Robert Louis Stevenson

Nouvelles mille et une nuits
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Une chose était certaine: il ne pouvait donner à l'agent l'assurance
qu'on lui demandait et il fallait gagner du temps. Son hésitation ne
dura pas une seconde.

«Soit, dit-il, puisqu'il en est ainsi, allons ensemble à la Préfecture.»

L'agent s'inclina de nouveau et suivit le prince à distance
respectueuse.

«Approchez, dit Florizel, je suis disposé à causer; d'ailleurs, si je ne
me trompe, ce n'est pas la première fois que nous nous rencontrons.

--Votre Altesse m'honore en se souvenant de ma figure; il y a huit ans
que je ne l'avais rencontrée.

--Se rappeler les physionomies, c'est une partie de ma profession comme
c'est aussi une partie de la vôtre. De fait, un prince et un agent de
police sont des compagnons d'armes; nous luttons tous deux contre le
crime; seulement vous occupez le poste le plus dangereux tandis que
j'occupe le plus lucratif, néanmoins les deux rôles peuvent être
honorablement remplis. Je vais peut-être vous étonner, mais sachez que
j'aimerais mieux être un agent de police capable qu'un prince faible et
lâche.»

L'officier parut infiniment flatté.

«Votre Altesse, balbutia-t-il, rend le bien pour le mal et il répond à
un acte terriblement présomptueux par la plus aimable condescendance.

--Qu'en savez-vous? Je cherche peut-être à vous corrompre.

--Dieu me garde de la tentation!

--J'applaudis à votre réponse; elle est d'un homme sage et honnête. Le
monde est grand; il est rempli de choses faites pour nous séduire, et il
n'y a pas de limites aux récompenses qui peuvent s'offrir. Quiconque
refuserait un million en argent, vendrait peut-être son honneur pour un
royaume ou pour l'amour d'une femme. Moi qui vous parle, j'ai connu des
provocations, des tentations tellement au-dessus des forces humaines,
que j'ai été heureux de pouvoir comme vous me confier à la garde de
Dieu. C'est grâce à ce secours journellement imploré que nous pouvons,
vous et moi, marcher aujourd'hui côte à côte avec une conscience qui ne
nous reproche rien.

--J'avais toujours entendu dire que Votre Altesse était la bravoure
même, fit l'agent, mais j'ignorais que le prince Florizel fût religieux
en outre. Ce qu'il dit là est bien vrai. Oui, le monde est un champ de
bataille et on y rencontre de rudes épreuves.

--Nous voici au milieu du pont, dit Florizel; appuyez-vous au parapet et
regardez. De même que les eaux courent et se précipitent, de même les
passions et les circonstances compliquées de la vie emportent dans leur
torrent l'honneur des coeurs faibles. Je veux vous raconter une
histoire.

--Aux ordres de Votre Altesse», répondit l'agent.

Et, imitant le prince, il s'accouda sur le parapet. La ville était déjà
endormie; tout faisait silence; sans les nombreuses lumières et la
silhouette des maisons qui se dessinait sur le ciel étoilé, ils auraient
pu se croire dans une campagne solitaire.

«Un officier, commença Florizel, un homme plein de courage et de mérite,
qui avait su déjà s'élever à un rang éminent et conquérir l'estime de
ses concitoyens, visita, dans une heure funeste, les collections de
certain prince indien. Là, il vit un diamant d'une beauté si
extraordinaire que dès lors une seule pensée remplit son esprit et
dévora sa vie pour ainsi dire; honneur, amitié, réputation, amour de la
patrie, il se sentit prêt à tout sacrifier pour posséder ce morceau de
cristal étincelant. Pendant trois années il servit un potentat à demi
barbare comme Jacob servit Laban; il viola les frontières, il se rendit
complice de meurtres, d'attentats de toute sorte, il fit condamner et
exécuter un de ses frères d'armes qui avait eu le malheur de déplaire au
Rajah par son honnête indépendance; finalement, à une heure où la patrie
était en danger, il trahit un des corps qui lui étaient confiés et le
laissa écraser par le nombre. À la fin de tout cela, il avait récolté
une magnifique fortune et il revint chez lui rapportant le diamant si
longtemps envié.

«Des années se passèrent, et un jour le diamant s'égara d'aventure. Il
tomba entre les mains d'un jeune étudiant, simple, laborieux, se
destinant au sacerdoce et promettant déjà de se distinguer dans cette
carrière de dévouement. Sur lui aussi, le mauvais sort est jeté
aussitôt; il abandonne tout, sa vocation, ses études, et s'enfuit avec
le joyau corrupteur en pays étranger. L'officier a un frère, homme
audacieux et sans scrupules, qui découvre le secret du jeune
ecclésiastique. Celui-là va-t-il prévenir son frère, avertir la police?
Non, le charme diabolique agira encore sur lui, il veut posséder seul le
trésor. Au risque de le tuer, il endort au moyen d'une drogue le
clergyman, attiré dans sa maison par une ruse, et il profite de cette
torpeur pour lui voler sa proie.

«Après une suite d'incidents qui seraient ici sans intérêt, le diamant
passe aux mains d'un autre homme, qui, terrifié de ce qu'il voit, le
confie à un personnage haut placé et à l'abri de tout reproche....

«L'officier, continua Florizel, s'appelle Thomas Vandeleur; la pierre
précieuse et funeste, c'est le diamant du Rajah, et ce diamant, vous
l'avez devant vos yeux, ajouta-t-il en ouvrant brusquement la main.»

L'agent recula, éperdu, avec un grand cri.

«Nous avons parlé de corruption, reprit Florizel; pour moi cet objet est
aussi repoussant que s'il grouillait de tous les vers du sépulcre, aussi
odieux que s'il était formé de sang humain, du sang de tant d'innocents
qui coula par sa faute; ses feux sont allumés au feu de l'enfer, et,
quant aux crimes, aux trahisons qu'il a pu suggérer dans les siècles
passés, l'imagination ose à peine les concevoir. Depuis trop d'années il
a rempli sa noire mission, c'est assez de vies sacrifiées, c'est assez
d'infamies. Toutes choses ont un terme, le mal comme le bien, et, quant
à ce diamant, que Dieu me pardonne si j'agis mal, mais il verra ce soir
la fin de son empire.»

Ce disant, Florizel fit un mouvement rapide de la main, le diamant
décrivit un arc lumineux, puis alla tomber dans la Seine. L'eau jaillit
alentour et il disparut.

«Amen, dit gravement le royal justicier, j'ai tué un basilic.

--Qu'avez-vous fait! s'écria en même temps l'agent de police, hors de
lui. Je suis un homme perdu.

--Bon nombre de gens bien placés à Paris pourraient vous envier votre
ruine, repartit le prince avec un sourire.

--Hélas! Votre Altesse me corrompt, moi aussi, après tout!

--Que voulez-vous, je n'y pouvais rien! Maintenant, allons à la
Préfecture.»

Peu après, le mariage de Francis Scrymgeour et de miss Vandeleur fut
célébré sans bruit, le prince faisant office de témoin. Les deux
Vandeleur ont eu vent, sans doute, du sort de leur butin, car d'énormes
travaux de draguage dans la Seine font l'étonnement et la joie des
flâneurs; ces travaux pourront continuer longtemps, puisqu'une mauvaise
chance a voulu jusqu'ici qu'on opérât sur l'autre bras de la rivière.
Quant au prince, ce sublime personnage ayant maintenant joué son rôle,
il peut, avec «l'auteur arabe», disparaître dans l'espace. Pourtant, si
le lecteur désire des informations plus précises, je suis heureux de lui
faire savoir qu'une récente révolution a précipité Florizel du trône de
Bohême, par suite de ses absences prolongées et de son édifiante
négligence en ce qui concernait les affaires publiques. Il tient à
présent, dans Rupert-Street, une boutique de cigares très fréquentée par
d'autres réfugiés étrangers. Je vais là de temps en temps fumer et
causer un brin, et je trouve toujours en lui l'être magnanime qu'il
était aux jours de sa prospérité; il conserve derrière son comptoir un
port olympien, et bien que la vie sédentaire commence à marquer sous son
gilet, il est encore incontestablement le plus beau des marchands de
tabac de Londres.

FIN.
                
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