Là-dessus, le général poussa Harry hors du salon, lui fit descendre
vivement l'escalier et l'entraîna dans la rue, jusqu'au poste de police.
Ici, dit mon auteur arabe, finit la triste HISTOIRE DU CARTON À CHAPEAU.
Mais pour notre infortuné secrétaire, cette aventure fut le commencement
d'une vie nouvelle et plus honorable. La police se laissa aisément
convaincre de son innocence, et, après qu'il eut fourni toute l'aide
possible dans les recherches qui suivirent, il fut même complimenté par
un des chefs du service des _Détectives_, pour l'honnêteté et la
droiture de sa conduite. Plusieurs personnes s'intéressèrent à ce jeune
homme si malheureux; à peu de temps de là, une tante non mariée, dans le
Worcestershire, lui laissa par héritage une certaine somme d'argent.
Avec cela, il épousa l'accorte Prudence et s'embarqua pour Bendigo, ou,
suivant un autre renseignement, pour Trincomalee, satisfait de son sort
et ayant devant lui le meilleur avenir.
HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN
Le Révérend Mr. Simon Rolles s'était fort distingué dans les sciences
morales et spécialement dans l'étude de la théologie. Son essai sur «la
doctrine chrétienne des devoirs sociaux» lui acquit, au moment de sa
publication, une certaine célébrité à l'Université d'Oxford, et c'était
chose connue dans les cercles cléricaux que le jeune Mr. Rolles avait en
préparation un ouvrage important, un in-folio disait-on, traitant de
l'autorité des Pères de l'Église. Ces hautes capacités, ces travaux
ambitieux, ne lui valaient cependant aucun avancement; il attendait sa
première cure, quand la promenade fortuite qui le conduisit dans une
partie peu fréquentée de Londres, l'aspect paisible et solitaire d'un
jardin délicieux, le bas prix, en outre, du logement qui s'offrait,
l'amenèrent à fixer sa résidence chez Mr. Raeburn, le pépiniériste de
Stockdove Lane.
Ce studieux personnage, Simon Rolles, avait coutume, chaque après-midi,
après avoir travaillé sept ou huit heures sur saint Ambroise ou saint
Jean Chrysostome, de se promener un peu en rêvant au milieu des roses,
et c'était là d'ordinaire un des moments les plus féconds de sa journée.
Mais l'amour même de la méditation et l'intérêt des plus graves
problèmes ne suffisent pas toujours à préserver l'esprit d'un philosophe
des menus chocs et des contacts malsains du monde. Aussi, quand Mr.
Rolles trouva le secrétaire du général Vandeleur dans une si étrange
situation, les vêtements déchirés, le visage sanglant, en compagnie de
son propriétaire, quand il vit ces deux hommes, si peu faits pour être
réunis, changer de couleur et s'efforcer d'éluder ses questions,
surtout, lorsque le premier nia sa propre identité avec une assurance
inqualifiable, oublia-t-il complètement et les Saints et les Pères de
l'Église pour céder à un très vulgaire sentiment de curiosité.
«Je ne puis me tromper, pensa-t-il, c'est Mr. Hartley, cela est hors de
doute. Comment s'est-il mis dans cet état? Pourquoi cache-t-il son nom?
Que peut-il avoir à faire avec un Raeburn?»
Pendant qu'il réfléchissait, une autre particularité attira l'attention
de Rolles. La tête du pépiniériste apparut à une fenêtre de la maison,
et, par hasard, ses yeux rencontrèrent ceux de l'ecclésiastique. Il
parut déconcerté, voire même inquiet, et aussitôt la jalousie fut
violemment baissée.
«Tout cela peut être fort innocent, se dit Simon Rolles; mais j'en
doute. Pour craindre autant d'être observés, pour mentir avec cet
aplomb, il faut que ces deux individus étrangement accouplés complotent
quelque action peu honorable.»
L'inquisiteur qui existe au fond de chacun de nous s'éveilla chez Mr.
Rolles et éleva la voix très haut; d'un pas vif et impatient, qui ne
ressemblait guère à sa démarche habituelle, le jeune homme se mit à
faire le tour du jardin. Lorsqu'il arriva sur le théâtre de l'escalade
de Hartley, ses yeux remarquèrent aussitôt les branches rompues d'un
rosier et sur le sol des traces de piétinements. Il regarda en l'air et
vit des briques endommagées, même un lambeau de pantalon qui flottait,
accroché à un tesson de bouteille. C'était donc là, vraiment, le mode
d'introduction choisi par l'intime ami de Mr. Raeburn! C'était de cette
façon que le secrétaire du général Vandeleur venait admirer un parterre
de roses! Le jeune clergyman sifflota doucement entre ses dents, pendant
qu'il se baissait pour examiner les lieux. Il put facilement retrouver
l'endroit où Harry était tombé après son escalade; il reconnut le large
pied de Raeburn là où il s'était profondément enfoncé, alors qu'il
relevait le malencontreux secrétaire par le collet de son habit; même,
après une inspection plus minutieuse, il crut distinguer des marques de
doigts tâtonnants, comme si quelque chose avait été répandu et ramassé à
la hâte.
«Ma foi, se dit-il, la chose devient extrêmement intéressante.»
Et, au même instant, il aperçut un objet, aux trois quarts enfoui. Il
eut vite fait de le déterrer; c'était un élégant écrin en maroquin, avec
des ornements et des fermoirs dorés. Cet écrin avait été foulé aux pieds
jusqu'à disparaître dans le terreau épais,--de sorte qu'il avait échappé
aux recherches précipitées de Mr. Raeburn. Simon Rolles ouvrit l'écrin,
et, saisi d'étonnement, presque de terreur, il étouffa un cri. Là,
devant lui, sur un lit de velours vert, gisait un diamant d'une grosseur
prodigieuse et de la plus belle eau. Il était de la dimension d'un oeuf
de canard, magnifiquement taillé, sans un défaut; lorsque le soleil
donna dessus, il renvoya une lumière semblable à celle de l'électricité
et parut brûler de mille feux intérieurs dans la main qui le tenait.
Mr. Rolles se connaissait peu en pierres précieuses, mais le diamant du
Rajah était une de ces merveilles célèbres qui s'expliquent
d'elles-mêmes; un sauvage, s'il l'eût trouvé, se serait prosterné devant
lui en adoration comme devant un fétiche. La beauté de la pierre charma
les yeux du jeune clergyman; la pensée de son incalculable valeur
accabla son esprit. Il comprit que ce qu'il tenait là dépassait de
beaucoup les revenus longuement accumulés d'un siège archiépiscopal, que
cela suffisait pour bâtir des cathédrales plus splendides que celle de
Cologne, que l'homme qui possédait un tel objet était à jamais délivré
de la malédiction de la gêne et pouvait suivre ses propres inclinations,
sans inquiétude ni obstacle. Comme il le retournait avec vivacité, les
rayons jaillirent plus éblouissants encore et semblèrent pénétrer
jusqu'au fond de son coeur.
Nos actions décisives sont souvent résolues en un moment et sans que
notre raison y consente. Il en fut ainsi pour Mr. Rolles. Il regarda
autour de lui et, de même que Raeburn auparavant, ne vit que le jardin
en fleur, éclairé par le soleil, les hautes cimes des arbres, et la
maison avec ses fenêtres aux jalousies baissées; en un clin d'oeil, il
eut refermé l'écrin, le fit disparaître dans sa poche et courut vers son
cabinet de travail avec la précipitation d'un criminel. C'en était fait.
Le Révérend Simon Rolles avait volé le diamant du Rajah.
De bonne heure, dans l'après-midi, la police arriva avec Harry Hartley.
Le pépiniériste, éperdu de terreur, apporta aussitôt son butin; les
joyaux furent reconnus et inventoriés en présence du secrétaire. Quant à
Mr. Rolles, il montra la plus parfaite obligeance et sembla communiquer
franchement ce qu'il savait, en exprimant son regret de ne pouvoir faire
davantage pour aider les agents dans l'accomplissement de leur devoir.
«Du reste, ajouta-t-il, je suppose que votre tâche est presque terminée?
--Pas du tout», répondit le policier.
Il raconta le second vol dont Harry avait été victime, en décrivant les
bijoux les plus importants parmi ceux qui n'étaient pas encore
retrouvés, et en s'étendant particulièrement sur le fameux diamant du
Rajah.
«Ce diamant doit valoir une fortune, fit observer Mr. Rolles.
--Dix fortunes, vingt fortunes, monsieur.
--Plus il a de prix, insinua finement Simon, plus il doit être difficile
de le vendre. De tels objets ont une physionomie impossible à déguiser,
et je me figure que le voleur pourrait aussi facilement mettre en vente
la cathédrale de Saint-Paul.
--Oh! sûrement! lui répondit-on; mais, s'il est intelligent, il le
coupera en trois ou en quatre, et il y en aura encore assez pour le
rendre riche.
--Merci, dit le _clergyman_; vous ne pouvez imaginer combien votre
conversation m'intéresse.»
Là-dessus, l'agent, visiblement flatté, reconnut que, dans sa
profession, on savait en effet bien des choses extraordinaires; il prit
congé ensuite.
Mr. Rolles regagna son appartement, qu'il trouva plus petit et plus nu
que d'habitude; jamais les matériaux de son grand ouvrage ne lui avaient
offert aussi peu d'intérêt, et il regarda sa bibliothèque d'un oeil de
mépris. Il prit, volume par volume, plusieurs Pères de l'Église, et les
parcourut; mais ils ne contenaient rien qui pût convenir à sa
disposition d'esprit actuelle.
«Ces vénérables personnages, pensa-t-il, sont, sans aucun doute, des
écrivains de grande valeur, mais ils me semblent absolument ignorants de
la vie. Me voici assez savant pour être évêque, et incapable néanmoins
d'imaginer ce qu'il faut faire d'un diamant volé. J'ai recueilli une
indication de la bouche d'un simple policeman qui en sait plus long que
moi, et, avec tous mes in-folios, je ne puis arriver à me servir de son
idée. Ceci m'inspire une bien faible estime pour l'éducation
universitaire.»
Là-dessus, il bouscula sa tablette de livres; et, prenant son chapeau,
sortit à grands pas de la maison, pour courir vers le club dont il
faisait partie. Dans un lieu de réunion mondaine, il espérait trouver de
bons conseils, réussir à causer avec un membre quelconque qui eût cette
grande expérience de la vie dont les Pères de l'Église étaient
dépourvus. Mais non, la salle de lecture n'abritait que beaucoup de
prêtres de campagne et un doyen. Trois journalistes et un auteur qui
avait écrit sur les Métaphysiques supérieures jouaient au _pool_; rien à
faire avec ceux-ci! À dîner, les plus vulgaires seulement des habitués
du club montrèrent leurs figures banales et effacées. Aucun d'entre eux
non plus, pensa Mr. Rolles, n'en saurait plus long que lui, aucun ne
serait capable de le tirer des difficultés présentes.
À la fin, dans le fumoir, il découvrit un gentleman du port le plus
majestueux et vêtu avec une affectation de simplicité. Il fumait un
cigare et lisait la _Fortnightly Review;_ sa figure était
extraordinairement libre de tout indice de préoccupation ou de fatigue;
il y avait quelque chose dans son air qui semblait inviter à la
confiance et commander la soumission. Plus le jeune clergyman scrutait
ses traits, plus il était convaincu qu'il venait de tomber sur celui qui
pouvait, entre tous, offrir un avis utile.
«Monsieur, commença-t-il, vous excuserez ma hardiesse. Mais sans
préambules, d'après votre apparence, je juge que vous devez être avant
tout, un homme du monde.
--J'ai en effet de grandes prétentions à ce titre, répondit l'étranger
en déposant sa revue avec un regard mélange de surprise et d'amusement.
--Moi, monsieur, continua le clergyman, je suis un reclus, un étudiant,
un compulseur de bouquins. Les événements m'ont fait reconnaître ma
sottise depuis peu et je désire apprendre la vie. Quand je dis la vie,
ajouta-t-il, je n'entends pas ce qu'on en trouve dans les romans de
Thackeray, mais les crimes, les aventures secrètes de notre société, et
les principes de sage conduite à tenir dans des circonstances
exceptionnelles. Je suis un travailleur, monsieur; la chose peut-elle
être apprise dans les livres?
--Vous me mettez dans l'embarras, dit l'étranger; j'avoue n'avoir pas
grande idée de l'utilité des livres, sauf comme amusement pendant un
voyage en chemin de fer. Il existe toutefois, je suppose, quelques
traités très exacts sur l'astronomie, l'agriculture et l'art de faire
des fleurs en papier. Sur les emplois secondaires de la vie, je crains
que vous ne trouviez rien de véridique. Cependant, attendez,
ajouta-t-il; avez-vous lu Gaboriau?»
Mr. Rolles avoua qu'il n'avait même jamais entendu ce nom.
«Vous pouvez recueillir quelques renseignements dans Gaboriau; il est du
moins suggestif; et, comme c'est un auteur très étudié par le prince de
Bismarck, au pire, vous perdrez votre temps en bonne compagnie.
--Monsieur, dit le clergyman, je vous suis infiniment reconnaissant de
votre obligeance.
--Vous m'avez déjà plus que payé, répondit l'autre.
--Comment cela? demanda le naïf Simon.
--Par l'originalité de votre requête», riposta l'étranger. Et, avec un
geste poli, comme pour en demander la permission, il reprit la lecture
de la _Fortnightly Review_.
Avant de rentrer chez lui, Mr. Rolles acheta un ouvrage sur les pierres
précieuses et plusieurs romans de Gaboriau. Il parcourut avidement ces
derniers, jusqu'à une heure avancée de la nuit; mais, bien qu'ils lui
ouvrissent plusieurs horizons nouveaux, il ne put y découvrir, nulle
part, ce qu'on devait faire d'un diamant volé. Il fut du reste fort
ennuyé de trouver ces informations peu complètes, répandues au milieu
d'histoires romanesques, au lieu d'être présentées sobrement, comme dans
un manuel; et il en conclut que si l'auteur avait beaucoup réfléchi sur
ces sujets, il manquait totalement de méthode. Cependant, il accorda son
admiration au caractère et aux talents de M. Lecoq.
«Celui-là, se dit-il, était vraiment un grand homme, connaissant le
monde comme je connais la théologie. Il n'y avait rien ici-bas qu'il ne
pût mener à bien de sa propre main, envers et contre tous. Ciel! s'écria
soudainement Mr. Rolles, n'est-ce pas une leçon? Ne dois-je pas
apprendre à tailler des diamants moi-même?...»
Cette idée le tirait de ses perplexités; il se souvint qu'il connaissait
un joaillier à Édimbourg. Ce Mr. Mac-Culoch ne demanderait pas mieux que
de lui procurer l'apprentissage nécessaire. Quelques mois, quelques
années, peut-être, de travail pénible, et il serait assez expérimenté
pour pouvoir diviser le diamant du Rajah, assez adroit pour s'en
débarrasser avantageusement. Cela fait, il pourrait reprendre à loisir
ses savantes recherches, devenir un étudiant riche, élégant, envié et
respecté de tous. Des visions dorées accompagnèrent son repos et il se
leva avec le soleil, rafraîchi, le coeur léger.
La maison de Mr. Raeburn devait, ce jour-là, être fermée par la police;
il profita de ce prétexte pour hâter son départ. Préparant gaiement ses
bagages, il les transporta à la gare de King's Cross, laissa tout à la
consigne et retourna au club pour y passer l'après-midi.
«Si vous dînez ici ce soir, Rolles, lui dit un de ses amis, vous pourrez
voir deux célébrités: le prince Florizel de Bohême et le vieux John
Vandeleur.
--J'ai entendu parler du prince, répondit Mr. Rolles, et j'ai rencontré
dans le monde le général Vandeleur.
--Le général Vandeleur est un âne! repartit l'autre. Celui-ci est son
frère, l'aventurier le plus hardi, le plus grand connaisseur en pierres
précieuses, et l'un des plus fins diplomates de l'Europe. Ignorez-vous
son duel avec le duc de Val d'Orge, ses exploits et ses cruautés quand
il était dictateur au Paraguay, son habileté pour retrouver les bijoux
de sir Samuel Levi, ses services pendant la rébellion des Indes,
services dont le gouvernement profita, mais que le gouvernement n'osa
pas reconnaître? En vérité votre étonnement me confond! Qu'est-ce donc
que la renommée ou même l'infamie? John Vandeleur a des droits
exceptionnels à l'une et à l'autre. Descendez vite, prenez une table
auprès d'eux et ouvrez vos oreilles. Vous entendrez quelque amusante
conversation, ou je me trompe fort.
--Mais comment les reconnaîtrai-je? demanda le clergyman....
--Les reconnaître! Mais le prince est le plus beau gentilhomme de toute
l'Europe, le seul être vivant qui ait l'air d'un roi; quant à John
Vandeleur, si vous pouvez vous représenter Ulysse à soixante-dix ans et
avec un coup de sabre à travers la figure, vous voyez l'homme. Les
reconnaître, en vérité! Mais, vous pourriez les distinguer l'un et
l'autre dans la foule, un jour de Derby!»
Rolles se précipita dans la salle à manger. Son ami avait dit vrai. Il
était impossible de méconnaître les deux personnages en question. Le
vieux John Vandeleur était d'une force physique remarquable et
visiblement usé par une vie agitée. Il n'avait la tenue ni d'un
militaire, ni d'un marin, ni même d'un cavalier, mais c'était un composé
de tout cela, le résultat et l'expression de maintes habitudes, de
maintes capacités diverses. Ses traits étaient hardis et aquilins; sa
physionomie arrogante et rapace; son air était celui d'un oiseau de
proie, d'un homme d'action, violent et sans scrupules; son abondante
chevelure blanche, la profonde cicatrice qui sillonnait son visage, du
nez à la tempe, ajoutaient une note de sauvagerie à cette tête déjà
menaçante par elle-même.
Dans son noble compagnon, Simon Rolles fut surpris de retrouver le
gentleman qui lui avait recommandé d'étudier Gaboriau. Sans doute le
prince de Bohême, qui fréquentait rarement le club, dont, comme beaucoup
d'autres, il était membre honoraire, attendait John Vandeleur, quand
Simon l'avait abordé le soir précédent.
Les autres convives s'étaient discrètement retirés dans les coins de la
salle, à distance respectueuse du prince; mais Rolles ne se laissa
retenir par aucun sentiment de déférence; avec hardiesse il s'installa
tranquillement à la table la plus proche. La conversation était neuve
pour les oreilles d'un étudiant en théologie. L'ex-dictateur du Paraguay
racontait nombre de choses extraordinaires qui lui étaient arrivées dans
les différentes parties du monde, et le prince y ajoutait des
commentaires plus intéressants encore que les événements eux-mêmes. Un
double sujet d'observation était ainsi offert au jeune clergyman, et il
ne sut lequel admirer davantage de l'acteur capable de tout ou de
l'expert habile qui jugeait si finement la vie, de l'aventurier qui
parlait avec audace de ses risques et de ses épreuves ou de l'homme qui,
à l'égal d'un dieu, semblait tout savoir et n'avoir rien souffert. La
manière d'être de chacun des deux interlocuteurs s'accordait
parfaitement avec ses discours. Le vieux despote se laissait aller à des
brutalités de geste aussi bien que de langage; sa main s'ouvrait, se
refermait et retombait rudement sur la table; sa voix était forte et
impérieuse. Le prince, au contraire, semblait le type même de la
distinction placide; mais le moindre mouvement, la moindre inflexion,
chez lui, avait une signification beaucoup plus grande que la pantomime
passionnée de son compagnon. Même lorsque, comme cela devait souvent
arriver, il faisait allusion à quelque expérience personnelle, la chose
était si adroitement dissimulée qu'elle passait inaperçue.
À la fin, cette curieuse conversation tomba sur les derniers vols commis
et sur le diamant du Rajah.
«Ce diamant serait mieux au fond de la mer, fit observer le prince
Florizel.
--Comme je suis un Vandeleur, répliqua le dictateur du Paraguay, Votre
Altesse doit comprendre que j'exprime un avis contraire.
--Je parle au point de vue de la morale publique, poursuivit le prince.
Des joyaux d'un tel prix devraient être réservés pour la collection d'un
prince ou le Trésor d'une grande nation. Les faire passer dans les mains
du commun des mortels, c'est mettre à prix la vertu elle-même. Si le
rajah de Kashgar, dont j'ai entendu vanter les lumières, désirait
exercer une vengeance éclatante contre ses ennemis d'Europe, il aurait
difficilement pu imaginer mieux, pour arriver à l'accomplissement de son
projet, que l'envoi de cette pomme de discorde. Il n'est pas d'honnêteté
assez robuste pour résister à pareille épreuve. Moi-même, qui ai de
grands devoirs et de grands privilèges, moi-même, Mr. Vandeleur, je
pourrais à peine manier avec sécurité ce morceau de cristal affolant.
Quant à vous, qui êtes un chercheur de diamants, par goût et par
profession, je ne crois pas qu'il y ait un seul crime au monde que vous
ne soyez prêt à commettre, un ami sur la terre que vous ne soyez disposé
à trahir sur-le-champ; je ne sais si vous avez une famille, mais, en
admettant que vous en ayez une, je certifie que vous sacrifieriez même
vos enfants,--et tout cela pourquoi? Non pas pour être plus riche, non
pas pour avoir plus de bien-être et plus d'honneurs, mais simplement
pour appeler le diamant «vôtre», pendant une année ou deux, jusqu'à
votre mort, pour pouvoir, toujours et sans cesse, ouvrir un coffre-fort
et le contempler comme on contemple un tableau!
--C'est vrai, répondit Vandeleur. J'ai fait bien des chasses, depuis la
chasse à l'homme et à la femme jusqu'à la chasse aux moustiques. J'ai
plongé pour avoir du corail, j'ai poursuivi des baleines et des tigres,
et je déclare qu'un diamant est la plus belle de toutes les proies. Il a
la beauté et la valeur; lui seul nous récompense réellement des fatigues
de la chasse. À l'heure qu'il est, ainsi que Votre Altesse peut
l'imaginer, je suis une piste. J'ai un flair sûr, une grande expérience;
je connais chacune des pierres que renferme la collection de mon frère,
comme un berger connaît son troupeau. Et que je meure, si je ne les
retrouve pas toutes sans exception.
--Sir Thomas Vandeleur vous devra une grande reconnaissance, dit le
prince.
--Je n'en suis pas très sûr, riposta le vieux brigand. Un des Vandeleur
m'en devra, Thomas ou John,--Pierre ou Paul, nous sommes tous des
apôtres.
--Je ne comprends pas bien...» dit le prince avec quelque dégoût.
Au même instant un domestique vint informer Mr. Vandeleur que sa voiture
était à la porte.
Mr. Rolles regarda la pendule et vit que, lui aussi, devait s'en aller.
Cette coïncidence le frappa d'une façon désagréable, car il désirait ne
plus revoir jamais le terrible chercheur de diamants.
Un travail excessif ayant un peu ébranlé ses nerfs, le jeune clergyman
avait pris l'habitude de voyager de la façon la plus luxueuse; cette
fois, il avait retenu une place dans le _sleeping-car_.
«Vous serez à votre aise, dit le conducteur; il n'y a personne dans le
compartiment, seulement un vieux gentleman à l'autre bout.»
L'heure approchant, on examinait les billets, quand Mr. Rolles aperçut
son compagnon de voyage, que plusieurs facteurs aidèrent à monter;
certes il n'y avait pas un homme sur la terre dont il n'eût préféré le
voisinage, car c'était le vieux John Vandeleur, l'ex-dictateur du
Paraguay.
Les _sleeping-cars_, sur la ligne, étaient divisés en trois
compartiments, un à chaque bout pour les voyageurs, et un au centre,
muni de tous les aménagements d'un cabinet de toilette. Une porte
roulant sur des coulisses séparait chacun des deux premiers du lavabo;
mais, comme il n'y avait ni verrous, ni serrures, on se trouvait, en
somme, sur un terrain commun.
Quand Mr. Rolles eut étudié sa position, il se reconnut sans défense.
S'il prenait envie au dictateur de lui rendre visite pendant la nuit, il
ne pouvait faire autrement que de le recevoir; il n'avait aucune
possibilité de barricade et restait découvert devant l'attaque comme
s'il eût été couché au milieu des champs. Cette situation lui causa une
véritable angoisse. Il se souvint avec inquiétude des propos cyniques
qu'il avait surpris à table, pendant le dîner, de la profession de foi
immorale qu'il lui avait entendu faire au prince scandalisé. Il se
rappela aussi avoir lu que certaines personnes étaient douées d'une
singulière vivacité de perception pour sentir le voisinage de métaux
précieux: à travers les murs et même à une distance considérable,
dit-on, elles devinent la présence de l'or. Ne pouvait-il en être de
même pour les pierreries? Et, s'il en était ainsi, qui donc était plus
apte à posséder ce sens transcendant que celui qui se glorifiait du nom
de Chasseur de diamants? D'un tel homme, il avait tout à craindre; aussi
fit-il des voeux ardents pour l'arrivée du jour.
En même temps, il ne négligea aucune précaution, cacha son diamant dans
la poche la plus intime de tout un système compliqué de pardessus, et
dévotement se mit sous la garde de la Providence.
Le train poursuivait vers le nord sa course habituelle, égale et rapide;
la moitié du trajet fut parcourue avant que le sommeil ne commençât à
l'emporter sur l'inquiétude dans l'esprit de Mr. Rolles. Pendant quelque
temps il résista à son influence; mais, de plus en plus, la fatigue
s'imposait; un peu avant York il fut contraint de s'étendre sur un des
lits de repos et de laisser ses yeux se fermer; presque aussitôt le
jeune clergyman perdit conscience de la réalité. Sa dernière pensée fut
pour son terrible voisin.
Lorsqu'il s'éveilla, il eût fait encore nuit noire sans la flamme
vacillante de la lampe voilée, et le grondement, la trépidation continus
prouvaient que le train ne ralentissait pas sa marche. Saisi d'une sorte
de panique, Simon se dressa brusquement, car il venait d'être tourmenté
par les rêves les plus pénibles. Quelques secondes se passèrent avant
qu'il ne redevînt maître de lui, et même quand il eut repris l'attitude
horizontale, le sommeil continua de le fuir. Il restait étendu, tout
éveillé, le cerveau dans un état de violente agitation, les yeux fixés
sur la porte du cabinet de toilette. Enfonçant son feutre ecclésiastique
sur son front, pour se protéger contre la lumière, il eut recours aux
expédients habituels, tels que compter jusqu'à mille, sans penser à
rien, par lesquels les malades d'expérience ont l'habitude d'appeler le
sommeil. Dans le cas de Mr. Rolles tous les moyens furent sans
efficacité; il était harassé par une douzaine d'inquiétudes différentes.
Ce vieillard, à l'autre bout de la voiture, le hantait sous les formes
les plus sinistres; et, quelque position qu'il prit, le diamant dans sa
poche lui causait une sensible souffrance physique. Il brûlait, il était
trop gros, il lui meurtrissait les côtes, et il y avait
d'infinitésimales fractions de secondes, pendant lesquelles il avait
presque envie de le jeter par la fenêtre.
Pendant qu'il gisait ainsi, un singulier accident arriva.
La porte à coulisses remua un peu, puis davantage; elle fut finalement
entrouverte. La lampe du cabinet de toilette n'était pas voilée et à sa
lumière, par l'ouverture éclairée, Simon Rolles put voir la tête
attentive de Mr. John Vandeleur. Il sentit que le regard de ce dernier
s'arrêtait avec insistance sur sa propre figure; l'instinct de la
conservation le poussa aussitôt à retenir son souffle et à réprimer le
moindre mouvement; les yeux baissés, il surveilla en dessous
l'indiscret. Un moment après la tête disparut et la porte du cabinet de
toilette fut refermée.
Le dictateur n'était pas venu pour attaquer, mais pour observer; son
action n'était pas celle d'un homme qui en menace un autre, mais celle
d'un homme menacé lui-même. Si Mr. Rolles avait peur de lui, il semblait
que, lui, de son côté, ne fût pas très tranquille sur le compte de Mr.
Rolles. Il était venu, probablement, pour se convaincre que son unique
compagnon de route dormait; rassuré sur ce point, il s'était aussitôt
retiré.
Le clergyman sauta sur ses pieds; l'extrême terreur avait fait place à
une réaction de témérité. Il réfléchit que le bruit du train filant à
toute vapeur étouffait tout autre bruit, et il résolut, coûte que coûte,
de rendre la visite qu'il venait de recevoir. Se dépouillant de son
manteau, qui eût pu entraver la liberté de ses mouvements, il entra dans
le cabinet de toilette et s'arrêta pour écouter. Comme il l'avait
pressenti, on ne pouvait rien entendre, sauf ce fracas du train en
marche; posant sa main sur la porte du côté le plus éloigné, il se mit,
avec précaution, à l'ouvrir d'environ six pouces. Alors il s'arrêta et
ne put retenir une exclamation de surprise.
John Vandeleur portait un bonnet de voyage en fourrure, avec des pans
pour protéger les oreilles; et ceci, joint au bruit de l'express,
expliquait son ignorance de ce qui se passait. Il est certain, du moins,
qu'il ne leva pas la tête, et poursuivit son étrange occupation. Entre
ses jambes était une boîte à chapeau ouverte. D'une main il tenait la
manche de son pardessus de loutre, de l'autre, un énorme couteau, avec
lequel il venait de couper la doublure de cette manche. Mr. Rolles avait
lu que quelques personnes portaient leur argent dans une ceinture, et
comme il ne connaissait que les ceintures en usage au jeu de cricket, il
n'avait jamais bien compris comment cela pouvait se faire. Mais là,
devant ses yeux, se produisait une chose beaucoup plus originale; car
John Vandeleur portait des diamants dans la doublure de sa manche; et
même, pendant que le jeune clergyman continuait d'épier, il put voir les
pierres tomber en étincelant, l'une après l'autre, au fond de la boîte à
chapeau.
Rivé au sol, il suivit des yeux cette extraordinaire besogne. Les
diamants étaient pour la plupart petits et difficiles à distinguer.
Soudain le dictateur parut rencontrer un obstacle; le dos courbé sur sa
tâche, il employa les deux mains, mais ce ne fut qu'après un effort
considérable, qu'il tira de la doublure une grande couronne de diamants;
pendant quelques secondes il la tint en l'air, pour la mieux examiner,
avant de la placer avec le reste, dans la boîte à chapeau. Cette
couronne fut un trait de lumière pour Mr. Rolles; il la reconnut
immédiatement, comme ayant fait partie du trésor volé à Harry Hartley
par le vagabond. Il n'y avait pas moyen de se tromper; elle était
exactement telle que l'agent de police l'avait décrite; il y avait les
étoiles de rubis avec une grosse émeraude au centre; il y avait les
croissants entrelacés, il y avait les pendants taillés en poire, chacun
formé d'une seule pierre, qui donnaient une valeur singulière à la
couronne de lady Vandeleur.
Mr. Rolles fut immensément soulagé; le dictateur était impliqué dans
l'affaire autant que lui-même; aucun des deux ne pourrait rien dire
contre l'autre. Dans le premier moment de satisfaction, il laissa
échapper un soupir; et, comme sa poitrine avait souffert de l'arrêt de
sa respiration, comme sa gorge était sèche, le soupir fut
involontairement suivi d'une petite toux.
Mr. Vandeleur leva la tête; une sombre et implacable colère contracta
ses sourcils; ses yeux s'ouvrirent démesurément et sa mâchoire
inférieure s'abaissa avec une expression d'étonnement qui approchait de
la fureur. D'un geste instinctif, il avait couvert la boîte avec son
manteau. Pendant une demi-minute, les deux hommes se regardèrent en
silence. Ce moment ne fut pas long, mais il suffit à Mr. Rolles; ce
novice était, nous l'avons dit, de ceux qui prennent rapidement une
décision dans les occasions graves; il résolut d'agir d'une manière
singulièrement audacieuse, et, tout en comprenant qu'il jouait sa vie
sur un hasard, il parla le premier:
«Excusez-moi», dit-il.
Le dictateur frissonna légèrement, et, lorsqu'il répondit, sa voix était
rauque.
«Que cherchez-vous ici, monsieur?
--Les diamants ont pour moi un intérêt tout particulier, répondit Mr.
Rolles d'un air aussi calme que s'il eût été en pleine possession de
lui-même. Deux connaisseurs doivent entrer en rapport. J'ai là une
bagatelle qui m'appartient et qui pourra peut-être me servir
d'introduction.»
Ce disant il tira tout naturellement l'écrin de sa poche, fit étinceler,
l'espace d'une seconde, le diamant du Rajah, puis le remit aussitôt en
sûreté.
«Il était jadis à votre frère», ajouta-t-il.
John Vandeleur continuait à le considérer d'un air ahuri, mais il ne
parla ni ne bougea.
«J'ai été charmé de constater, reprit le jeune homme, que nous avions
des pierres de la même collection.»
L'autre se taisait, anéanti par la surprise.
«Pardon, dit-il enfin, je commence à m'apercevoir que je deviens vieux!
Je ne suis positivement pas préparé à de certains petits incidents comme
celui-ci. Mais éclairez-moi sur un point; mes yeux me trompent-ils, ou
êtes-vous tout de bon un ecclésiastique?
--Je suis dans les ordres, répondit Mr. Rolles.
--Bien! s'écria l'autre; tant que je vivrai, je ne veux plus entendre
jamais prononcer un seul mot contre ceux de votre habit.
--Vous me comblez, dit Mr. Rolles.
--Oui, pardonnez-moi, répéta Vandeleur, pardonnez-moi, jeune homme. Vous
n'êtes pas un lâche, il me reste cependant à savoir si vous n'êtes pas
le dernier des fous. Peut-être, continua-t-il en se renversant sur son
siège, peut-être consentirez-vous à me donner quelques détails. Je dois
supposer que vous aviez un but, pour agir avec une impudence aussi
stupéfiante, et j'avoue que je suis curieux de le connaître.
--C'est très simple, répondit le clergyman; cela vient de ma grande
inexpérience de la vie.
--J'aimerais à en être persuadé», riposta Vandeleur.
Alors Simon lui raconta toute l'histoire, depuis l'heure où il avait
trouvé le diamant du Rajah dans le jardin d'un pépiniériste, jusqu'au
moment où il avait quitté Londres par le train express. Il y ajouta un
rapide aperçu de ses sentiments et de ses pensées durant le voyage et
conclut par ces mots:
«Quand je reconnus la couronne, je sus que nous étions dans une
situation identique vis-à-vis de la société, et cela m'inspira une idée
que, j'espère, vous ne trouverez pas mal fondée. Je me dis que vous
pourriez devenir en quelque sorte mon associé dans les difficultés et
dans les profits de mon entreprise. À quelqu'un de votre savoir spécial
et de votre incontestable expérience, la vente du diamant donnerait peu
d'embarras, tandis que pour moi, c'est une chose de toute impossibilité.
D'autre part, j'ai réfléchi que la somme que je perdrais en coupant le
diamant, et cela probablement d'une main maladroite, me permettrait de
vous payer très généreusement votre aide. Le sujet était délicat à
entamer et je manque peut-être de tact. Mais je dois vous prier de vous
souvenir que, pour moi, la situation est absolument nouvelle et que je
suis entièrement ignorant de l'étiquette en usage. Je crois, sans
vanité, que j'eusse pu vous marier ou vous baptiser d'une manière très
acceptable; mais chacun a ses aptitudes en ce monde, cette sorte de
marché ne figurait pas sur la liste de mes talents.
--Je n'ai pas l'intention de vous flatter, répondit Vandeleur, mais, sur
ma foi, vous montrez des dispositions extraordinaires pour la vie
criminelle.... Vous possédez plus de talents que vous ne pouvez
l'imaginer, et, quoique j'aie vu nombre de coquins dans les différentes
parties du monde, je n'en ai jamais rencontré un qui fût aussi cynique
que vous. Réjouissez-vous, monsieur, vous êtes enfin dans votre
véritable voie! Quant à vous aider, vous pouvez me commander à votre
volonté. Je dois simplement passer une journée à Édimburg, pour des
affaires qui concernent mon frère; ceci terminé, je retourne à Paris, où
je réside habituellement. Libre à vous de m'accompagner. Et, avant un
mois, j'aurai amené, je pense, notre petite besogne à une conclusion
satisfaisante.»
Ici, contrairement à toutes les règles de son art, notre auteur arabe
arrête l'HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN. Je regrette et je condamne de tels
procédés; mais je dois suivre mon original, et renvoyer le lecteur, pour
la fin des aventures de Mr. Simon Rolles, au prochain numéro de la
série, l'HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES.
HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES
Francis Scrymgeour, domicilié à Édimbourg, employé à la banque
Écossaise, avait atteint ses vingt-cinq ans dans l'atmosphère d'une vie
paisible, honorable et toute de famille. En bas âge, il perdit sa mère;
son père, homme de sens et d'une extrême probité, lui fit donner une
excellente éducation scolaire, en même temps qu'il lui inculquait des
habitudes d'ordre et d'économie. Affectueux et docile, Francis profita
avec zèle de ces avantages et, dans la suite, se consacra coeur et âme à
des fonctions assez ingrates. Ses distractions principales consistaient
en une promenade chaque samedi, un dîner de famille de temps à autre et
une excursion annuelle d'une quinzaine de jours dans les montagnes ou
même sur le continent. Il gagnait à vue d'oeil dans l'estime de ses
supérieurs et jouissait déjà d'un traitement de deux cents livres
sterling, avec espérance de le voir s'élever ultérieurement jusqu'au
double de cette somme. Peu de jeunes gens étaient plus satisfaits de
leur sort que Francis Scrymgeour, peu, il faut le dire, aussi laborieux
et, aussi remplis de bonne volonté. Le soir, après avoir lu le journal,
il jouait quelquefois de la flûte pour amuser son père, qui lui
inspirait le plus tendre respect.
Un jour, il reçut d'une étude d'avoué très connue dans la ville un
billet réclamant la faveur d'une entrevue immédiate. La lettre portait
sur son enveloppe les mots «personnelle et confidentielle», et lui était
adressée non pas chez lui, mais à la banque; deux détails insolites qui
excitèrent au plus haut point sa curiosité.
Il se rendit donc avec empressement à cette sommation. L'avoué
l'accueillit gravement, le pria de s'asseoir et, dans le langage ardu
d'un homme d'affaires consommé, procéda, sans plus de préambules, à
l'exposé de la question.
Une personne qui devait rester inconnue, mais qu'il avait toutes les
raisons possibles de considérer, bref, un personnage de quelque
notoriété dans le pays, désirait faire à Francis une pension annuelle de
cinq cents livres sterling, le capital étant confié aux soins de l'étude
et de deux dépositaires qui devaient également garder l'anonyme. Cette
libéralité était subordonnée à de certaines conditions, dont aucune,
d'ailleurs, n'impliquait rien d'excessif ni de déshonorant.
L'avoué répéta ces derniers mots avec une emphase qui semblait indiquer
le désir de ne pas s'engager davantage.
Francis lui demanda de quelle nature étaient ces conditions.
«Comme je vous l'ai deux fois fait remarquer, répondit-il, elles ne sont
ni excessives ni déshonorantes; mais en même temps je ne puis vous
dissimuler qu'elles sont d'une espèce peu commune. En vérité, le cas est
dans l'ensemble si parfaitement en dehors de nos pratiques ordinaires
que si j'ai consenti à m'en charger, c'est par égard pour la réputation
du gentleman qui me le confiait et, permettez-moi d'ajouter, Mr.
Scrymgeour, poussé par l'estime que des rapports, bien fondés, je n'en
doute pas, m'ont inspirée pour votre personne.»
Francis le supplia d'être plus explicite.
«Vous ne sauriez croire, dit-il, à quel point ces conditions
m'inquiètent.
--Elles sont au nombre de deux, répliqua l'homme de loi, de deux
seulement, et vous vous rappellerez que la somme dont il s'agit s'élève
à cinq cents livres par an, sans frais; j'avais omis d'ajouter, sans
frais.»
L'avoué fixa sur son nouveau client un regard solennel.
«La première, poursuivit-il, est extrêmement simple. Vous vous trouverez
à Paris dans l'après-midi du dimanche 15 de ce mois; vous vous
présenterez au bureau de location de la Comédie-Française, où vous
trouverez un coupon pris en votre nom, qui vous attend. Vous êtes prié
de rester assis tout le temps du spectacle à la place retenue; voilà
pour la première condition.
--J'aurais certainement préféré que ce fût un jour de semaine, répondit
Francis, qui était très religieux, mais après tout, pour une fois....
--Et à Paris, cher monsieur, ajouta l'avoué d'un ton conciliant; je suis
moi-même quelque peu timoré, mais dans les circonstances présentes, et à
Paris, je n'hésiterais pas un instant.»
Et tous les deux de rire ensemble.
«L'autre condition est plus importante. Il s'agit d'un mariage. Mon
client, prenant à votre bonheur un intérêt profond, désire vous guider
dans le choix d'une épouse. Il désire vous guider absolument,
entendez-le bien.
--Expliquons-nous, je vous prie, interrompit Francis. Dois-je épouser
quiconque il plaira à cette invisible personne de me présenter, fille ou
veuve, blanche ou noire?
--Je puis vous assurer, répondit l'avoué, que votre bienfaiteur tiendra
compte des rapports d'âge et de position. Quant à la race, j'avoue que
ce point m'a échappé et que j'ai omis de m'en informer; qu'à cela ne
tienne, je vais, si vous le désirez, en prendre note, et vous en serez
avisé à bref délai.
--Monsieur, dit Francis, il reste à savoir si tout ceci n'est pas une
indigne mystification. Ce que vous m'exposez est inexplicable,
invraisemblable. Tant que je ne pourrai voir plus clair, ni découvrir
quelque motif plausible, je vous déclare que je refuse de me prêter à
cette opération. Si vous ne connaissez pas le fond des choses, si vous
ne le devinez pas ou si vous n'êtes pas autorisé à le dire, je prends
mon chapeau et je retourne à ma banque.
--Je ne sais rien, répondit l'avoué, mais je devine souvent assez juste.
Pour moi, votre père seul est à la source de ce mystère.
--Mon père! s'écria Francis avec un geste de dédain. Le digne homme n'a
jamais rien eu de caché pour moi, ni une pensée ni un sou!
--Vous ne m'avez pas compris, dit l'avoué. Ce n'est pas à M. Scrymgeour
aîné que je fais allusion, car il n'est pas votre père. Quand sa femme
et lui s'établirent à Édimbourg, vous aviez déjà près d'un an et il y
avait trois mois à peine que vous étiez confié à leurs soins. Le secret
a été bien gardé, mais tel est le fait. Votre père est inconnu et,
encore une fois, je suis persuadé qu'il est l'auteur des offres que je
suis chargé de vous transmettre.»
Il serait difficile de peindre la stupéfaction de Francis à cette
communication imprévue.
«Monsieur, dit-il, confondu, après des révélations aussi foudroyantes,
vous voudrez bien m'accorder quelques heures de réflexion. Vous saurez
ce soir ce que j'aurai décidé.»
L'avoué loua sa prudence, et Francis, s'étant excusé à la banque sous un
prétexte quelconque, gagna la campagne, où il fit une longue promenade
solitaire pour mieux passer en revue les différents aspects de cette
curieuse aventure. Le sentiment, agréable à tout prendre, de son
importance personnelle le rendait d'autant plus circonspect, mais
cependant le résultat de ses méditations ne pouvait être douteux. La
chair est faible; la rente de cinq cents livres sterling et les
conditions singulières qui y étaient attachées, tout cela avait un
attrait irrésistible. Il se découvrit une répugnance extrême pour ce nom
de Scrymgeour auquel longtemps il n'avait rien reproché, puis il
commença à trouver bien méprisables les horizons bornés de sa vie
d'autrefois, et, quand enfin son parti fut pris, il marcha avec un
sentiment de liberté et de force jusqu'alors inconnu; les perspectives
les plus joyeuses s'ouvraient devant lui. Il n'eut qu'un mot à dire à
l'avoué et immédiatement un chèque représentant deux trimestres arriérés
lui fut remis, car, par une attention délicate, la rente était antidatée
du 1er janvier. Avec ce chiffon de papier en poche, il revint chez lui;
l'entresol de Scotland street lui parut mesquin; pour la première fois
ses narines se révoltèrent contre l'odeur de la cuisine; il observa chez
son père adoptif quelques insuffisances de manières, quelques manques de
distinction qui le surprirent et le choquèrent. Bref, il se décida à
partir dès le lendemain pour Paris.
Arrivant dans cette ville bien avant la date indiquée, il s'installa
dans un modeste hôtel fréquenté par des Anglais et des Italiens, et là,
il résolut de se perfectionner dans la connaissance de la langue
française. À cet effet, il prit un maître deux fois par semaine, engagea
de longues conversations avec des personnes errantes dans les
Champs-Élysées et fréquenta tous les théâtres. Ses habits avaient été
renouvelés, il se faisait raser et coiffer chaque matin, ce qui lui
donnait un air étranger et semblait effacer la vulgarité des années
écoulées. Enfin le fameux samedi arriva; il se rendit au bureau du
Théâtre Français. À peine eut-il dit son nom qu'un employé lui remit le
coupon dans une enveloppe dont l'adresse était encore humide.
«On vient de le prendre à l'instant, dit ce personnage.
--Vraiment! s'écria Francis. Puis-je vous demander quelle mine avait le
monsieur qui est venu?
--Oh! votre ami n'est pas difficile à peindre. C'est un beau vieillard,
grand et fort, à cheveux blancs, et portant au travers du visage une
cicatrice de coup de sabre. Un homme ainsi marqué se laisse reconnaître.
--Sans doute; merci de votre obligeance.
--Il ne doit pas être bien loin; en vous dépêchant vous pourrez
peut-être le rejoindre.»
Francis ne se le fit pas répéter deux fois et, s'élançant hors du
théâtre, il plongea ses regards avidement dans toutes les directions.
Malheureusement plus d'un homme à cheveux blancs était en vue, et, bien
qu'il se mit en devoir de les rattraper tous les uns après les autres,
pas un n'avait le coup de sabre. Pendant près d'une demi-heure il
explora les rues du voisinage, jusqu'à ce que, reconnaissant la folie de
cette recherche, il pensa qu'une promenade serait le moyen le meilleur
pour calmer son émotion; car le brave garçon avait été profondément
troublé par cette quasi-rencontre avec celui qui était, il n'en pouvait
douter, l'auteur de ses jours.
Le hasard le conduisit par la rue Drouot et la rue des Martyrs jusqu'au
boulevard extérieur, et ce hasard-là le servit mieux que tous les
calculs; bientôt, en effet, il aperçut deux hommes qui, assis sur un
banc, semblaient absorbés dans un dialogue des plus animés. L'un était
jeune, brun, de belle apparence et portait, malgré son habit séculier,
le sceau indélébile de l'ecclésiastique; l'autre répondait en tous
points à la description donnée par l'employé du théâtre. Francis sentit
son coeur battre à se rompre dans sa poitrine il allait entendre la voix
de son père! Faisant un détour, il vint sans bruit s'asseoir derrière le
couple en question, qui, tout entier à ses affaires, ne prit pas garde à
lui. La conversation avait lieu en anglais.
«Vos soupçons perpétuels commencent à m'ennuyer, Rolles, disait le
vieillard. Je fais ce que je peux, vous dis-je; un homme ne se procure
pas des millions en un jour. D'ailleurs de quoi vous plaignez-vous? Ne
vous ai-je pas écouté par pure complaisance, vous, un étranger, et ne
vivez-vous pas de mes générosités?
--Dites de vos avances, Mr. Vandeleur, répliqua vertement le jeune
homme.
--Avances, si vous voulez, et intérêt au lieu de complaisance si vous le
préférez, fit le vieillard d'un ton irrité. Je ne suis pas ici pour
chicaner sur des mots. Les affaires sont les affaires, et je vous
rappellerai que les vôtres sont trop louches pour les airs que vous
prenez. Fiez-vous à moi ou adressez-vous à un autre; mais, de grâce,
trêve à vos jérémiades.
--J'apprends à connaître le monde, dit le jeune homme, et je vois
maintenant que si vous avez beaucoup de motifs pour me duper, vous n'en
avez aucun, en revanche, pour agir honnêtement. Moi non plus, je
n'éplucherai pas les mots: c'est pour vous-même que vous voulez le
diamant; vous le savez bien, osez dire le contraire!... N'avez-vous pas
déjà contrefait ma signature et fouillé mon logement en mon absence? Je
comprends la raison de tous ces délais; vous guettez votre proie,
parbleu, chasseur de diamant, et par moyens honnêtes ou non vous
l'aurez! Il faut que cela cesse, vous dis-je; ne me poussez pas à bout
ou je vous promets une surprise de ma façon.
--C'est bien à vous de menacer! répondit Vandeleur. Deux autres, vous le
savez, peuvent se donner ce plaisir. Mon frère est à Paris, la police
est sur ses gardes, et, si vous persistez à me fatiguer de vos plaintes,
je vous préparerai aussi une petite surprise, Mr. Rolles; mais la mienne
sera unique et bonne. Comprenez-vous, ou faut-il vous parler hébreu?
Toutes choses ont des bornes et ma patience aussi. Mardi à sept heures,
pas un jour, pas une heure, pas une seconde avant, quand il s'agirait de
vous sauver la vie; et, si vous ne voulez pas attendre, allez au diable;
bon voyage.»
Ce disant, le dictateur se leva; secouant la tête et brandissant sa
canne d'un air furieux, il se mit en marche dans la direction de
Montmartre, tandis que son compagnon demeurait assis sur le banc dans
l'attitude d'un découragement profond.
Quant à Francis, comment dire sa consternation, son épouvante?
L'espérance et la tendresse qui agitaient son coeur au moment où il
s'était assis sur ce banc avaient fait place à l'horreur, au désespoir
le plus complet; sa pensée se porta involontairement vers le vieux
Scrymgeour, qui lui apparut comme un père autrement bon et respectable
que cet intrigant irascible et dangereux. Néanmoins il garda sa présence
d'esprit, et, sans perdre une minute, s'élança sur les pas du vieillard
balafré, à qui la colère semblait donner des ailes. Absorbé dans des
pensées furieuses, John Vandeleur marchait sans songer à regarder
derrière lui. Il s'arrêta très haut dans la rue Lepic, devant une maison
à deux étages garnie de persiennes vertes; de là on devait dominer tout
Paris et jouir de l'air pur des hauteurs. Toutes les fenêtres donnant
sur la rue étaient hermétiquement closes; quelques arbres montraient
leur tête par-dessus un mur élevé que hérissaient des pointes de fer;
John Vandeleur tira une clef de sa poche, ouvrit une porte et disparut.