--Je n'ai pas dit cela, répliqua le docteur Noël, car je suis un homme
prudent.

--Mais, regardez! sanglota Silas en montrant le cadavre. Là, dans mon
lit, cette chose impossible à expliquer... impossible à voir sans
horreur!

--Sans horreur, dites-vous? Non; quand cette sorte d'horloge s'arrête,
ce n'est plus pour moi qu'une ingénieuse pièce de mécanique bonne à
fouiller au scalpel. Lorsque le sang est une fois figé, ce n'est plus du
sang humain; lorsque la chair est morte, elle n'est plus cette chair que
nous désirons chez nos maîtresses et que nous respectons chez nos amis.
La grâce, le charme, la terreur, tout en est sorti avec l'esprit qui
l'animait. Habituez-vous à contempler cela tranquillement, car, si mon
projet est praticable, il vous faudra vivre plusieurs jours en compagnie
constante avec ce qui, à cette heure, vous effraie.

--Votre projet? s'écria Silas. Quel est-il? Dites-le-moi vite, docteur,
car, il me reste à peine assez de courage pour continuer à vivre.»

Sans répondre, le docteur Noël s'approcha du lit et se mit à palper le
cadavre.

«Absolument mort, murmura-t-il; oui, ainsi que je le supposais... les
poches vides... le chiffre de la chemise coupé. Leur oeuvre a été
accomplie tout entière. Heureusement il est de petite taille.»

Silas recueillait ces paroles avec une ardente anxiété. Son examen
terminé, le docteur prit une chaise et s'adressa au jeune homme en
souriant:

«Depuis que je suis dans cette chambre, dit-il, bien que mes oreilles et
ma langue aient été si occupées, mes yeux ne sont pas restés inactifs.
J'ai remarqué tout à l'heure, que vous aviez là, dans un coin, une de
ces monstrueuses constructions que vos compatriotes emportent avec eux
dans toutes les parties du globe,--en un mot une malle de Saratoga.
Jusqu'à présent, je n'avais jamais pu deviner l'utilité de ces
monuments; mais aujourd'hui je commence à la soupçonner. Était-ce pour
plus de commodité dans la traite des esclaves, était-ce pour obvier aux
conséquences d'un emploi trop prompt du couteau, je ne sais.... Mais je
vois clairement une chose,--le but d'une pareille caisse est de contenir
un corps humain.

--En vérité, s'écria Silas, ce n'est pas le moment de plaisanter!

--Bien que je m'exprime avec une sorte de gaieté, répliqua le docteur,
le sens de mes paroles est extrêmement sérieux. Et la première chose que
nous ayons à faire, mon jeune ami, est de débarrasser votre coffre de
tout ce qu'il contient...»

Silas céda docilement à l'autorité du docteur Noël. La malle de Saratoga
une fois vidée,--ce qui produisit un désordre considérable sur le
plancher,--le cadavre fut retiré du lit, Silas le prenant par les talons
et le docteur le tenant par les épaules, puis, après quelques
difficultés, on le plia en deux et on l'inséra tout entier dans le
coffre. Grâce à un effort vigoureux des deux hommes, le couvercle se
rabattit sur ce singulier bagage et la caisse fut fermée, cadenassée,
cordée par la propre main du docteur, pendant que Silas chargeait tout
ce qu'elle avait contenu, dans un cabinet et dans la commode.

«Maintenant, dit le docteur, le premier pas vers la délivrance est fait.
Demain, ou plutôt aujourd'hui, votre tâche sera d'apaiser les soupçons
de votre portier en lui payant tout ce que vous devez; pendant ce temps,
vous pourrez vous fier à moi pour prendre d'autres dispositions
nécessaires. En attendant, accompagnez-moi dans ma chambre, où je vous
donnerai un narcotique indispensable, car, quoi que vous deviez faire,
il vous faut du repos...»

La journée suivante fut la plus longue dont Silas put se souvenir. Il
semblait qu'elle ne dût jamais s'achever, cette journée maudite....

L'Américain défendit sa porte et s'assit à l'écart, les yeux fixés sur
la malle de Saratoga, dans une lugubre contemplation. Ses anciennes
indiscrétions lui furent rendues avec usure: le trou dans la muraille
ayant été ouvert de nouveau, il eut conscience d'une surveillance
presque continuelle dirigée sur lui de l'appartement de Mme Zéphyrine.
Ce sentiment d'être épié devint même si pénible, qu'à la fin il se vit
obligé de boucher l'ouverture de son côté. Lorsque, par ce moyen, il fut
à l'abri de tout regard importun, Scuddamore passa son temps en larmes
de repentir et en prières.

La soirée était fort avancée quand le docteur Noël entra dans la
chambre, portant à la main deux enveloppes cachetées, sans adresses,
l'une, plutôt volumineuse, l'autre si mince qu'elle semblait vide.

«Silas, dit-il en s'asseyant devant la table, le moment est venu de vous
expliquer le plan que j'ai formé pour vous sauver. Demain matin, de très
bonne heure, le prince Florizel de Bohême retourne à Londres, après
avoir passé quelques jours dans le tourbillon du carnaval parisien. Il
m'a été donné, il y a longtemps déjà, de rendre au colonel Geraldine,
son écuyer, un de ces services, si fréquents dans ma profession et qui
ne sont jamais oubliés, ni d'un côté ni de l'autre. Je n'ai pas besoin
de vous expliquer la nature de l'obligation sous laquelle il se trouve;
qu'il me suffise de dire que je le sais prêt à m'aider de toutes
manières. Or il était urgent que vous pussiez gagner Londres sans que
votre malle fût ouverte; à cela, n'est-ce pas, la douane semblait
opposer une difficulté insurmontable. Mais il me revint à l'esprit, que,
par courtoisie, les bagages de l'héritier d'un trône devaient être
exempts de la visite ordinaire. Je m'adressai au colonel Geraldine et
obtins une réponse favorable. Demain, si vous vous trouvez avant six
heures à l'hôtel où demeure le prince, vos bagages seront transportés
avec les siens, dont ils sembleront faire partie, et vous-même ferez le
voyage comme membre de la suite de Son Altesse.

--Je crois avoir déjà vu le prince de Bohême et le colonel Geraldine;
j'ai même entendu par hasard une partie de leur conversation, l'autre
soir, au bal Bullier.

--C'est possible, car le prince veut connaître tous les milieux. Une
fois arrivé à Londres, votre tâche est presque terminée. Dans cette
grosse enveloppe, j'ai remis une lettre que je n'ose adresser à son
destinataire; mais dans l'autre, vous trouverez la désignation de la
maison où vous devez porter cette lettre avec votre malle, qui vous sera
alors enlevée et ne vous embarrassera pas davantage.

--Hélas! dit Silas, j'ai un vif désir de vous croire, mais comment
serait-ce possible? Vous m'ouvrez une perspective irréalisable, je le
crains bien! Soyez généreux, faites-moi mieux comprendre votre dessein.»

Le docteur Noël parut péniblement impressionné.

«Enfant, répondit-il, vous ne savez pas quelle cruelle chose vous me
demandez. N'importe, qu'il en soit ainsi! Je suis aguerri désormais
contre l'humiliation, et il serait étrange de vous refuser cela, après
vous avoir tant accordé. Sachez donc que, bien que je sois maintenant
d'apparence si tranquille, sobre, solitaire, adonné à l'étude, mon nom,
quand j'étais plus jeune, servait de cri de ralliement aux esprits les
plus hardis et les plus dangereux de Londres. Pendant qu'extérieurement
j'étais entouré de respect, ma véritable puissance s'appuyait sur les
relations les plus secrètes, les plus terribles, les plus criminelles.
C'est à un de ceux qui m'obéissaient alors que je m'adresse aujourd'hui
pour vous délivrer de votre fardeau. Ces hommes étaient de nationalités
et d'aptitudes diverses, mais tous liés par un serment formidable; tous
agissaient dans le même but; ce but était l'assassinat; et, moi qui vous
parle, j'étais, si peu que j'en aie l'air, le chef de cette bande
redoutable.

--Quoi, s'écria Silas, un assassin?... et un assassin pour qui le
meurtre était un métier?... Puis-je toucher votre main désormais?
Dois-je même accepter vos services? Vieillard sinistre, voudriez-vous
abuser de ma détresse pour vous gagner un complice?»

Le docteur se mit à rire amèrement.

«Vous êtes difficile à contenter, Mr. Scuddamore, dit-il. Soit! je vous
laisse le choix entre la société de l'assassiné et celle d'un assassin.
Si votre conscience est trop timorée pour accepter mon aide, dites-le,
et je vous quitte sur-le-champ. Dorénavant vous pourrez agir avec votre
caisse et son contenu comme il conviendra le mieux à votre âme délicate.

--Je reconnais mes torts, répliqua Silas; j'aurais dû me souvenir de la
générosité avec laquelle vous avez offert de me protéger, avant même que
je ne vous eusse convaincu de mon innocence; pardon, je continuerai à
écouter vos conseils et à en être reconnaissant.

--C'est bien, répondit le docteur, vous commencez à profiter des leçons
de l'expérience.

--Mais, reprit l'Américain, puisque vous êtes, d'après votre propre
aveu, habitué à ces besognes tragiques, puisque les gens auxquels vous
me recommandez sont vos anciens associés et vos amis, ne pourriez-vous,
monsieur, vous charger vous-même du transport de la malle et me délivrer
tout de suite de sa présence abhorrée?

--Par ma foi, répliqua le docteur, je vous admire, jeune homme! Si vous
trouvez que je ne me suis pas déjà suffisamment mêlé de vos affaires,
moi, du fond du coeur, je pense le contraire. Prenez ou dédaignez mes
services tels que je les offre, et ne m'ennuyez pas davantage avec vos
remerciements, car je fais encore moins de cas de votre estime que de
votre intelligence. Un temps viendra où, s'il vous est donné de vivre
sain d'esprit un certain nombre d'années, vous jugerez différemment tout
ceci et rougirez de votre conduite de cette nuit.»

En prononçant ces mots, le docteur se leva, répéta brièvement et
clairement ses indications, puis quitta la chambre sans laisser à Silas
le temps de répondre.

Le lendemain matin, Silas Scuddamore se présenta à l'hôtel, où il fut
poliment reçu par le colonel Geraldine et délivré de toute crainte
immédiate au sujet de la malle et de son hideux contenu. Le voyage se
passa sans incident, quoique le jeune homme fut terrifié d'entendre les
matelots et les porteurs du chemin de fer se plaindre entre eux du poids
extraordinaire des bagages. Silas monta dans la voiture de suite, le
prince voyageant seul avec son écuyer. À bord du paquebot cependant,
Florizel remarqua l'attitude mélancolique de ce jeune homme, debout, en
contemplation devant une pile de malles.

«Voilà un individu, dit-il, qui doit avoir quelque sujet de chagrin.

--C'est l'Américain pour lequel j'ai obtenu la permission de voyager
avec votre suite, répondit Geraldine.

--Vous me rappelez que j'ai manqué de courtoisie», dit le prince.

S'avançant vers Silas, avec la plus parfaite urbanité, il lui adressa la
parole:

«J'ai été charmé, monsieur, de pouvoir satisfaire le désir que vous
m'avez fait exprimer par le colonel Geraldine.»

Après cette entrée en matière, il lui fit quelques questions sur la
situation politique de l'Amérique, auxquelles Silas répondit avec tact
et bon sens.

«Vous êtes encore un très jeune homme, dit le prince; je vous trouve
bien sérieux pour votre âge. Peut-être laissez-vous votre esprit
s'absorber outre mesure dans des études ardues. Mais peut-être, d'autre
part, suis-je moi-même indiscret en touchant à quelque sujet pénible.

--J'ai, en effet, une excellente raison pour être au désespoir, dit
Silas; jamais un être plus innocent que moi ne fut plus abominablement
trompé.

--Je ne veux pas forcer vos confidences, répliqua Florizel, mais
n'oubliez pas que la recommandation du colonel Geraldine est un
passeport assuré, et que je suis non seulement désireux de vous rendre
service à l'occasion, mais peut-être plus en état que beaucoup d'autres
de le faire.»

Silas fut charmé de l'amabilité d'un si grand personnage; néanmoins son
esprit revint bientôt à ses sombres préoccupations; car rien, pas même
la courtoisie d'un prince à l'égard d'un républicain, ne peut décharger
de ses soucis un coeur souffrant.

Le train arriva à Charing-Cross; la douane eut les égards habituels pour
l'auguste bagage. Des voitures attendaient, et Silas fut conduit, en
même temps que toute la suite, à la résidence du prince. Là, le colonel
Geraldine alla le chercher et lui exprima sa satisfaction d'avoir pu
obliger un ami du docteur Noël, pour lequel il professait la plus haute
considération.

«J'espère, ajouta-t-il, que vous ne trouverez aucune de vos porcelaines
brisées. Des ordres spéciaux ont été donnés le long de la ligne, afin
que les bagages de Son Altesse fussent traités avec précaution.»

Puis, commandant aux domestiques de mettre une voiture à la disposition
du jeune homme, le colonel lui serra la main et s'en alla vaquer aux
devoirs de sa charge.

Alors, Silas ouvrit l'enveloppe qui cachait l'adresse de son protecteur
inconnu et dit au majestueux laquais de le conduire à Box-Court, du côté
du Strand. L'endroit n'était probablement pas inconnu à celui-ci, car il
parut stupéfait et se fit répéter l'ordre en question. Ce fut l'âme
pleine d'alarmes poignantes que Silas monta dans le carrosse princier et
fut mené à destination. L'entrée de Box-Court était trop étroite pour le
passage d'une voiture; c'était un simple chemin de piétons, entre deux
barrières, avec une borne à chaque bout; sur l'une de ces bornes était
assis un homme, qui aussitôt sauta à terre et échangea un signe amical
avec le cocher, pendant que le valet de pied ouvrait la portière et
demandait à Silas s'il devait descendre la malle, et à quel numéro elle
devait être portée.

«S'il vous plaît, dit Silas, au numéro trois.»

Le valet de pied et l'homme qui venait de quitter la borne eurent
beaucoup de peine, même avec l'aide de Silas, à transporter la caisse;
avant qu'on ne l'eût déposée devant la porte du numéro trois, le jeune
Américain fut terrifié de voir une vingtaine de badauds le considérer
d'un oeil curieux. Cependant il souleva le marteau en gardant la
meilleure contenance possible, et présenta la seconde enveloppe à celui
qui vint lui ouvrir.

«Il n'est pas à la maison, monsieur; si vous voulez me remettre votre
lettre et revenir demain matin, je m'informerai de l'heure à laquelle il
pourra vous recevoir. Désirez-vous laisser la caisse?

--De tout mon coeur!» s'écria Silas.

Mais aussitôt il regretta sa précipitation et déclara avec une égale
énergie qu'il préférait emporter sa malle avec lui à l'hôtel.

La foule se moqua de son indécision et le suivit jusqu'à la voiture avec
force quolibets insultants; et Silas, couvert de honte, éperdu de
terreur, supplia les domestiques de le conduire à quelque hôtel
tranquille des environs.

L'équipage du prince déposa ce malheureux à l'hôtel Craven, dans
Craven-Street, puis s'éloigna immédiatement, le laissant seul avec les
gens de l'hôtel. L'unique chambre vacante, lui dit-on, était un cabinet,
au quatrième étage, donnant sur le derrière. À cette espèce de cellule,
avec des peines et des plaintes infinies, deux solides porteurs
montèrent la malle. Il est superflu d'ajouter que, pendant toute
l'ascension, Silas les suivit de près, ne quittant pas leurs talons, et
qu'à chaque marche son coeur défaillait.--Un simple faux pas, se
disait-il, et la caisse peut, en passant par-dessus la rampe, rejeter
son fatal contenu, révélé au grand jour, sur le pavé du vestibule.

Dans sa chambre, il s'assit au pied du lit, pour se remettre de
l'angoisse qu'il venait de subir; mais il avait à peine pris cette
position qu'il fut épouvanté de nouveau par le mouvement d'un des
porteurs, qui, à genoux près de la malle, était en train d'en défaire
les attaches compliquées.

«N'y touchez pas! cria Silas. Je n'aurai besoin de rien de ce qu'elle
renferme, pendant mon séjour ici.

--Vous auriez pu la laisser dans le vestibule, alors! grommela le
porteur. Une malle aussi grosse et aussi lourde qu'une cathédrale! Ce
que vous avez dedans, je ne peux l'imaginer. Si tout est de l'argent,
vous êtes plus riche que moi.

--De l'argent? répéta Silas très troublé. Qu'entendez-vous par de
l'argent? Je n'ai pas d'argent et vous parlez comme un sot!

--Très bien, capitaine, répliqua le porteur avec un clignement d'oeil.
Personne n'en veut à ce qui vous appartient. Je suis aussi sûr que la
Banque elle-même, ajouta-t-il; mais, comme la caisse est lourde, je
boirais volontiers quelque chose à la santé de Votre Seigneurie.»

Silas lui présenta deux napoléons, non sans exprimer son regret de
l'embarrasser de monnaie étrangère. Et l'homme, grognant encore plus
fort, et portant ses regards, avec mépris, de l'argent qu'il faisait
sauter dans sa main, à la malle monumentale, puis encore de la malle à
l'argent, finit par consentir à s'en aller.

Depuis tantôt deux jours, le cadavre était emballé dans la caisse de
Silas; à peine fut-il seul que l'infortuné Américain approcha son nez de
toutes les fentes et de toutes ouvertures, avec l'attention la plus
angoissée. Mais le temps était froid et la malle réussissait encore à
cacher son abominable secret.

Il prit une chaise et médita, la tête ensevelie entre ses mains. À moins
qu'il ne fût promptement délivré, toute illusion était impossible, sa
perte paraissait certaine. Seul dans une ville étrangère, sans amis ni
complices, si la recommandation du docteur lui manquait, il n'avait plus
de ressource.

Pathétiquement, il repassa dans son esprit ses ambitieux desseins pour
l'avenir; il ne deviendrait plus le héros, l'homme célèbre de sa ville
natale, Bangor (Maine), il ne monterait plus, ainsi qu'il l'avait
amoureusement rêvé, de charge en charge et d'honneurs en honneurs. Il
pouvait aussi bien abandonner tout de suite l'espoir d'être élu
président des États-Unis et de laisser derrière lui une statue, dans le
plus mauvais style possible, pour orner le Capitole à Washington. Quelle
destinée que celle de cet Américain enchaîné à un Anglais mort et plié
en deux au fond d'une malle de Saratoga! S'il ne réussissait pas à se
débarrasser de ce cadavre importun, c'en était fait. Il n'y avait plus
la plus petite place pour lui dans les annales des gloires nationales!

Je n'oserais pas répéter ses imprécations contre le docteur, l'homme
assassiné, Mme Zéphyrine, les porteurs de l'hôtel, les serviteurs du
prince, en un mot, contre tous ceux qui avaient été mêlés, même de la
façon la plus lointaine, à son horrible infortune.

Vers sept heures, il s'échappa et descendit dîner; mais la salle du
restaurant le glaça d'effroi; les yeux des autres dîneurs semblaient
s'arrêter sur lui avec méfiance et son esprit demeurait obstinément
là-haut, près de la malle. Lorsque le garçon vint lui présenter du
fromage, ses nerfs étaient tellement excités, qu'il sauta en l'air et
renversa le reste d'une pinte d'ale sur la nappe.

Le garçon lui proposa de le conduire au fumoir; quoiqu'il eût préféré de
beaucoup retourner tout de suite auprès de son dangereux trésor, il
n'eut pas le courage de refuser et se laissa conduire dans un sous-sol
sans jour, éclairé au gaz, qui servait, et sert peut-être encore, de
café à l'hôtel Craven.

Deux hommes jouaient tristement au billard; assistés par un marqueur
hâve et phtisique; un moment Silas crut qu'ils étaient les seuls
occupants de la salle. Mais, au second coup d'oeil, son regard tomba sur
un individu qui, dans un coin, fumait, les yeux baissés, de l'air le
plus modeste et le plus respectable. Il se souvint d'avoir déjà
rencontré cette figure; malgré le changement complet de costume, il
reconnut l'homme qu'il avait trouvé assis sur la borne de Box-Court et
qui avait aidé à transporter sa malle. Aussitôt l'Américain se retourna
et, se mettant à courir, ne s'arrêta que lorsqu'il se fut enfermé et
verrouillé dans sa chambre.

Là, pendant toute la nuit, en proie aux plus terribles imaginations, il
veilla auprès de la caisse fatale remplie de chair morte. L'allusion du
porteur à sa malle pleine d'or le tenait en émoi, et la présence dans le
fumoir, sous un déguisement évident, de l'homme de Box-Court, lui
prouvait qu'il était, une fois de plus, le centre de ténébreuses
machinations.

Minuit était déjà sonné depuis quelque temps quand Silas, poussé par le
soupçon, ouvrit la porte de sa chambre et regarda dans le corridor
faiblement éclairé par un seul bec de gaz. À quelque distance, il
aperçut un garçon d'hôtel, endormi sur le plancher. Il s'approcha
furtivement, à pas de loup, et se pencha sur le dormeur; celui-ci était
couché de côté, son bras droit relevé lui cachant la figure. Tout à
coup, il déplaça ce bras et ouvrit les yeux; Silas se trouva de nouveau
face à face avec l'espion de Box-Court.

«Bonsoir, monsieur», dit l'homme d'un ton de bonne humeur.

Mais Silas était trop profondément impressionné pour trouver une réponse
et il regagna sa chambre silencieusement.

Vers le matin, épuisé par la peur, il s'endormit dans son fauteuil et
tomba, la tête en avant, sur la malle. En dépit d'une position aussi
contrainte et d'un si hideux oreiller, son sommeil fut long et profond;
il ne fut réveillé qu'à une heure tardive par un coup violent frappé à
sa porte.

Se hâtant d'ouvrir, il vit un domestique qui attendait.

«C'est Monsieur qui est allé hier à Box-Court?» demanda celui-ci.

Silas, avec un frisson, reconnut qu'il y était allé.

«Alors, cette lettre est pour vous», ajouta le domestique, lui
présentant une enveloppe cachetée.

Silas la déchira précipitamment et y trouva ce mot: «Midi.»

Il fut exact à l'heure dite; la malle fut portée devant lui par
plusieurs vigoureux gaillards et on l'introduisit dans une chambre, où
un homme se chauffait, assis devant le feu, le dos tourné à la porte. Le
bruit de tant de monde, entrant et sortant, et le grincement de la malle
quand on la déposa sur le plancher, ne réussirent pas à attirer
l'attention de celui-ci; Silas attendit debout, dans une véritable
agonie, qu'il daignât s'apercevoir de sa présence.

Cinq minutes peut-être s'écoulèrent, avant que se retournât lentement le
prince Florizel de Bohême.

«Ainsi monsieur, dit-il, en interpellant Scuddamore avec la plus grande
sévérité, c'est de cette manière que vous abusez de ma complaisance!
Vous vous joignez à des personnes de qualité, dans le seul but
d'échapper aux conséquences de vos crimes; je puis facilement comprendre
votre embarras, lorsque je vous adressai la parole hier.

--Je jure, s'écria Silas, que je suis innocent de tout, si ce n'est de
mon infortune!»

Là-dessus, d'une voix entrecoupée, avec la plus parfaite ingénuité, il
raconta au prince toute l'histoire de ses malheurs.

«Je vois que j'ai été induit en erreur, dit Florizel lorsqu'il eut
écouté jusqu'au bout. Vous n'êtes qu'une victime et puisque je ne suis
pas forcé de punir, vous pouvez être sûr que je ferai mes efforts pour
vous aider. Maintenant, continua-t-il, à l'oeuvre! Ouvrez immédiatement
votre caisse et laissez-moi voir ce qu'elle contient.»

Silas changea de couleur et gémit tout bas:

«J'ose à peine....

--Quoi, répliqua le prince, ne l'avez-vous pas déjà regardé? Ceci est
une espèce de sensiblerie à laquelle il faut résister, monsieur. La vue
d'un malade que l'on peut secourir doit nous émouvoir plus fortement que
celle d'un mort, auquel on ne peut plus faire ni bien ni mal. Commandez
à vos nerfs.»
                
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