LA NOURRICE.--O Seigneur mon Dieu, je resterais ici toute la nuit pour
entendre ces bons avis. Oh! ce que c'est que la science!--Mon cher
maître, je vais annoncer à ma maîtresse que vous allez venir.
ROMÉO.--Va, et dis à ma douce amie de se préparer à me gronder.
LA NOURRICE.--Voici, seigneur, un anneau qu'elle m'a chargé de vous
donner. Hâtez-vous, ne perdez pas de temps, car il se fait déjà bien
tard.
(Elle sort.)
ROMÉO.--Comme ce don a ranimé mon courage!
FRÈRE LAURENCE.--Partez, bonne nuit. Toute votre destinée dépend de
ceci: ou sortez de la ville avant que la garde soit postée, ou au point
du jour sortez déguisé. Restez à Mantoue; je trouverai votre domestique;
de temps en temps, il vous instruira de tout ce qu'il arrivera de
favorable pour vous ici. Donne-moi ta main; il est tard; adieu, bonne
nuit.
ROMÉO.--Si je n'étais appelé par une joie au-dessus de toutes les joies,
ce serait un chagrin de me séparer de toi si brusquement. Adieu!
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
La maison de Capulet.
CAPULET, LA SIGNORA CAPULET, PARIS.
CAPULET.--Il est arrivé, seigneur, des choses si malheureuses, que nous
n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. Voyez-vous, elle aimait
chèrement son cousin Tybalt, et moi je l'aimais bien aussi. Enfin, nous
sommes nés pour mourir.--Il est très-tard, elle ne descendra pas ce
soir; et je vous réponds que, sans votre compagnie, il y a une heure que
je serais au lit.
PARIS.--Ces moments amers ne sont pas des moments d'amour[59].--Bonne
nuit, madame; présentez mes hommages à votre fille.
[Note 59: _Those times of woe afford no time to woo._]
LA SIGNORA CAPULET.--Je n'y manquerai pas, et demain, dès le matin, je
saurai sa pensée: pour ce soir, son accablement l'a forcée à se retirer.
CAPULET.--Moi, Pâris, je veux témérairement vous répondre de l'amour de
ma fille. Je pense bien qu'à tous égards elle se laissera gouverner par
moi; je dis plus, je n'en doute pas.--Ma femme, allez la trouver avant
de vous mettre au lit, instruisez-la de l'amour de mon fils Pâris, et
donnez-lui ordre, faites-y bien attention, pour mercredi prochain. Mais
doucement: quel jour est-ce aujourd'hui?
PARIS.--Lundi, seigneur.
CAPULET.--Lundi? Ah ah! mercredi est trop tôt: ce sera donc pour jeudi.
Dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte.--Serez-vous prêt?
Cette précipitation est-elle de votre goût? Nous ne ferons pas grand
embarras. Un ami ou deux; car, écoutez donc, le meurtre de Tybalt étant
si récent, on pourrait trouver que pour un parent, nous en faisions
bien peu de cas, si nous donnions de grands divertissements. Ainsi nous
inviterons quelque demi-douzaine d'amis, et voilà tout.... Mais que
dites-vous de jeudi?
PARIS.--Seigneur, je voudrais que jeudi vînt demain.
CAPULET.--Fort bien; allons, retirez-vous.--Ainsi, jeudi.--Vous, ma
femme, voyez Juliette avant de vous mettre au lit; préparez-la au jour
de ses noces.--Adieu, seigneur.... Holà! de la lumière dans ma chambre;
marchez devant moi.... Il est si tard que bientôt l'on pourra dire qu'il
est de bonne heure.--Bonne nuit.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
La chambre de Juliette.
_Entrent_ ROMÉO et JULIETTE.
JULIETTE.--Veux-tu donc déjà me quitter? le jour n'est pas encore prêt
de paraître: c'est le rossignol, et non l'alouette, dont la voix a
pénétré ton oreille inquiète; toute la nuit il chante là-bas sur ce
grenadier. Crois-moi, cher amour, c'était le rossignol.
ROMÉO.--C'est l'alouette qui proclame le matin, et non pas le rossignol.
Vois, ma bien-aimée, ces traits d'une lumière jalouse qui traversent
les nuages entr'ouverts à l'orient: tous les flambeaux de la nuit sont
consumés; et au sommet des montagnes couvertes de brouillards s'élève
sur la pointe du pied le joyeux matin. Il me faut partir et vivre, ou
rester et mourir.
JULIETTE.--Cette lumière n'est point la lumière du jour, je le sais
bien, moi: c'est quelque météore qu'exhale le soleil pour te servir de
flambeau cette nuit, et t'éclairer dans ta route vers Mantoue. Reste
donc, il n'est pas encore nécessaire que tu t'en ailles.
ROMÉO.--Qu'on me surprenne ici, qu'on me mette à mort, je suis content
si tu le veux ainsi. Je dirai que cette teinte grisâtre n'est pas l'oeil
du matin, mais le pâle reflet du front de Cynthie, et que ce n'est pas
l'alouette dont les accents vont frapper la voûte des cieux, si haut
au-dessus de nos têtes. J'ai bien plus de penchant à rester que de
volonté de partir.--Viens, Mort, et sois la bienvenue; Juliette le veut
ainsi.--Que dis-tu, mon amour? causons, ce n'est pas le jour.
JULIETTE.--C'est le jour, c'est le jour: hâte-toi de partir, va-t'en.
C'est l'alouette qui chante si faux, qui roule des sons si péniblement
discordants, et d'une aigreur si désagréable. On prétend que l'alouette
sait observer dans son chant de gracieuses séparations; cela n'est pas
vrai, puisqu'elle nous sépare[60]. Quelques-uns disent que l'alouette
a changé d'yeux avec le crapaud dégoûtant: oh! que je voudrais qu'ils
eussent aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache des bras
l'un de l'autre, et te chassent d'ici par ces sons qui appellent le
jour. Oh! maintenant, va-t'en; le ciel s'éclaircit de plus en plus.
[Note 60:_Some say the lark makes sweet division,
It is not so for she divideth us._]
ROMÉO.--Le ciel s'éclaircit de plus en plus, et de plus en plus notre
sort s'obscurcit.
(Entre la nourrice.)
LA NOURRICE.--Madame!
JULIETTE.--Qu'y a-t-il, nourrice?
LA NOURRICE.--Madame votre mère vient à votre chambre: le jour paraît;
prenez garde; ayez l'oeil au guet.
(Elle sort.)
JULIETTE.--Eh bien! fenêtre, laisse entrer le jour et sortir ma vie.
ROMÉO.--Adieu, adieu! Un baiser, et je vais descendre.
(Roméo descend.)
JULIETTE.--Te voilà donc parti, mon amant, mon maître, mon ami! Il me
faut de tes nouvelles à chaque jour de chacune de mes heures, car dans
chaque minute il y aura pour moi plus d'un jour. Oh! qu'à ce compte je
serai chargée d'années avant de revoir mon Roméo!
ROMÉO.--Adieu! je ne laisserai échapper aucune occasion de te faire
passer, ô ma bien-aimée! l'expression de mes voeux.
JULIETTE.--Ah! crois-tu que nous nous revoyions jamais?
ROMÉO.--Je n'en doute point, et toutes tes peines serviront de sujet aux
entretiens de nos jours à venir.
JULIETTE.--O Dieu! j'ai dans l'âme un funeste présage: il me semble que
je te vois, maintenant que tu es descendu, comme un mort couché au fond
d'un tombeau; ou ma vue se trouble, ou tu me parais pâle.
ROMÉO.--Je vous assure, mon cher amour, que vous paraissez de même à mes
yeux.--Le chagrin dévorant dessèche notre sang. Adieu, adieu!
(Roméo sort.)
JULIETTE.--O Fortune, Fortune! les hommes te nomment inconstante. Si tu
es inconstante, qu'as-tu à faire avec lui, qui est connu pour garder
sa foi? Sois inconstante, ô Fortune! car alors j'espère que tu ne me le
garderas pas longtemps, mais que tu le renverras bientôt.
LA SIGNORA CAPULET, _derrière le théâtre_.--Hé! ma fille! êtes-vous
levée!
JULIETTE.--Qui m'appelle? Est-ce madame ma mère? Quoi! si tard
n'est-elle pas couchée, ou bien est-elle levée si matin? Quelle cause
extraordinaire l'amène ici?
LA SIGNORA CAPULET.--Eh bien! Juliette, comment cela va-t-il maintenant?
JULIETTE.--Madame, je ne suis pas bien.
LA SIGNORA CAPULET.--Toujours pleurant la mort de ton cousin? Eh quoi!
tes larmes le laveront-elles de la poussière du tombeau? et quand tu
y parviendrais, tu ne pourrais le faire revivre. Finis-en donc: une
certaine douleur montre beaucoup d'affection; mais beaucoup de douleur
montre toujours un défaut de jugement.
JULIETTE.--Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.
LA SIGNORA CAPULET.--De cette manière, vous sentirez la perte, mais ne
jouirez pas de l'ami que vous pleurez.
JULIETTE.--Sentant aussi vivement sa perte, je ne puis m'empêcher de le
pleurer toujours.
LA SIGNORA CAPULET.--Je le vois bien, mon enfant, ce qui te fait
pleurer, ce n'est pas tant sa mort que de savoir vivant le misérable qui
l'a tué.
JULIETTE.--Quel misérable, madame?
LA SIGNORA CAPULET.--Le misérable Roméo.
JULIETTE.--Un misérable et lui sont à bien des lieues de distance. Que
Dieu lui pardonne; moi, je lui pardonne de tout mon coeur; et cependant
nul homme n'afflige mon coeur comme lui.
LA SIGNORA CAPULET.--Oui, vous souffrez de voir que ce perfide meurtrier
respire.
JULIETTE.--Oui, madame, de ce qu'il respire hors de la portée de mes
mains. Je voudrais être seule chargée de venger la mort de mon cousin.
LA SIGNORA CAPULET.--Nous en aurons vengeance, sois tranquille: ne
pleure donc plus. J'enverrai à Mantoue, où est maintenant cet apostat
de banni: il y a là quelqu'un qui lui donnera un breuvage si efficace,
qu'il ira bientôt tenir compagnie à Tybalt; et alors j'espère que tu
seras satisfaite.
JULIETTE.--En vérité, je ne serai jamais satisfaite de Roméo, que je ne
le voie..... mort.--Mon pauvre coeur est si cruellement affligé pour mon
cousin!--Madame, si vous pouviez seulement trouver un homme pour porter
le poison, je le préparerais, et de manière à ce que Roméo, après
l'avoir reçu, dormît bientôt en paix.--Oh! comme mon coeur abhorre de
l'entendre nommer..... et de ne pouvoir aller le joindre..... et venger
l'amitié que je portais à mon cousin Tybalt sur la personne de celui qui
l'a tué!
LA SIGNORA CAPULET.--Trouve les moyens, et moi je trouverai
l'homme.--Mais je vais, mon enfant, _t'_apprendre de joyeuses nouvelles.
JULIETTE.--La joie vient à propos dans un temps où nous en avons si
grand besoin. De grâce, madame, quelles sont ces nouvelles?
LA SIGNORA CAPULET.--Oui, oui, tu as un père soigneux, mon enfant, un
père qui, pour te tirer de ton accablement, t'a préparé tout de suite
un heureux jour auquel tu ne t'attends pas, et dont je n'avais pas eu la
pensée.
JULIETTE.--Madame, à la bonne heure: quel est ce jour?
LA SIGNORA CAPULET.--Vraiment, ma fille, jeudi prochain, de bon matin,
un brillant, jeune et noble cavalier, le comte Pâris, dans l'église de
Saint-Pierre, aura le bonheur de faire de toi une joyeuse épouse.
JULIETTE.--Ma foi! par l'église de Saint-Pierre, et par saint Pierre
lui-même, il ne fera point de moi une joyeuse épouse. Je suis étonnée
de cette précipitation, et qu'il me faille épouser avant que l'homme qui
doit être mon mari vienne me faire sa cour. Je vous prie, madame, dites
à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore, et que quand
je me marierai, je jure que j'épouserai Roméo, que vous savez que je
hais, plutôt que Pâris.--Ce sont là des nouvelles, en vérité!
LA SIGNORA CAPULET.--Voilà votre père qui vient: faites-lui cette
réponse vous-même, et voyez comment il la recevra de votre part.
(Entrent Capulet et la nourrice.)
CAPULET.--Lorsque le soleil est couché, l'humidité de l'air se répand en
gouttes de rosée; mais pour le couchant du fils de mon frère, il pleut
tout à fait.--Comment, une gouttière, jeune fille! Quoi, toujours en
larmes! toujours des torrents! Tu fais à la fois de ta petite personne
une barque, une mer, un ouragan; car je vois dans tes yeux, que je peux
appeler la mer, un flux et reflux perpétuel de larmes; ton corps est la
barque qui flotte dans ces ondes salées; les vents sont tes soupirs, qui
font avec tes larmes un mutuel assaut de violence; en sorte que, s'il
ne survient un calme soudain, ils feront chavirer ton corps battu de
la tempête.--Où en sommes-nous, ma femme? Lui avez-vous annoncé ma
résolution?
LA SIGNORA CAPULET.--Oui, seigneur, mais elle ne veut pas; elle vous
remercie. Je voudrais que l'insensée fût mariée à son tombeau.
CAPULET.--Attendez, ma femme, j'en suis, j'en suis. Comment, elle ne
veut pas! Elle ne nous remercie pas, elle n'est pas fière, elle ne se
trouve pas bien heureuse de ce que, tout indigne qu'elle est, nous lui
avons ménagé pour époux un si digne gentilhomme!
JULIETTE.--Non, je n'en suis pas fière, mais j'en suis reconnaissante.
Je ne peux jamais être fière de ce que je déteste; mais je puis être
reconnaissante même de ce que je déteste, lorsque c'est l'affection qui
l'a fait faire.
CAPULET.--Comment, raisonneuse, qu'est-ce que cela veut dire?--Fière,...
et je vous remercie,... et je ne vous remercie pas,... et pourtant je
ne suis pas fière--Eh bien! madame la mignonne, je ne me soucie point
d'être remercié par vos remerciements, ni que vous me fassiez fièrement
de la fierté: mais préparez vos petites jambes à aller jeudi prochain
avec Pâris à l'église de Saint-Pierre; ou je t'y traînerai, moi, sur une
claie. Va-t'en, charogne moisie; va-t'en, malheureuse, face de suif!
LA SIGNORA CAPULET.--Fi! fi! êtes-vous fou?
JULIETTE.--Mon bon père, je vous en conjure à genoux; écoutez-moi avec
patience, seulement un mot.
CAPULET.--Va te faire pendre, petite drôlesse, désobéissante coquine. Je
te le répète: ou rends-toi à l'église jeudi, ou ne me regarde jamais
en face. Pas un mot, pas une réponse, pas une réplique. Les doigts me
démangent....--Eh bien! ma femme, nous nous tenions à peine pour heureux
parce que Dieu ne nous avait donné que cette unique enfant: maintenant
je vois que c'est encore trop d'un, et que nous avons reçu en elle une
malédiction.--Qu'elle s'en aille, la malheureuse!
LA NOURRICE.--Que le Dieu du ciel la bénisse! vous avez tort, seigneur,
de la maltraiter ainsi.
CAPULET.--Et pourquoi, madame la Sagesse? Tenez votre langue, mère
Prudence, allez bavarder avec vos commères.
LA NOURRICE.--Je ne fais pas un crime en parlant.
CAPULET.--Oh! que Dieu nous soit en aide!
LA NOURRICE.--Est-ce qu'on ne peut pas parler?
CAPULET.--Taisez-vous, sotte bougonneuse; allez débiter vos maximes sur
la tasse de votre commère; nous n'en avons que faire ici.
LA SIGNORA CAPULET.--Vous êtes trop vif.
CAPULET.--Paix de Dieu! j'en deviendrai fou: le jour, la nuit, le matin,
le soir, chez moi ou dehors, seul ou en compagnie, dormant ou veillant,
j'ai toujours pensé à la marier! et aujourd'hui, après l'avoir pourvue
d'un gentilhomme de famille princière, ayant de beaux domaines, qui est
jeune, de belles manières, regorgeant, comme on dit, des qualités les
plus avantageuses, fait en tout à plaisir, il faut qu'une malheureuse
petite sotte de pleurnicheuse, une poupée gémissante, vienne, à cette
bonne fortune qui lui arrive, vous répondre: Je ne ne veux pas me
marier;... je ne peux aimer;... je suis trop jeune;... je suis trop
jeune, pardonnez-moi....--Mais si vous ne voulez pas vous marier,
je vous pardonnerai: allez paître où vous voudrez; vous n'habiterez
toujours pas avec moi. Faites attention à ce que je vous dis; songez-y
bien; je n'ai pas l'habitude de plaisanter; jeudi est près, mettez la
main sur votre coeur; avisez-y. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai
à mon ami. Si tu ne l'es pas, va te faire pendre, mendier, périr
de faim, mourir dans les rues; car, sur mon âme, jamais je ne te
reconnaîtrai, jamais rien de ce qui m'appartient ne te fera du bien.
Comptez là-dessus; faites vos réflexions, car je vous tiendrai parole.
(Il sort.)
JULIETTE.--N'y a-t-il donc plus pour moi un regard de pitié, qui, du
haut des nuages, pénètre les profondeurs de mon chagrin? O ma tendre
mère, ne me rejetez pas loin de vous; différez ce mariage d'un mois,
d'une semaine; ou si vous ne le voulez pas, faites donc dresser mon lit
nuptial dans le sombre monument où l'on a déposé Tybalt.
LA SIGNORA CAPULET.--Ne me parle pas, car je ne te répondrai pas un mot.
Fais ce que tu voudras, je ne me mêle plus de ce qui te regarde.
(Elle sort.)
JULIETTE.--O Dieu!.... O ma nourrice, comment prévenir ceci? Mon
époux est sur la terre, ma foi est dans le ciel; comment cette foi
reviendra-t-elle sur la terre, à moins que mon époux ne quitte la terre
et ne me la renvoie des cieux? Console-moi, conseille-moi.--Hélas!
hélas! comment le ciel peut-il entourer d'embûches une créature aussi
faible que moi!--Que dis-tu? N'as-tu pas un seul mot de joie, quelque
consolation, nourrice?
LA NOURRICE.--Ma foi, je n'en connais qu'une: Roméo est banni, et
je gagerais le monde contre rien qu'il n'osera jamais revenir vous
réclamer; ou, s'il le fait, il faudra que ce soit en cachette. Alors,
les choses étant comme elles sont, je pense que ce que vous avez de
mieux à faire c'est d'épouser le comte. Oh! c'est un aimable cavalier!
Roméo n'est qu'un torchon auprès de lui. Un aigle, ma dame, n'a pas un
oeil aussi clair, aussi perçant, aussi beau que celui de Pâris. Que
mal m'advienne si je ne pense pas que vous êtes heureuse de trouver ce
second parti! car il est bien au-dessus du premier: et d'ailleurs, quand
cela ne serait pas, votre premier mari est mort, ou il vaudrait autant
qu'il le fût que de l'avoir vivant sans en profiter.
JULIETTE.--Parles-tu du fond du coeur?
LA NOURRICE.--Du fond de l'âme aussi, ou que je sois maudite dans tous
les deux!
JULIETTE.--_Amen_.
LA NOURRICE.--Et à quoi?
JULIETTE.--Eh bien! tu m'as merveilleusement consolée. Rentre, et dis
à ma mère qu'ayant fâché mon père, je suis allée à la cellule de frère
Laurence m'en confesser et demander l'absolution.
LA NOURRICE.--Vraiment, je vais le lui aller dire, et vous prenez un
parti très-sage.
(Elle sort.)
JULIETTE.--Vieille réprouvée! démon maudit! je ne sais quel est ton plus
grand péché, ou de souhaiter que je me parjure ainsi, ou de déprécier
mon époux avec cette même langue qui l'avait tant de milliers de fois
exalté au-dessus de toute comparaison. Va, conseillère: mon coeur et
toi sommes désormais séparés. Je vais trouver le frère, savoir quel
expédient il aura à m'offrir; et si tout le reste me manque, moi, j'ai
le pouvoir de mourir.
(Elle sort.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
La cellule du frère Laurence.
_Entrent_ FRÈRE LAURENCE ET PARIS.
FRÈRE LAURENCE.--Quoi! jeudi, seigneur? le terme est bien court.
PARIS.--Mon père Capulet le veut ainsi, et je n'irai pas refroidir son
empressement par des retards.
FRÈRE LAURENCE.--Vous dites que vous ne connaissez pas les dispositions
de la dame: cette conduite n'est pas régulière; je ne l'approuve point.
PARIS.--Elle pleure sans mesure la mort de Tybalt, et voilà pourquoi je
l'ai si peu entretenue de mon amour: Vénus n'ose sourire dans une maison
de larmes. Son père voit du danger à laisser le chagrin prendre sur elle
tant d'empire; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage, pour arrêter
ce déluge de pleurs. La société d'un époux pourra éloigner d'elle un
souvenir devenu trop puissant dans la solitude. Vous concevez maintenant
le motif de cette précipitation.
FRÈRE LAURENCE, _à part_--Je voudrais ignorer le motif qui devrait la
ralentir.--Tenez, seigneur, voici la dame qui vient à ma cellule.
(Entre Juliette.)
PARIS.--Quelle heureuse rencontre, ma souveraine, ma femme!
JULIETTE.--Tout cela sera peut-être, seigneur, quand je pourrai être
votre femme.
PARIS.--Cela peut être et doit être, mon amour, jeudi prochain.
JULIETTE.--Ce qui doit être sera.
FRÈRE LAURENCE.--Ceci est une sentence certaine.
PARIS.--Venez-vous vous confesser à ce père?
JULIETTE.--Si je vous répondais, ce serait me confesser à vous.
PARIS.--N'allez pas lui nier que vous m'aimerez.
JULIETTE.--Je vous confesserai à vous que je l'aime.
PARIS.--Et vous lui confesserez aussi, j'en suis sûr, que vous m'aimez.
JULIETTE.--Si je le fais, cela aura plus de prix quand vous aurez le dos
tourné qu'en votre présence.
PARIS.--Chère âme, ton visage est bien terni de larmes.
JULIETTE.--Elles n'ont pas remporté là une grande victoire; il n'était
déjà pas trop beau avant qu'elles l'eussent gâté.
PARIS.--Tu lui fais, par cette réponse, plus de tort que par tes pleurs.
JULIETTE.--Je ne le calomnie point, seigneur: c'est une vérité; et ce
que je dis là, je me le suis dit en face.
PARIS.--Ton visage est à moi, et tu l'as calomnié.
JULIETTE.--Cela peut être, car il ne m'appartient pas.--Saint père,
êtes-vous de loisir à présent, ou reviendrai-je vous trouver à la messe
du soir?
FRÈRE LAURENCE.--J'ai tout loisir, ma triste fille.--Seigneur, je dois
vous prier de nous laisser seuls.
PARIS.--Dieu me préserve de troubler la dévotion! Juliette, je vous
réveillerai jeudi de grand matin: jusqu'à ce jour, adieu, et recevez ce
saint baiser.
(Il sort.)
JULIETTE.--Oh! ferme la porte, et ensuite viens pleurer avec moi: je
suis sans espoir, sans ressource, sans secours.
FRÈRE LAURENCE.--Ah! Juliette, je connais déjà tes chagrins: et ma tête
n'est pas assez forte pour les supporter. J'apprends que tu dois, sans
que rien puisse le retarder, être mariée à ce comte jeudi prochain.
JULIETTE.--Frère, ne me dis point que tu le sais sans me dire en même
temps comment je puis l'empêcher. Si dans ta sagesse tu n'as pas les
moyens de me secourir, dis-moi seulement que tu approuves ma résolution,
et de ce poignard je vais moi-même me secourir sur-le-champ. Dieu a uni
mon coeur à celui de Roméo; tu as joint nos mains; et avant que cette
main, qui a scellé par toi mon union avec Roméo, devienne le sceau d'un
autre titre, avant que mon coeur fidèle, par une déloyale trahison, se
déclare pour un autre, ceci les fera périr tous deux. Ainsi, cherche
dans l'expérience de ta longue vie un conseil à me donner pour le
moment, ou bien, vois, ce poignard sanglant deviendra médiateur entre
moi et l'extrémité où je suis; il décidera en arbitre de ce que tes
lumières et tes années réunies n'auront pu conduire à une issue digne
du véritable honneur. Ne sois pas si lent à me répondre: il me tarde de
mourir si ta réponse ne me parle pas de moyens de salut.
FRÈRE LAURENCE.--Arrête, ma fille, j'entrevois une sorte d'espérance,
qui demande une exécution aussi désespérée qu'est désespéré le cas que
nous voulons prévenir.--Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as
la force de vouloir te tuer toi-même, il est vraisemblable que toi, qui
recherches la mort pour éviter cette ignominie, tu entreprendras bien
pour y échapper une chose qui ressemble à la mort. Si tu as ce courage,
je te donnerai un moyen.
JULIETTE.--Oh! plutôt que d'épouser Pâris, commande-moi de me précipiter
du haut des remparts de cette tour, ou d'aller par les chemins
fréquentés par les voleurs; ordonne-moi de me glisser au milieu des
serpents; enchaîne-moi avec des ours rugissants; ou enferme-moi la nuit
dans un cimetière, entièrement couvert d'os de morts s'entre-choquant,
de jambes encore infectes, de crânes jaunis et informes; ou commande-moi
d'entrer dans un tombeau nouvellement creusé, et de me cacher avec un
mort dans son linceul, choses qui me faisaient trembler, seulement à
en entendre parler; j'obéirai sans crainte ou hésitation, pour demeurer
l'épouse sans tache de mon cher bien-aimé.
FRÈRE LAURENCE.--Eh bien! retourne chez toi, montre un air joyeux,
consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi: demain au soir fais en
sorte de coucher seule; que ta nourrice ne couche point dans ta chambre.
Prends cette fiole, et quand tu seras dans ton lit, avale cette
liqueur distillée: soudain coulera dans toutes tes veines une froide et
assoupissante humeur; les artères, interrompant leur mouvement naturel,
cesseront de battre; nulle chaleur, nul souffle n'attestera que tu
vis encore; les roses de tes lèvres et de tes joues se faneront et
deviendront pâles comme la cendre; les rideaux de tes yeux s'abaisseront
comme à l'instant où la mort les ferme à la lumière de la vie; chaque
partie de ton corps, privée de la souplesse qui te permet d'en disposer,
paraîtra roide, inflexible et froide, comme dans la mort. Tu demeureras
quarante-deux heures sous cette apparence empruntée d'une mort glacée,
après quoi tu te réveilleras comme d'un sommeil agréable. Le lendemain,
ton nouvel époux viendra dès le matin pour te faire sortir de ton lit;
tu seras morte. Alors, suivant l'usage de notre pays, parée dans ton
cercueil de tes plus beaux atours, et le visage découvert, tu seras
portée dans cet antique tombeau où reposent tous les descendants des
Capulet. Cependant, avant que tu sois réveillée, Roméo, instruit par mes
lettres de notre entreprise, viendra ici; lui et moi nous épierons le
moment de ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera d'ici à
Mantoue. Voilà l'expédient qui te préservera de l'ignominie dont tu
es menacée, si aucun caprice d'inconstance, aucune crainte de femme ne
vient dans l'exécution abattre ton courage.
JULIETTE.--Donne, oh! donne-moi! Ne me parle pas de crainte.
FRÈRE LAURENCE.--Tiens, et va-t'en: sois forte et prospère dans cette
résolution! J'enverrai en hâte à Mantoue un moine porter mes lettres à
ton époux.
JULIETTE.--Amour, donne-moi la force, et la force me sauvera. Adieu, mon
bon père.
(Ils se quittent.)
SCÈNE II
Un appartement de la maison de Capulet.
_Entrent_ CAPULET, LA SIGNORA CAPULET, LA NOURRICE _et des_ DOMESTIQUES.
CAPULET.--Invite toutes les personnes dont le nom est écrit là-dessus.
(_Le domestique sort_.)--Toi, drôle, va m'arrêter vingt habiles
cuisiniers.
SECOND DOMESTIQUE.--Vous n'en aurez pas un mauvais, seigneur, car je
verrai s'ils se lèchent les doigts.
CAPULET.--Et qu'est-ce que tu verras par-là?
SECOND DOMESTIQUE.--Vraiment, seigneur, c'est un mauvais cuisinier que
celui qui ne se lèche pas les doigts. Ainsi, celui qui ne se lèche pas
les doigts ne viendra pas avec moi.
CAPULET.--Va vite. (_Le domestiqua sort_.) Nous serons bien mal
préparés pour cette noce.--Est-ce que ma fille est allé trouver le frère
Laurence?
LA NOURRICE.--Oui, vraiment.
CAPULET.--Bon, il lui fera peut-être un peu de bien. C'est une insolente
petite coquine bien entêtée.
(Entre Juliette.)
LA NOURRICE.--Tenez, voyez comme elle revient de confesse avec un visage
riant.
CAPULET.--Eh bien! obstinée, où avez-vous été courir?
JULIETTE.--Où j'ai appris à me repentir du péché d'une désobéissante
résistance à vous et à vos ordres. Le saint frère Laurence m'a enjoint
de tomber ici à vos genoux, et de vous demander pardon. Pardon, je vous
en conjure; désormais je me laisserai toujours gouverner par vous.
CAPULET.--Envoyez chercher le comte: allez et qu'on l'instruise de ceci.
Je veux que ce noeud soit formé dès demain matin.
JULIETTE.--J'ai rencontré le jeune comte à la cellule du frère Laurence,
et je lui ai accordé ce qui se peut accorder des droits de l'amour sans
passer les bornes de la pudeur.
CAPULET.--Allons, j'en suis bien aise, tout va bien, relevez-vous; les
choses vont comme elles doivent aller.--Il faut que je voie le comte;
oui vraiment, allez, je vous dis, et amenez-le ici. En vérité, devant
Dieu, toute notre ville a de grandes obligations à ce respectable
religieux.
JULIETTE.--Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet?
Vous m'aiderez à assortir la parure que vous croirez convenable pour
m'habiller demain.
LA SIGNORA CAPULET.--Non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.
CAPULET.--Allez, nourrice, allez avec elle; nous irons à l'église
demain.
(Juliette et la nourrice sortent.)
LA SIGNORA CAPULET.--Nous serons bien à court pour nos préparatifs: il
est déjà presque nuit.
CAPULET.--Bon, bon; je me donnerai du mouvement et tout ira bien, je te
le garantis, ma femme. Va rejoindre Juliette, aide-la à se parer; je ne
me coucherai point cette nuit. Laisse-moi tranquille: pour cette fois,
c'est moi qui ferai la ménagère.--Holà! mon chapeau.--Ils sont tous
sortis. Allons, je vais aller moi-même chez le comte Pâris, et le
disposer à la cérémonie de demain.--Mon coeur est merveilleusement léger
depuis que cette fille entêtée est rentrée dans son devoir.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
La chambre de Juliette.
_Entrent_ JULIETTE ET LA NOURRICE.
JULIETTE.--Oui, cet ajustement est celui qui conviendra le mieux; mais,
bonne nourrice, je t'en prie, laisse-moi seule cette nuit: j'ai besoin
de bien des oraisons pour obtenir du ciel un regard propice dans l'état
où je suis, qui est plein, comme tu sais, d'irrégularités et de péché.
(Entre la signora Capulet.)
LA SIGNORA CAPULET.--Eh bien! êtes-vous bien occupée? Avez-vous besoin
que je vous aide?
JULIETTE.--Non, madame; nous avons fait un choix de tout ce qui est
nécessaire pour paraître convenablement à la cérémonie de demain. Si
c'est votre bon plaisir, permettez qu'on me laisse seule maintenant, et
que ma nourrice veille cette nuit avec vous; car, j'en suis sûre, vous
devez avoir des affaires par-dessus les yeux pour une chose qui se fait
si précipitamment.
LA SIGNORA CAPULET.--Bonne nuit, va te mettre au lit et te reposer, tu
en as besoin.
(La signora Capulet et la nourrice sortent.)
JULIETTE.--Adieu.--Dieu sait quand nous nous reverrons. (_Elle ferme la
porte._) Je sens courir dans mes veines un frisson de peur, qui glace
presque en moi la chaleur de la vie. Il faut que je les rappelle pour me
rassurer.--Nourrice! Ah! que ferait-elle ici? il faut que je joue seule
ma scène funèbre.--Viens, fiole.--Mais si ce breuvage n'opérait aucun
effet, serais-je donc mariée de force au comte? Non, non, ceci me
préservera. Repose ici. (_Elle place un poignard à côté d'elle._)--Mais
si c'était un poison que le frère m'eût adroitement fourni pour me faire
mourir, dans la crainte de se voir déshonoré par ce mariage, lui qui m'a
mariée avec Roméo... Je crains qu'il n'en soit ainsi, et cependant quand
j'y songe, cela ne doit pas être, car il a toujours été reconnu pour
un saint homme. Je ne veux pas entretenir une si mauvaise pensée.--Mais
quoi! si, après que je serai déposée dans le tombeau, j'allais me
réveiller avant le moment où Roméo doit venir me délivrer... C'est là
une chose bien effrayante. Ne serais-je pas alors suffoquée sous cette
voûte dont la sombre entrée ne reçoit aucun air salutaire, et étouffée
avant que mon Roméo arrivât? ou, si je suis vivante, n'est-il pas
vraisemblable que l'horrible idée de la mort et de la nuit jointe à la
terreur du lieu, sous cette voûte, antique réceptacle où depuis tant
de siècles sont entassés les ossements de mes ancêtres qu'on y a tous
ensevelis; où Tybalt, tout sanglant et encore tout frais enterré, est là
à se corrompre dans son linceul; où l'on dit que les spectres nocturnes
viennent s'assembler à certaines heures de la nuit?... Hélas! hélas!
n'est-il pas probable que, trop tôt éveillée, au milieu de ces odeurs
infectes, de ces cris semblables à ceux de la mandragore[61] qu'on
arrache de la terre, et qui font, dit-on, perdre la raison à ceux qui
les entendent... Oh! si je m'éveille, ne pourra-t-il pas arriver que ma
tête s'égare, assiégée de ces hideuses terreurs? Ne puis-je pas dans ma
folie aller me jouer avec les restes de mes aïeux, et arracher de son
linceul Tybalt tout défiguré; ou, dans cette frénésie, me servir,
comme d'un bâton, de quelque os d'un de mes grands-pères pour briser
ma cervelle désespérée?--Oh! regardez! Il me semble voir l'ombre de
mon cousin chercher Roméo, qui a enfoncé dans son corps la pointe d'une
épée.... Arrête, Tybalt, arrête!--Roméo, je viens. Je bois ceci à ta
santé.
(Elle se jette sur le lit.)
[Note 61: On attribuait à la mandragore, entre autres propriétés
singulières, celle de pousser, lorsqu'on l'arrachait, des cris qui
faisaient perdre la raison à ceux qui les entendaient. On prétendait
qu'elle croissait sur la fosse des hommes mis à mort pour quelque crime,
et qu'elle était le produit de la corruption de leur corps; aussi la
regardait-on comme douée de vie.]
SCÈNE IV
Une salle dans la maison de Capulet.
_Entrent_ LA SIGNORA CAPULET et LA NOURRICE.
LA SIGNORA CAPULET.--Nourrice, prenez ces clefs et allez chercher encore
des épices.
LA NOURRICE.--Ils demandent des dattes et des coings à l'office.
(Entre Capulet.)
CAPULET.--Allons, levez-vous, levez-vous, levez-vous; le coq a chanté
pour la seconde fois; la cloche du couvre-feu a sonné; il est trois
heures.--Ayez l'oeil au four, bonne Angélique; qu'on n'épargne rien.
LA NOURRICE.--Et vous, allez, tracassier, allez, allez vous mettre au
lit; en vérité, vous serez malade demain pour avoir passé la nuit.
CAPULET.--Non, pas du tout. Bon, j'ai bien veillé d'autres nuits pour
moins que cela, et je n'en ai jamais été incommodé.
LA SIGNORA CAPULET.--Oui, vous avez été, de votre temps, un coureur
d'aventures[62]; mais je veillerai à ce que vous ne fassiez plus de ces
sortes de veillées.
[Note 62: _A mouse hunt_ (un chasseur de souris).]
CAPULET.--Jalouse! jalouse! (_Entrent des domestiques avec des broches,
du bois, des corbeilles._) Qu'est-ce que c'est que tout cela, mon ami?
PREMIER DOMESTIQUE.--Ce sont des affaires pour le cuisinier, seigneur,
mais je ne sais pas ce que c'est.
CAPULET.--Dépêche-toi, dépêche-toi. (_Le domestique sort._) Toi, apporte
des fagots plus secs; appelle Pierre, et il te dira où ils sont.
LE DOMESTIQUE.--Ah! j'ai dans ma tête, seigneur, des fagots tout
trouvés, sans déranger Pierre pour cela.
(Il sort.)
CAPULET.--Par la messe, c'est bien dit; tu es un joyeux compère[63]! Ah!
je te fagoterai.--Par ma foi! voilà le jour. Le comte ne tardera pas à
venir ici avec la musique; il me l'a dit. (_On entend des instruments._)
Mais je l'entends qui s'approche.--Nourrice! ma femme! allons. Eh
bien, nourrice! Allons, dis-je. (_Entre la nourrice._) Allez éveiller
Juliette; allez, habillez-la: je vais, moi, causer avec Pâris....
Allons, dépêchez-vous, dépêchez-vous; voilà le marié déjà arrivé:
dépêchez-vous, vous-dis-je.
(Ils sortent.)
[Note 63:
SERVANT. _I have a head, sir, that will find out logs
And never trouble Peter for the matter_.
CAPULET. _'Mass, and well said; a merry whoreson! ha!
Thou shalt be logger-head._
_Logs_ et _Logger-head_ (bûches, têtes de bois). Il a fallu trouver un
équivalent.]
SCÈNE V
La chambre de Juliette.--Juliette est sur son lit.
_Entre_ LA NOURRICE.
LA NOURRICE.--Ma maîtresse! allons, ma maîtresse! Juliette!... Ma
foi, pour elle, elle dort profondément.--Eh bien! mon agneau; eh bien,
madame! Fi! paresseuse! Allons, mon amour, levez-vous, dis-je. Madame!
mon cher coeur, allons, madame la mariée...--Quoi, pas le mot! Vous vous
en donnez pour quatre sous maintenant[64], vous dormez pour huit jours;
car la nuit prochaine, j'en réponds, le comte Pâris a gagé son repos que
vous ne sommeilleriez guère.... Dieu me pardonne (ma foi, _amen_)! Comme
elle dort profondément! Il faut absolument que je l'éveille.--Madame,
madame, madame! Voulez-vous que le comte vous surprenne au lit[65]? Vous
vous lèveriez bien vite, de frayeur, j'en suis sûre, n'est-ce pas?...
Comment! tout habillée! vous n'avez pas quitté votre robe, et vous
voilà encore couchée! il faut absolument que je vous réveille.--Madame,
madame, madame!... Hélas! au secours! au secours! ma maîtresse
est morte. Oh! malheureux jour, faut-il que je sois jamais née! De
l'eau-de-vie! oh! seigneur! oh! madame!
[Note 64: _You take your penny-worths now._]
[Note 65: Il paraîtrait que l'usage était alors que le marié allât
chercher sa fiancée dans son lit, si elle n'avait pas le soin de le
prévenir par sa diligence.]
(Entre la signora Capulet.)
LA SIGNORA CAPULET.--Quel bruit fait-on ici!
LA NOURRICE.--O journée lamentable!
LA SIGNORA CAPULET.--Qu'est-ce que c'est?
LA NOURRICE.--Voyez, voyez. O funeste jour!
LA SIGNORA CAPULET.--O malheureuse, malheureuse que je suis! Mon enfant,
mon unique vie! Reviens à la vie, rouvre tes yeux ou je mourrai avec
toi. Au secours! au secours! que tout le monde vienne au secours!
(Entre Capulet.)
CAPULET.--Fi donc! amenez Juliette, son époux est arrivé.
LA NOURRICE.--Elle est morte, décédée; elle est morte, O jour maudit!
LA SIGNORA CAPULET.--Hélas! hélas! elle est morte, elle est morte, elle
est morte.
CAPULET.--Ah! laissez-moi la voir...--Hélas! elle est déjà froide; son
sang est arrêté et ses muscles roides: il y a déjà longtemps que la
vie a abandonné ses lèvres. La mort pèse sur elle comme une gelée
intempestive sur la plus douce des fleurs de toute la prairie.
LA NOURRICE.--O déplorable jour!
LA SIGNORA CAPULET.--O temps de désastres!
CAPULET.--La mort, qui l'a enlevée pour me faire gémir, enchaîne ma
langue et m'ôte la parole.
(Entrent frère Laurence et Pâris, avec les musiciens.)
FRÈRE LAURENCE.--Eh bien! la mariée est-elle prête à aller à l'église?
CAPULET.--Elle est prête à y aller, mais pour n'en revenir jamais.--O
mon fils, dans la nuit qui précède tes noces, la mort a envahi la couche
de ton épouse. Vois, elle est là étendue, cette jeune fleur qu'elle a
défleurée;[66] c'est le trépas qui est mon gendre. Le trépas est mon
héritier; il a épousé ma fille; je mourrai et lui laisserai tout: quand
on meurt, tout appartient à la mort.
[Note 66: _Flower as she was, deflowered by him._]
PARIS.--N'ai-je donc si longtemps désiré de voir le visage de ce jour
que pour qu'il m'offrît un pareil spectacle!
LA SIGNORA CAPULET.--O jour malheureux et maudit! jour de misère, jour
odieux! O heure la plus déplorable que le temps ait jamais rencontré
dans les travaux éternels de son pèlerinage! N'avoir qu'une seule,
une pauvre et seule enfant qui m'aimait, mon unique joie, ma seule
consolation; et la cruelle mort la ravit à ma vue!
LA NOURRICE.--O malheur! O malheureux, malheureux, malheureux jour! jour
lamentable! le plus malheureux que j'aie jamais encore vu! O jour! O
jour! jour, jour odieux! Jamais on n'a vu un jour si cruel que celui-ci.
O malheureux jour! ô malheureux jour!
PARIS.--Trompé, divorcé, outragé, déchiré, assassiné par toi, ô
détestable mort! par toi, toi, cruelle, perdu sans ressource. O amours,
ô vie! non plus la vie, mais l'amour dans la mort.
CAPULET.--Avili, désespéré, haï, martyrisé, tué! O heure de désolation,
pourquoi es-tu venue frapper de mort, de mort, notre fête solennelle?
O mon enfant, mon enfant! mon âme et non plus mon enfant..... te voilà
morte, morte! Hélas! mon enfant est morte, et avec mon enfant sont
ensevelies toutes mes joies.
FRÈRE LAURENCE.--Paix, silence! n'avez-vous pas de honte? Le remède au
désespoir n'est pas dans le désespoir.--Le ciel et vous aviez une part
dans cette belle enfant: maintenant le ciel la possède tout entière, et
ce n'en est que mieux pour elle. Vous ne pouviez sauver de la mort cette
part qui en elle vous appartenait, mais le ciel garde sa part dans la
vie éternelle. Le comble de vos voeux était son bonheur; c'était votre
paradis de la voir s'élever; et maintenant pleurerez-vous en la voyant
élevée au-dessus des nuages, à la hauteur du ciel même! Oh! dans votre
amour vous savez si mal aimer votre enfant, que vous voilà hors de
sens de la voir heureuse. Ce n'est pas la mieux mariée celle qui vit
longtemps mariée; la mieux mariée est celle qui meurt mariée jeune.
Séchez vos larmes; attachez vos branches de romarin sur ce beau cadavre,
et, suivant l'usage, portez-la à l'église parée de ses plus brillants
atours. Bien que les tendres faiblesses de la nature nous contraignent
tous à nous plaindre, les larmes de la nature excitent le sourire de la
raison.
CAPULET.--Tout ce que nous avions préparé pour une fête change d'objet
et va servir à de sombres funérailles, nos instruments seront des
cloches lugubres; le festin des noces va devenir un triste banquet
funéraire; à nos hymnes solennels seront substitués des chants funèbres;
et ces bouquets de noces vont servir à un cadavre enseveli; toute chose
s'est convertie en la chose contraire.
FRÈRE LAURENCE.--Rentrez, seigneur... et vous, madame, avec lui.
Seigneur Pâris, allez. Que chacun se prépare à accompagner ce beau
cadavre à son tombeau. Le ciel, pour quelque offense, s'est assombri
pour vous: ne l'irritez pas davantage en résistant à sa volonté suprême.
(Sortent Capulet, la signora Capulet, Pâris et le frère Laurence.)
PREMIER MUSICIEN.--Ma foi, nous pouvons serrer nos flûtes et nous en
aller.
LA NOURRICE.--Ah! serrez-les, serrez-les, mes bons et honnêtes amis; car
vous voyez que c'est une aventure bien triste.
(Elle sort.)
PREMIER MUSICIEN.--Oui, par ma foi! il y aurait mieux à faire.
(Entre Pierre)
PIERRE.--O musiciens, musiciens! _O contentement du coeur, contentement
du coeur!_[67] Si vous voulez me rendre la vie, jouez _Contentement du
coeur_.
[Note 67: _Heart's ease_, air d'une ballade.]
PREMIER MUSICIEN.--Et pourquoi _Contentement du coeur_?
PIERRE.--O musiciens, parce que mon coeur joue de lui-même _Mon coeur
est plein de tristesse_[68]. Jouez-moi quelque complainte un peu gaie
pour me réconforter.
[Note 68: _My heart is full of woe_, refrain d'une autre ballade.]
SECOND MUSICIEN.--Nous ne vous jouerons pas de complainte; ce n'est pas
le moment de jouer.
PIERRE.--Vous ne voulez donc pas?
SECOND MUSICIEN.--Non.
PIERRE.--Eh bien, je vous en donnerai, moi, et qui sonnera.
PREMIER MUSICIEN.--Qu'est-ce que vous nous donnerez?
PIERRE.--Pas d'argent, sur ma foi[69], mais une danse. Vous aurez de ma
musique.
[Note 69: PETER. _No money on my faith; but the gleek: I will give you
the minstrel._
1 MUS. _Then I will give you the serving creature_.
PETER. _Then will I lay the serving creature's dagger on your pate. I
will carry no crotchets: I'll_ re _you, I'll_ fa _you; do you note me._
1 MUS. _An you_ re _us, and_ fa _us, you note us._
2 MUS. _Pray you, put up your dagger, and put out your wit._
PETER. _Then have at you with my wit: I will dry-beat you with an iron
wit, and put up my iron dagger_.
Presque toutes les plaisanteries de ce dialogue portent sur des
locutions et des manières de parler tellement hors d'usage, que les
commentateurs sont fort embarrassés à en rendre raison. Il a fallu
chercher des équivalents.]
PREMIER MUSICIEN.--Oh bien! je vous ferai aller en mesure, moi.
PIERRE.--Prenez garde que mon poignard ne batte la mesure sur votre
tête, et je ne m'arrêterai pas aux paroles, voyez-vous; et si je veux
que vous me fassiez une fugue, j'aurais bientôt dit _ut_: mettez cela en
note.
PREMIER MUSICIEN.--C'est vous qui donnez la note avec votre _ut_.
SECOND MUSICIEN.--Je vous en prie, mettez votre poignard dans le
fourreau et votre esprit en dehors.
PIERRE.--Eh bien! garde à vous contre mon esprit. Mon esprit a le fil,
il va vous percer à jour; ainsi, je puis vous faire grâce du fil de mon
poignard. Répondez-moi en hommes de tête:
Quand le chagrin poignant a blessé le coeur
Et que l'esprit est accablé d'une douloureuse tristesse,
La musique aux sons argentins...
Pourquoi _sons argentins_? pourquoi _la musique aux sons argentins_?
Qu'en dites-vous, Simon Corde-à-boyau?
PREMIER MUSICIEN.--Vraiment, c'est que l'argent a un son très-agréable.
PIERRE.--Joli! Et vous, qu'en dites-vous, Hugues Rebec[70]?
[Note 70: _Rebec, rebecquin_, nom d'un ancien violon à trois cordes.]
SECOND MUSICIEN.--Je dis moi, que _sons argentins_, cela veut dire des
sons qui nous valent de l'argent.
PIERRE.--Joli aussi!--Et qu'en dites-vous, Jacques Du Son?
TROISIÈME MUSICIEN.--Ma foi, je ne sais que dire.
PIERRE.--Ah! pardon; j'oubliais que vous êtes le chanteur.--Eh bien! je
répondrai pour vous. On dit _la musique aux sons argentins_, parce que
ce n'est pas ordinairement avec de l'or qu'on paye des gaillards comme
vous de leur musique.
La musique aux sons argentins
Apporte promptement un remède à leurs maux.
(Il sort en chantant.)
PREMIER MUSICIEN.--Quel malin diable est-ce là?
SECOND MUSICIEN.--Qu'il s'aille faire pendre. Venez entrons là dedans;
nous y attendrons le retour du convoi et nous resterons à dîner.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Une rue de Mantoue.
_Entre_ ROMÉO.
ROMÉO.--Si l'oeil du sommeil ne m'a pas trompé par de flatteuses
illusions, mes songes m'annoncent prochainement d'heureuses nouvelles.
Le maître de ma poitrine siége légèrement sur son trône, et une humeur
inaccoutumée m'a, durant toute cette journée, élevé au-dessus de la
terre dans des pensées joyeuses. J'ai rêvé que mon épouse arrivait et
me trouvait mort (étrange songe, qui laisse à un mort la faculté de
penser!) et que ses baisers communiquaient à mes lèvres un tel souffle
de vie, que je me suis ranimé et me suis vu empereur. O ciel! quelle est
donc la douceur des jouissances réelles de l'amour, puisque l'ombre de
l'amour seulement est si riche de bonheur? (_Entre Balthasar._)--Des
nouvelles de Vérone!--Eh bien! Balthasar, ne m'apportes-tu pas des
lettres du frère Laurence? Comment se porte ma Juliette? Mon père
jouit-il d'une bonne santé? Comment se porte ma Juliette? C'est cela que
je te redemande, car rien ne peut être mal si ma Juliette est bien.
BALTHASAR.--Elle est bien; ainsi rien ne peut être mal... Son corps
sommeille dans le tombeau des Capulet, et l'immortelle partie de son
être vit avec les anges. Je l'ai vu déposer dans le tombeau de sa
famille, et j'ai pris sur-le-champ la poste pour venir vous l'apprendre.
Oh! pardonnez si je vous apporte ces funestes nouvelles, puisque c'est
la mission que vous m'aviez laissée, seigneur.
ROMÉO.--En est-il ainsi?--A présent, astres contraires, je vous
défie.--Tu connais ma demeure. Va, procure-moi de l'encre et du papier;
arrête des chevaux de poste, je veux partir cette nuit.
BALTHASAR.--Pardonnez-moi, seigneur, mais je ne puis vous laisser seul;
vous êtes pâle, et votre air égaré annonce quelque malheur.
ROMÉO.--Allons donc, tu te trompes. Laisse-moi, et fais ce que je
t'ordonne.--N'as-tu point de lettres pour moi du frère Laurence?
BALTHASAR.--Non, mon cher maître.
ROMÉO.--N'importe. Va-t'en, et arrête-moi ces chevaux; je te rejoins à
l'instant. (_Balthasar sort._)--C'est bien, Juliette; je reposerai avec
toi cette nuit; occupons-nous d'en trouver les moyens.--O mal, tu es
prompt à entrer dans les pensées de l'homme au désespoir! Je me souviens
d'un apothicaire que j'ai remarqué dernièrement ici aux environs,
couvert de vêtements déchirés, le regard sombre, et épluchant des
simples; son aspect était celui de la maigreur; la misère dévorante
l'avait rongé jusqu'aux os. Du plafond de son indigente boutique
pendaient une tortue, un crocodile empaillé et d'autres peaux de
poissons difformes; et le long de ses rayons des tiroirs vides
annonçaient par leurs étiquettes ce qui leur manquait; des pois de terre
verte, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et
de vieux pains de roses, étaient clair-semés çà et là pour servir de
montre. En voyant sa misère, je me dis à moi-même: Si un homme avait
besoin de quelque poison dont la vente fût punie d'une mort certaine
à Mantoue, voilà un malheureux coquin qui lui en vendrait. Oh! cette
pensée n'a fait que prévenir mes besoins: il faut que ce misérable m'en
vende.--Autant que je m'en souviens, ce doit être ici sa demeure.--Comme
c'est aujourd'hui fête, la boutique du pauvre hère est fermée.--Holà,
holà, apothicaire!
(Entre l'apothicaire.)
L'APOTHICAIRE.--Qui appelle donc si fort?
ROMÉO.--Viens ici, mon ami. Je vois que tu es pauvre, tiens, voilà
quarante ducats; donne-moi une drachme de poison qui expédie si
promptement qu'aussitôt qu'elle se sera répandue dans les veines, celui
qui, las de la vie, en aura fait usage tombe mort sur-le-champ, et que
son corps perde la respiration avec la même rapidité qu'en met la poudre
enflammée à s'échapper des fatales entrailles du canon.
L'APOTHICAIRE.--J'ai de ces poisons mortels, mais la loi de Mantoue
punit de mort quiconque en débite.
ROMÉO.--Quoi! si dénué de tout, si plein de misère, et tu as peur de
mourir! La famine est sur tes joues; le besoin et la souffrance ont
peint la mort dans tes yeux; sur ton dos traîne la misère en haillons.
Le monde ne t'est point ami, ni la loi du monde; le monde n'a point de
loi qui puisse t'enrichir; cesse donc d'être pauvre; enfreins seulement
la loi, et prends cet or.
L'APOTHICAIRE.--C'est ma pauvreté et non pas ma volonté qui consent.
ROMÉO.--C'est ta pauvreté que je paye, et non ta volonté.
L'APOTHICAIRE.--Mettez ceci dans un liquide quelconque, celui que vous
voudrez; avalez-le, et eussiez-vous la force de vingt hommes ensemble,
il vous aura expédié sur-le-champ.
ROMÉO.--Tiens, voilà ton or, poison plus funeste pour la vie des hommes,
et qui commet bien plus de meurtres dans ce monde odieux que ces pauvres
compositions que tu n'as pas la permission de vendre. C'est moi qui te
vends du poison; toi tu ne m'en as pas vendu.--Adieu, achète de quoi
manger et te remettre en chair.--Viens, cordial et non pas poison, viens
avec moi au tombeau de Juliette: c'est là que tu dois me servir!
(Il sort.)
SCÈNE II
La cellule du frère Laurence.
_Entre_ FRÈRE JEAN.
FRÈRE JEAN.--Saint franciscain, mon frère, holà!
(Entre frère Laurence.)
FRÈRE LAURENCE.--Je crois entendre la voix du frère Jean.--Soyez le
bienvenu de Mantoue. Que dit Roméo? ou bien, s'il a écrit ce qu'il
pensait, donnez-moi sa lettre?
FRÈRE JEAN.--Cherchant pour m'accompagner un frère déchaussé, membre de
notre ordre, qui visitait les malades de cette ville, au moment où je
le trouvai, les inspecteurs de la cité, soupçonnant que nous étions
tous deux entrés dans une maison infectée de la contagion, ont fermé les
portes et n'ont jamais voulu nous laisser sortir. Ma course vers Mantoue
a été arrêtée là.
FRÈRE LAURENCE.--Qui donc a porté ma lettre à Roméo?
FRÈRE JEAN.--Je n'ai pu l'envoyer, la voilà. Je n'ai pas même pu trouver
de messager qui te la rapportât, tant ils redoutaient la contagion!