William Shakespear

Roméo et Juliette Tragédie
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(Entre Roméo.)

BENVOLIO.--Voici Roméo! voici Roméo!

MERCUTIO.--Tout évidé comme un hareng sec. Oh! chair, chair, comme tu
ressembles à du poisson! Le voilà pour toute nourriture aux vers qui
coulaient de la veine de Pétrarque; mais auprès de sa dame, Laure
n'était qu'une servante de cuisine, quoiqu'elle eût un amoureux plus
habile à rimer pour elle; Didon n'était qu'une dondon; Cléopâtre qu'une
Égyptienne; Hélène et Héro, des créatures, des courtisanes; Thisbé un
oeil gris ou quelque chose comme cela. Mais ce n'est pas de cela qu'il
s'agit.--Seigneur Roméo, _bonjour_: voilà un salut à la française en
l'honneur de vos hauts-de-chausses français. Vous nous avez joliment
donné le change hier au soir.

ROMÉO.--Bonjour, vous deux. Comment vous ai-je donné le change[41]?

[Note 41: _The slip, sir, slip._ Jeu de mots qui roule sur _the slip_,
qui veut dire s'échapper, et est aussi le nom d'une pièce de monnaie
souvent fausse _(counterfeit.)_]

MERCUTIO.--Une escapade, une escapade, mon cher. Vous ne comprenez pas.

ROMÉO.--Pardon, cher Mercutio, j'étais fort occupé; et, dans ma
position, il est permis de faillir à quelques révérences[42].

[Note 42: ROMÉO._--Pardon, good Mercutio, my business was great; and in
such case as mine, a man may strain courtesy._

MERCUTIO.--_That's as much as to say--such a case as yours constrains a
man to bow in the hams._

ROMÉO.--_Meaning to courtesy._

MERCUTIO.--_Thou hast most kindly hit it._

ROMÉO.--_A most courteous exposition._

MERCUTIO.--_Nay, I am the very pink of courtesy._

ROMÉO.--_Pink for flower._

MERCUTIO.--_Right._

ROMÉO--_Why, then is my pump well flowered._

MERCUTIO.--_Well said: follow me this jest now, till thou hast worn thy
pump; that, when the single sole of it is worn, the jest may remain,
after the wearing, solely singular._

ROMÉO.--_O single-soled jest, solely singular for the singleness!_

MERCUTIO.--_Come between us, good Benvolio; my wits fail._

ROMÉO.--_Switch and spurs, switch and spurs, or I'll cry a match._

MERCUTIO.--_Nay, if thy wits run the wild goose chace, I have done, for
thou hast more of the wild goose in one of thy wits, than, I am sure, I
have in my whole five: Was I with you there for the goose?_

ROMÉO.--_Thou wast never with me for anything, when thou wast not there
for the goose._

MERCUTIO.--_I will bite thee by thee ear for that jest._

ROMÉO.--_Nay, good goose, bite not._

MERCUTIO.--_Thy wit is a very bitter sweeting; it is a most sharp
sauce._

ROMÉO.--_And is it not well served in to a sweet goose?_

MERCUTIO.--O, _here's a wit of cheverel, that stretches from an inch
narrow to an ell broad!_

ROMÉO.--_I stretch it out for that word--broad: which added to the
goose, proves thee far and wide a broad goose._

Il a fallu, en traduisant, se contenter de l'à peu près, la liberté de
quelques-unes des plaisanteries, et la puérile recherche de jeux de mots
qui fait le sel de presque toutes, les rendant impossibles à traduire
exactement.

La première de ces plaisanteries porte sur le mot _courtesy_, qui
signifie _révérence_ et _politesse_.

Pour entendre la seconde, il faut savoir que les danseurs portaient
des souliers brodés en fleurs ou attachés avec des rubans en forme de
fleurs.

La chasse _de l'oie sauvage_ fait allusion à une espèce de course de
chevaux qu'on nommait ainsi, et qui consistait à attacher deux chevaux
ensemble avec une longe: celui qui gagnait les devants obligeait l'autre
à le suivre partout où il lui plaisait; et, lorsque l'un des deux
coureurs avait mis son compagnon dans l'impossibilité de le suivre, il
était regardé comme vainqueur.]

MERCUTIO.--C'est comme si vous disiez qu'un homme dans votre position
est obligé de fléchir du jarret.

ROMÉO.--Vous voulez dire faire la révérence.

MERCUTIO.--Tu as très-obligeamment deviné.

ROMÉO.--C'est là une explication fort polie.

MERCUTIO.--Oh! je me pique de politesse.

ROMÉO.--Tu en es la fleur.

MERCUTIO.--Assurément.

ROMÉO.--La fleur de chardon qui se pique à mes souliers.

MERCUTIO.--Bien répondu. Maintenant c'est une pointe qu'il te faut
suivre jusqu'à ce que tes souliers soient usés, parce qu'au moins, quand
les souliers seront partis de la semelle, il t'en restera la pointe qui
sera seule de son espèce.

ROMÉO.--Tu conviendras qu'elle est boiteuse, celle-là: tout son mérite,
c'est de n'avoir pas sa pareille.

MERCUTIO.--Benvolio, viens nous séparer; mon esprit est rendu.

ROMÉO.--Donne du fouet et de l'éperon, du fouet et de l'éperon, ou je
demande un autre coureur.

MERCUTIO.--Oh! ma foi, si tu cours la chasse de l'oie sauvage, j'ai
fini, car tu tiens plus de l'oie sauvage dans un seul de tes sens, que
moi, j'en suis sûr, dans tous les cinq.--Est-ce donc la course de l'oie
que je faisais avec vous?

ROMÉO.--Je ne t'ai jamais vu avec moi nulle part que ce ne fût pour
faire l'oie.

MERCUTIO.--Je vais te mordre l'oreille pour cette mauvaise plaisanterie.

ROMÉO.--Non, bonne oie, ne mords pas.

MERCUTIO.--C'est ton esprit qui a du mordant; il fait la sauce un peu
âpre.

ROMÉO.--Il n'en vaut que mieux pour une oie douce.

MERCUTIO.--Oh! pour celui-là, il prête comme une peau de chevreuil, de
la largeur d'un pouce à la longueur d'une demi-toise.

ROMÉO.--Ce qui veut dire qu'en long et en large tu n'es autre chose
qu'une grosse oie.

MERCUTIO.--Eh bien, ceci ne vaut-il pas mieux que de gémir d'amour? Te
voilà sociable maintenant, te voilà Roméo; te voilà tel que tu es par
éducation et par nature; car cet imbécile d'Amour ressemble à un grand
nigaud qui court niaisement çà et là pour trouver où cacher sa marotte
dans un trou[43].

[Note 43: _That runs lolling up and down to hide his bauble in a hole._]

BENVOLIO.--Allons, allons, ne va pas plus loin.

MERCUTIO.--Ne voilà-t-il pas que tu me coupes la parole au beau milieu
de l'histoire?

ROMÉO.--Tu allais l'étendre à n'en pas finir.

MERCUTIO.--Oh! tu te trompes, j'aurais été fort court; j'avais traité la
matière à fond, et ne prétendais pas occuper le tapis plus longtemps.

(Entrent la nourrice et Pierre.)

ROMÉO.--Voilà une bonne figure.

MERCUTIO.--Une voile! une voile! une voile!

BENVOLIO.--Il y en a bien deux, une jupe et un caleçon[44].

[Note 44: _A shirt and a smock_, une chemise de femme et une chemise
d'homme.]

LA NOURRICE.--Pierre!

PIERRE.--Me voilà!

LA NOURRICE.--Pierre, mon éventail.

MERCUTIO.--Je t'en prie, donne-le-lui, Pierre, pour cacher son visage:
son éventail est le plus beau des deux.

LA NOURRICE.--Dieu vous donne le bonjour, cavaliers.

MERCUTIO.--Dieu vous donne le bonsoir[45], belle dame.

[Note 45: _God ye good den, fair gentlewoman._

NURS.--_Is it good den?_

MERC.--_It is no less, I tell you, for the hand of the dial is now upon
the first of noon; good den_ s'employait quelquefois pour _goodeven_
(bonsoir).]

LA NOURRICE.--Sommes-nous déjà au soir?

MERCUTIO.--Assurément; la main impudente du cadran est sur le point de
midi.

LA NOURRICE.--Ôtez-vous de mon chemin. Quel homme êtes-vous donc?

ROMÉO.--Un homme, ma bonne, ma bonne dame, que Dieu a créé pour se faire
tort à lui-même.

LA NOURRICE.--Bien dit, par ma foi.--Pour se faire tort à lui-même,
dit-il?--Cavaliers, quelqu'un de vous saura-t-il me dire où je pourrais
trouver le jeune Roméo?

ROMÉO.--Je puis vous le dire; mais je vous préviens que le jeune Roméo
sera plus vieux quand vous l'aurez trouvé qu'il ne l'était quand vous
vous êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune du nom, faute de
pis.

LA NOURRICE.--Vous dites fort bien.

MERCUTIO.--Quoi, le pis est bien? C'est le bien prendre, ma foi,
sagement, sagement.

LA NOURRICE.--Si vous êtes Roméo, seigneur, je voudrais vous entretenir
un instant en particulier.

BENVOLIO.--Elle veut l'inviter _à_ quelque souper.

MERCUTIO.--Une entremetteuse! une entremetteuse! une entremetteuse[46]!
holà, hé!

[Note 46: _So ho!_ Cri des chasseurs quand ils ont fait lever le
lièvre.]

ROMÉO.--Qu'as-tu donc trouvé?

MERCUTIO.--Ce n'est pas un lièvre, mon cher, à moins que ce ne soit un
lièvre dans un pâté de carême, quelque peu passé et moisi avant qu'on
puisse le finir.

    Un vieux lièvre moisi
    Et un vieux lièvre moisi
    Est un très-beau plat pour le carême;
    Mais dans un lièvre moisi
    Il y a trop à manger pour vingt personnes
    S'il est moisi avant d'être fini.

Roméo, rentrez-vous chez votre père? Nous y dînerons.

ROMÉO.--Je vais vous suivre.

MERCUTIO.--Adieu, vieille madame; adieu, madame, madame, madame[47].

[Note 47: _Ladies, ladies, ladies_, refrain d'une vieille chanson.]

(Mercutio et Benvolio sortent.)

LA NOURRICE.--Adieu, de tout mon coeur.--Qu'est-ce donc, s'il vous
plaît, seigneur, que ce marchand d'insolences qui était si plein de ses
sottises?

ROMÉO.--C'est un homme, nourrice, qui aime à s'entendre parler, et qui
en dit plus en une minute qu'il n'en fait en un mois.

LA NOURRICE.--S'il s'avise de rien dire contre moi, je le ferai bien
taire, voyez-vous, fût-il plus fort qu'il ne l'est, lui et vingt
gamins de son espèce; et, si je ne pouvais pas, je trouverais bien qui
m'aiderait. Vilain polisson! Je ne suis pas de ses coureuses, moi, je ne
suis pas de ses camarades de couteau.--Et toi aussi, il faut que tu
te tiennes là et que tu laisses le premier polisson user de moi à son
plaisir!

PIERRE.--Je n'ai vu personne user de vous à son plaisir; si je l'avais
vu, mon épée aurait été bientôt dehors, je vous en réponds; je dégaine
aussi vite qu'un autre quand je vois l'occasion d'une bonne querelle et
que j'ai la loi de mon côté.

LA NOURRICE.--En vérité, je le dis devant Dieu, je suis si en colère que
je tremble de tous mes membres. Vilain polisson!--Seigneur, un mot, je
vous prie. Comme je vous l'ai dit, ma jeune maîtresse m'a envoyée vous
chercher: ce qu'elle m'a chargée de vous dire je le garderai pour moi.
Mais laissez-moi vous dire d'abord que si vous aviez l'intention de la
mener dans le paradis des fous, comme on dit, ce serait un bien vilain
procédé, comme on dit; car la demoiselle est jeune, et par conséquent si
vous étiez double avec elle, ce serait une chose qui n'est pas à faire
vis-à-vis d'une jeune demoiselle, et une conduite fort méprisable.

ROMÉO.--Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te
proteste...

LA NOURRICE.--Bon coeur! oui, ma foi, je lui dirai tout cela. Seigneur,
seigneur! qu'elle va être une femme contente!

ROMÉO.--Que lui diras-tu, nourrice? Tu ne m'écoutes pas.

LA NOURRICE.--Je lui dirai, seigneur, que vous _protestez_; et c'est là,
je le vois bien, parler en gentilhomme[48].

[Note 48: _Je vous proteste_ était, à ce qu'il paraît, une des locutions
françaises les plus indispensables à un homme du bel air.]

ROMÉO.--Dis-lui de trouver quelque prétexte pour aller à confesse
cette après-midi; elle viendra à la cellule de frère Laurence, qui la
confessera et la mariera. Voilà pour ta peine.

LA NOURRICE.--Non, en vérité, seigneur, pas une obole.

ROMÉO.--Allez, allez, je vous dis que vous l'accepterez.

LA NOURRICE.--Cette après-midi, seigneur? Bien, elle s'y trouvera.

ROMÉO.--Et toi, bonne nourrice, va attendre derrière le mur de l'abbaye;
avant une heure mon domestique t'y rejoindra et te portera des cordes
tressées en échelle, qui, dans le mystérieux silence de la nuit,
m'élèveront au dernier degré du plus glorieux bonheur. Adieu, sois
fidèle, et je reconnaîtrai tes soins. Adieu! recommande-moi à ta
maîtresse.

LA NOURRICE.--Que le Dieu du ciel vous bénisse!--Un mot, seigneur.

ROMÉO.--Que me veux-tu, chère nourrice?

LA NOURRICE.--Votre domestique est-il discret? Vous avez peut-être ouï
dire que deux personnes peuvent garder un secret quand on en a mis une à
la porte?

ROMÉO.--Je te garantis mon domestique fidèle comme l'acier.

LA NOURRICE.--Bien, seigneur. Ma maîtresse est la plus douce
créature..... Oh! seigneur, seigneur, lorsqu'elle était encore une
petite babillarde...--Il y a dans la ville un noble cavalier, un certain
Pâris qui voudrait bien en tâter; mais elle, la bonne âme, aimerait
autant voir un crapaud, oui, un crapaud, que de le voir. Pour la mettre
en colère, je lui dis quelquefois que Pâris est le plus joli garçon
des deux; mais je vous réponds que, quand je lui dis cela, elle devient
aussi blanche que quelque linge qui soit au monde.--_Romarin_ et _Roméo_
ne commencent-ils pas tous deux par la même lettre[49]?

[Note 49: Le romarin était un emblème de fidélité, mais l'R s'appelait
la lettre de chien, parce qu'ils paraissent la prononcer dès qu'ils
commencent à montrer les dents, et la nourrice, qui ne sait pas lire,
croit que Roméo veut se moquer d'elle en lui disant que son nom commence
par un R.]

ROMÉO.--Oui, nourrice; pourquoi? Tous deux commencent par un R.

LA NOURRICE.--Ah! moqueur que vous êtes! c'est le nom du chien. R est
pour le chien. Non, cela commence par une autre lettre, je le sais bien,
et elle a fait de ça la plus jolie petite versification de vous et de
_Romarin_, ça vous ferait plaisir à entendre.

ROMÉO.--Parle de moi à ta maîtresse.

LA NOURRICE.--Oui, mille et mille fois. Pierre!

(Roméo sort.)

PIERRE.--Me voilà.

LA NOURRICE.--Prends mon éventail et marche devant.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Le jardin de Capulet.

JULIETTE.


JULIETTE.--Neuf heures sonnaient quand j'ai envoyé la nourrice: elle
m'avait promis qu'elle serait de retour au bout d'une demi-heure;
peut-être n'aura-t-elle pu le trouver. Non, ce n'est pas cela.--Oh! elle
est boiteuse! La messagère de l'Amour devrait être la pensée, dix fois
plus rapide que les rayons du soleil lorsqu'ils chassent les ombres des
sombres collines. Aussi l'Amour est-il traîné par des colombes aux ailes
agiles; aussi, prompt comme le vent, Cupidon porte-t-il des ailes.--Déjà
le soleil arrive au point le plus élevé de sa course journalière, et
depuis neuf heures jusqu'à midi il s'est écoulé trois longues heures, et
cependant elle ne revient pas. Si elle avait les affections et le sang
brûlant de la jeunesse, son mouvement serait aussi prompt que celui
d'une balle; d'un mot je la ferais bondir vers mon tendre amant, et un
mot de lui me la renverrait. Mais ces vieilles gens, il semble qu'ils
soient morts; on ne saurait les remuer; ils sont d'une lenteur! lourds
et pâles comme le plomb! (_Entrent la nourrice et Pierre._)--O Dieu!
la voilà qui revient. O ma douce nourrice! quelle nouvelle? l'as-tu vu?
L'as-tu trouvé? Renvoie ton valet.

LA NOURRICE.--Pierre, restez à la porte.

JULIETTE.--Eh bien, bonne, chère nourrice?--O Dieu! pourquoi cet air
triste? Eusses-tu de mauvaises nouvelles, annonce-les moi gaiement; si
elles sont bonnes, c'est faire honte à la musique des douces nouvelles
que de me les dire sur un air si discordant.

LA NOURRICE.--Je suis fatiguée; laissez-moi me reposer un moment. Fi
donc! comme les os me font mal! Ai-je assez couru!

JULIETTE.--Je voudrais que tu eusses mes os et moi tes nouvelles..... Je
t'en prie, allons, parle; bonne, bonne nourrice, parle.

LA NOURRICE.--Jésus! que vous êtes pressée! ne pouvez-vous pas attendre
un instant? Ne voyez-vous pas que je suis hors d'haleine?

JULIETTE.--Comment peux-tu être hors d'haleine, puisque tu en as assez
pour me dire que tu es hors d'haleine? Les raisons que tu me donnes pour
me faire attendre sont plus longues que le récit que tu me refuses. Tes
nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises? Réponds à cela _oui_ ou _non_,
et après j'attendrai patiemment les détails. Contente-moi; sont-elles
bonnes ou mauvaises?

LA NOURRICE.--Eh bien! vous avez fait le choix d'une sotte; vous
n'entendez rien à choisir un homme. Roméo! Non, ce n'est pas
ça.--Quoiqu'il soit plus beau de visage que personne, malgré cela, il
a la jambe mieux faite que tous les autres. Pour la main, le pied, la
taille, il n'en faut pas parler; cependant ça n'a pas son pareil. Il
n'est pas la fleur de la politesse!... non! mais, j'en réponds, il a la
douceur d'un agneau. Va ton chemin, jeune fille, et sers Dieu.--Comment!
est-ce qu'on a dîné ici?

JULIETTE.--Non, non, mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre
mariage? qu'en dit-il?

LA NOURRICE.--Ah Dieu! que la tête me fait mal! Quelle tête j'ai! elle
me bat comme si elle allait se fendre en mille pièces; et mon dos, de
l'autre côté! oh! le dos! le dos! Vous devriez vous maudire d'avoir eu
le coeur de m'envoyer comme cela me tuer à courir de tous côtés.

JULIETTE.--En vérité, je suis bien fâchée de te voir souffrir. Chère,
chère, chère nourrice, réponds; que dit mon amant?

LA NOURRICE.--Votre amant parle comme un honnête gentilhomme, poli,
obligeant, gracieux, et, j'en réponds, plein de vertu.--Où est votre
mère?

JULIETTE.--Où est ma mère? Eh bien! elle est là dedans. Où veux-tu
qu'elle soit? Que tu me réponds singulièrement! _Votre amant parle comme
un honnête gentilhomme... Où est votre mère?_

LA NOURRICE.--Oh! bonne sainte Vierge! est-ce que le feu y est? Ma foi!
comme vous voudrez; si c'est là l'emplâtre que vous mettez sur mes os
malades, vous pourrez dorénavant faire vos commissions vous-même.

JULIETTE.--Est-ce donc la peine de se fâcher ainsi? Allons! que dit
Roméo?

LA NOURRICE.--Avez-vous obtenu la permission d'aller à confesse
aujourd'hui?

JULIETTE.--Oui.

LA NOURRICE.--Eh bien! dépêchez-vous de vous rendre à la cellule du père
Laurence; il y a là un mari qui va vous rendre femme. A présent, voilà
le sang léger qui vous monte aux joues: elles deviennent écarlates à la
moindre nouvelle. Dépêchez-vous d'aller _à_ l'église; moi, il faut que
j'aille d'un autre côté chercher une échelle au moyen de laquelle votre
amant grimpera aussitôt qu'il fera nuit, pour vous dénicher un oiseau.
J'ai toute la peine, et je travaille pour votre plaisir; mais bientôt,
ce soir, vous aurez votre part du fardeau. Allez, je vais dîner;
dépêchez-vous de vous rendre à la cellule.

JULIETTE.--De voler au plus beau sort.--Excellente nourrice, adieu.

(Elles sortent.)


SCÈNE VI

La cellule du frère Laurence.

_Entrent_ FRÈRE LAURENCE et ROMÉO.


FRÈRE LAURENCE.--Veuille le ciel, souriant à notre cérémonie sainte, ne
pas envoyer le chagrin nous la reprocher dans les heures à venir!

ROMÉO.--_Amen, amen._ Mais viennent les chagrins qui pourront, ils ne
suffiront pas à payer le bonheur que me donne un seul et court instant
de sa vue. Unissez seulement nos mains au son des paroles sacrées, et
qu'ensuite la mort, qui dévore l'amour, fasse tout ce qu'elle peut oser;
c'en est assez pour moi d'avoir pu la nommer mienne.

FRÈRE LAURENCE.--Ces violents transports ont une fin violente au milieu
de leur triomphe, comme la poudre et le feu, que le même instant voit
s'unir et s'épuiser. Le miel le plus doux rassasie par sa délicieuse
saveur, et dans les plaisirs du goût s'éteint l'appétit. Aimez donc avec
modération; ainsi font les longues amours: qui va trop vite arrive aussi
tard que qui va trop lentement. _(Entre Juliette.)_--Voici la dame.
Oh! un pied si léger n'usera jamais ces pierres inaltérables. Un amant
monterait à cheval sur ces fils qui l'été flottent dans le vague de
l'air, qu'il ne tomberait point à terre, tant sont légères les vanités
de ce monde.

JULIETTE.--Je souhaite le bonjour à mon vénérable confesseur.

_FRÈRE_ LAURENCE.--Roméo, ma fille, te remerciera pour nous deux.

JULIETTE.--Je lui en souhaite autant à lui-même, sans quoi ses
remerciements seraient un prix trop élevé.

ROMÉO.--Ah! Juliette, si la mesure de ta joie est comblée comme la
mienne, et que tu aies plus de talent pour la peindre, parfume de ton
haleine l'air qui nous environne, et que la brillante harmonie de ta
voix déploie les images du bonheur que nous recevons l'un de l'autre en
une si chère entrevue.

JULIETTE.--Il est des pensées qui sont plus riches de fond que de
paroles, et qui se sentent de leur trésor et non de leur parure. Ils
sont dans la misère ceux qui peuvent calculer ce qu'ils possèdent. Mais
tel est l'excès de fortune où s'est élevé mon sincère amour, que je ne
saurais compter seulement jusqu'à moitié la valeur de mes richesses.

FRÈRE LAURENCE.--Allons, allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt
fait; car, avec votre permission, vous ne resterez pas seuls jusqu'à ce
que la sainte Église ait fait de vous deux une seule chair.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Un lieu public.

_Entrent_ BENVOLIO, MERCUTIO, UN PAGE _et des_ VALETS.


BENVOLIO.--Je t'en prie, cher Mercutio, retirons-nous. Le jour est
brûlant, les Capulet sont dehors, si nous venons à les rencontrer,
jamais nous n'éviterons une querelle, car dans ces chaleurs où nous
sommes le sang bouillonne avec furie[50].

[Note 50: _In the warm time the people for the most part be more
unruly._

P. Smith, _Commonwealth of England_.]

MERCUTIO.--Tu ressembles à ces hommes qui, en entrant dans une taverne,
vous campent leur épée sur la table en disant: «Dieu me fasse la grâce
de n'avoir pas besoin de toi,» et qui n'ont pas plutôt senti l'effet du
second verre de vin qu'ils la tirent contre le cabaretier, lorsqu'il n'y
en a réellement aucun besoin.

BENVOLIO.--Moi! je ressemble à ces gens-là?

MERCUTIO.--Allons, allons, tu es dans ton espèce un gaillard aussi
bouillant que personne en Italie, aussi prompt à t'emporter et aussi
emporté dans ta promptitude.

BENVOLIO.--Et à quoi revient ceci?

MERCUTIO.--C'est que, s'il y en avait deux comme toi, bientôt nous
ne les aurions plus, car ils se tueraient l'un l'autre. Toi, tu te
prendrais de querelle avec un homme pour un poil de plus ou de moins
à la barbe; tu te prendrais de querelle avec un homme parce qu'il
casserait des noisettes, sans autre raison, si ce n'est que tu as les
yeux couleur de noisette. Quel autre oeil qu'un oeil ainsi fait pourrait
découvrir un pareil sujet de querelle? Ta tête est pleine de querelles,
comme l'oeuf est plein de nourriture; cependant elle a été rendue, à
force de querelles et de coups, aussi vide qu'un oeuf éclos. N'as-tu pas
cherché dispute à un homme sur ce qu'il toussait dans la rue, parce que
cela éveillait ton chien qui dormait au soleil; à un tailleur, parce
qu'il portait son habit neuf avant les fêtes de Pâques; à un autre
encore, parce qu'un vieux ruban nouait ses souliers neufs? Et tu veux me
faire la leçon pour m'empêcher de quereller?

BENVOLIO.--Si j'étais aussi querelleur que toi, le premier que je
rencontrerais pourrait acheter le revenu de toute ma vie pour le prix
d'une heure et quart.

MERCUTIO.--De toute ta vie, imbécile[51]!

[Note 51: _The fee simple of my life_! BENV.

_The fee simple; oh! simple_, MERCUT.

Ce jeu de mots de Mercutio a été impossible à rendre.]

(Entrent Tybalt et plusieurs autres.)

BENVOLIO.--Par mon chef, voici venir les Capulet.

MERCUTIO.--Par mon talon, je m'en moque.

TYBALT.--Tenez-vous près de moi, je veux leur parler.--Cavaliers,
bonsoir; un mot avec un de vous.

MERCUTIO.--Rien qu'un seul mot avec un de nous? Accouplez quelque chose
avec, que cela fasse un mot et un coup.

TYBALT.--Vous m'y trouverez assez disposé, mon gentilhomme, pour peu que
vous m'en donniez l'occasion.

MERCUTIO.--Ne pouvez-vous prendre l'occasion sans qu'on vous la donne?

TYBALT.--Mercutio, tu es de concert avec Roméo.

MERCUTIO.--De concert? Comment! nous prend-il pour des ménétriers, c'est
que si nous étions des ménétriers, faites attention que vous ne nous
trouveriez pas d'accord avec vous. Voilà mon archet, voilà qui vous fera
danser. Corbleu, de concert!

BENVOLIO.--Nous parlons ici dans un lieu fréquenté de tout le monde: ou
retirons-nous en quelque lieu écarté, ou raisonnez tranquillement sur
vos griefs, ou bien allons-nous-en; tous les yeux se fixent sur nous.

MERCUTIO.--Les hommes ont des yeux pour regarder. Qu'ils nous regardent,
si cela leur plaît; pour moi, je ne bouge pas d'ici pour faire plaisir à
qui que ce soit.

(Entre Roméo.)

TYBALT.--Eh bien! la paix soit avec vous, cavalier. J'aperçois mon
homme.

MERCUTIO.--Que je sois pendu pourtant, mon gentilhomme, s'il porte votre
livrée. Par ma foi, vous pouvez marcher devant sur le pré, il vous y
suivra; et dans ce sens votre seigneurie peut dire qu'elle a trouvé son
homme.

TYBALT.--Roméo, la haine que je te porte ne me permet pas un mot plus
doux: tu es un traître.

ROMÉO.--Tybalt, les raisons que j'ai de t'aimer me font pardonner à la
fureur qu'annonce un pareil salut. Je ne suis point un traître: ainsi
donc, adieu, je vois que tu ne me connais pas.

TYBALT.--Jeune homme, cela ne répare point les outrages que tu m'as
faits: ainsi reviens et mets l'épée à la main.

ROMÉO.--Je proteste que je ne t'ai jamais offensé, et que je t'aime plus
que tu ne saurais le penser jusqu'à ce que tu connaisses les motifs de
mon affection. Ainsi, brave Capulet, dont le nom m'est aussi cher que le
mien, accepte cette satisfaction.

MERCUTIO.--Oh! lâche sang-froid! déshonorante soumission!--_A la
stoccata_, pour effacer cela. Tybalt, le preneur de rats, voulez-vous
faire un tour avec moi?

TYBALT.--Que veux-tu de moi?

MERCUTIO.--Bon roi des chats, rien du tout qu'une de vos neuf vies, afin
d'en faire ce qu'il me plaira; et ensuite, selon que vous en userez à
mon égard, je pourrai bien battre à plat les huit autres. Veuillez donc
prendre votre épée par les oreilles pour la faire sortir de son étui,
et dépêchez-vous; ou bien, avant qu'elle soit dehors, la mienne sera sur
vos oreilles.

TYBALT, _tirant l'épée._--Je suis à vous.

ROMÉO.--Cher Mercutio, remets ton épée.

MERCUTIO.--Allons, mon gentilhomme, votre passade.

(Il se battent.)

ROMÉO.--Tire ton épée, Benvolio, désarmons-les.--Gentilshommes, c'est
une honte: ne tombez pas dans une pareille désobéissance.--Tybalt,
Mercutio, le prince a expressément défendu toute querelle dans les rues
de Vérone.--Tybalt, arrêtez.--Cher Mercutio.....

(Sortent Tybalt et ses partisans.)

MERCUTIO.--Je suis blessé! Malédiction sur les deux maisons! me voilà
expédié!--Est-ce qu'il est parti, et sans rien avoir?

BENVOLIO.--Quoi, tu es blessé?

MERCUTIO.--Oui, oui, une égratignure: par ma foi, c'est assez. Où est
mon page?--Drôle, va chercher un chirurgien.

(Le page sort.)

ROMÉO.--Prends ton courage, ami, ta blessure ne peut être grave.

MERCUTIO.--Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi
large que la porte d'une église; mais c'en est assez, elle suffira.
Venez me voir demain matin, et vous me trouverez tombé[52] dans le
sérieux. Je suis poivré, j'en réponds, du moins pour ce monde-ci.
Malédiction sur vos deux maisons! Corbleu! un chien, un rat, une souris,
un chat, égratigner un homme à mort! un bravache, un faquin, un traître,
qui ne combat que par règles d'arithmétique! pourquoi diable êtes-vous
venu vous jeter entre nous deux? J'ai reçu le coup par-dessous votre
bras.

[Note 52: _A grave man_, un homme grave et un homme bon pour le
tombeau.]

ROMÉO.--Je faisais pour le mieux.

MERCUTIO.--Aidez-moi, Benvolio, à entrer dans quelque maison voisine,
ou bien je vais m'évanouir. Malédiction sur vos deux maisons! elles ont
fait de moi une pâture à vers. Oh! j'ai la botte et bien à fond. Ah! vos
deux maisons!

(Mercutio et Benvolio sortent.)

ROMÉO.--C'est pour moi que ce gentilhomme, le proche parent du prince,
mon intime ami, a reçu cette blessure mortelle: ma réputation est
entachée par l'affront que m'a fait Tybalt; Tybalt, mon parent depuis
une heure! O chère Juliette! ta beauté a fait de moi un homme efféminé,
elle a amolli la trempe vigoureuse de mon courage.

(Entre Benvolio.)

BENVOLIO.--O Roméo, Roméo! le brave Mercutio est mort: cette âme
généreuse, dédaignant trop tôt la terre, s'est élevée vers les nuages.

ROMÉO.--Les noires destinées de ce jour vont s'étendre sur des jours
nombreux: celui-ci commence seulement les malheurs, d'autres les
finiront.

(Rentre Tybalt.)

BENVOLIO.--Voici le furieux Tybalt qui revient.

ROMÉO.--Vivant, triomphant, et Mercutio est tué! Retourne dans les
cieux, prudente douceur, et toi, fureur à l'oeil enflammé, sois
maintenant mon guide.--A présent, Tybalt, reprends pour toi ce nom de
traître que tu me donnais tout à l'heure: l'âme de Mercutio, arrêtée à
peu de distance au-dessus de nos têtes, attend que la tienne vienne lui
tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous les deux, nous allions
le rejoindre.

TYBALT.--C'est toi, qui étais ici-bas de son parti, misérable enfant,
qui dois l'aller trouver.

ROMÉO.--Voici qui en décidera.

(Ils se battent. Tybalt tombe.)

BENVOLIO.--Fuis, Roméo; va-t'en: les citoyens sont en alarme, et Tybalt
est tué. Ne reste point ainsi dans la stupeur. Le prince va te condamner
à mort si tu es pris. Fuis, sauve-toi, va-t'en.

ROMÉO.--Oh! je suis le jouet de la fortune[53].

[Note 53: _I am fortune's fool._]

BENVOLIO.--Pourquoi es-tu encore ici?

(Roméo sort.)

(Entrent des citoyens, etc.)

UN CITOYEN.--Par quelle rue s'est-il enfui, celui qui a tué Mercutio?
Tybalt, cet assassin, par où s'est-il sauvé?

BENVOLIO.--Le voilà étendu là, ce Tybalt.

LE CITOYEN.--Levez-vous, seigneur, suivez-moi, je vous somme au nom du
prince; obéissez.

(Entrent le prince et sa suite, Montaigu, Capulet, leurs femmes et
autres personnages.)

LE PRINCE.--Où sont les vils auteurs de ce tumulte?

BENVOLIO.--Noble prince, je puis raconter toutes les malheureuses
circonstances de cette fatale querelle. Voilà celui que le jeune Roméo a
tué, et qui avait tué ton parent le brave Mercutio.

LA SIGNORA CAPULET.--Tybalt! mon neveu! ô fils de mon frère! Cruelle
vue! hélas! le sang de mon cher neveu tout répandu!--Prince, si tu
es juste, pour notre sang, le sang des Montaigu doit être versé.--Mon
neveu, mon neveu!

LE PRINCE.--Benvolio, qui a commencé cette rixe sanglante?

BENVOLIO.--Tybalt, que vous voyez ici tué de la main de Roméo. Roméo lui
a parlé raisonnablement; il l'a prié de considérer combien la querelle
était légère; il lui a représenté en outre quel serait votre courroux.
Tout cela dit d'un ton plein de douceur, d'un regard tranquille, et même
dans l'humble attitude d'un suppliant, n'a pu faire trêve à la violence
désordonnée de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, tourne la pointe
de son épée contre le sein du brave Mercutio: celui-ci, tout aussi
bouillant que lui, engage le fer homicide contre le fer, et, avec un
dédain martial, d'une main écarte la froide mort, et de l'autre la
renvoie à Tybalt, qui par son adresse la repousse vers lui. Roméo crie
de toutes ses forces: «Arrêtez, amis; séparez-vous;» et d'un bras
plus prompt que sa parole, il abaisse leurs pointes meurtrières et se
précipite entre eux deux: mais un coup cruel de Tybalt se fait
jour par-dessous le bras de Roméo, et atteint aux sources de la vie
l'intrépide Mercutio. Alors Tybalt se sauve; mais quelques moments
après il revient vers Roméo, chez qui venait de naître le désir de la
vengeance: tous deux y courent comme la foudre; car avant que j'eusse eu
le temps de tirer mon épée pour les séparer, le courageux Tybalt était
tué. Roméo l'ayant vu tomber a pris la fuite. Voilà la vérité, ou
Benvolio consent à mourir.

LA SIGNORA CAPULET.--Il est parent des Montaigu; l'affection le rend
imposteur: il ne dit pas la vérité. Près de vingt d'entre eux ont
combattu dans cette odieuse rencontre, et les vingt ensemble n'ont pu
tuer qu'un seul homme. Je demande justice; et toi, prince, tu nous la
dois: Roméo a tué Tybalt; Roméo ne doit plus vivre.

LE PRINCE.--Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio: qui de vous
payera le prix d'un sang si cher?

LA SIGNORA MONTAIGU.--Ce n'est pas Roméo, prince; il était l'ami de
Mercutio: sa faute a seulement terminé la vie de Tybalt, comme l'aurait
fait la loi.

LE PRINCE.--Et pour cette offense, nous l'exilons sur l'heure. Je
suis intéressé dans l'effet de vos haines: mon sang coule ici pour vos
querelles féroces; mais je saurai vous imposer une si forte amende
que je vous ferai tous repentir de mes pertes. Je serai sourd à toute
défense et à toute excuse; ni larmes ni prières ne pourront racheter de
pareils délits: ne songez donc point à en faire usage. Que Roméo quitte
ces lieux en toute hâte, ou l'heure qui l'y verra surprendre sera la
dernière de sa vie. (_A sa suite._)--Emportez ce corps, et attendez mes
ordres: la clémence devient meurtrière quand elle pardonne à l'homicide.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Un appartement dans la maison de Capulet.

_Entre_ JULIETTE.


JULIETTE.--Qu'un galop rapide, coursiers aux pieds brûlants, vous
emporte vers le palais du Soleil: de son fouet, un conducteur tel que
Phaéton vous aurait précipités vers le couchant et aurait ramené la
sombre Nuit. Étends ton épais rideau. Nuit qui couronne l'amour; ferme
les yeux errants, et que Roméo puisse voler dans mes bras sans qu'on le
dise et sans qu'on le voie. La lumière de leurs mutuelles beautés suffit
aux amants pour accomplir leurs amoureux mystères; ou si l'Amour
est aveugle, il ne s'en accorde que mieux avec la Nuit. Viens, Nuit
obligeante, matrone aux vêtements modestes, tout en noir, apprends-moi
à perdre au jeu de qui perd gagne, où l'enjeu est deux virginités sans
tache; couvre de ton obscur manteau mes joues où se révolte mon sang
effarouché, jusqu'à ce que mon craintif amour, devenu plus hardi dans
l'épreuve d'un amour fidèle, n'y voie plus qu'un chaste devoir.--Viens,
ô Nuit; viens, Roméo; viens, toi qui es le jour au milieu de la nuit;
car sur les ailes de la nuit tu arriveras plus éclatant que n'est sur
les plumes du corbeau la neige nouvellement tombée. Viens, douce nuit;
viens, nuit amoureuse, le front couvert de ténèbres: donne-moi mon
Roméo; et quand il aura cessé de vivre, reprends-le, et, partage-le
en petites étoiles, il rendra la face des cieux si belle, que le monde
deviendra amoureux de la nuit et renoncera au culte du soleil indiscret.
Oh! j'ai acheté une demeure d'amour, mais je n'en suis pas encore en
possession, et celui qui m'a acquise n'est pas encore en jouissance. Ce
jour est aussi ennuyeux que la veille d'une fête pour l'enfant qui a
une robe neuve et qui ne peut encore la mettre.--Oh! voilà ma nourrice.
(_Entre la nourrice avec une échelle de cordes._) Elle m'apporte des
nouvelles, et la bouche qui prononce seulement le nom de Roméo devient
l'organe d'une éloquence céleste.--Eh bien! nourrice, quelles nouvelles?
Qu'as-tu là? l'échelle que Roméo t'a dit d'apporter?

LA NOURRICE.--Oui, oui, l'échelle.

(Elle la jette à terre.)

JULIETTE.--Ah ciel! quelles nouvelles? Pourquoi tordre ainsi tes mains?

LA NOURRICE.--O jour de malheur! il est mort, il est mort, il est mort!
Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues. O malheureux jour! il
n'est plus, il est tué, il est mort!

JULIETTE.--Le ciel a-t-il pu être si cruel?

LA NOURRICE.--Ce n'est pas le ciel, non; c'est Roméo. O Roméo! ô Roméo!
qui l'aurait jamais pensé? Roméo!....

JULIETTE.--Quel démon es-tu, pour me tourmenter ainsi? L'horrible
enfer devrait seul retentir des hurlements d'un pareil supplice. Roméo
s'est-il tué lui-même? Dis seulement _oui_, et ce simple monosyllabe
_oui_ renfermera plus de poison que l'oeil empoisonné du basilic.
L'existence de ce _oui_[54] terminera la mienne; ou ferme ces yeux qui
me répondent _oui_, ou s'il est mort dis _oui_, et s'il ne l'est pas dis
_non_: qu'un mot bien court décide de mon bonheur ou de mon malheur.

[Note 54: Juliette joue sur le mot _I_, qui signifiait alors également
_moi_ et _oui_, _I_ pour _yes_.]

LA NOURRICE.--J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux, Dieu me
pardonne! là, sur sa mâle poitrine. Un pauvre cadavre, un pauvre cadavre
tout sanglant, pâle, pâle comme les cendres, tout souillé de sang, d'un
sang tout noir. A cette vue je me suis évanouie.

JULIETTE.--Oh! manque, mon coeur! Pauvre banqueroutier, manque pour
toujours[55]; emprisonnez-vous, mes yeux; ne jetez plus un seul regard
sur la liberté. Terre vile, rends-toi à la terre; que tout mouvement
s'arrête, et qu'une même bière presse de son poids et Roméo et toi.

[Note 55: _O break my heart, poor bankrupt, break at once; break_
signifie se briser et faire banqueroute.]

LA NOURRICE.--O Tybalt, Tybalt! le meilleur ami que j'eusse! O aimable
Tybalt, honnête cavalier, faut-il que j'aie vécu pour te voir mort!

JULIETTE.--Quelle est donc cette tempête qui souffle ainsi dans les deux
sens contraires? Roméo est-il tué, et Tybalt est-il mort? Mon cousin
chéri et mon époux plus cher encore? Que la terrible trompette sonne
donc le jugement universel. Qui donc est encore en vie, si ces deux-là
sont morts?

LA NOURRICE.--Tybalt est mort, et Roméo est banni: Roméo, qui l'a tué,
est banni.

JULIETTE.--O Dieu! la main de Roméo a-t-elle versé le sang de Tybalt?

LA NOURRICE.--Il l'a fait, il l'a fait! O jour de malheur! il l'a fait!

JULIETTE.--O coeur de serpent caché sous un visage semblable à une
fleur! jamais dragon a-t-il choisi un si charmant repaire? Beau tyran,
angélique démon, corbeau couvert des plumes d'une colombe, agneau
transporté de la rage du loup, méprisable substance de la plus divine
apparence, toi, justement le contraire de ce que tu paraissais à juste
titre, damnable saint, traître plein d'honneur! O nature, qu'allais-tu
donc chercher en enfer, lorsque de ce corps charmant, paradis sur la
terre, tu fis le berceau de l'âme d'un démon? Jamais livre contenant une
aussi infâme histoire porta-t-il une si belle couverture? et se peut-il
que la trahison habite un si brillant palais?

LA NOURRICE.--Il n'y a plus ni sincérité, ni foi, ni honneur dans les
hommes; tous sont parjures, corrompus, hypocrites. Ah! où est mon valet?
Donnez-moi un peu d'_aqua vitæ_..... Tous ces chagrins, tous ces maux,
toutes ces peines me vieillissent. Honte soit à Roméo!

JULIETTE.--Maudite soit ta langue pour un pareil souhait! Il n'est pas
né pour la honte: la honte rougirait de s'asseoir sur son front; c'est
un trône où on peut couronner l'honneur, unique souverain de la terre
entière. Oh! quelle brutalité me l'a fait maltraiter ainsi?

LA NOURRICE.--Quoi! vous direz du bien de celui qui a tué votre cousin?

JULIETTE.--Eh! dirai-je du mal de celui qui est mon mari? Ah! mon pauvre
époux, quelle langue soignera ton nom, lorsque moi, ta femme depuis
trois heures, je l'ai ainsi déchiré? Mais pourquoi, traître, as-tu tué
mon cousin? Ah! ce traître de cousin a voulu tuer mon époux.--Rentrez,
larmes insensées, rentrez dans votre source; c'est au malheur
qu'appartient ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon
époux vit, lui que Tybalt aurait voulu tuer; et Tybalt est mort, lui
qui aurait voulu tuer mon époux. Tout ceci est consolant, pourquoi donc
pleuré-je? Ah! c'est qu'il y a là un mot, plus fatal que la mort de
Tybalt, qui m'a assassinée.--Je voudrais bien l'oublier; mais, ô ciel!
il pèse sur ma mémoire comme une offense digne de la damnation sur l'âme
du pécheur. _Tybalt est mort, et Roméo est..... banni!_ Ce _banni,_ ce
seul mot _banni_, a tué pour moi dix mille Tybalt. La mort de Tybalt
était un assez grand malheur, tout eût-il fini là; ou si les cruelles
douleurs se plaisent à marcher ensemble, et qu'il faille nécessairement
que d'autres peines les accompagnent, pourquoi, après m'avoir dit:
«Tybalt est mort,» n'a-t-elle pas continué: «ton père aussi, ou ta mère,
ou tous les deux?» cela eût excité en moi les douleurs ordinaires[56].
Mais par cette arrière-garde qui a suivi la mort de Tybalt, _Roméo est
banni_; par ce seul mot, père, mère, Tybalt, Roméo, Juliette, tous
sont assassinés, tous morts. Roméo banni! Il n'y a ni fin, ni terme, ni
borne, ni mesure dans la mort qu'apporte avec lui ce mot, aucune parole
ne peut sonder ce malheur.--Mon père, ma mère, où sont-ils, nourrice?

[Note 56: _Modern lamentation_ (douleurs d'usage).]

LA NOURRICE.--Pleurants et gémissants sur le corps de Tybalt.
Voulez-vous aller les trouver? Je vais vous y conduire.

JULIETTE.--Ils lavent donc ses blessures de leurs larmes! Quand elles
se sécheront, les miennes seront finies par le bannissement de
Roméo.--Remporte ces cordes.--Pauvre échelle, te voilà trompée comme
moi, car Roméo est exilé. Il t'avait faite pour lui servir de route vers
mon lit; et moi, fille encore, je meurs fille et veuve.--Viens, échelle;
viens, nourrice; je vais à mon lit nuptial: c'est à la mort, et non à
Roméo qu'appartient ma virginité.

LA NOURRICE.--Hâtez-vous de vous rendre à votre chambre: je trouverai
Roméo pour vous consoler; je sais bien où il est. Écoutez-moi, votre
Roméo sera ici _ce _soir; je vais le trouver; il est caché dans la
cellule du frère Laurence.

JULIETTE.--Oh! trouve-le. Donne cet anneau à mon fidèle chevalier, et
dis-lui de venir recevoir mon dernier adieu.

(Elles sortent.)


SCÈNE III

La cellule du frère Laurence.

_Entrent_ FRÈRE LAURENCE et ROMÉO.


FRÈRE LAURENCE.--Roméo, sors de ta retraite: viens ici, homme craintif;
l'affliction s'est éprise de tes mérites, et la calamité t'a épousé.

ROMÉO.--Mon père, quelles nouvelles? quel est l'arrêt du prince? quelle
infortune encore inconnue demande à s'attacher à moi?

FRÈRE LAURENCE.--Mon cher fils n'est que trop accoutumé à cette cruelle
société. Je t'apporte la nouvelle de l'arrêt du prince.

ROMÉO.--Eh bien! le jugement du prince est-il plus doux que le jour du
jugement?

FRÈRE LAURENCE.--Un arrêt moins rigoureux s'est échappé de sa bouche: ce
n'est pas la mort de ton corps, mais son bannissement.

ROMÉO.--Ah! le bannissement! aie pitié de moi; dis la mort. L'aspect de
l'exil porte avec lui plus de terreur, beaucoup plus que la mort. Ah! ne
me dis pas que c'est le bannissement.

FRÈRE LAURENCE.--Tu es banni de Vérone. Prends patience; le monde est
grand et vaste.

ROMÉO.--Le monde n'existe pas hors des murs de Vérone; ce n'est plus
qu'un purgatoire, une torture, un véritable enfer. Banni de ce lieu,
je le suis du monde, c'est la mort. Oui, le bannissement, c'est la mort
sous un faux nom; et ainsi, en nommant la mort un bannissement, tu me
tranches la tête avec une hache d'or, et souris au coup qui m'assassine.

FRÈRE LAURENCE.--O mortel péché! ô farouche ingratitude! Pour ta faute,
notre loi demandait la mort; mais le prince indulgent, prenant ta
défense, a repoussé de côté la loi, et a changé ce mot funeste de _mort_
en celui de _bannissement_: c'est une rare clémence, et tu ne veux pas
la reconnaître.

ROMÉO.--C'est un supplice et non une grâce. Le ciel est ici, où vit
Juliette: les chats, les chiens, la moindre petite souris, tout ce qu'il
y a de plus misérable vivra ici dans le ciel, pourra la voir; et Roméo
ne le peut plus! La mouche qui vit de charogne jouira d'une condition
plus digne d'envie, plus honorable, plus relevée que Roméo; elle pourra
s'ébattre sur les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et
dérober le bonheur des immortels sur ces lèvres où la pure et virginale
modestie entretient une perpétuelle rougeur, comme si les baisers
qu'elles se donnent étaient pour elles un péché; mais Roméo ne le peut
pas, il est banni! Ce que l'insecte peut librement voler, il faut que
je vole pour le fuir; il est libre et je suis banni[57]; et tu me diras
encore que l'exil n'est pas la mort!... N'as-tu pas quelque poison tout
préparé, quelque poignard affilé, quelque moyen de mort soudaine, fût-ce
la plus ignoble? Mais banni! me tuer ainsi! banni! O moine, quand ce mot
se prononce en enfer, les hurlements l'accompagnent.--Comment as-tu le
coeur, toi un prêtre, un saint confesseur, toi qui absous les fautes,
toi mon ami déclaré, de me mettre en pièces par ce mot _bannissement_?

  [Note 57:_They may do this, when I am from this must fly
  They are free men, but I am banished._

Le jeu de mots du premier de ces deux vers est entre _fly_ (mouche)
et _fly_ (fuir); celui du second entre _free-men_ (hommes libres) et
_freaming_ (bourdonnant), qui se prononcent à peu près de même, a été
impossible à rendre.]

FRÈRE LAURENCE.--Amant insensé, écoute seulement une parole.

ROMÉO.--Oh! tu vas me parler encore de bannissement.

FRÈRE LAURENCE.--Je veux te donner une arme pour te défendre de ce mot:
c'est la philosophie, ce doux baume de l'adversité; elle te consolera,
quoique tu sois exilé.

ROMÉO.--Encore l'exil! Que la philosophie aille se faire pendre: à moins
que la philosophie n'ait le pouvoir de créer une Juliette, de déplacer
une ville, ou de changer l'arrêt d'un prince, elle n'est bonne à rien,
elle n'a nulle vertu; ne m'en parle plus.

FRÈRE LAURENCE.--Oh! je vois maintenant que les insensés n'ont point
d'oreilles.

ROMÉO.--Comment en auraient-ils, lorsque les hommes sages n'ont pas
d'yeux?

FRÈRE LAURENCE.--Laisse-moi discuter avec toi ta situation.

ROMÉO.--Tu ne peux parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais aussi
jeune que moi, amant de Juliette, marié seulement depuis une heure,
meurtrier de Tybalt, éperdu d'amour comme moi, et comme moi banni, alors
tu pourrais parler; alors tu pourrais t'arracher les cheveux et te jeter
sur la terre comme je fais, pour prendre la mesure d'un tombeau qui
n'est pas encore ouvert.

FRÈRE LAURENCE.--Lève-toi, on frappe; bon Roméo, cache-toi.

(On frappe derrière le théâtre.)

ROMÉO.--Me cacher? Non, à moins que la vapeur des gémissements de mon
coeur malade, m'enveloppant comme un brouillard, ne me dérobe aux yeux
qui me cherchent. (On frappe.)

FRÈRE LAURENCE.--Écoute comme ils frappent.--Qui est là?--Roméo,
lève-toi; tu seras pris.--Attendez un instant.--Lève-toi, fuis dans
mon cabinet.--_(On frappe.)_ Dans un moment.--Volonté de Dieu! quelle
obstination est la tienne?--J'y vais, j'y vais.--_(On frappe.)_ Qui
frappe si fort? D'où venez-vous? que demandez-vous?

LA NOURRICE, _en dehors_.--Laissez-moi entrer, et vous apprendrez mon
message. Je viens de la part de la signora Juliette.

FRÈRE LAURENCE.--En ce cas, soyez la bienvenue.

(Entre la nourrice.)

LA NOURRICE.--O saint frère, oh! dites-moi, saint frère, où est l'époux
de ma maîtresse? où est Roméo?

FRÈRE LAURENCE.--Le voilà étendu sur la terre, ivre de ses propres
larmes.

LA NOURRICE.--Oh! il est dans le même état que ma maîtresse, juste dans
le même état.

FRÈRE LAURENCE.--O funeste sympathie, déplorable situation!

LA NOURRICE.--Voilà comme elle est étendue, pleurant et sanglotant,
sanglotant et pleurant.--Levez-vous, levez-vous, levez-vous, si vous
êtes un homme. Pour l'amour de Juliette, pour l'amour d'elle, levez-vous
et soutenez-vous. Comment pouvez-vous être tombé si bas?

ROMÉO.--O nourrice!

LA NOURRICE.--Ah! seigneur, seigneur!--Eh bien! la mort est la fin de
tous.

ROMÉO.--Parles-tu de Juliette? En quel état est-elle? Ne me
regarde-t-elle pas comme un assassin de profession, depuis que j'ai
souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang qui tient de si près au
sien? Où est-elle? comment est-elle? que dit ma secrète épouse du lien
qui a scellé nos amours[58]?

[Note 58:                  _What say
My conceal'd lady to our cancell'd love_?]

LA NOURRICE.--Ah! elle ne dit rien, seigneur; mais elle pleure, et puis
elle pleure: tantôt elle tombe sur son lit, tantôt elle se relève en
sursaut et elle appelle Tybalt, et puis elle appelle en criant Roméo; et
puis elle retombe.

ROMÉO.--Comme si ce nom, parti d'une arme meurtrière, la tuait, comme
la main maudite de celui qui le porte a tué son parent.--Dis-moi, frère,
dis-moi en quelle vile partie de mon corps habite ce nom; dis-le moi,
pour que j'en ravage l'odieuse demeure.

(Il tire son épée.)

FRÈRE LAURENCE.--Arrête ta main désespérée. Es-tu un homme? Ta figure
crie que tu en es un; mais tes pleurs sont d'une femme, et tes actions
désordonnées indiquent la fureur d'une bête privée de raison. Femme
dépourvue de grâces, homme seulement en apparence, n'es-tu donc sous la
ressemblance de tous les deux qu'un animal difforme? Tu m'as confondu.
Par mon saint ordre, j'avais cru ton âme mieux trempée. Après avoir tué
Tybalt, veux-tu te tuer toi-même, et, par le coup d'une damnable haine
contre toi-même, tuer aussi ton épouse qui ne vit qu'en toi? Pourquoi
t'emporter ainsi contre ta naissance, le ciel et la terre? Ta naissance,
le ciel et la terre se sont réunis pour avoir part à ton existence,
et tu veux tout perdre à la fois! Fi donc! fi donc! tu déshonores
ta personne, ton amour, ton intelligence; toi qui, riche de ces dons
précieux, comme l'avare, n'en emploies aucun à son véritable usage, seul
capable de donner du lustre à ta personne, à ton intelligence, à ton
amour. Ta noble figure devient un simulacre de cire dépouillé de ce qui
fait la valeur d'un homme: tes serments du plus tendre amour ne sont
qu'un noir parjure, lorsque tu détruis cet amour que tu avais fait
voeu de chérir: ton intelligence, cet ornement de ta personne et de ton
amour, trompée elle-même dans la règle qu'elle doit leur prescrire à
tous deux, de même que la poudre dans le carnier d'un soldat maladroit,
prend feu par ton impéritie et te met en pièces par les moyens destinés
à ta défense.--Allons, homme, relève-toi, ta Juliette est vivante, ta
Juliette pour l'amour de qui tu étais mort, il n'y a qu'un moment. Tu es
heureux par là, Tybalt voulait te tuer, et c'est toi qui as tué Tybalt;
là encore tu es heureux. La loi, qui te menaçait de la mort, devenue
ton amie, n'a prononcé que l'exil; en cela tu es heureux; un amas de
bénédictions est descendu sur ta tête; le bonheur s'empresse autour de
toi dans ses plus doux atours; et toi, comme une jeune fille obstinée et
perverse, tu boudes avec humeur ta fortune et ton amour. Prends-y garde,
prends-y garde; c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, va rejoindre
ton amante, comme il a été convenu; monte dans sa chambre; pars et va
la consoler. Mais souviens-toi de la quitter avant que la garde soit
placée; car alors tu ne pourrais plus arriver à Mantoue, où tu dois
rester jusqu'à ce que nous puissions trouver l'occasion d'annoncer votre
mariage, de réconcilier vos parents, d'obtenir ta grâce du prince, et de
te rappeler, cinq cent mille fois plus transporté de bonheur que tu n'as
répandu de lamentations en partant.--Va devant, nourrice; parle de moi
à ta maîtresse; dis-lui de hâter dans toute la maison le moment de se
mettre au lit: le chagrin dont ils sont accablés doit les y disposer.
Roméo va venir.
                
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