Robert-Louis Stevenson
NOUVELLES MILLE ET UNE NUITS
Table des matières
LE ROMAN ÉTRANGE EN ANGLETERRE.
I.
II.
LE CLUB DU SUICIDE.
HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME.
HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE.
L'AVENTURE DES CABS.
LE DIAMANT DU RAJAH.
HISTOIRE D'UN CARTON À CHAPEAU.
HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN.
HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES.
AVENTURE DU PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.
LE ROMAN ÉTRANGE EN ANGLETERRE
I
Le nom de Robert-Louis Stevenson est attaché, en France, au souvenir
d'un livre d'étrennes, _l'Île au Trésor_, qui fit fureur il y a peu
d'années. La traduction de M. Philippe Daryl nous dispense de raconter
les lointains et merveilleux voyages de l'_Hispaniola_; disons seulement
que ce petit livre nous paraît être, par sa verve, son entrain, sa
fraîcheur, par le mouvement, le ton de vérité qui y règne, un des
modèles du genre.
Si _Kidnapped_, qui vit le jour ensuite, s'adresse plus exclusivement, à
cause de la saveur écossaise dont il est imprégné, aux jeunes
compatriotes de son héros, David Balfour, l'histoire n'en est pas moins,
d'un bout à l'autre, amusante, et c'est une idée ingénieuse, en outre,
que d'avoir fait raconter la fin du drame jacobite par un whig qui se
trouve forcément enrôlé dans le camp de ses adversaires.
La scène se passe en 1751, à l'époque où des oncles dénaturés pouvaient
encore faire embarquer les neveux qui les gênaient sur un brick de
mauvais renom, pour les envoyer à la Caroline, où ils étaient vendus
sans plus de formes. Comment ce gamin énergique et honnête, David
Balfour, échappe à son sort, et tout ce qu'il souffre dans une île
déserte, voisine des côtes d'Écosse, avant sa périlleuse équipée à
travers les Highlands, en compagnie d'Alan Breck Stewart, un rival
jacobite de d'Artagnan, voilà des aventures dont on peut dire ce que La
Fontaine disait de _Peau_ _d'âne_; il n'est personne qui ne prenne un
plaisir extrême à lire _Kidnapped_. M. Stevenson s'y pose en compatriote
de Walter Scott et de Burns, il nous fait respirer sa bruyère natale et
met à tout ce qu'il touche le sceau d'une des qualités de sa race, la
_quaintness_: esprit, originalité, grâce un peu bizarre et parfois
maniérée, il y a de tout cela dans ce que peint par excellence ce mot de
_quaint_, si parfaitement intraduisible, quoiqu'il dérive de notre vieux
français, à en croire les dictionnaires.
Écossais, Stevenson l'est encore,--il l'a prouvé depuis,--par le
sentiment du fantastique, le goût du surnaturel, la préoccupation des
lois morales, des problèmes philosophiques, et par je ne sais quelle
gaîté morose, _grim humour_, qui déconcerte et qui attache à la fois.
Mais il est, en même temps, cosmopolite, Parisien du boulevard,
Américain du Far-West, comme le montrent ses spirituelles notes de
voyages. Hier encore son adresse était à Honolulu; peut-être aujourd'hui
est-il de retour à New-York, qui le revendique comme Londres revendique
Henry James. Sa vie errante a formé une personnalité très curieuse, très
moderne et franchement excentrique, qui apparaît à travers une série de
productions d'inégale valeur, mais dont aucune n'est banale. Ce citoyen
du monde a bien vu tous les pays dont il parle, soit qu'il nous présente
_les Squatters du Silverado_, soit qu'il nous invite à glisser
lentement, à bord de son _Aréthuse_, sur les canaux de la Belgique et de
la France, soit qu'il s'arrête pour deviser familièrement avec ses amis
les peintres de Barbizon, sous les ombrages de la forêt de
Fontainebleau. Ici ou là, il rend son impression d'un trait net et
précis. Point de longueurs, point de remplissage inutile. Aucun de ses
ouvrages, en dépit de certaines exigences des éditeurs anglais
auxquelles il a refusé énergiquement jusqu'ici de se soumettre, n'a plus
d'un volume; la concision, la clarté incisive, une grande simplicité,
sont les qualités maîtresses de son style. Sceptique et railleur, il
réussit à nous captiver sans avoir jamais recours à l'élément
sentimental, et touche parfois des questions hardies sans tomber dans ce
qu'on est convenu d'appeler l'immoralité, bien qu'il ne se soucie guère
de nous montrer des personnages vertueux et qu'il ait le talent pervers
d'exciter notre sympathie en faveur d'individualités tout au moins
équivoques. Réussir, avec de pareilles tendances, à collaborer aux
bibliothèques d'éducation et de récréation, c'est la preuve d'une
souplesse peu commune.
Après avoir assuré son empire sur des milliers de jeunes lecteurs dans
l'ancien et dans le nouveau monde, M. Stevenson paraît s'être dit:
«Voyons si les vieux seront plus difficiles, s'ils ne mordront pas, eux
aussi, à l'hameçon des contes bleus?» Et il lança ses _Nouvelles Mille
et une Nuits_, où la féerie se met au service de la réalité par un
procédé ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talents à fracas
ont-ils profité des trouvailles faites par quelque talent plus modeste!
C'est miss Thackeray qui a dit la première: «Les contes de fées sont
partout et de tous les jours; nous sommes tous des princes et des
princesses déguisés, ou des ogres, ou des nains malfaisants. Toutes ces
histoires sont celles de la nature humaine, qui ne semble pas changer
beaucoup en mille ans, et nous ne nous lassons jamais des fées parce
qu'elles lui sont fidèles.» Seulement, l'auteur de _Five old friends_
place dans un milieu bourgeois de nos jours _la Belle au Bois dormant,
Cendrillon, la Belle et la Bête, le Petit Chaperon rouge_, etc., dont
les aventures modernisées n'ont rien que d'ordinaire, tandis que les
contes arabes que M. Stevenson transporte en Europe, sans changer rien à
leur allure coulante et négligée, conservent un caractère très
exceptionnel et sont, en somme, presque aussi merveilleux que dans les
_Mille et une Nuits_ orientales.
Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, _le Club du
suicide_: nous n'avons pas de peine à reconnaître dans le prince
Florizel de Bohême, qui, pendant son séjour à Londres, rôde incognito
par les rues, le calife Haroun-al-Raschid, et dans son fidèle écuyer, le
colonel Geraldine, Giafar, grand vizir. Le verglas les ayant forcés à
chercher refuge dans un _bar_ des environs de Leicester-square, ils
rencontrent un individu qui n'a de commun avec Bedreddin-Hassan que la
manie d'offrir des tartes à la crème aux gens qu'il ne connaît pas.
C'est le dénouement fou d'une carrière extravagante: le jeune homme aux
tartes à la crème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la
mort par cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblant
d'être dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance, et
c'est ainsi qu'ils sont introduits par lui au _Club du suicide_,
rendez-vous de tous ceux qui, fatigués de la vie, désirent disparaître
sans scandale. Chaque nuit, une partie de cartes réunit ces désenchantés
autour du tapis vert. Le président du club, un dilettante d'espèce toute
particulière, bat et donne les cartes; le privilégié qu'un sort heureux
gratifie de l'as de pique disparaîtra avant l'aube par les soins
obligeants du membre de céans qui tourne l'as de trèfle. Ce jeu réunit
les émotions de la roulette, celles d'un duel et celles d'un
amphithéâtre romain, il fait goûter les impressions exquises de la peur;
les gens les plus revenus de tout y trouvent un dernier plaisir. M.
Malthus, par exemple, un paralytique, défiguré, ravagé par des excès
auxquels il ne peut plus se livrer, est membre honoraire, pour ainsi
dire. Il vient, de loin en loin, quand il en a la force, chercher une
excitation qui le réconcilie avec la vie en lui faisant redouter la
mort. Il a essayé de tout, et il en est à déclarer qu'en fait de
passions, aucune n'est enivrante autant que la peur; il est poltron avec
délices, et il badine avec des terreurs sans nom. Heureusement pour la
morale, il badine une fois de trop; l'as de pique lui échoit à la fin,
et le lendemain les journaux de Londres renferment, sous la rubrique:
_Triste accident_, un paragraphe qui apprend au public la mort de
l'honorable M. Malthus, tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square;
au sortir d'une soirée, il cherchait un cab; on attribue sa chute à une
nouvelle attaque de paralysie.
Le prince Florizel aurait son tour, si Geraldine, vigilant et fidèle, ne
mettait la police secrète sur pied, en dépit des terribles serments par
lesquels s'engagent les membres du club. Personne n'est livré aux
tribunaux; le prince vient généreusement au secours de ceux des
désespérés qui méritent encore quelque pitié, puis il décide que le
repaire sera fermé et que son abominable président périra en duel. Ce
duel, qui doit avoir lieu sur le continent, est le sujet d'un second
récit beaucoup plus _sensationnel_ encore que le premier, où il est
question d'un médecin et d'une malle qui contient un cadavre, celui de
l'adversaire désigné du président, lâchement assassiné par ce monstre.
Certes, le lecteur, quel qu'il soit, attend la suite avec autant
d'impatience que le sultan des Indes, tenu en haleine par les points
suspensifs des contes de Schéhérazade; on passe, avec une fiévreuse
anxiété, à l'histoire suivante, qui est celle non pas d'un _Cheval
enchanté_, mais d'un simple _Cab_, lequel recueille des invités de bonne
volonté pour les conduire à une fête étrange dont la fin est le triomphe
du droit et le châtiment du crime, grâce à la vaillante épée du prince
Florizel. L'héritier d'un trône daigne se mesurer avec le pire des
scélérats. Nous le retrouverons plus tard, mêlé à d'autres aventures non
moins intéressantes, celles d'un diamant, et, comme tous les princes
qu'a mis en scène M. Stevenson, il finit en philosophe, renversé par une
révolution. C'est derrière le comptoir d'un débit de tabac qu'il
apparaît une dernière fois: ce redresseur de torts vend majestueusement
des cigares!
On voit que la fantaisie humoristique n'est pas absente des récits de M.
Stevenson; les contrastes si marqués que permet, qu'exige même cette
qualité, très développée chez lui, produisent bien quelques fautes de
goût, mais une certaine façon qu'il a de se moquer de ses héros et de
lui-même relève ici néanmoins le _sensational novel_, qui a retrouvé
depuis peu, en Angleterre, un succès d'assez mauvais aloi. Du rang où
l'avait placé naguère Wilkie Collins, ce roman, nourri d'émotions
violentes, était tombé au niveau des élucubrations de feu Ponson du
Terrail. M. Stevenson eut le mérite de le rendre agréable aux délicats.
Nous n'avons, du reste, nulle envie de défendre plus qu'il ne convient
la suite des _Nouvelles Mille et une Nuits_, inspirée par la _Dynamite_
et composée en collaboration avec Mme Stevenson. La confusion de la
tragédie et de la farce y est poussée trop loin. On croit être devant un
couple de jongleurs émérites, d'équilibristes habiles, dont les
périlleux exercices deviendraient fatigants pour le public, amusé
d'abord, s'ils se prolongeaient beaucoup; mais les aventures des trois
jeunes gens inutiles qui attendent leur fortune du hasard, sur le pavé
de Londres, sont presque aussi courtes que celles des trois _calenders_,
fils de rois, et la gracieuse conspiratrice qui les conduit l'un après
l'autre à deux doigts de leur perte ne prend pas en vain cinq noms
différents, car Clara Luxmore, dite Lake, dite Fonblanque, dite
Valdivia, dite de Marly, a autant d'imagination à elle seule que
pouvaient en avoir réunies les cinq dames de Bagdad. Son histoire de _la
Belle Cubaine_ et de _l'Ange exterminateur_ chez les Mormons sont des
contes bleus modernes de la plus piquante invraisemblance: ils
dissimulent cependant des complots anarchiques effroyables, mais tous si
maladroits qu'ils prêtent à rire. M. et Mme Stevenson traitent la
dynamite du haut en bas, refusant de la prendre au sérieux et faisant
rater toutes ses bombes, sauf deux ou trois qui éclatent au détriment de
ceux qui les fabriquent. Zéro, l'agitateur irlandais, et son complice
Mac-Guire, périssent assommés sous le ridicule. Si Clara, l'affidée de
ces deux _fantoccini_ grotesques, obtient sa grâce et, à la fin, un bon
mari, c'est qu'elle est jolie à ravir, pleine d'inventions drôles, de
tours uniques, et surtout parce qu'au milieu de ses criminelles erreurs,
elle n'a jamais été sentimentale. L'assassin sentimental et phraseur, si
commun de nos jours, est conspué par M. Stevenson; celui-ci repousse
avec énergie l'intérêt malsain qui s'attache au crime politique, il
vénère les agents de police et leur dédie son livre, il fait grand cas
de l'autorité; par la bouche de son personnage favori, le prince
Florizel, resté fidèle au rôle de bon génie derrière un comptoir de
marchand de tabac, il déclare que l'homme est un diable faiblement lié
par quelques croyances, quelques obligations indispensables, et qu'aucun
mot sonore, qu'aucun raisonnement spécieux ne le déciderait à relâcher
ces liens. On voit que, pour un romancier _dans le mouvement_, M.
Stevenson a des principes _vieux style_.
Dans _Prince Otto_, où les questions philosophiques et politiques
s'entremêlent à beaucoup de paradoxes, l'auteur de _New Arabian Nights_
nous prouve qu'il a lu _Candide_ et qu'il se souvient aussi d'Offenbach.
Vous chercheriez en vain sur une carte la principauté de Grünewald, bien
que sa situation soit indiquée entre le grand-duché aujourd'hui éteint
de Gerolstein et la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier
ministre, Gondremark, vous rappelle un acteur de _la Vie parisienne_.
Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le prince Othon,
un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris de ses peuples
par sa conduite indigne d'un souverain, la conduite pourtant d'un galant
homme très chevaleresque, mais trop épris de la chasse, des petits vers
français et d'une jeune épouse ambitieuse, qui, finalement, prête les
mains à son incarcération dans une forteresse, pour être plus libre de
jouer le rôle de Catherine II ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi
comment les témoignages d'héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un
coup de couteau donné au premier ministre, qui, jaloux de gouverner en
son nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, et
comment la proclamation de la république met fin, soudain, à ces
complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets; comment le
prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied, sans le sou, se
rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs,
et se mettent tout simplement à s'aimer, ravis, en somme, de cette chute
qui les a jetés aux bras l'un de l'autre pour jamais. Ceux-ci ne
vendront pas du tabac, ils feront de la littérature en collaboration; un
recueil des plus médiocres a paru sous le titre «_Poésies_, par Frédéric
et Amélie.»
La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est un des rares
duos d'amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous
occupent. Il est charmant, ce duo, car l'esprit enfin y fait trêve,
l'esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu dont M. Stevenson abuse,
et qui produit à la longue l'effet du pâté d'anguille. Pour ne trouver
que le ricanement perpétuel, autant revenir à nos incomparables contes
de Voltaire, dont l'auteur de _Prince Otto_ s'est fortement pénétré. Où
il montre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond,
c'est dans l'exposition semi-scientifique d'un _Cas étrange_, qui mérite
de compter parmi les récits les plus suggestifs et les plus ingénieux
d'avatars et de transformations. L'histoire du _Docteur Jekyll et de Mr
Hyde_ se détache en relief puissant sur la trame un peu mince du reste
de l'oeuvre, et promet l'estime d'un ordre tout nouveau de lecteurs à M.
Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant compris qu'il craint
par-dessus tout de paraître terne et lourdement consciencieux. Terne, il
ne saurait l'être; le seul péril que l'on coure avec lui est dans
l'excès du brillant et dans sa confusion accidentelle avec le clinquant.
Quant à la conscience, elle ne sera jamais incompatible avec la liberté
chez cet Écossais greffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème.
Qu'il ne s'inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L'analyse
critique qui suit est d'ailleurs pour prouver que l'ouvrage le plus
grave de M. Stevenson n'a rien de particulièrement austère, ni surtout
d'ennuyeux.
II
Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous
importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un
personnage d'arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait
passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami Edward
Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause insolite
blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire
Utterson; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d'autant plus que
ledit Edward Hyde, prétendu «bienfaiteur» du docteur Jekyll et son
légataire universel, n'est connu de personne. Jamais Utterson n'en avait
entendu parler avant que le singulier document lui eût été confié, avec
mille précautions minutieuses; pourtant il est le plus ancien ami de
Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis
avec son collègue, s'est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu'il
donnait à corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non
plus, ne sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M.
Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter
sa perplexité; c'est le hasard qui le lui fournit.
Un soir qu'il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec son
jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à
l'extrémité d'une petite rue commerçante, l'entrée d'une cour qui
interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un
pignon délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres,
au-dessus de la porte dépourvue, de marteau, une porte de derrière
apparemment.
«Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une
singulière histoire.»
Et il raconte l'acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue
même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d'apparence
plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le
coupable au collet, appelé au secours; un rassemblement s'est formé, et
M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parents de
sa victime. Il s'est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison
délabrée en question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la
banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu'Utterson devine
sans que son cousin ait besoin de le prononcer.
«Et quelle figure a-t-il, ce Hyde?
--Il n'est pas aisé de le peindre. Je n'ai jamais vu d'homme qui m'ait
inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous
donne l'impression d'un être difforme, et cependant je ne saurais
spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est
anormal. Je crois le voir encore, tant je l'ai peu oublié, et cependant
je ne trouve pas de paroles pour peindre l'effet que produit cette
infernale physionomie.»
M. Utterson est plus ému qu'il ne veut le laisser paraître.
«Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savez rien?
--Si fait, j'ai observé que personne n'y entre jamais, sauf le héros
très repoussant de mon aventure. Elle n'est pas habitée, les trois
fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, mais les vitres
en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée qui fume parfois, ce
qui donnerait l'idée que quelqu'un y vient accidentellement.»
Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas que cette
vilaine bâtisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Après avoir
soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu'il ne s'agisse
plutôt de quelque complicité honteuse. L'idée fixe le poursuit de
s'éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secrets nocturnes du
quartier que fréquente l'odieux Hyde. Longtemps il attend en vain; mais,
certain soir, vers dix heures, les boutiques étant closes et la rue
silencieuse, au milieu du sourd mugissement de Londres, un pas retentit
rapide, un homme de petite taille apparaît, tire une clé de sa poche et
se dirige vers la maison indiquée.
«M. Hyde?» lui dit le notaire en posant la main sur son épaule.
L'homme tressaille et recule, mais sa terreur n'est que momentanée.
Reprenant aussitôt de l'empire sur lui-même, il répond:
«C'est mon nom, en effet; que me voulez-vous?
--Je suis un vieil ami du docteur Jekyll; on a dû vous parler de moi: M.
Utterson. Faites-moi une grâce, laissez-moi voir votre visage.»
L'autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d'un air de défi.
«Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peut être utile.
--Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés... À
propos, vous avez besoin de savoir mon adresse.»
Et il lui indique une rue, un numéro.
«Mon Dieu! se dit le notaire, est-il possible qu'il ait, lui aussi,
songé au testament?...
--Comment, ne m'ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner? reprend Hyde.
--D'après une description. Nous avons des amis communs.
--Lesquels? balbutie Hyde.
--Jekyll, par exemple.
--Il ne vous a jamais parlé de moi, s'écrie l'autre en rougissant de
colère. Vous mentez.»
Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison, laissant
Utterson stupéfait.
«Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois, est certainement
fort laid, pense le notaire, mais sa laideur ne suffit pas à expliquer
la répulsion insurmontable que suscite sa présence. Il faut qu'il y ait
quelque chose en outre. Serait-ce qu'une âme noire peut transparaître
ainsi à travers son enveloppe de chair? Pauvre Jekyll! Si jamais j'ai lu
la signature de Satan sur un visage, c'est sur celui de ton nouvel ami.»
En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de belles maisons,
dont plusieurs sont déchues de leur rang d'autrefois, divisées en
appartements, en bureaux, en magasins. L'une d'elles, cependant, devant
laquelle s'arrête Utterson, a gardé un grand air d'opulence. Un vieux
domestique vient ouvrir.
«Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chez lui?»
Sur sa réponse négative:
«Je viens de voir M. Hyde s'introduire par la porte de l'ancienne salle
d'anatomie. Cela est-il permis en l'absence de votre maître?
--Sans doute, car M. Hyde a une clé.
--Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeune homme.
--Oh! monsieur, on ne l'invite pas à dîner et il ne paraît guère de ce
côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par le laboratoire.»
Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, en ouvrant sa
maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute de jeunesse. Ce
doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré, mal gré,
inopinément, cet être atroce, qui entre et sort furtivement, qui
peut-être est impatient d'hériter.... Il se promet de protéger Jekyll
contre l'influence équivoque qui s'est glissée à son foyer. Il profitera
pour cela du premier tête-à-tête.
«Vous savez que je n'ai jamais approuvé votre testament, lui dit-il avec
hardiesse, et je l'approuve moins que jamais, car j'ai appris des choses
révoltantes sur ce jeune Hyde.»
La belle figure intelligente du docteur s'assombrit à ces mots.
«Inutile de me les dire, cela ne changerait rien; vous ne comprenez pas
ma position, répond-il avec une certaine incohérence. Je suis dans une
passe difficile, très difficile...»
Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presse Jekyll
de s'ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l'honneur qu'il est tout à
fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que,
par conséquent, ses amis doivent lui laisser le soin d'apprécier ce qui
convient. Assurément, il est attaché à ce garçon, il a pour cela des
raisons sérieuses.... Même il conjure Utterson de vaincre, quand il ne
sera plus, l'antipathie que lui inspire son héritier.
«Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.
--Soit! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l'aider au besoin, pour
l'amour de moi.»
À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend
plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y
a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson
est amené à seconder la police dans ses recherches. La connaissance
qu'il a de l'adresse du meurtrier présumé permet de faire les
perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté
de Soho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l'on boit du
gin, de restaurants français du plus bas étage, de boutiques borgnes où
s'approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes les
nationalités. C'est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll,
héritier d'un quart de million sterling, a élu domicile.
Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte.
«M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour
ressortir ensuite; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît
parfois un mois ou deux de suite.»
Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près
vide. Hyde n'habite que deux chambres meublées avec luxe; un grand
désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l'on y avait fait à
la hâte des préparatifs de fuite: les vêtements traînent sur le tapis,
les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l'âtre indiquent que
l'on a brûlé des papiers; mais, derrière une porte, les agents
découvrent la moitié d'un bâton dont l'autre moitié est restée sanglante
sur le lieu du crime. Cette canne, d'un bois très rare, a été donnée
bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.
Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le
docteur. Poole, le vieux domestique, l'introduit, en lui faisant
traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l'espèce de pavillon
que l'on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d'anatomie.
Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d'un chirurgien,
et s'occupe de chimie là où son prédécesseur s'occupait à disséquer.
Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la
maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre
avec Hyde. Il trouve le docteur, dans une vaste chambre garnie
d'armoires vitrées, d'un grand bureau et d'une psyché, meuble assez
déplacé dans un lieu pareil.
«Savez-vous les nouvelles? lui demande Utterson.
--On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.
--Un mot: j'espère que vous n'avez pas été assez fou pour cacher ce
misérable?
--Utterson, s'écrie le docteur, je vous donne ma parole d'honneur que
tout est fini entre lui et moi! D'ailleurs, il n'a pas besoin de mon
secours, il est en sûreté. Personne n'entendra plus parler de Hyde.»
L'homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses:
«Vous paraissez bien sûr de lui!
--Sûr... absolument. Mais j'aurais besoin de votre conseil. J'ai reçu
une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice.
Décidez... j'ai perdu toute confiance en moi-même.
--Vous craignez que cela n'aide à découvrir?...
--Non, peu m'importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre
réputation, que cette triste affaire met en péril.»
Utterson, surpris de ce soudain accès d'égoïsme, demande à voir la
lettre; elle est d'une écriture renversée très singulière et conçue dans
des termes respectueux. Hyde exprime brièvement son repentir, en
s'excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés; il
lui annonce qu'il a des moyens de fuite tout prêts.
L'enveloppe manque; Jekyll prétend l'avoir brûlée par mégarde.
«Encore une question, reprend Utterson: c'est Hyde, n'est-ce pas, qui
vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d'une
disparition possible?»
Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.
«Je m'en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l'intention de vous
assassiner! Vous l'avez échappé belle!
--Oh! j'ai reçu une terrible leçon!» s'écrie Jekyll, ensevelissant sa
tête entre ses deux mains. «Quelle leçon, mon Dieu!»
Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En étudiant
l'autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la prétendue
lettre de l'assassin est de la main même de Jekyll, qui a changé
l'aspect des caractères en les renversant. Le docteur s'est donc fait
faussaire pour sauver un meurtrier!
Cependant le temps s'écoule et l'assassin reste introuvable. On
recueille des détails sur le passé de l'homme, sur ses vices, sa
cruauté, ses relations ignobles et la haine qu'il a partout inspirée;
mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peut être découvert,
encore moins sur le lieu où il se cache. Une nouvelle vie semble avoir
commencé pour le docteur Jekyll; il ne s'occupe plus que de bonnes
oeuvres. Charitable, il l'a toujours été, mais il devient religieux en
outre; il fréquente plus assidûment ses anciens amis, renoue des
relations très affectueuses avec le docteur Lanyon, et paraît heureux
comme il ne l'était pas depuis longtemps.
Deux mois se passent ainsi; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa
porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se
décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En
entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli,
presque mourant:
«Un coup terrible m'a frappé, explique Lanyon, je ne m'en relèverai
jamais; ce n'est plus qu'une question de semaines. Eh bien, je ne me
plains pas de la vie... je l'ai trouvée bonne... mais... si nous savions
tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.
--Jekyll est malade, lui aussi», commence Utterson.
À ce nom, la figure de Lanyon s'altère davantage encore; il lève une
main tremblante:
«Que je n'entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec
emportement. Il est mort pour moi.
--Vous lui en voulez encore? s'écrie Utterson étonné. Songez que nous
sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse
ne se remplacent pas.
--Inutile d'insister. Demandez-lui plutôt à lui-même....
--Mais il ne veut pas me recevoir....
--Cela ne m'étonne pas! Un jour ou l'autre, quand je ne serai plus, vous
apprendrez la vérité. Jusque-là, qu'il ne soit jamais question entre
nous d'un sujet que j'abhorre.»
Utterson demande par écrit des explications à Jekyll; une réponse très
embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention
de se condamner désormais à une retraite absolue.
Que faut-il supposer? Quelle catastrophe a donc pu survenir? L'idée de
la folie se présente de nouveau à l'esprit du notaire; les paroles de
Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger
de nouveau le vieux savant, mais il n'en a pas l'occasion, car, en une
quinzaine de jours, cet homme d'une si haute valeur morale et
intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne
doit être ouvert par lui qu'après la disparition du docteur Jekyll. Pour
la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se
trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa
curiosité, mais le respect qu'il doit à la volonté expresse d'un mourant
le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir....
Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit
toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus
du laboratoire, qu'il ne parle guère, ne lit plus et paraît absorbé dans
de tristes pensées. Un jour, Utterson s'avise de pénétrer dans la cour
sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d'entrevoir au
moins le prisonnier volontaire. L'une de ces fenêtres est ouverte; le
docteur, assis auprès, l'air souffrant, accablé, aperçoit son ami et
consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup,
une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le
sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se
reforme brusquement.
À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté.
Le vieux serviteur le conjure de venir s'assurer par lui-même de ce qui
se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d'une pareille
responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.
En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques
sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de
sinistres rapports. À la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon
où s'est retranché Jekyll et monte l'escalier qui conduit au fameux
cabinet.
«Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez; mais qu'il ne
vous entende pas», dit Poole, sans que le notaire puisse rien comprendre
à cette étrange recommandation.
Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.
Une voix plaintive répond du dedans:
«Je ne peux voir personne.»
Et Poole, d'un air triomphant, reprend tout bas:
«Eh bien, monsieur, dites si c'est vraiment la voix de mon maître?
--Elle est bien changée, en effet.
--Changée? On n'a pas été vingt ans dans la maison d'un homme pour ne
pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître a disparu; dites-moi
maintenant qui est là, à sa place?»
En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée où nul ne
peut épier leur conciliabule.
«Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je
ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelquefois. Il
écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur
l'escalier. Depuis huit jours nous n'avons vu de lui que cela... des
papiers. Il était enfermé; les repas mêmes devaient être laissés à la
porte. Eh bien, tous les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait
des ordonnances sur l'escalier, et je devais courir chez tous les
chimistes de la ville; et chaque fois que j'avais apporté la drogue, un
nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu'elle n'était pas
pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette
drogue-là, monsieur...»
L'un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les
lignes suivantes:
«Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n'a pu
servir. En 18... il leur avait acheté une quantité considérable de cette
même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en
envoyer de la même qualité, à tout prix.»
Jusque-là, l'écriture est assez régulière; mais, à la fin, la plume a
craché, comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues.
«Pour l'amour de Dieu, trouvez-m'en de l'ancienne!»
«Ceci est assurément l'écriture du docteur, dit Utterson.
--En effet, répond Poole; mais, peu importe son écriture, je l'ai vu....
--Qui donc?
--Je l'ai surpris un jour qu'il était sorti du cabinet et ne se croyait
pas observé. Ce n'a été qu'une minute; il s'est sauvé avec une espèce de
cri; mais je savais à quoi m'en tenir, et mes cheveux se sont hérissés
de crainte. Pourquoi mon maître aurait-il eu un masque sur la figure et
pourquoi aurait-il crié en s'enfuyant à ma vue?
--Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans
doute, d'une maladie qui le défigure autant qu'elle le fait souffrir, et
qu'il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu'il porte pour
dissimuler quelque plaie affreuse, de là l'extraordinaire altération de
sa voix et l'impatience qu'il a de trouver un remède qui puisse le
soulager.
--Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n'était pas mon
maître; mon maître est grand, solide, celui-là n'était guère qu'un nain.
Parbleu! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître! Non, l'homme
au masque n'était pas le docteur, et, si vous voulez que je vous dise ce
que je crois, un meurtre a été commis.
--Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m'assurer des
faits. J'enfoncerai cette porte.»
Les deux hommes se munissent d'une hache et d'un tisonnier; ils envoient
un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière
fois, Utterson écoute. Le bruit d'un pas léger se fait à peine entendre
sur le tapis.
«Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en
large, dit le vieux domestique; une mauvaise conscience ne se repose
pas. Et une fois... une fois, j'ai entendu qu'il pleurait.... On aurait
dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m'est tombé sur
le coeur. J'aurais pleuré aussi.»
Le moment est venu d'agir.
«Jekyll, crie Utterson d'une voix forte, je demande à vous voir.»
Pas de réponse.
«Je vous avertis; nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir;
si ce n'est pas de votre plein gré, ce sera de force....
--Utterson, réplique la voix, pour l'amour de Dieu, ayez pitié!»
Ce n'est pas la voix de Jekyll décidément, c'est celle de Hyde. Quatre
fois la hache s'abat sur les panneaux qui résistent; un cri de terreur
tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte
brisée livre passage aux assiégeants, qui, consternés du silence qui
règne désormais, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire
paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brille dans l'âtre, le thé
est préparé sur une petite table; sans les armoires vitrées remplies de
produits chimiques, on se croirait dans l'intérieur les plus bourgeois.
Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant, celui
d'Edward Hyde. Il est vêtu d'habits trop grands pour lui, des habits à
la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison.
Il s'est fait justice.
Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part; mais, sur la table,
auprès d'un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs
reprises beaucoup d'estime, et qui cependant est annoté de sa main avec
force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d'un
sel blanc, que Poole reconnaît pour la drogue que son maître l'envoyait
toujours demander, il y a des papiers.
En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue, chose
étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre
d'adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le
manuscrit du docteur Lanyon.
Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son
vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui
l'adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service
duquel dépend son honneur, sa vie. Il s'agit d'aller prendre dans son
cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une
fiole dont il indique exactement la place. Vers minuit un homme qu'il
devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra
lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit
exactement; il se rend chez Jekyll; le vieux Poole, lui aussi, a été
averti par lettre chargée. Un serrurier est là qui attend; on pénètre
dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l'endroit désigné,
des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un
cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup
d'années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué,
emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne,
auquel il va ouvrir lui-même.
Ce visiteur est un petit homme dont l'aspect lui inspire un mélange
inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d'habits beaucoup trop
grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier
mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez
le docteur Jekyll; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis,
demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y
ajoute une des poudres. Le mélange, d'abord rougeâtre, commence, tandis
que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, à
devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain,
l'ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert
pâle. L'étrange visiteur a bu d'un trait.... Il crie, chancelle, se
retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche
entrouverte, respirant à peine. Un changement s'est produit: les traits
du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d'un
soubresaut brusque, l'âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui,
pâle, tremblant, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à
tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll!...
C'est ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la
vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel
s'impose à lui, mais l'horreur le tuera, car il ne peut se le
dissimuler, et cette pensée le hante jusqu'à une suprême angoisse, lui,
l'ennemi et le contempteur de la science occulte: l'être difforme qui
s'est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la
police comme assassin de sir Danvers Carew....
Quant à l'effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession
du docteur Jekyll:
«Je suis né en 18..., avec une grosse fortune, quelques excellentes
qualités, le goût du travail et le désir de mériter l'estime des
meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes
les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le
plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au
bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma
préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une
contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes
fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie,
j'avais déjà pris l'habitude invétérée d'une vie double. Plus d'un
aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me
sentais coupable; mais, considérées des hauteurs où j'aimais à me
placer, elles m'apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je
les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc
beaucoup moins l'ignominie de mes fautes que l'exigence de mes
aspirations qui me fit ce que j'étais, et qui creusa chez moi, plus
profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée
entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la
dualité de la nature humaine.
«J'étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la
vie qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande
cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune
façon hypocrite; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne
foi; je n'étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre
que quand je m'élançais à la poursuite de la science, ou quand je me
consacrais au soulagement des malheureux. L'impulsion de mes études
scientifiques, qui m'emportait dans les sphères transcendantales d'un
certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en
moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté
intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette
vérité, dont la découverte partielle m'a conduit à un si épouvantable
naufrage, que l'homme n'est pas un, en réalité, mais deux; je dis deux,
ma propre expérience n'ayant pas dépassé ce nombre. D'autres me
suivront, d'autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me
hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une
réunion d'individus très divers, hétérogènes et indépendants. Quant à
moi, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une
direction unique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que
j'appris à découvrir la dualité primitive de l'homme; je vis que des
deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on
pouvait dire que je n'appartenais à aucune, parce que j'étais
radicalement aux deux; et, de bonne heure, avant même que mes travaux
m'eussent suggéré la possibilité d'un pareil miracle, je pris l'habitude
de m'appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la
séparation de ces éléments.
«Si chacun d'eux, me disais-je, pouvait habiter des identités
distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rend intolérable, le
voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfin des scrupules et des
remords que son frère jumeau lui impose, et le juste marcherait droit
devant lui, en s'élevant toujours, en accomplissant les bonnes oeuvres
où il trouve son plaisir, sans s'exposer davantage aux hontes et aux
châtiments qu'attire sur lui un compagnon qu'il réprouve. Pour la
malédiction de l'humanité, ces deux ennemis sont emprisonnés ensemble
dans le sein torturé de notre conscience, où ils luttent sans relâche
l'un contre l'autre. Comment les séparer?
«Le moyen que je cherchais me fut fourni par les expériences multiples
auxquelles je me livrais dans mon laboratoire. Peu à peu j'acquis le
sentiment profond de l'immatérialité hésitante, de la nature transitoire
et vaporeuse, pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont
nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de
secouer notre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous
en dépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n'approfondirai pas
davantage la partie scientifique de ma confession: d'abord, parce que
j'ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie est rivé
indestructiblement aux épaules de l'homme, et qu'à chaque tentative
faite pour le rejeter, il revient en imposant une pression plus pénible.
Secondement, parce que,--mon récit le prouvera d'une façon trop
évidente, hélas!--mes découvertes restèrent incomplètes. Il suffit donc
de dire que, non seulement j'en vins à reconnaître, en mon propre corps,
la simple exhalaison, le simple rayonnement de certaines puissances qui
entraient dans la composition de mon esprit, mais que je réussis à
fabriquer une drogue par laquelle ces puissances pouvaient être
détournées de leur suprématie et souffrir qu'une nouvelle forme fût
substituée à l'ancienne, une forme qui ne m'était pas moins naturelle,
parce qu'elle portait l'empreinte des éléments les moins nobles de mon
âme.
«J'hésitai longtemps, avant de mettre cette théorie en pratique. Je
savais très bien que je risquais la mort, car une substance capable de
contrôler si violemment et de secouer à ce point la forteresse même de
l'identité pouvait, prise à trop haute dose, ou par suite d'un accident
quelconque, au moment de son absorption, effacer à tout jamais le
tabernacle immatériel que je lui demandais de modifier seulement. Mais
la tentation d'une découverte si singulière l'emporta sur les plus vives
alarmes. J'avais depuis longtemps préparé ma teinture; j'achetai, en
quantité considérable, chez un marchand de produits chimiques, certain
sel particulier que je savais, l'ayant employé à mes expériences, être
le dernier ingrédient nécessaire, et, par une nuit maudite, je mêlai ces
éléments, je les regardai bouillir et fumer ensemble dans un verre dont,
avec un grand effort de courage, quand l'ébullition eut cessé, j'avalai
le contenu.
«Les plus atroces angoisses s'ensuivirent, comme si l'on me broyait les
os: une nausée mortelle, une horreur intime qui ne peut être surpassée à
l'heure de la naissance ni à celle de la mort.... Puis ces agonies
diverses s'évanouirent rapidement, et je revins à moi, comme au sortir
d'une maladie. Il y avait quelque chose d'étrange dans mes sensations,
quelque chose d'indescriptiblement nouveau et, par suite de cette
nouveauté même, d'incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune,
plus léger, plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable
de toutes les témérités; un torrent d'images sensuelles roulait, se
déchaînait dans mon imagination, j'échappais aux liens de toute
obligation, j'acquérais une liberté d'âme inconnue jusque-là, qui
n'était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle de cette
vie nouvelle, que j'étais plus mauvais qu'auparavant, dix fois plus
mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, et cette pensée
m'exalta comme l'eût fait du vin.... J'étendis les bras, en
m'abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, au moment
même, je fus soudainement averti que j'avais baissé en stature. Il n'y
avait pas de miroir dans mon cabinet à cette époque; la psyché, qui
maintenant s'y trouve, y fut apportée, plus tard, pour refléter mes
transformations. La nuit cependant touchait au matin, un matin très
sombre; tous les hôtes de la maison étaient encore plongés dans le
sommeil; transporté, comme je l'étais, d'espérance et de joie, je
m'aventurai dehors, je traversai la cour, au-dessus de laquelle il me
sembla que les constellations regardaient étonnées cet être, le premier
de son espèce qu'eût encore découvert leur infatigable vigilance; je me
glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et, en
arrivant dans ma chambre, j'aperçus pour la première fois Edward Hyde.