Robert Louis Stevenson

Nouvelles mille et une nuits
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Et, voyant que Silas hésitait de plus belle:

«Je voudrais, cependant, ne pas être obligé de donner un autre nom à ma
requête», ajouta-t-il.

Le jeune Américain se réveilla comme d'un rêve et, avec un frisson
d'horreur, se mit à ouvrir la serrure de sa malle. Le prince se tenait
auprès de lui, le surveillant d'un air calme, les mains derrière le dos.
Le corps était complètement raidi et il fallut à Silas un grand effort,
à la fois physique et moral, pour le déloger de sa position et découvrir
le visage.

Aussitôt Florizel recula, en jetant une exclamation de douloureuse
surprise.

«Hélas! s'écria-t-il, vous ne savez pas quel présent cruel vous
m'apportez. Ceci est un jeune homme de ma propre suite, le frère de mon
plus fidèle ami; et c'est dans une affaire relevant de mon service qu'il
a péri par les mains de malfaiteurs infâmes. Pauvre Geraldine,
continua-t-il, comme s'il se fût parlé à lui-même, dans quels termes
vous apprendrai-je le sort de votre frère? Comment pourrai-je m'excuser
à vos yeux et aux yeux de Dieu des projets présomptueux qui l'ont mené à
cette mort sanglante et prématurée? Ah Florizel! Florizel! quand
apprendrez-vous la prudence qu'il faut dans cette vie mortelle? quand ne
serez-vous plus ébloui par le fantôme de puissance qui est à votre
disposition? La puissance! cria-t-il; qui donc est plus impuissant que
moi? Je regarde ce jeune homme que j'ai sacrifié, oui, sacrifié, Mr.
Scuddamore, et je sens combien c'est peu de chose que d'être prince.»

L'Américain, très ému, essaya de balbutier quelques paroles de
consolation et fondit en larmes. Florizel, touché de sa bonne intention
évidente, se rapprocha et lui prit la main.

«Calmez-vous, dit-il. Nous avons tous deux beaucoup à apprendre, et tous
deux nous deviendrons, je gage, meilleurs par suite de notre entrevue
d'aujourd'hui.»

Silas remercia silencieusement d'un regard affectueux.

«Écrivez-moi l'adresse du docteur Noël sur ce morceau de papier,
continua le prince. Et laissez-moi vous recommander d'éviter la société
de cet homme dangereux, lorsque vous serez de retour à Paris. Dans cette
affaire, cependant, il a, je crois, agi d'après une inspiration
généreuse; s'il eût été complice de la mort du jeune Geraldine, il
n'aurait jamais expédié son cadavre à l'assassin lui-même.

--À l'assassin lui-même! répéta Silas stupéfait.

--C'est ainsi, reprit le prince. Cette lettre, que la volonté de Dieu a
si étrangement fait tomber entre mes mains, était adressée à un homme
qui n'est autre que le criminel en personne, l'infâme président du
_Suicide Club_. Ne cherchez pas à pénétrer plus profondément dans ces
périlleux labyrinthes, contentez-vous d'avoir miraculeusement échappé et
quittez cette maison sans perdre une minute. J'ai des affaires
pressantes, je dois m'occuper tout de suite de cette pauvre dépouille,
qui, il y a si peu de temps encore, était le corps bien vivant d'un beau
et noble jeune homme.»

Silas prit congé du prince Florizel avec gratitude et déférence; mais,
poussé par sa curiosité ordinaire, il s'attarda dans Box-Court, jusqu'à
ce qu'il l'eût vu s'éloigner en équipage, se rendant chez le colonel
Henderson, de la police. Républicain comme il l'était, ce fut avec un
sentiment presque de dévotion que le jeune Américain ôta son chapeau
pendant que la voiture disparaissait. Et, le soir même, il prit le train
pour retourner à Paris.

Voilà (fait observer mon auteur arabe) la fin de l'_Histoire d'un
médecin et d'une malle_. Passant sous silence quelques réflexions sur la
toute puissante intervention de la Providence, très convenables dans
l'original, mais peu appropriées à notre goût d'Occident, j'ajouterai
que Mr. Scuddamore a déjà commencé à monter les degrés de la renommée
politique, et que, d'après les dernières nouvelles, il était shérif de
sa ville natale.




L'AVENTURE DES CABS


Le lieutenant Brackenbury Rich s'était singulièrement distingué aux
Indes, dans une guerre de montagnes; il avait, de sa propre main, fait
un chef prisonnier. Sa bravoure était universellement reconnue; aussi,
quand, affaibli par un affreux coup de sabre et par la fièvre des
jungles, il revint en Angleterre, la société se montra-t-elle disposée à
le fêter comme une célébrité au moins de second ordre. Mais la marque
distinctive du caractère de Brackenbury Rich était une sincère modestie;
si les aventures lui étaient chères, il se souciait fort peu des
compliments; il alla donc attendre tantôt sur le continent, dans des
villes d'eaux, tantôt à Alger, que le bruit de ses exploits se fût
éteint. L'oubli vient toujours vite en pareil cas et, dès le
commencement de la saison, un homme sage put rentrer à Londres
incognito. Comme il n'avait que des parents éloignés, demeurant tous en
province, ce fut presque à la façon d'un étranger qu'il s'installa dans
la capitale du pays pour lequel il avait versé son sang.

Le lendemain de son arrivée, il dîna seul au cercle militaire, donna des
poignées de main à quelques vieux camarades et reçut leurs chaleureuses
félicitations, mais tous avaient des engagements d'un genre ou d'un
autre, et il fut bientôt laissé complètement à lui-même. Brackenbury
était en tenue du soir, ayant formé le projet d'aller au théâtre: il ne
savait cependant de quel côté diriger ses pas. La grande ville lui était
peu familière; il avait passé d'un collège de province à l'école
militaire et, de là, était parti directement pour l'Orient. Du reste,
les hasards d'un nouveau genre ne l'effrayaient pas; il se promettait
nombre de jouissances variées dans l'exploration de ce monde inconnu.

Il se dirigea donc, en balançant sa canne, vers la partie ouest de
Londres. La soirée était tiède, déjà sombre, et, de temps en temps, la
pluie menaçait. Cette multitude de figures, se succédant à la lumière du
gaz, excitait l'imagination du lieutenant, il lui semblait qu'il
pourrait marcher éternellement dans cette atmosphère troublante et
environné par le mystère de quatre millions d'existences. Regardant les
maisons, il se demanda ce qui se déroulait derrière ces fenêtres
vivement éclairées; il examinait chaque passant et les voyait tous
tendre vers un but quelconque, soit criminel, soit généreux, qu'il eût
voulu deviner.

«On parle de la guerre, pensa-t-il, mais ceci est le grand champ de
bataille de l'humanité.»

Et alors il s'étonna d'avoir marché si longtemps déjà sur une scène
aussi compliquée, sans rencontrer l'ombre d'une aventure pour son propre
compte.

«Tout vient à son heure, se dit-il enfin. Je serai forcément entraîné
dans le tourbillon, avant peu.»

La nuit était assez avancée, lorsqu'une grosse averse très froide, tomba
soudain. Brackenbury s'arrêta sous quelques arbres et, pendant qu'il
cherchait à se garantir, il aperçut le cocher d'un de ces fiacres qu'on
appelle hansom-cabs, lui faisant signe qu'il était libre. L'offre
tombait à propos; il leva sa canne pour toute réponse et eut vite fait
de se mettre à l'abri.

«Où faut-il aller, monsieur? demanda le cocher.

--Où vous voudrez», répondit Brackenbury.

Immédiatement, à une allure vertigineuse, le cab partit à travers la
pluie et un dédale de villas. Chaque villa, avec son jardin en façade,
était tellement semblable à l'autre, il était si difficile de distinguer
les rues désertes et faiblement éclairées, les places, les tournants par
lesquels le cab précipitait sa course, que Brackenbury perdit bientôt
toute idée de la direction qu'il suivait. Un instant il lui sembla que
le cocher s'amusait à le faire tourner dans un même quartier; mais non,
l'homme avait un but; il se hâtait vers un endroit déterminé, comme si
quelque affaire pressante l'eut attendu. Brackenbury, étonné de son
habileté à se reconnaître au milieu d'un tel labyrinthe, un peu inquiet
aussi, se demandait la raison de cette extraordinaire vitesse. Il avait
entendu raconter des histoires sinistres d'étrangers, auxquels il était
arrivé malheur dans Londres. Son conducteur faisait-il partie de quelque
association sanguinaire? Et lui-même était-il entraîné vers une mort
violente?

Ce soupçon s'était à peine présenté à son esprit que le cab tourna un
angle et s'arrêta net sur une large avenue, devant la grille de certaine
villa brillamment illuminée. Un autre fiacre s'éloignait à l'instant, et
Brackenbury put voir un gentleman, reçu à la porte d'entrée par
plusieurs laquais en livrée. Il s'étonna que le cocher se fût justement
arrêté devant une maison où il y avait réception, mais il ne douta pas
que ce ne fût par suite d'un accident et continua de fumer
tranquillement jusqu'à ce qu'il entendît le vasistas se relever
au-dessus de sa tête:

«Nous voici arrivés, monsieur.

--Arrivés? répéta Brackenbury, arrivés où?

--Vous m'avez dit de vous conduire où il me plairait, répondit le cocher
en riant, et nous y voici.»

Brackenbury fut frappé du ton singulièrement doux et poli de cet homme
d'une classe inférieure; il se rappela la vitesse avec laquelle il avait
été mené et remarqua que le cab était plus élégant que la majorité des
voitures publiques.

«Il faut que je vous demande une petite explication, dit-il.
Comptez-vous me mettre dehors par cette pluie? Mon brave, je pense que
c'est à moi que le choix appartient.

--Certainement, le choix vous appartient, répondit le cocher; mais,
quand j'aurai tout dit, je crois savoir de quelle façon se décidera un
gentleman de votre sorte. Il y a là une réunion de messieurs; je ne sais
si le propriétaire est un étranger qui n'a dans Londres aucunes
connaissances, ou si c'est simplement un original, mais, ce qu'il y a de
certain, c'est que j'ai été loué, pour lui amener, aussi nombreux que
possible, des messieurs seuls, en tenue de soirée, et de préférence des
officiers de l'armée. Vous n'avez qu'à entrer et à dire que Mr. Morris
vous a invité.

--Êtes-vous ce Mr. Morris? demanda le lieutenant.

--Oh non! répondit le cocher. Mr. Morris est le maître de la maison.

--Ce n'est pas une manière banale de rassembler des convives, dit
Brackenbury; mais un homme excentrique peut fort bien se passer cette
fantaisie sans aucune mauvaise intention. Supposez que je refuse
l'invitation de Mr. Morris, qu'arrivera-t-il alors?

--Mes ordres sont de vous ramener là où je vous ai pris, monsieur, et de
continuer à chercher d'autres voyageurs jusqu'à minuit:--Ceux qui ne
sont pas tentés par une telle partie de plaisir, a dit Mr. Morris, ne
sont pas les hôtes qu'il me faut.»

Ces paroles décidèrent le lieutenant.

«Après tout, se dit-il, en mettant pied à terre, je n'ai pas attendu
longtemps mon aventure.»

Il avait à peine touché le trottoir et il était encore en train de
chercher de l'argent dans sa poche quand le cab fit demi-tour et,
reprenant le chemin par lequel il était venu, s'éloigna à la même allure
de casse-cou. Brackenbury appela le cocher, qui n'y fit aucune attention
et continua de filer; mais le son de sa voix fut entendu de la maison;
de nouveau la porte s'ouvrit, projetant un flot de lumière sur le
jardin, et un domestique accourut, tenant un parapluie.

«Le cab a été payé», fit observer cet homme d'un ton obséquieux.

Après quoi il se mit à escorter Brackenbury le long de l'allée et sur
les marches du perron.

Dans le vestibule, plusieurs autres laquais le débarrassèrent de son
chapeau, de sa canne et de son pardessus, lui remirent un carton portant
un numéro, et très poliment le firent monter par un escalier orné de
fleurs tropicales, jusqu'à la porte d'un appartement au premier étage.
Là, un majestueux maître d'hôtel, lui demanda son nom puis, annonçant le
lieutenant Brackenbury Rich, le fit entrer dans le salon, où un jeune
homme, grand, mince et singulièrement beau, l'accueillit d'un air noble
et affable tout à la fois.

Des centaines de bougies éclairaient cette pièce, qui, ainsi que
l'escalier, était parfumée de plantes rares et superbes, en pleine
floraison. Dans un coin, une table s'offrait, chargée de viandes
appétissantes. Plusieurs domestiques passaient des fruits et des coupes
de champagne. Il y avait dans le salon à peu près seize personnes, rien
que des hommes, dont un petit nombre seulement avaient dépassé la
première jeunesse; presque tous avaient l'air hardi et intelligent. Ils
étaient divisés en deux groupes, le premier devant une roulette, l'autre
entourant une table de baccarat.

«Je comprends, pensa Brackenbury. Je suis dans une maison de jeu
clandestine et le cocher était un racoleur.»

Son regard, ayant embrassé tous les détails qui motivaient cette
conclusion, se reporta sur l'hôte qui l'avait reçu avec tant de bonne
grâce et qui le tenait encore par la main. L'élégance naturelle de ses
manières, la distinction, l'amabilité qui se lisaient sur ses traits, ne
convenaient pas pourtant au propriétaire d'un tripot, son langage
semblait indiquer un homme bien né. Brackenbury ressentit une sympathie
instinctive pour son amphitryon, bien qu'il se blâmât lui-même de cette
faiblesse.

«J'ai entendu parler de vous, lieutenant Rich, dit Mr. Morris en
baissant la voix, et, croyez-moi, je suis charmé de vous connaître.
Votre apparence est bien d'accord avec la réputation qui vous a précédé:
on sait votre belle conduite dans l'Inde, et, si vous consentez à
oublier l'irrégularité de votre présentation, je regarderai non
seulement comme un honneur de vous avoir chez moi, mais encore j'en
éprouverai un très sincère plaisir. L'homme qui ne fait qu'une bouchée
d'une troupe de cavaliers barbares, ajouta-t-il en riant, ne doit pas
être scandalisé par une infraction, même sérieuse, à l'étiquette.»

Il le mena vers le buffet et insista pour lui faire prendre quelques
rafraîchissements.

«Ma parole, pensa le lieutenant, voilà l'un des plus charmants
compagnons que j'aie rencontré jamais, et, je n'en doute pas, l'une des
plus agréables sociétés de Londres.»

Il but un peu de vin de Champagne qu'il trouva excellent, et, remarquant
que plusieurs personnes étaient en train de fumer, alluma un manille,
avant de se diriger vers la table de roulette, où il risqua son enjeu.
Ce fut alors qu'il s'aperçut que tous les invités étaient soumis à un
examen très serré. Mr. Morris allait de-ci de-là, occupé en apparence de
ses devoirs d'hospitalité, mais, cependant, il jetait tout autour de lui
des regards scrutateurs. Personne n'échappait à son oeil perçant; il
observait la tenue de ceux qui perdaient de grosses sommes, il évaluait
le montant des mises, il écoutait les conversations; en un mot il
semblait guetter le moindre indice de caractère et en prendre note.
Brackenbury sentit renaître ses soupçons. Était-il vraiment dans une
maison de jeu? Que signifiait cette enquête? Il épia Mr. Morris dans
tous ses mouvements, et, quoique celui-ci eût un sourire toujours prêt,
il crut distinguer, sous ce masque, une expression soucieuse et
préoccupée. Tous, autour de lui, riaient, causaient et faisaient leurs
jeux; mais les invités n'inspiraient plus aucun intérêt à Brackenbury.

«Ce Morris, se dit-il, n'est pas ici pour s'amuser. Il poursuit quelque
dessein profond; pourvu qu'il me soit donné de le découvrir!»

De temps en temps, Mr. Morris entraînait à l'écart un des visiteurs; et,
après un bref colloque dans l'antichambre, il revenait seul, l'autre ne
reparaissait plus.... Ce manège, plusieurs fois répété, excita au plus
haut degré la curiosité de Brackenbury. Il résolut d'aller immédiatement
au fond de ce petit mystère, et, sortant d'un air de flânerie dans
l'antichambre, découvrit une embrasure de fenêtre très profonde, cachée
par des rideaux d'un vert à la mode. Là, il se dissimula à la hâte; il
n'eut pas à attendre longtemps: un bruit de pas et de voix se
rapprochait, venant du salon principal. Regardant entre les rideaux, il
vit Mr. Morris qui escortait un personnage épais et coloré, ayant un peu
la mine d'un commis voyageur et que Brackenbury avait déjà remarqué à
cause de son air commun. Tous deux s'arrêtèrent juste devant la fenêtre,
de sorte que celui qui écoutait ne perdit pas un mot du discours
suivant:

«Je vous demande mille pardons, disait Mr. Morris; avec une exquise
politesse, vous me voyez fort embarrassé; mais dans une grande ville
comme Londres, des erreurs surviennent continuellement, et le mieux est
d'y remédier au plus vite. Je ne vous le cacherai donc pas, monsieur: je
crains que vous ne vous soyez trompé et que vous n'ayez honoré ma
modeste demeure par mégarde; car, pour parler net, je ne puis nullement
me rappeler votre figure. Laissez-moi vous poser la question sans
circonlocutions inutiles, un mot suffira:--Chez qui pensez-vous être?

--Chez Mr. Morris, balbutia l'autre, en manifestant la prodigieuse
confusion qui s'était visiblement emparée de lui pendant les dernières
minutes.

--John ou James Morris? demanda le maître de la maison.

--Je ne puis réellement le dire, repartit le malheureux invité; je ne
suis pas en relations personnelles avec ce gentleman, pas plus que je ne
le suis avec vous-même.

--Je comprends, dit Mr. Morris; il y a quelqu'un du même nom dans le bas
de la rue et sans doute le policeman pourra vous indiquer son adresse.
Croyez que je me félicite du malentendu qui m'a pendant quelques
instants procuré le plaisir de votre compagnie, et laissez-moi vous
exprimer l'espoir que nous nous rencontrerons de nouveau d'une manière
plus régulière. D'ici là, je ne voudrais, pour rien au monde, vous
retenir plus longtemps loin de vos amis. John, ajouta-t-il en élevant la
voix, voulez-vous aider monsieur à retrouver son pardessus?»

Et, d'un air aimable, Mr. Morris accompagna son hôte jusqu'à la porte de
l'antichambre, où il le laissa aux soins du maître d'hôtel. Comme il
passait devant la fenêtre, en retournant dans le salon, Brackenbury put
l'entendre pousser un profond soupir, comme si son esprit était chargé
d'une grande anxiété et ses nerfs déjà lassés par la tâche qu'il
poursuivait.

Pendant près d'une heure, les cabs continuèrent à arriver avec une telle
fréquence, que Mr. Morris eut à recevoir un nouvel hôte pour chacun des
anciens qu'il renvoyait, de sorte que le nombre des joueurs resta
toujours à peu près le même. Mais au bout de ce temps, les arrivées
s'espacèrent de plus en plus, pour cesser enfin tout à fait, tandis que
les éliminations continuaient tout aussi activement. Le salon commença
donc à se vider; le baccarat cessa, faute de banquier; plus d'un invité
prit de lui-même congé, sans qu'on essayât de le retenir; en même temps
Mr. Morris redoublait d'attentions empressées auprès de ceux qui
demeuraient encore. Il allait de groupe en groupe et de l'un à l'autre,
prodiguant les regards sympathiques et les paroles gracieuses; il était
moins hôte qu'hôtesse, pour ainsi dire, car il y avait, dans sa manière
d'être, une sorte de coquetterie, de condescendance féminine qui prenait
le coeur de tous.

Comme l'assemblée se réduisait de plus en plus, le lieutenant Rich, en
quête d'un peu d'air, sortit du salon et alla jusque dans le vestibule;
mais il n'en eut pas plus tôt franchi le seuil, qu'il fut subitement
arrêté par une découverte fort extraordinaire. Les plantes fleuries
avaient disparu de l'escalier; trois grands fourgons de mobilier
stationnaient devant la porte du jardin; les domestiques étaient occupés
à déménager la maison de tous les côtés; même quelques-uns d'entre eux
avaient déjà quitté leur livrée et se préparaient à s'en aller. C'était
comme la fin d'un bal à la campagne, où tout a été fourni en location.
Certes Brackenbury avait lieu de réfléchir. D'abord les invités, qui, en
somme, n'étaient pas réellement des invités, avaient été renvoyés; et
maintenant les serviteurs, qui évidemment n'étaient pas de vrais
serviteurs, se dispersaient en toute hâte.

«N'était-ce donc qu'un rêve? se demanda-t-il, une fantasmagorie qui doit
s'évanouir avant le jour?»

Saisissant une occasion favorable, Brackenbury gagna l'escalier et monta
jusqu'aux étages supérieurs de la maison. C'était bien comme il l'avait
pressenti. Il courut de chambre en chambre et ne vit pas le moindre
meuble, pas même un tableau accroché aux murs. Bien que les peintures
fussent fraîches et les papiers nouvellement posés, la maison était non
seulement inhabitée pour l'instant, mais n'avait certainement jamais été
habitée du tout. Le jeune officier se rappela avec étonnement l'air
élégant, confortable et hospitalier qu'elle affectait lors de son
arrivée. Ce n'était qu'à force de prodigieuses dépenses que l'imposture
avait pu être organisée sur une si grande échelle.

Qui donc était Mr. Morris? Quel était son but pour jouer ainsi, pendant
une nuit, le rôle d'un maître de maison dans ce coin reculé de Londres?
Et pourquoi rassemblait-il ses hôtes au hasard de la rue? Brackenbury se
souvint qu'il avait déjà tardé trop longtemps et se hâta de redescendre.
Pendant son absence, beaucoup de monde était parti, et, en comptant le
lieutenant, il n'y avait plus que cinq personnes dans le salon, tout à
l'heure si rempli. Comme il rentrait, Mr. Morris l'accueillit avec un
sourire et se leva:

«Il est temps maintenant, messieurs, dit-il, de vous expliquer quel
était mon projet en vous enlevant ainsi. J'espère que la soirée ne vous
aura pas paru ennuyeuse; je le confesse toutefois, mon dessein n'était
pas d'amuser vos loisirs, mais de me procurer du secours dans une
circonstance critique. Vous êtes tous des gentlemen, continua-t-il,
votre apparence le prouve suffisamment et je ne demande pas de meilleure
garantie. Donc, je le dis sans aucun détour, je viens vous demander de
me rendre un service à la fois dangereux et délicat; dangereux, car vous
y risquerez votre vie; délicat, parce qu'il me faut exiger de vous la
plus absolue discrétion sur tout ce qu'il vous arrivera de voir et
d'entendre. De la part de quelqu'un qui vous est absolument étranger, la
requête est presque ridiculement extravagante, je le sens; si l'un
d'entre vous recule devant une périlleuse confidence et un acte de
dévouement digne de Don Quichotte, je suis donc prêt à lui tendre la
main avec toute la sincérité possible, en lui souhaitant une bonne nuit,
à la garde de Dieu.»

Un homme très grand et très brun, au dos voûté, répondit immédiatement à
cet appel.

«J'approuve votre franchise, monsieur, et pour ma part, je m'en vais. Je
ne fais pas de réflexions, mais je ne puis nier que vous ne m'inspiriez
quelque méfiance. Je m'en vais, je le répète, et peut-être
trouverez-vous que je n'ai aucun droit d'ajouter des paroles à l'exemple
que je donne.

--Au contraire, répliqua Mr. Morris; je vous remercie de ce que vous
dites. Il serait impossible d'exagérer la gravité de mon dessein.

--Eh bien, messieurs, qu'en pensez-vous? reprit l'homme brun en
s'adressant aux autres. Nous avons mené assez loin cette fredaine
nocturne. Rentrerons-nous au logis, paisiblement et tous ensemble? Vous
approuverez ma proposition demain matin, quand, sans peur et sans
reproche, vous reverrez le soleil.»

Celui qui parlait prononça ces derniers mots avec une intonation qui
ajoutait à leur force, et sa figure portait une singulière expression de
gravité. Un des assistants se leva précipitamment et, d'un air alarmé,
se prépara aussitôt à prendre congé. Deux seulement restèrent fermes à
leur place: Brackenbury et un vieux major de cavalerie au nez rubicond;
ces deux derniers gardaient une attitude nonchalante, et, sauf un regard
d'intelligence rapidement échangé entre eux, semblaient absolument
étrangers à la discussion qui venait de finir.

Mr. Morris conduisit les déserteurs jusqu'à la porte, qu'il ferma sur
leurs talons; puis il se retourna en laissant voir une expression de
soulagement. S'adressant aux deux officiers:

«J'ai choisi mes hommes comme le Josué de la Bible, dit-il, et je crois
maintenant avoir l'élite de Londres. Votre physionomie séduisit mes
cochers; elle me plut encore davantage; j'ai surveillé votre conduite au
milieu d'une étrange société et dans les circonstances les plus
singulières; j'ai remarqué comment vous jouiez et de quelle façon vous
supportiez vos pertes; enfin, tout à l'heure, je vous ai mis à l'épreuve
d'une annonce stupéfiante et vous l'avez reçue comme une invitation à
dîner. Ce n'est pas pour rien, ajouta-t-il, que j'ai été pendant des
années le compagnon et l'élève du prince le plus courageux et le plus
sage de toute l'Europe.

--À l'affaire de Bunderchang, fit observer le major, je demandai douze
volontaires, et, répondant à mon appel, tous les troupiers sortirent du
rang. Mais une société de joueurs n'est pas la même chose qu'un régiment
sous le feu. Vous pouvez vous féliciter, je suppose, d'en avoir trouvé
deux, et deux qui ne vous manqueront pas à l'assaut. Quant aux animaux
qui viennent de se sauver, je les place parmi les chiens les plus piteux
que j'aie jamais rencontrés. Lieutenant Rich, ajouta-t-il, s'adressant à
Brackenbury, j'ai beaucoup entendu parler de vous en ces derniers temps,
et je ne doute pas que vous ne connaissiez également mon nom. Je suis le
major O'Rooke.»

Et le vétéran tendit sa main, qui était rouge et tremblante, au jeune
lieutenant.

«Qui ne le connaît? répondit Brackenbury.

--Lorsque cette petite affaire sera réglée, dit Mr. Morris, vous jugerez
que je vous ai suffisamment récompensés; car à aucun de vous deux je
n'aurais pu rendre un service plus précieux que de lui faire faire la
connaissance de l'autre.

--Et maintenant, demanda le major O'Rooke, s'agit-il d'un duel?

--C'est un duel d'une certaine sorte, répondit Mr. Morris, un duel avec
des ennemis inconnus et dangereux et, je le crains, un duel à mort. Je
dois vous prier, continua-t-il, de ne plus m'appeler Morris; nommez-moi,
s'il vous plaît, Hammersmith. Pour ce qui est de mon vrai nom et de
celui d'une personne à qui j'espère vous présenter avant peu, vous me
ferez plaisir en ne les demandant pas et en ne cherchant pas à les
découvrir vous-mêmes. Il y a trois jours, celui dont je vous parle
disparut soudain de chez lui, et jusqu'à ce matin je n'ai pas reçu le
moindre renseignement sur son compte. Vous imaginerez mon inquiétude,
quand je vous aurai dit qu'il est engagé dans une oeuvre de justice
privée. Lié par un malheureux serment, trop légèrement prononcé, il
croit nécessaire de purger la terre du dernier des misérables, traître,
meurtrier, etc..., sans le secours de la loi. Déjà deux de nos amis
(l'un d'eux mon propre frère) ont péri dans cette entreprise. Lui-même,
ou je me trompe fort,--est pris dans les mêmes trames fatales. Mais du
moins il vit encore, il espère toujours, comme le prouve suffisamment ce
billet.»

Là-dessus, l'homme qui parlait ainsi et qui n'était autre que le colonel
Geraldine, montra une lettre conçue en ces termes:

«Major Hammersmith,--Mercredi, à trois heures du matin, vous serez
introduit par la petite porte dans le jardin de Rochester-House,
Regent's Park, par un homme qui est entièrement à ma dévotion. Je vous
prie de ne pas me faire attendre, fût-ce une seconde. Apportez, s'il
vous plaît, ma boîte d'épées, et, si vous pouvez les trouver, amenez un
ou deux hommes d'honneur et d'une discrétion absolue, à qui ma personne
soit inconnue. Mon nom ne doit pas paraître dans cette affaire.
                                          T. GODALL.»

--Ne fût-ce que du droit que lui donne son caractère, mon ami est de
ceux dont la volonté s'impose, poursuivit le colonel Geraldine; inutile
de vous dire, par conséquent, que je n'ai même pas visité les alentours
de Rochester-House et que je suis comme vous dans des ténèbres absolues,
touchant la nature de ce dilemme. Aussitôt que j'eus reçu ces ordres, je
me rendis chez un entrepreneur de locations; en quelques heures la
maison dans laquelle nous sommes, eut pris un air de fête. Mon plan
était au moins original et je suis loin de le regretter, puisqu'il m'a
valu les services du major O'Rooke et du lieutenant Brackenbury Rich.
Mais les habitants de cette rue auront un étrange réveil. Ils trouveront
demain matin, déserte et à vendre, la maison qui cette nuit était pleine
de lumières et de monde. C'est ainsi, reprit le colonel, que les
affaires les plus graves ont un côté plaisant.

--Et, permettez-moi d'ajouter, une heureuse issue, fit observer
Brackenbury.»

Le colonel consulta sa montre.

«Il est maintenant près de deux heures, dit-il; nous avons une heure
devant nous, et un cab bien attelé est à la porte. Puis-je compter sur
votre aide, messieurs?

--De toute ma vie, déjà longue, répondit le major O'Rooke, je n'ai
jamais reculé devant quoi que ce fût, ni seulement refusé une gageure.»

Brackenbury se déclara prêt, dans les termes les plus corrects, et après
qu'ils eurent bu un verre ou deux de champagne, le colonel leur remit à
chacun un revolver chargé. Tous trois montèrent ensuite dans le cab et
partirent pour l'endroit en question.

Rochester-House était une magnifique résidence sur les bords du canal;
la vaste étendue des jardins l'isolait d'une façon exceptionnelle de
tout ennui de voisinage; on eût dit le Parc aux Cerfs de quelque grand
seigneur ou de quelque millionnaire. Autant qu'on pouvait en juger de la
rue, aucune lumière ne brillait aux fenêtres de la maison, qui avait un
aspect délaissé comme si le maître en eût été depuis longtemps absent.

Le cab fut congédié et les trois compagnons ne tardèrent pas à découvrir
la petite porte, une sorte de poterne plutôt, ouvrant sur un sentier
entre deux murs de jardin. Il s'en fallait encore de dix ou quinze
minutes que l'heure fixée ne sonnât. La pluie tombait lentement et nos
aventuriers, à l'abri sous un grand lierre, parlaient à voix basse de
l'épreuve si proche. Soudain Geraldine leva le doigt pour imposer
silence, et tous trois écoutèrent avec attention. Au milieu du bruit
continu de la pluie, on distinguait de l'autre côté du mur le pas et la
voix de deux hommes. Comme ils approchaient, Brackenbury, dont l'ouïe
était remarquablement fine, put même saisir quelques fragments de leur
conversation.

«La fosse est-elle creusée? demandait l'un.

--Elle l'est, répondit l'autre, derrière la haie de lauriers. Lorsque
notre besogne sera terminée, nous pourrons la recouvrir avec un tas de
bois.»

L'individu qui avait parlé le premier se mit à rire et cette gaieté
parut horrible à ceux qui écoutaient derrière le mur.

«Dans une heure d'ici», reprit-il.

D'après le bruit des pas, il fut évident que les deux interlocuteurs se
séparaient et continuaient leur marche dans une direction opposée.
Presque aussitôt, la porte secrète s'entr'ouvrit avec précaution, une
figure pâle se montra, une main fit signe d'avancer. Dans un silence de
mort les trois hommes suivirent leur guide à travers plusieurs allées de
jardin, jusqu'à l'entrée de la maison du côté des cuisines. Une seule
bougie brûlait dans la vaste cuisine dallée, qui manquait absolument de
tous les ustensiles habituels; et, comme la petite troupe commençait à
monter les étages d'un escalier tournant, des bruits prodigieux, causés
par les rats, témoignèrent plus sûrement encore de l'abandon du logis.

Le guide, qui marchait en avant, avec la lumière, était un vieillard
maigre, très courbé, mais encore agile; il se retournait de temps en
temps, et, par gestes, recommandait le silence, la prudence. Le colonel
Geraldine suivait sur ses talons, la boîte d'épées sous le bras et un
revolver tout prêt dans la main. Le coeur de Brackenbury battait
violemment. Il vit qu'ils arrivaient assez tôt, mais jugea, d'après la
hâte de leur conducteur, que le moment de l'action devait être proche.
Les péripéties de cette aventure étaient si obscures et si menaçantes,
le lieu semblait si bien choisi pour les actions les plus sombres, qu'un
homme, même plus âgé que Brackenbury, eût été excusable de ressentir
quelque émotion, tandis qu'il fermait la marche en montant l'escalier
tournant.

Arrivés en haut, les trois officiers furent introduits dans une petite
pièce éclairée seulement par une lampe fumeuse et un modeste feu. Au
coin de la cheminée était assis un homme, jeune, d'une apparence robuste
mais en même temps élégante et altière. Son attitude et sa physionomie
témoignaient du sang-froid le plus impassible; il fumait tranquillement
un cigare, et, sur une table à portée de sa main était posé un grand
verre contenant quelque boisson gazeuse qui répandait une odeur agréable
dans la chambre.

«Soyez le bienvenu, dit-il en tendant la main au colonel Geraldine; je
savais que je pouvais compter sur votre exactitude.

--Sur mon dévouement, répondit le colonel en s'inclinant.

--Présentez-moi à vos amis», continua le prétendu Godall.

Quand cette cérémonie fut accomplie:

«Je voudrais, messieurs, dit-il, pouvoir vous offrir un programme plus
attrayant. Les affaires sérieuses ne sont point à leur place au début de
relations nouvelles, mais la force des événements l'emporte parfois sur
les conventions du monde. J'espère et je crois que vous me pardonnerez
cette soirée désagréable; pour des hommes de votre sorte il suffit de
savoir qu'ils rendent un service considérable.

--Votre Altesse, dit O'Rooke, me pardonnera ma brusquerie. Je suis
incapable de dissimulation. Depuis quelque temps, je soupçonnais le
major Hammersmith; mais pour M. Godall, il est impossible de se tromper.
Trouver dans Londres deux hommes qui ne connaissent pas le prince
Florizel de Bohême, c'est trop réclamer de la fortune.

--Le prince Florizel!» s'écria Brackenbury stupéfait.

Et avec l'intérêt le plus profond il contempla les traits du célèbre
personnage qui était devant lui.

«Je ne regrette pas la perte de mon incognito, répondit le prince, car
cela me permet de vous remercier avec d'autant plus d'autorité. Vous
eussiez fait, j'en suis sûr, pour Mr. Godall ce que vous ferez pour le
prince de Bohême, mais ce dernier pourra peut-être, en retour, faire
davantage pour vous. J'y gagne donc, ajouta-t-il avec grâce.

L'instant d'après, il entretenait les deux officiers de l'armée des
Indes et des troupes d'indigènes,--prouvant que, sur ce sujet comme sur
tous les autres, il possédait un fonds remarquable d'information avec
les idées les plus justes.

Il y avait quelque chose de si frappant dans l'attitude de cet homme,
impassible à l'heure d'un péril mortel, que Brackenbury se sentit
pénétré d'une admiration respectueuse; il n'était pas moins sensible au
charme de sa parole et à la surprenante amabilité de son accueil. Chaque
intonation, chaque geste, était non seulement noble en lui-même, mais
encore semblait ennoblir l'heureux mortel auquel il s'adressait;
Brackenbury enthousiasmé s'avoua dans son coeur que celui-là était un
souverain pour lequel on eût donné sa vie avec ivresse.

Quelques minutes s'étaient écoulées, quand l'individu qui avait
introduit le trio, et qui depuis lors était resté assis dans un coin, sa
montre à la main, se leva et murmura un mot à l'oreille du prince.

«C'est bien, docteur Noël, répondit celui-ci à haute voix.»--Puis,
s'adressant aux autres: «Vous m'excuserez, messieurs, s'il me faut vous
laisser dans l'obscurité. Le moment approche.»

Le docteur Noël éteignit la lampe. Un jour faible et blafard, précurseur
de l'aurore, effleura les vitres, mais ne suffit pas pour éclairer la
chambre; quand le prince se leva, il était impossible de distinguer ses
traits, ni de deviner la nature de l'émotion qui évidemment
l'étreignait. Il se dirigea vers la porte et se plaça tout contre, dans
une attitude défensive.

«Vous aurez la bonté, dit-il, de garder un silence absolu et de vous
dissimuler dans l'ombre le plus possible.»

Les trois officiers et le médecin se hâtèrent d'obéir, et, pendant dix
minutes à peu près, le seul bruit dans Rochester House fut produit par
les excursions des rats derrière les boiseries. Au bout de ce temps, un
grincement de gonds tournant sur eux-mêmes éclata dans le silence et,
presque aussitôt, ceux qui écoutaient purent entendre un pas lent et
circonspect gravir l'escalier de service. À chaque marche, le nouvel
arrivant semblait s'arrêter et prêter l'oreille; pendant ces longs
intervalles, une angoisse profonde étouffait ceux qui faisaient le guet.
Le docteur Noël, accoutumé cependant aux pires émotions, était tombé
dans une prostration physique qui faisait pitié; sa respiration sifflait
dans ses poumons; ses dents grinçaient l'une contre l'autre, et, lorsque
nerveusement il changea de position, ses jointures craquèrent tout haut.

À la fin, une main se posa sur la porte et le pêne fut soulevé avec un
léger bruit; puis une nouvelle pause eut lieu, pendant laquelle
Brackenbury put voir le prince se ramasser silencieusement sur lui-même,
comme s'il se préparait à quelque effort extraordinaire. Alors la porte
s'ouvrit, laissant entrer un peu plus de la lumière du matin; la
silhouette d'un homme apparut sur le seuil et s'arrêta immobile. Il
était grand et tenait un couteau à la main. Même dans le crépuscule, on
pouvait voir briller les dents de sa mâchoire supérieure, sa bouche
étant ouverte comme celle d'un chien prêt à s'élancer. Il sortait de
l'eau évidemment, car, pendant qu'il se tenait là, des gouttes
continuaient à ruisseler de ses vêtements mouillés et clapotaient sur le
plancher.

Un moment après, il franchit le seuil. Il y eut un bond, un cri étouffé,
une lutte, et, avant que le colonel Geraldine eût trouvé le temps de
voler à son aide, le prince tenait l'homme désarmé et sans défense par
les épaules.

«Docteur, dit-il, veuillez rallumer la lampe.»

Abandonnant alors la garde de son prisonnier à Geraldine et à
Brackenbury, il traversa la pièce et se plaça le dos à la cheminée.
Aussitôt que la lampe brilla de nouveau, tous remarquèrent que les
traits du prince étaient empreints d'une sévérité extraordinaire. Ce
n'était plus Florizel, le gentilhomme insouciant; c'était le prince de
Bohême, justement irrité, et animé d'une résolution implacable; il leva
la tête, et, s'adressant au captif, le président du _Suicide Club_:

«M. le président, dit-il, vous avez tendu votre dernier piège, et vos
pieds se sont pris dedans. Le jour se lève: c'est votre dernier matin. À
l'instant, vous venez de traverser à la nage le Regent's Canal; ce sera
votre dernier bain ici-bas. Votre ancien complice, le docteur Noël, bien
loin de me trahir, vous a livré entre mes mains pour être jugé, et la
tombe que vous aviez creusée pour moi cette après-midi servira, avec la
permission de Dieu, à cacher aux hommes votre juste châtiment.
Agenouillez-vous et priez, monsieur, si vous avez quelque intention de
cette sorte, car votre temps sera court, et Dieu est las de vos
iniquités.»

Le président ne répondit ni par une parole ni par un geste; il
continuait à tenir la tête baissée et à fixer le sol d'un air sombre,
comme s'il avait eu conscience du regard opiniâtre et sans pitié du
prince.

«Messieurs, continua Florizel, reprenant le ton ordinaire de la
conversation, voici un individu qui m'a longtemps échappé, mais
qu'aujourd'hui je tiens, grâce au docteur Noël. Raconter l'histoire de
ses crimes, demanderait plus de temps que nous n'en avons à notre
disposition; si le canal ne contenait rien que le sang de ses victimes,
je crois que le misérable ne serait guère plus sec que vous ne le voyez
en ce moment. Même dans une affaire de cette sorte, je désire conserver
cependant des formalités d'honneur. Mais je vous fais juges, messieurs,
ceci est plutôt une exécution qu'un duel, et laisser à ce coquin le
choix des armes serait pousser trop loin une question d'étiquette. Je ne
puis accepter de perdre la vie dans une telle aventure, continua-t-il en
ouvrant la boîte qui contenait les épées, et comme une balle de pistolet
est trop souvent emportée sur les ailes de la chance, comme l'adresse et
le courage peuvent être vaincus par le tireur le plus ignorant, j'ai
décidé, et je suis sûr que vous approuverez ma détermination, de vider
cette question par l'épée.»

Lorsque Brackenbury et le major O'Rooke, auxquels ces paroles étaient
spécialement adressées, eurent exprimé leur approbation:

«Vite, monsieur, dit le prince à son adversaire, choisissez une lame et
ne me faites pas attendre. J'ai hâte d'en avoir à tout jamais fini avec
vous.»

Pour la première fois, depuis qu'il avait été saisi et désarmé, le
président releva la tête; il était clair qu'il commençait à reprendre
courage.

«L'affaire, demanda-t-il, doit-elle vraiment être décidée par les armes,
entre vous et moi?

--J'ai l'intention de vous faire cet honneur, répondit le prince.

--Allons! s'écria l'autre avec vivacité; en champ loyal, qui sait
comment les choses peuvent tourner? J'ajouterai que j'estime que Votre
Altesse agit bien; si le pire doit m'arriver, je mourrai du moins de la
main du plus galant homme de l'Europe.»

Le président, lâché par ceux qui le retenaient, s'avança vers la table
et, avec un soin minutieux, se mit en mesure de choisir une épée. Il
était fort excité et semblait ne douter nullement qu'il sortirait
victorieux de la lutte. Devant une confiance si absolue, les spectateurs
alarmés conjurèrent le prince Florizel de renoncer à son projet.

«Bah! ce n'est qu'un jeu, répondit-il, et je crois pouvoir vous
promettre, messieurs, qu'il ne durera pas longtemps.»

Le colonel essaya d'intervenir.

«Geraldine, lui dit le prince, m'avez-vous vu jamais faillir à une dette
d'honneur? Je vous dois la mort de cet homme, et vous l'aurez.»

Enfin le président s'était décidé à choisir sa rapière; par un geste qui
ne manquait pas d'une certaine noblesse brutale, il se déclara prêt.
Même à cet odieux scélérat, l'approche du péril et un réel courage
prêtaient je ne sais quelle grandeur.

Le prince prit au hasard une épée.

«Geraldine et le docteur Noël, dit-il, auront l'obligeance de m'attendre
ici. Je désire qu'aucun de mes amis particuliers ne soit impliqué dans
cette affaire. Major O'Rooke, vous êtes un homme rassis et d'une
réputation établie; laissez-moi recommander le président à vos bons
soins. Le lieutenant Rich sera assez aimable pour me prêter ses
services. Un jeune homme ne saurait avoir trop d'expérience en ces
sortes d'affaires.

--Je tâcherai, répondit Brackenbury, d'être à jamais digne de l'honneur
que me fait Votre Altesse.

--Bien, répliqua le prince Florizel; j'espère, moi, vous prouver mon
amitié dans des circonstances plus importantes.»

En prononçant ces mots, il sortit le premier de l'appartement et
descendit l'escalier de service.

Les deux hommes, ainsi laissés à eux-mêmes, ouvrirent la fenêtre et se
penchèrent au dehors, en tendant toutes leurs facultés pour tâcher de
saisir quelque indice des événements tragiques qui allaient se passer.
La pluie avait maintenant cessé de tomber; le jour était presque venu,
les oiseaux gazouillaient dans les bosquets et sur les grands arbres du
jardin.

Le prince et ses compagnons restèrent visibles un moment, tandis qu'ils
suivaient une allée entre deux buissons en fleur; mais, dès le premier
tournant, un groupe d'arbres au feuillage épais s'interposa, et de
nouveau ils disparurent: ce fut tout ce que purent voir le colonel et le
médecin. Le jardin était si vaste, le lieu du duel, évidemment si
éloigné de la maison, que le cliquetis même des épées n'arriva pas à
leurs oreilles.

«Il l'a conduit près de la fosse, dit le docteur Noël, en frissonnant.

--Seigneur! murmura Geraldine, Seigneur, défendez le bon droit!»

Silencieusement, tous deux attendirent l'issue du combat, le docteur
secoué par l'épouvante, le colonel tout baigné d'une sueur d'angoisses.

Un certain, temps s'écoula; le jour était sensiblement plus clair et les
oiseaux chantaient plus gaiement dans le jardin, quand un bruit de pas
ramena les regards des deux hommes vers la porte. Ce furent le prince et
les témoins qui entrèrent.

Dieu avait défendu le bon droit.

«Je suis honteux de mon émotion, dit Florizel; c'est une faiblesse
indigne de mon rang; mais le sentiment de l'existence prolongée de ce
chien d'enfer commençait à me ronger comme une maladie et sa mort m'a
rafraîchi plus qu'une nuit de sommeil. Regardez, Geraldine,
continua-t-il, en jetant son épée à terre, voici le sang de l'homme qui
a tué votre frère. Ce devrait être un spectacle agréable; et
cependant... quel étrange composé nous sommes! Ma vengeance n'est pas
encore vieille de cinq minutes, et déjà je commence à me demander si,
sur ce précaire théâtre de la vie, la vengeance même est réalisable. Le
mal qu'a fait ce monstre, qui peut le défaire? La carrière dans laquelle
il amassa une énorme fortune, car la maison dans laquelle nous nous
trouvons lui appartenait, cette carrière fait maintenant et pour
toujours partie de la destinée de l'humanité. Et je pourrais, jusqu'au
jour du jugement dernier, exercer mon épée, que le frère de Geraldine
n'en serait pas moins mort et qu'un millier d'autres innocents n'en
seraient pas moins déshonorés, perdus! L'existence d'un homme est une si
petite chose à supprimer, une si grande chose à employer! Hélas! y
a-t-il rien dans la vie d'aussi désenchantant que d'atteindre un but?

--La justice de Dieu est satisfaite, interrompit le docteur; voilà ce
que j'ai compris. La leçon, prince, a été cruelle pour moi; et j'attends
mon propre tour, dans une mortelle appréhension.

--Que disais-je donc? s'écria Florizel. J'ai puni, et voici auprès de
nous, l'homme qui peut m'aider à réparer. Ah! docteur, vous et moi nous
avons devant nous des jours nombreux de dur et honorable labeur!
Peut-être avant que nous n'en ayons fini, aurez-vous plus que racheté
vos anciennes fautes.

--Et maintenant, dit le docteur, permettez-moi d'aller enterrer mon plus
vieil ami.»

Ceci, ajoute le conteur arabe, est la conclusion du récit. Le prince, il
est inutile de le dire, n'oublia aucun de ceux qui l'avaient servi
jusqu'à ce jour, son autorité et son influence les poussent dans leur
carrière publique, tandis que sa bienveillante amitié remplit de charme
leur vie privée. Rassembler, continue mon auteur, tous les événements
dans lesquels le prince a joué le rôle de la Providence, serait remplir
de livres tout le globe habité.... Mais les histoires qui relatent les
aventures du diamant du Rajah, sont trop intéressantes, néanmoins, pour
être passées sous silence.

Suivant prudemment et pas à pas cet Oriental érudit, nous commencerons
donc la série à laquelle il fait allusion par l'HISTOIRE DU CARTON À
CHAPEAU.




LE DIAMANT DU RAJAH




HISTOIRE D'UN CARTON À CHAPEAU


Jusqu'à l'âge de seize ans, d'abord dans un collège particulier, puis
dans une de ces grandes écoles pour lesquelles l'Angleterre est
justement renommée, Harry Hartley avait reçu l'instruction habituelle
d'un gentleman. À cette époque, il manifesta un dégoût tout particulier
pour l'étude et, le seul parent qui lui restât étant à la fois faible et
ignorant, il fut autorisé à perdre son temps, désormais, c'est-à-dire
qu'il ne cultiva plus que ces petits talents dits d'agrément qui
contribuent à l'élégance.

Deux années plus tard, demeuré seul au monde, il tomba presque dans la
misère. Ni la nature ni l'éducation n'avaient préparé Harry au moindre
effort. Il pouvait chanter des romances et s'accompagner lui-même
discrètement au piano; bien que timide, c'était un gracieux cavalier; il
avait un goût prononcé pour les échecs, et la nature l'avait doué de
l'extérieur le plus agréable, encore qu'un peu efféminé. Son visage
blond et rose, avec des yeux de tourterelle et un sourire tendre,
exprimait un séduisant mélange de douceur et la mélancolie; mais, pour
tout dire, il n'était homme ni à conduire des armées ni à diriger les
conseils d'un État.

Une chance heureuse et quelques puissantes influences lui firent
atteindre la position de secrétaire particulier du major général, sir
Thomas Vandeleur. Sir Thomas était un homme de soixante ans, à la voix
forte, au caractère violent et impérieux. Pour quelque raison, en
récompense de certain service, sur la nature duquel on fit souvent de
perfides insinuations qui provoquèrent autant de démentis, le rajah de
Kashgar avait autrefois offert à cet officier un diamant, évalué le
sixième du monde entier, sous le rapport de la valeur et de la beauté.
Ce don magnifique transforma un homme pauvre en homme riche et fit d'un
soldat obscur l'un des lions de la société de Londres. Le diamant du
Rajah fut un talisman grâce auquel son possesseur pénétra dans les
cercles les plus exclusifs. Il arriva même qu'une jeune fille, belle et
bien née, voulut avoir le droit d'appeler sien le diamant merveilleux,
fût-ce au prix d'un mariage avec le butor insupportable qui avait nom
Vandeleur. On citait à ce propos le proverbe: «Qui se ressemble
s'assemble.» Un joyau, en effet, avait attiré l'autre; non seulement
lady Vandeleur était par elle-même un diamant de la plus belle eau, mais
encore elle se montrait sertie, pour ainsi dire, dans la plus somptueuse
monture; maintes autorités respectables l'avaient proclamée l'une des
trois ou quatre femmes de toute l'Angleterre qui s'habillaient le mieux.
                
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