Robert Louis Stevenson

Nouvelles mille et une nuits
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Une fois seul, Francis s'arrêta et regarda autour de lui. Le quartier
était désert et l'hôtel isolé au milieu du jardin; il devenait
impossible de continuer l'espionnage. Pourtant, un examen plus attentif
lui fit remarquer que le pignon d'une grande maison située à quelques
pas de là donnait sur le jardin, et que dans ce pignon une fenêtre était
percée. Il interrogea la façade et vit suspendu un écriteau: _Chambres
non meublées à louer_ _au mois_. Il s'informa; la chambre ayant vue sur
le jardin se trouvait précisément vacante. Francis n'hésita pas: il prit
cette chambre, paya d'avance et retourna à son hôtel chercher ses
bagages.

Que le vieillard au coup de sabre fût ou non son père, que la piste
qu'il suivait fût fausse ou non, en tout cas, il avait évidemment mis le
doigt sur un noir mystère et il se promit de ne pas quitter son
embuscade tant qu'il ne l'aurait point débrouillé.

De la fenêtre de son nouveau logis, Francis dominait complètement le
jardin de la maison aux persiennes vertes. Immédiatement en dessous de
lui, un assez beau marronnier ombrageait deux tables rustiques sur
lesquelles on devait dîner durant les grandes chaleurs de l'été. À part
une étroite allée sablée conduisant de la véranda à la porte de la rue,
et un petit espace laissé libre entre les tables et la maison, le sol
était entièrement recouvert par une végétation épaisse. Posté derrière
sa jalousie, car il n'osait l'ouvrir de peur d'attirer l'attention,
Francis observait la place sans rien voir de très significatif quant aux
moeurs de ses habitants. En somme, c'était un jardin de couvent et la
maison avait l'air d'une prison; on ne pouvait guère déduire de ce fait
que des habitudes de retraite et le goût de la solitude. Les persiennes
étaient toutes closes, la porte de la véranda fermée, le jardin, autant
qu'il en pouvait juger, absolument désert; une petite fumée bleuâtre,
s'échappant discrètement d'une des cheminées, révélait seule la présence
d'êtres vivants.

Pour se donner une contenance et ne pas rester oisif, Francis avait
acheté une géométrie d'Euclide en français. Assis par terre et appuyé au
mur, il se mit à copier et à traduire, le dos de sa valise lui servant
de pupitre, car il n'avait ni table ni chaise. De temps à autre il
allait jeter un coup d'oeil sur la maison aux persiennes vertes: les
fenêtres restaient obstinément fermées et le jardin vide.

Sa vigilance persévérante n'était pas récompensée et il commençait à
s'assoupir quand, entre neuf et dix heures, un coup de sonnette le tira
brusquement de sa torpeur; il se précipita vers son observatoire et
arriva à temps pour entendre grincer des serrures et remuer des chaînes.
Mr. Vandeleur, enveloppé d'une robe de chambre de velours noir et coiffé
d'un bonnet pareil, se montra ensuite une lanterne à la main, sortit de
la véranda et atteignit la porte grillée de la rue. Nouveau bruit de
verrous et de ferraille, puis Francis vit le mystérieux vieillard
revenir en escortant un individu de mine abjecte.

Une demi-heure après, le visiteur fut reconduit et Mr. Vandeleur, posant
sa lanterne sur la table rustique, acheva tranquillement son cigare sous
le marronnier. Francis, qui, entre deux branches, ne perdait de vue
aucun de ses gestes, crut deviner à ses sourcils froncés et à la
contraction de ses lèvres, qu'une pensée pénible le préoccupait. Tout à
coup une voix de jeune fille se fit entendre dans la maison.

«Dix heures! criait-elle.

--J'y vais», répondit John Vandeleur.

Il jeta son bout de cigare, reprit la lanterne et disparut sous la
véranda. Dès que la porte fut fermée, l'obscurité et le silence le plus
complet régnèrent autour de la maison, et Francis eut beau écarquiller
les yeux, il ne put découvrir le moindre rayon de lumière entre les
lames des persiennes. Les chambres à coucher, pensa-t-il, étaient de
l'autre côté. Il comprit la véritable raison de ce fait quand, le
lendemain, il revint à son observatoire dès l'aube, la dureté de sa
couche sur le plancher ne l'engageant pas à prolonger son sommeil. Les
persiennes s'ouvrirent toutes, mues par un ressort intérieur, et
découvrirent des rideaux de fer semblables aux fermetures des boutiques,
qui se relevèrent par un procédé analogue. Pendant une heure, les
chambres restèrent ouvertes à l'air frais du matin, puis Mr. Vandeleur
referma les volets de sa propre main. Tandis que Francis observait avec
étonnement toutes ces précautions, la porte de la maison s'ouvrit et une
jeune fille vint regarder dans le jardin. Elle rentra moins de deux
minutes après, mais ces deux minutes suffirent pour révéler aux yeux
éblouis de Francis les charmes les plus captivants. Une telle apparition
n'excita pas seulement sa curiosité, elle lui remit au coeur le courage
et l'espérance. Les allures suspectes de son père supposé cessèrent de
hanter son esprit; dès ce moment il adopta avec joie sa nouvelle
famille; que la jeune fille dût devenir sa soeur ou bien sa femme, il ne
doutait pas qu'elle ne fût un ange. Ce fut avec une terreur subite qu'il
réfléchit qu'après tout il ne savait pas grand-chose et avait pu se
tromper en suivant Mr. Vandeleur.

Le portier, qu'il interrogea, lui donna peu de renseignements, mais ce
peu avait quelque chose de mystérieux et d'équivoque. Le locataire du
petit hôtel voisin était un Anglais prodigieusement riche et très
excentrique dans ses allures. Il possédait d'importantes collections, et
c'était pour les protéger qu'il avait fait poser ces pointes de fer sur
le mur, ces contrevents métalliques et tous ces systèmes compliqués de
serrures. Il vivait là seul avec Mademoiselle et une vieille servante,
ne voyant personne, sauf quelques visiteurs singuliers avec lesquels il
semblait avoir des affaires.

«Est-ce que Mademoiselle est sa fille? demanda Francis.

--Certainement, répondit le portier, c'est la fille de la maison, et
vous ne vous en douteriez guère à la voir travailler! Riche comme il
l'est, Mr. Vandeleur envoie pourtant sa _demoiselle_ au marché, le
panier au bras, ni plus ni moins qu'une servante.

--Mais les collections? reprit Francis.

--Monsieur, il paraît qu'elles valent beaucoup d'argent, voilà tout ce
que je sais. Depuis l'arrivée de ces gens-là, personne dans le quartier
n'a seulement dépassé leur porte.

--Cependant, vous devez bien avoir quelque idée de ce qu'elles peuvent
être. Sont-ce des tableaux, des étoffes, des statues, des bijoux, quoi?

--Ma foi, monsieur, répondit le bonhomme en haussant les épaules, ce
seraient des carottes, que je ne pourrais vous en dire davantage. Vous
voyez bien que la maison est gardée comme une forteresse.»

Désappointé, Francis retournait à sa chambre quand le portier le
rappela.

«Tenez, monsieur, je me souviens maintenant que la veille bonne m'a dit
un jour que son maître avait été dans toutes les parties du monde et
qu'il en avait rapporté beaucoup de diamants. Si c'est ça, on doit avoir
un joli coup d'oeil derrière ces volets.»

Le fameux dimanche arriva. Aussitôt le théâtre ouvert, Francis fut à sa
place. Le fauteuil qui avait été pris pour lui était à deux ou trois
stalles du couloir de gauche et parfaitement en vue des baignoires
d'avant-scène. Comme cette place avait été choisie exprès, il n'était
pas douteux que sa situation ne fût significative; Francis jugea
d'instinct que la loge qui était à sa droite allait figurer sous une
forme quelconque dans le drame où il se trouvait lui-même jouer un rôle.
Et, de fait, cette loge était placée de telle sorte que ceux qui
l'occupaient pourraient le dévisager tout le temps du spectacle, en
échappant à son observation, si bon leur semblait, grâce aux écrans et à
la profondeur du réduit. Francis se promit donc de faire bonne garde;
tout en paraissant absorbé par la pièce, il surveillait la loge vide du
coin de l'oeil.

Le second acte était commencé et déjà avancé même quand la porte
s'ouvrit; deux personnes se dissimulèrent dans le coin le plus obscur de
la loge. Francis étranglait d'émotion. C'étaient Mr. Vandeleur et sa
fille. Son sang bouillait dans ses veines, ses oreilles tintaient, la
tête lui tournait. Il n'osait regarder, de peur d'éveiller les soupçons;
son programme qu'il lisait et relisait dans tous les sens, passait du
blanc au rouge devant lui; quand il leva les yeux, la scène lui parut à
une lieue de distance et il trouva la voix, les gestes des acteurs
ridicules et impertinents. Enfin il se risqua à jeter un coup d'oeil
dans la direction qui l'intéressait et il sentit aussitôt que son regard
avait croisé celui de la jeune fille. Un frisson secoua ses membres, il
vit à la fois toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Que n'aurait-il pas
donné pour entendre ce qui se passait entre les Vandeleur, père et
fille! Que n'aurait-il pas donné pour oser prendre sa lorgnette et pour
pouvoir les examiner avec calme! Sa vie sans doute se décidait dans
cette loge, et lui, cloué sur ce fauteuil, ne pouvant ni intervenir ni
même suivre le débat, était condamné à souffrir dans une anxiété
impuissante.

Enfin l'acte s'acheva, ses voisins se préparèrent à sortir. Il était
naturel qu'il en fit autant; mais alors, force était de passer devant la
loge en question. Faisant appel à tout son courage et regardant
obstinément le bout de ses souliers, il se leva et s'avança lentement,
car un vieux monsieur asthmatique le précédait. Qu'allait-il faire?
Aborderait-il les Vandeleur en passant? Lancerait-il dans la loge le
camélia de sa boutonnière? Relèverait-il la tête et jetterait-il un
regard de tendresse sur la jeune personne qui était sa soeur ou sa
fiancée? Tandis qu'il se débattait, aux prises avec ces alternatives
diverses, il eut la vision de sa douce et modeste existence à la banque
d'Écosse, et un regret fugitif du passé traversa son âme. Mais il
arrivait devant la loge: tout en se demandant encore ce qu'il devait
faire, il tourna la tête et leva les yeux. Une exclamation de
désappointement lui échappa, la loge était vide; pendant ses réflexions
la famille Vandeleur était partie.

Une personne polie lui fit remarquer qu'il obstruait le passage;
machinalement il se remit à marcher et se laissa porter par la foule. Il
se retrouva dans la rue; là il s'arrêta, et l'air frais de la nuit remit
promptement l'équilibre dans ses facultés; mais sa tête pesait
lourdement sur ses épaules et, à sa grande surprise, il chercha
vainement le sujet des deux actes qu'il venait d'entendre; un
irrésistible besoin de sommeil succédait à tant d'agitations; hélant un
fiacre, il se fit reconduire chez lui, brisé de fatigue et dégoûté de la
vie.

Le lendemain matin, Francis alla aux abords du marché, guetter le
passage de miss Vandeleur. Son attente ne fut pas trompée; vers huit
heures, il la vit déboucher d'une des rues. Elle était simplement et
presque pauvrement mise, mais dans sa démarche, dans sa taille, jusque
dans l'aisance avec laquelle elle portait son panier de ménagère, il y
avait une grâce, une distinction à laquelle on ne pouvait se méprendre.

Tandis que Francis se glissait dans l'embrasure d'une porte, il lui
sembla qu'un rayon de soleil accompagnait cette délicieuse personne et
dissipait les ombres devant elle. Il la laissa le dépasser, puis il
sortit de sa cachette et l'appela par son nom:

«Miss Vandeleur!»

Elle se retourna et devint blanche comme une morte en le reconnaissant.

«Pardon, continua-t-il; Dieu m'est témoin que je ne voulais pas vous
effrayer; d'ailleurs vous n'avez rien à craindre d'un serviteur aussi
dévoué que moi. Croyez-le, je n'ai ni la liberté ni le choix des moyens.
Je sens que nous avons beaucoup d'intérêts communs, mais sans comprendre
rien de plus. Je suis dans les ténèbres, dans l'impossibilité d'agir,
ignorant même qui sont mes amis ou mes ennemis.»

La jeune fille murmura:

«Je ne sais qui vous êtes.

--Ah! si, mademoiselle, vous le savez, et bien mieux que moi-même. Sur
ce point surtout, daignez m'éclairer: dites-moi... poursuivit-il en
suppliant, qui suis-je? qui êtes-vous? et comment nos destinées
sont-elles entremêlées? Venez à mon secours, mademoiselle, un mot, un
seul mot, le nom de mon père, si vous voulez; et ma reconnaissance sera
sans bornes.

--Je ne veux pas vous tromper, répondit la jeune fille. Je sais qui vous
êtes, mais je ne suis pas autorisée à vous l'apprendre.

--Dites au moins alors que vous me pardonnez mon audace, et j'attendrai
aussi patiemment que je pourrai. Puisque le sort me condamne à une
ignorance cruelle, je me soumets; mais n'ajoutez pas à mes angoisses la
crainte de vous avoir pour ennemie.

--Ce que vous avez fait était très naturel, et je n'ai rien à vous
pardonner. Adieu.

--Ce doit donc être _adieu_? dit-il tristement.

--Mais je n'en sais rien moi-même. Adieu quant à présent, si vous le
préférez.»

Et sur ces mots elle s'éloigna d'un pas rapide.

Francis rentra chez lui en proie à une violente émotion.

L'Euclide fit peu de progrès ce jour-là et il passa plus de temps à la
fenêtre qu'à son bureau improvisé. Pourtant, à part le retour de miss
Vandeleur, qui retrouva son père savourant un londrès sous la véranda,
il n'eut rien à noter jusqu'à l'heure du déjeuner.

Après avoir apaisé sa faim dans un restaurant du quartier, le jeune
homme retourna rue Lepic, plus impatient que jamais. Surprise! Un
domestique à cheval et tenant la bride d'une jument sellée se promenait
de long en large devant le mur du jardin. Le portier de Francis, adossé
contre la porte, fumait sa pipe, tout en s'absorbant dans la
contemplation de ce spectacle inusité.

«Regardez, cria-t-il au jeune homme. La superbe bête! Un frère de M.
Vandeleur vient d'arriver en visite. C'est un grand homme, un général de
votre pays; vous devez bien le connaître de réputation.

--Je n'ai jamais entendu parler d'un général Vandeleur, répondit
Francis, mais nous avons bien des officiers de ce grade, et d'ailleurs
mes occupations ont été exclusivement civiles.

--C'est lui, reprit le portier, qui a perdu le grand diamant des Indes;
vous devez savoir cela, du moins, les journaux en ont assez parlé!
Aussitôt qu'il put se débarrasser de son concierge, Francis escalada ses
étages et courut à la fenêtre. Les deux Vandeleur étaient assis sous le
marronnier et causaient tout en fumant. Le général, petit homme rubicond
et sanglé dans sa redingote, offrait une certaine ressemblance avec son
frère, bien qu'il en fût plutôt la caricature; il avait quelque chose de
sa démarche dégagée et hautaine, mais il était beaucoup moins grand,
plus vieux, plus commun, et, somme toute, il faisait assez triste mine à
côté du dictateur.

Penchés tous deux sur la table, ils paraissaient discuter avec
animation, mais si bas que Francis attrapait à peine un mot par-ci
par-là, ce qui lui suffit d'ailleurs pour se convaincre que la
conversation roulait sur lui-même et sur sa carrière. Il saisit
distinctement le nom de Scrymgeour, et s'imagina entendre celui de
Francis.

Tout à coup le général se leva, en proie à une violente colère et se
répandit en exclamations.

«Francis Vandeleur!» cria-t-il en soulignant le second nom. «Francis
Vandeleur, vous dis-je!»

Le dictateur fit de tout le corps un geste moitié affirmatif, moitié
méprisant, mais sa réponse n'arriva pas jusqu'au jeune homme.

Ce Francis Vandeleur, était-ce lui? Discutaient-ils donc sous quel nom
on allait le marier? Lui-même était-il bien éveillé et ses sens égarés
ne l'abusaient-ils pas?

L'entretien avait repris à voix basse; puis, la discussion s'élevant
sans doute de nouveau entre les deux frères, la voix du général éclata
furieuse.

«Ma femme? criait-il, j'en ai par-dessus la tête. Qu'on ne m'en parle
plus; son nom même m'est odieux.»

Et les jurons s'entremêlaient aux coups de poing qui pleuvaient sur la
table.

Son frère parut chercher à l'apaiser, et peu après le reconduisit. Ils
échangèrent une poignée de mains suffisamment cordiale, mais, à peine la
porte se fut-elle refermée sur le visiteur, que John Vandeleur partit
d'un éclat de rire qui vint sonner comme un écho diabolique aux oreilles
de Francis.

La journée s'acheva sans amener rien de nouveau. Le jeune homme n'était
guère plus avancé que la veille, mais il se consolait en pensant que le
lendemain était le fameux mardi; le sort s'acharnât-il contre lui, il ne
pouvait manquer de faire quelque découverte importante.

La journée fut longue; comme l'heure du dîner approchait, les
préparatifs commencèrent sous le marronnier. Sur une des tables que
Francis apercevait entre les branches, on apporta des piles d'assiettes,
les ingrédients de la salade, etc.; sur l'autre on dressa le couvert,
mais le feuillage la cachait presque entièrement à Francis et il devina
plutôt qu'il ne vit de l'argenterie et une nappe blanche.

Mr. Rolles arriva à sept heures précises; il avait l'air méfiant d'un
homme qui se tient sur ses gardes, parlant peu et bas. Le dictateur, au
contraire, semblait fort joyeux; son rire remplissait le jardin, et, aux
modulations de sa voix, on devinait qu'il racontait des drôleries en
imitant l'accent de différents pays. Avant même qu'ils eussent fini leur
vermouth, tout sentiment de malaise semblait avoir disparu entre le
jeune clergyman et son interlocuteur et ils bavardaient comme une paire
de vieux amis.

Miss Vandeleur fit enfin son entrée, apportant la soupière. Rolles se
précipita pour lui offrir son secours, qu'elle refusa en riant, et il y
eut un échange général de plaisanteries qui devaient avoir trait à cette
manière primitive de se servir soi-même.

«On est plus à l'aise», déclarait Mr. Vandeleur.

Un instant après ils étaient assis autour de la table et Francis les
perdit de vue; malheureusement, il n'entendait guère plus qu'il ne
voyait. À en juger par le babillage animé, par le bruit incessant de
couteaux et de fourchettes qui sortaient du marronnier, le repas était
gai, et Francis, qui grignotait un petit pain dans sa cachette, ne put
se défendre d'un mouvement d'envie.

Les convives causaient entre chaque plat et s'attardèrent plus
longuement encore sur un dessert exquis arrosé d'un vin vieux débouché
avec soin par le dictateur lui-même. La nuit était pure, étoilée, sans
une brise; il commençait à faire sombre cependant et deux bougies furent
apportées sur le dressoir. Des flots de lumière émergeaient en même
temps de la véranda. Le jardin se trouva donc absolument illuminé.

Pour la dixième fois peut-être, miss Vandeleur rentra dans la maison;
elle revint cette fois portant la cafetière, qu'elle posa sur le
dressoir; au même instant son père se leva en disant:

«Le café, c'est de mon département.»

Francis le vit se dresser de toute sa haute taille. Sans cesser de
causer par-dessus son épaule avec les autres convives, il remplit les
deux tasses; puis, par un mouvement de véritable prestidigitation, versa
dans l'une d'elles le contenu d'une très petite fiole. La chose fut si
vivement faite que celui qui ne le quittait pas des yeux eut à peine le
temps de s'en apercevoir. Une seconde après, Mr. Vandeleur était
retourné près de la table apportant les deux tasses.

«Avant que nous ayons fini de boire, notre Juif sera sans doute ici»,
dit-il.

Il est impossible de décrire l'effroi et l'angoisse de Francis. Quel
complot se tramait donc là, devant lui? Il se sentait moralement obligé
d'intervenir, mais comment? C'était peut-être une simple plaisanterie,
et quelle mine ferait-il dans le cas où son avertissement tomberait à
faux? D'autre part, s'il y avait trahison, fallait-il dénoncer et perdre
l'homme auquel il devait la vie? Il commença là-dessus à s'apercevoir
qu'il jouait un rôle d'espion. L'attente devenait une torture cruelle;
son coeur avait des palpitations irrégulières, ses jambes fléchissaient
sous lui, une sueur froide l'inondait tout entier, il s'accrocha
défaillant à l'appui de la fenêtre.

Plusieurs minutes, des siècles, se passèrent. La conversation semblait
languir; tout à coup on entendit un verre se briser, en même temps qu'un
autre bruit, sourd celui-là, comme si quelqu'un fût tombé le front sur
la table. Puis un cri perçant déchira l'air.

«Qu'avez-vous fait? Il est mort! disait miss Vandeleur.

--Silence! fit le terrible vieillard d'une voix si vibrante que Francis
ne perdit pas un mot. Il se porte aussi bien que moi. Prenez-le par les
talons, je vais le tenir par les épaules.»

Des sanglots lui répondirent.

«M'entendez-vous, reprit la même voix rude, ou faut-il vous faire obéir
de force? Choisissez, mademoiselle.»

Il y eut une nouvelle pause, puis le dictateur continua d'un ton moins
violent:

«Prenez les pieds de cet homme, il faut que je le porte dans la maison.
Ah! si j'étais plus jeune, rien au monde ne me retiendrait. Mais
aujourd'hui, l'âge, les dangers, tout est contre moi... mes mains
tremblent et il faut que vous m'aidiez.

--C'est un crime! dit la jeune fille.

--Je suis votre père.»

Cet appel parut produire son effet; Francis entendit piétiner le
gravier, une chaise tomba, puis il vit le père et la fille traverser
l'allée et disparaître sous la véranda, portant un corps inanimé,
affreusement pâle, dont la tête pendait. Était-il mort ou vivant? En
dépit de l'affirmation de Mr. Vandeleur, Francis était fort inquiet. Un
crime venait d'être commis, une catastrophe terrible s'abattait sur la
maison aux persiennes vertes. À son grand étonnement, Francis sentit
l'horreur et le mépris faire place chez lui à un sentiment de pitié pour
le vieillard et pour l'enfant qu'un grand péril menaçait sans doute. Un
élan généreux le poussa; lui aussi lutterait avec son père contre le
monde, la justice et la fatalité; relevant brusquement la jalousie, il
sauta sur la fenêtre, étendit les bras et se jeta, les yeux fermés, dans
le feuillage du marronnier.

Les branches craquaient sous lui sans qu'il pût en saisir une; enfin un
rameau plus fort se trouva sous sa main, il resta suspendu quelques
secondes, puis, se laissant aller, tomba lourdement contre la table. Un
cri d'alarme partit de la maison: sa singulière entrée n'était point
passée inaperçue. Peu lui importait; en trois bonds il fut sous la
véranda.

Dans une petite pièce, tapissée de nattes et entourée de vitrines
remplies d'objets rares et précieux, Mr. Vandeleur était penché sur le
corps du clergyman. Il se releva comme Francis entrait et quelque chose
glissa de ses doigts dans ceux de sa fille; ce fut fait en un clin
d'oeil; à peine Francis avait-il eu le temps de voir, mais il lui sembla
que le coupable avait saisi cet objet sur la poitrine de sa victime et
qu'après l'avoir regardé un millième de seconde, il l'avait rapidement
passé à sa fille. Tout cela s'était produit en moins de temps qu'il n'en
faut pour le dire, tandis que Francis restait sur le seuil, un pied en
l'air.

Se précipitant aux genoux du dictateur:

«Père! s'écria-t-il, laissez-moi vous secourir. Traitez-moi en père et
vous trouverez chez moi tout le dévouement d'un fils.»

Une explosion de jurons formidables fut toute la réponse qu'il obtint.

«Père, fils, fils, père! Qu'est-ce que cette comédie? Comment êtes-vous
entré dans mon jardin, monsieur? Et, par le diable, qui êtes-vous? que
voulez-vous?»

Abasourdi, Francis se releva sans mot dire.

Tout à coup, comme frappé d'un trait de lumière, John Vandeleur se mit à
rire bruyamment.

«Je vois, s'écria-t-il, je comprends, c'est le Scrymgeour! Très bien,
Mr. Scrymgeour, très bien, je vais vous mettre en quelques mots au
courant de votre situation. Vous vous êtes introduit chez moi par force,
sinon par ruse, à coup sûr sans y être invité, et vous choisissez pour
m'accabler de vos protestations de tendresse le moment où un hôte vient
de s'évanouir à ma table. Je ne suis pas votre père; puisque vous tenez
à le savoir, vous êtes le fils naturel de mon frère et d'une marchande
de poissons. J'avais pour vous une indifférence qui touche de près à
l'antipathie, et d'après ce que je vois de votre conduite, votre esprit
me paraît digne de votre extérieur. Je livre ces quelques remarques à
vos méditations, et je vous prie avant tout de me débarrasser de votre
présence. Si je n'étais pas occupé, ajouta-t-il avec un geste menaçant,
vous recevriez la plus belle rossée que ce bras ait jamais donnée!»

Francis était pétrifié; il eût voulu être à cent lieues de cette maison
maudite; mais, ne sachant comment s'en aller ni quel chemin prendre, il
demeurait planté comme un piquet au milieu de la chambre. Miss Vandeleur
rompit le silence.

«Père, vous êtes en colère... vous parlez sans savoir.... Mr. Scrymgeour
a pu se tromper, mais ses intentions étaient bonnes.

--Merci, ma fille; vous me rappelez une autre observation que je crois
devoir faire à M. Scrymgeour. Mon frère, monsieur, a été assez absurde
pour vous accorder une pension. Il a eu la présomption et la sottise de
vouloir vous marier à cette demoiselle; vous lui avez été montré il y a
deux jours, et j'ai le plaisir de vous annoncer qu'elle a repoussé avec
dégoût l'idée d'une pareille union. Permettez-moi d'ajouter que j'ai
beaucoup d'influence sur mon frère, et qu'il ne tiendra pas à moi
qu'avant la fin de la semaine vous ne soyez renvoyé sans le sou à votre
paperasserie.»

Le ton du vieillard était, s'il est possible, plus blessant encore que
ses paroles. Devant cette haine furieuse, Francis perdit la tête; il
cacha son visage entre ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.

Miss Vandeleur intervint de nouveau.

«Mr. Scrymgeour, dit-elle d'une voix douce, ne vous affligez pas des
paroles de mon père. Je ne ressens pour vous aucune aversion; au
contraire, j'ai demandé à faire avec vous plus ample connaissance; ce
qui se passe ce soir ne m'inspire, croyez-le bien, que beaucoup d'estime
et de pitié.»

À ce moment, Simon Rolles agita convulsivement le bras, il revenait à
lui, n'ayant absorbé qu'un violent narcotique. Vandeleur se pencha,
examina son visage, puis se releva en disant:

«Allons, puisque vous êtes si satisfaite de sa conduite, prenez une
lumière, mademoiselle, et montrez à ce bâtard le chemin de la porte.»

La jeune fille s'empressa d'obéir.

«Merci, lui dit Francis dès qu'ils furent seuls dans le jardin, merci du
fond de l'âme. Vos paroles resteront dans ma mémoire comme un souvenir
consolateur attaché à cette nuit, qui a été la plus cruelle de ma vie.

--J'ai dit ce que je pensais, répondit-elle, j'étais indignée de vous
voir si injustement traité.»

Ils avaient atteint la porte de la rue, et miss Vandeleur, posant sa
lumière sur le gravier, se mit à détacher les chaînes.

«Encore un mot, dit Francis: est-ce que je ne dois plus vous revoir?

--Hélas! vous avez entendu mon père. Je ne peux qu'obéir.

--Dites au moins que ce n'est pas de votre plein gré... que ce n'est pas
vous qui me chassez.

--Non, dit-elle, vous me semblez un brave et honnête garçon.

--Alors, donnez-moi un gage.»

La main sur la dernière serrure, elle s'arrêta un instant; tous les
verrous étaient tirés, il ne restait plus qu'à pousser la porte.

«Si j'y consens, répondit-elle, promettez-vous de m'obéir de point en
point?

--Mademoiselle, tout ordre venant de vous m'est sacré.»

Elle tourna la clef et ouvrit la porte.

«Eh bien, soit; mais vous ne savez pas ce que vous demandez. Quoi qu'il
arrive et quoi que vous entendiez, ne revenez pas ici. Marchez le plus
vite que vous pourrez jusqu'à ce que vous ayez atteint les quartiers
éclairés et fréquentés, et là encore tenez-vous sur vos gardes; vous
êtes en péril plus que vous ne le pensez. Promettez-moi de ne pas
regarder ce gage avant que vous ne soyez en sûreté.

--Je le promets», répondit Francis.

Elle lui mit dans la main un mouchoir roulé, et, le poussant dans la rue
avec une vigueur dont il ne la croyait pas capable:

«Maintenant, lui cria-t-elle, sauvez-vous!»

La porte retomba, loquets et verrous furent replacés.

«Allons, se dit Francis, puisque j'ai promis!...»

Et il descendit rapidement la rue. Il n'était pas à cinquante pas de la
maison quand un cri diabolique retentit soudain dans le silence de la
nuit. Instinctivement, il s'arrêta, un autre passant en fit autant, les
habitants des maisons voisines se mirent aux fenêtres. Cet émoi semblait
l'oeuvre d'un seul homme, qui hurlait de rage et de désespoir, comme une
lionne à qui l'on a volé ses petits, et Francis ne fut pas moins surpris
qu'effrayé d'entendre son nom s'élever au milieu d'une volée de jurons
en anglais. Son premier mouvement fut de retourner en arrière; mais, se
rappelant l'avis de miss Vandeleur, il pensa que le mieux était de hâter
le pas, et il se remettait en marche, quand le dictateur, tête nue,
cheveux au vent, criant et gesticulant, passa à côté de lui comme un
boulet de canon.

«Je l'ai échappé belle! pensa Francis. Je ne sais pas ce qu'il peut me
vouloir, mais il n'est certes pas bon à fréquenter pour le quart
d'heure, et je ferai mieux d'obéir à cette aimable fille.»

Il retourna sur ses pas pour prendre une rue latérale et gagner la rue
Lepic, se laissant poursuivre de l'autre côté. Le calcul était mauvais.
Il n'avait en réalité qu'une chose à faire: entrer dans le plus proche
café, et laisser passer le gros de l'orage. Mais, outre que Francis
n'avait pas l'expérience de la guerre, sa conscience très nette ne lui
faisait appréhender rien de plus qu'une entrevue désagréable, chose dont
il lui semblait avoir fait ce soir-là un apprentissage plus que
suffisant. Il se sentait endolori de corps et d'esprit.

Le souvenir de ses contusions lui rappela tout à coup que son chapeau
était resté dans sa chambre et que ses vêtements avaient tant soit peu
souffert de son passage à travers les branches du marronnier. Il entra
dans le premier magasin venu, acheta un chapeau de feutre à larges bords
et fit réparer sommairement le désordre de sa toilette. Quant au gage de
miss Vandeleur, toujours dissimulé sous son mouchoir, il l'avait mis en
sûreté dans la poche de son pantalon.

À quelques pas de la boutique, il sentit un choc soudain: une main
s'abattit sur son épaule, tandis qu'une bordée d'injures lui entrait
dans les oreilles. C'était le dictateur, qui, ayant renoncé à rattraper
sa proie, remontait chez lui par la rue Lepic.

Francis était un robuste garçon, mais il ne pouvait lutter ni de force
ni d'adresse avec un tel adversaire; après quelques efforts stériles, il
se rendit.

«Que me voulez-vous? demanda-t-il.

--C'est ce que vous saurez là-bas», répondit l'autre d'un air farouche.
Et il entraîna le jeune homme du côté de la maison aux persiennes
vertes.

Tout en paraissant renoncer à la lutte, Francis guettait l'instant
propice pour se sauver. D'une brusque secousse, il se dégagea, laissant
le col de son paletot dans la main de son agresseur, et il reprit sa
course dans la direction du boulevard. Les chances étaient retournées;
si John Vandeleur était le plus fort, Francis était de beaucoup le plus
agile des deux, et il fut bientôt perdu dans la foule. Il reprit haleine
un instant, puis, de plus en plus intrigué et inquiet, il continua de
marcher rapidement jusqu'à la place de l'Opéra, éclairée comme en plein
jour par la lumière électrique.

«Voilà qui suffirait, je pense, à miss Vandeleur», se dit-il.

Tournant à gauche, il suivit le boulevard, entra au bar américain et
demanda un bock. L'établissement était à peu près désert; il était trop
tôt ou trop tard pour les habitués. Deux ou trois messieurs étaient
dispersés à des tables isolées; mais Francis, absorbé dans ses propres
réflexions, ne remarqua pas leur présence.

Il s'installa dans un coin et tira le mouchoir de sa poche: l'objet
qu'entourait ce mouchoir se trouva être un élégant étui en maroquin,
qui, s'ouvrant par un ressort, découvrit aux yeux épouvantés du jeune
homme un diamant de taille monstrueuse et d'un éclat extraordinaire. Le
fait était si parfaitement inexplicable, la valeur de cette pierre si
évidemment exceptionnelle, que le jeune Scrymgeour resta pétrifié,
anéanti, les yeux rivés sur l'écrin grand ouvert, dans l'attitude d'un
homme frappé d'idiotisme.

Une voix, calme et impérieuse tout ensemble, lui glissa ces mots:

«Fermez cet écrin et faites bonne contenance.»

En levant les yeux, Francis vit devant lui un homme de la physionomie la
plus distinguée, jeune encore et vêtu avec une élégante simplicité; il
avait quitté l'une des tables voisines et, apportant son verre, était
venu s'asseoir près de Francis.

«Fermez cet écrin, répéta l'étranger, et remettez-le dans votre poche,
où je suis persuadé qu'il n'aurait jamais dû se trouver. Tâchez de
perdre cet air abasourdi et traitez-moi comme si j'étais une personne de
votre connaissance, rencontrée par hasard. Allons, vite, trinquez avec
moi. Voilà qui est mieux. Vous n'êtes qu'un amateur, monsieur, je
suppose?»

L'inconnu prononça ces mots avec un sourire plein de sous-entendus et se
renversa sur sa chaise en lançant dans l'air une ample bouffée de tabac.

«Pour l'amour de Dieu, dit Francis, apprenez-moi qui vous êtes et ce que
veut dire tout ceci. J'obéis à vos injonctions, et vraiment je ne sais
pas pourquoi; mais j'ai traversé ce soir tant d'aventures bizarres, et
tous ceux que je rencontre se conduisent si singulièrement, que j'en
arrive à croire que j'ai perdu la tête ou que je voyage dans une autre
planète. Votre physionomie m'inspire confiance, monsieur; vous paraissez
être un homme d'expérience, sage et bon; dites-moi pourquoi vous
m'abordez ainsi.

--Chaque chose a son temps, répondit l'étranger; j'ai le pas sur vous.
Commencez par me dire, vous, comment il se fait que le diamant du Rajah
soit en votre possession.

--Le diamant du Rajah! répéta Francis.

--À votre place je ne parlerais pas si haut. Oui, monsieur, le diamant
du Rajah; c'est lui que vous avez dans votre poche, et cela sans aucun
doute. Je le connais bien, l'ayant vu plus de vingt fois dans la
collection de sir Thomas Vandeleur.

--Sir Thomas Vandeleur?... Le général... mon père!

--Votre père! Je ne savais pas que le général Vandeleur eût des enfants.

--Monsieur, je suis fils naturel», répondit Francis en rougissant.

L'autre s'inclina d'un air grave: ce fut le salut d'un homme qui
s'excuse silencieusement auprès de son égal, et Francis se sentit
aussitôt rassuré, réconforté, toujours sans savoir pourquoi. La présence
de cet inconnu lui faisait du bien et lui inspirait confiance; il lui
semblait toucher la terre ferme. Un sentiment de respect involontaire le
poussa tout à coup à ôter son chapeau, comme s'il se fût trouvé en
présence d'un supérieur.

«Je vois, dit l'étranger, que vos aventures n'ont pas été d'un genre
précisément pacifique. Votre col est déchiré, votre visage porte des
égratignures et vous avez une blessure à la tempe. Peut-être
excuserez-vous ma curiosité si je vous demande de m'expliquer la cause
de ces accidents et comment il se fait qu'un objet volé de pareille
valeur se trouve dans votre poche.

--Détrompez-vous, repartit Francis avec beaucoup de vivacité; je ne
possède aucun objet volé. Si vous faites allusion au diamant, je l'ai
reçu, il n'y a pas une heure, des mains mêmes de miss Vandeleur, rue
Lepic.

--Miss Vandeleur! rue Lepic! Vous m'intéressez plus que vous ne croyez,
monsieur. Continuez, je vous prie.

--Ciel!...» s'écria Francis.

Un éclair venait de traverser sa mémoire. N'avait-il pas vu Mr.
Vandeleur plonger sa main dans le gilet de son convive évanoui pour y
saisir quelque chose? Ce quelque chose, il en avait maintenant la
certitude, c'était un étui en maroquin!

«Vous trouvez une piste? demanda l'étranger.

--Écoutez, répondit Francis; je ne sais qui vous êtes, mais je vous
crois capable de me venir en aide. Je suis dans une situation
inextricable, j'ai besoin de conseil et d'appui; puisque vous m'y
invitez, je vais tout vous dire.»

Et il lui raconta brièvement son odyssée depuis le jour où il avait été
appelé chez l'avoué, à Édimbourg.

«Cette histoire n'est pas banale, dit l'étranger, quand le jeune homme
eut fini, et votre position est certainement scabreuse. Bien des gens
vous conseilleraient de chercher votre père pour lui remettre le
diamant; quant à moi, j'ai d'autres vues.--Garçon! cria-t-il, priez le
directeur de l'établissement de venir me parler.»

Dans son accent, dans son attitude, Francis reconnut de nouveau
l'habitude évidente du commandement. Le garçon s'éloigna et revint
bientôt suivi du gérant de l'endroit, qui se confondait en saluts
obséquieux.

«Ayez la bonté de dire à monsieur mon nom, fit l'étranger en désignant
Francis.

--Monsieur, dit l'important fonctionnaire en s'adressant au jeune
Scrymgeour, vous avez l'honneur d'être assis à la même table que Son
Altesse le prince Florizel de Bohême.»

Francis se leva précipitamment et s'inclina devant le prince, qui le
pria de se rasseoir.

«Merci, dit le prince Florizel au gérant; je suis fâché de vous avoir
dérangé pour si peu de chose.»

Et, d'un signe de la main, il le congédia.

«Maintenant, reprit-il en se tournant vers Francis, donnez-moi le
diamant.»

L'écrin lui fut remis aussitôt en silence.

«Très bien; vous agissez sagement. Toute votre vie vous vous féliciterez
de vos infortunes de ce soir. Un homme, Mr. Scrymgeour, peut être
assailli par des difficultés sans nombre; mais, s'il a l'intelligence
saine et le coeur vaillant, il sortira de toutes avec honneur. Ne vous
tourmentez plus; vos affaires sont entre mes mains, et, avec l'aide de
Dieu, je saurai les amener à une heureuse issue. Suivez-moi, s'il vous
plaît, jusqu'à ma voiture.»

Le prince se leva et, laissant une pièce d'or au garçon, il conduisit le
jeune homme à quelques pas du café, où l'attendaient deux domestiques
sans livrée et un coupé fort simple.

«Cette voiture, dit-il à Francis, est à votre disposition. Rassemblez
vos bagages le plus promptement possible, et mes domestiques vous
conduiront à une villa des environs de Paris où vous pourrez attendre
tranquillement la conclusion de vos affaires. Vous trouverez là un
jardin agréable, une bibliothèque bien composée, un cuisinier passable,
de bons vins et quelques cigares que je vous recommande. Jérôme,
ajouta-t-il, se tournant vers un des laquais, vous avez entendu ce que
je viens de dire; je vous confie Mr. Scrymgeour, vous veillerez à ce
qu'il soit bien traité.»

Francis balbutia quelques phrases de reconnaissance.

«Il sera temps de me remercier, dit le prince, quand votre père vous
aura reconnu et que vous épouserez Miss Vandeleur.»

Sur ces mots, il s'éloigna, sans se presser, dans la direction de
Montmartre. Un fiacre passait, il y monta en jetant une adresse au
cocher; un quart d'heure après, ayant congédié son cocher à l'entrée de
la rue, il sonnait à la porte de Mr. Vandeleur.

La grille fut ouverte avec précaution par le dictateur lui-même.

«Qui êtes-vous? demanda-t-il.

--Vous excuserez cette visite tardive, Mr. Vandeleur.

--Votre Altesse est toujours la bienvenue», répondit le vieillard en
s'effaçant.

Le prince pénétra dans le jardin, marcha droit à la maison et, sans
attendre son hôte, ouvrit la porte du salon. Il y trouva deux personnes
assises: l'une était miss Vandeleur, les yeux rougis par des larmes
récentes; un sanglot la secouait encore de temps en temps. Dans l'autre
personne, Florizel reconnut un jeune homme qui, quelques semaines
auparavant, l'avait abordé au club pour lui demander des renseignements
littéraires.

«Miss Vandeleur, dit Florizel en la saluant, vous paraissez fatiguée.
Mr. Rolles, si je ne me trompe? J'espère, monsieur, que vous avez tiré
profit de l'étude de Gaboriau.»

Le clergyman semblait absorbé dans des pensées amères; il ne répondit
pas et se contenta de saluer sèchement, tout en se mordant les lèvres.

«À quel heureux hasard dois-je l'honneur de recevoir la visite de Votre
Altesse? demanda Vandeleur qui arrivait derrière le prince.

--Je viens pour affaires, et, quand j'aurai terminé avec vous, je
prierai Mr. Rolles de m'accompagner dans une petite promenade. Mr.
Rolles, je vous ferai remarquer, par parenthèse, que je ne suis pas
encore assis.»

Le jeune ecclésiastique sauta sur ses pieds en s'excusant; là-dessus le
prince prit un fauteuil près de la table, tendit son chapeau à
Vandeleur, sa canne à Rolles, et, les laissant debout près de lui,
s'exprima en ces termes:

«Je suis venu pour affaires, comme je vous l'ai dit; mais, si j'étais
venu pour mon plaisir, j'aurais été fort mécontent de votre accueil.
Vous, Mr. Rolles, vous avez manqué de respect à votre supérieur; vous,
Vandeleur, vous me recevez le sourire aux lèvres, tout en sachant fort
bien que vos mains ne sont pas pures. Je prétends ne pas être
interrompu, monsieur, ajouta-t-il impérieusement, je suis ici pour
parler et non pour écouter; je vous prie donc de m'entendre avec respect
et de m'obéir à la lettre. Dans le plus bref délai possible, votre fille
épousera, à l'ambassade, Francis Scrymgeour, mon ami, fils reconnu de
votre frère. Vous m'obligerez en donnant au moins dix mille livres
sterling de dot. Quant à vous, je vous destine une mission de quelque
importance dans le royaume de Siam, et je vous en aviserai par écrit.
Maintenant, monsieur, répondez en deux mots. Acceptez-vous, oui ou non,
ces conditions?

--Votre Altesse me permettra de lui adresser humblement deux objections,
dit Vandeleur.

--Je permets....

--Votre Excellence a appelé Mr. Scrymgeour son ami; si j'avais soupçonné
qu'il fût l'objet d'un si grand privilège, je l'aurais traité avec un
respect proportionné à cette faveur.

--Vous interrogez adroitement, dit le prince; mais je ne me laisse pas
prendre à vos insinuations perfides. Vous avez mes ordres: n'eussé-je vu
jamais avant ce soir la personne en question, ils n'en seraient pas
moins catégoriques.

--Votre Altesse interprète ma pensée avec sa finesse habituelle, reprit
Vandeleur, et il ne me reste plus à ajouter que ceci: j'ai
malheureusement mis la police aux trousses de Mr. Scrymgeour; dois-je
retirer ou maintenir mon accusation de vol?

--À votre guise; c'est affaire entre votre conscience et les lois de ce
pays. Donnez-moi mon chapeau; et vous, Mr. Rolles, suivez-moi. Miss
Vandeleur, je vous souhaite le bonsoir. Votre silence, ajouta-t-il en
s'adressant à Vandeleur, équivaut, n'est-ce pas, à un consentement
formel?

--Puisque je ne puis faire autrement, je me soumets; mais je vous
préviens franchement, mon prince, que ce ne sera pas sans une dernière
lutte.

--Prenez garde, dit Florizel, vous êtes vieux et les années sont peu
favorables aux méchants; votre vieillesse sera plus mal avisée que la
jeunesse des autres. Ne me provoquez pas, ou vous me trouverez autrement
rigoureux que vous ne l'imaginez. C'est la première fois que j'ai dû me
mettre en travers de votre route; veillez à ce que ce soit la dernière.»

Sur ces mots, Florizel sortit du salon en faisant signe au clergyman de
le suivre. Le dictateur les accompagna avec une lanterne et se mit à
ouvrir une fois de plus les divers systèmes de fermeture si compliqués
derrière lesquels il s'était cru à l'abri de toute intrusion.

«Maintenant que votre fille ne peut plus m'entendre, dit le prince en se
retournant sur le seuil, laissez-moi vous dire que j'ai compris vos
menaces. Vous n'avez qu'à lever la main pour amener sur vous une ruine
immédiate et irrémédiable.»

Le dictateur ne répondit pas, mais à peine le prince lui eut-il tourné
le dos qu'il lança un geste de menace plein de haine furieuse; puis,
tournant le coin de la maison, il courut de toute la vitesse de ses
jambes jusqu'à la station de voitures la plus proche.

Ici, dit mon auteur arabe, le fil des événements s'écarte une fois pour
toutes de la maison aux persiennes vertes; encore une aventure, et nous
en aurons fini avec le Diamant du Rajah. Ce dernier anneau de la chaîne
est connu parmi les habitants de Bagdad sous le nom d'«AVENTURE DU
PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.»




AVENTURE DU PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.


Le prince Florizel ne quitta Mr. Rolles qu'à la porte du modeste hôtel
où logeait ce dernier. Ils causèrent beaucoup et le jeune homme fut plus
d'une fois ému jusqu'aux larmes par la sévérité mêlée de bienveillance
que le prince mit dans ses reproches.

«Ma vie est perdue, dit-il enfin. Venez à mon secours; dites-moi ce que
je puis faire. Je n'ai, hélas! ni les vertus d'un prêtre ni le
savoir-faire d'un fripon.

--Maintenant que vous êtes humilié, dit Florizel, je n'ai plus à vous
donner d'ordres; le repentir se traite avec Dieu et non avec les
princes, mais si vous me permettez un conseil, partez pour l'Australie
comme colon, cherchez une occupation active, travaillez de vos bras, au
grand air, tâchez d'oublier que vous avez été prêtre, tâchez d'oublier
l'existence de cette pierre maudite.

--Maudite, en effet. Où est-elle maintenant, et quels nouveaux malheurs
prépare-t-elle à l'humanité?

--Elle ne fera plus de mal à personne, elle est dans ma poche. Vous
voyez, ajouta le prince en souriant, que votre repentir, si jeune qu'il
soit, m'inspire confiance.

--Que Votre Altesse me permette de lui toucher la main, murmura Mr.
Rolles.

--Non, répondit Florizel, pas encore.»

Le ton qui accompagna ces derniers mots sonna éloquemment à l'oreille du
coupable; quand, quelques minutes après, le prince s'éloigna, il le
suivit longtemps des yeux en appelant les bénédictions célestes sur cet
homme de bon conseil.

Pendant plusieurs heures, le prince arpenta seul les rues les moins
fréquentées. Il était fort perplexe. Que faire de ce diamant? Fallait-il
le rendre à son propriétaire, qu'il jugeait indigne de le posséder?
Fallait-il, par quelque mesure radicale et courageuse, le mettre pour
toujours hors de la portée des convoitises humaines? Qu'il fût tombé
entre ses mains par un dessein providentiel, ce n'était pas douteux, et,
en le regardant sous un bec de gaz, Florizel fut frappé plus que jamais
de sa taille et de ses reflets extraordinaires; c'était décidément un
fléau menaçant pour le monde.

«Que Dieu me vienne en aide! pensa-t-il. Si je persiste à le regarder,
je vais le convoiter moi-même.»

Enfin, ne sachant quel parti prendre, il se dirigea vers l'élégant petit
hôtel que sa royale famille possédait depuis des siècles sur le quai.
Les armes de Bohême sont gravées au-dessus de la porte et sur les hautes
cheminées; à travers une grille, les passants peuvent apercevoir des
pelouses veloutées et garnies de fleurs; une cigogne, seule de son
espèce dans Paris, perche sur le pignon et attire tout le jour un cercle
de badauds; des laquais à l'air grave vont et viennent dans la cour; de
temps à autre la grande grille s'ouvre et une voiture roule sous la
voûte. À divers titres, cet hôtel était la résidence favorite du prince
Florizel; il n'y arrivait jamais sans éprouver le sentiment du chez-soi
qui est une jouissance si rare dans la vie des grands. Le soir dont il
est question, ce fut avec un plaisir particulier qu'il revit ses
fenêtres doucement éclairées. Comme il approchait de la petite porte par
laquelle il entrait toujours lorsqu'il était seul, un homme sortit de
l'ombre et lui barra le passage avec un profond salut.

«Est-ce au prince Florizel de Bohême que j'ai l'honneur de parler?

--Tel est mon titre, monsieur. Que me voulez-vous?

--Je suis un agent, chargé par Mr. le Préfet de police de remettre cette
lettre à Votre Altesse.»

Le prince prit le pli qu'on lui tendait et le parcourut rapidement à la
lueur du réverbère; c'était, dans les termes les plus polis et les plus
respectueux, une invitation à suivre immédiatement à la préfecture le
porteur de la lettre.

«En d'autres termes, dit Florizel, je suis arrêté?

--Oh! rien ne doit être plus éloigné, j'en suis sûr, des intentions
réelles de Mr. le Préfet. Ce n'est pas un mandat d'amener, mais une
simple formalité dont on s'excusera certainement auprès de Votre
Altesse.

--Et si je refusais de vous suivre?

--Je ne puis dissimuler à Votre Altesse que tous pouvoirs m'ont été
donnés, répondit l'agent en s'inclinant.

--Sur mon âme, votre audace me confond. Vous n'êtes qu'un agent et je
vous pardonne, mais vos chefs auront à se repentir de leur conduite.
Quel est le motif de cet acte impolitique? Remarquez que ma
détermination n'est pas prise et peut dépendre de la sincérité de votre
réponse; rappelez-vous aussi que cette affaire n'est pas sans gravité.

--Eh bien, dit l'agent fort embarrassé, le général Vandeleur et son
frère ont osé accuser le prince Florizel d'un vol, s'il faut dire le
mot. Le fameux diamant, prétendent-ils, serait entre ses mains. Une
simple dénégation de la part de Votre Altesse suffira naturellement à
convaincre Mr. le Préfet; je vais même plus loin: que Votre Altesse
fasse à un subalterne l'honneur de lui déclarer qu'elle n'est pour rien
dans cette affaire, et je demanderai la permission de me retirer
sur-le-champ.»

Le prince n'avait jusqu'alors considéré cet incident que comme une
bagatelle, fâcheuse uniquement au point de vue de ses conséquences
internationales. Au nom de Vandeleur, la réalité lui apparut dans toute
son horreur: non seulement il était arrêté, mais il était coupable! Il
ne s'agissait pas d'une aventure plus ou moins désagréable, mais d'un
péril imminent pour son honneur. Que faire? Que dire? Le diamant du
Rajah était en vérité une pierre maudite et il semblait à Florizel qu'il
dût être la dernière victime de son sinistre pouvoir.
                
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