William Shakespear

Roméo et Juliette Tragédie
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FRÈRE LAURENCE.--Funeste circonstance! Par notre communauté, cette
lettre n'était pas indifférente; elle portait un message de la plus
grande importance, et ce retard peut être d'un grand danger.--Frère
Jean, va me chercher un levier de fer, et me l'apporte promptement dans
ma cellule.

FRÈRE JEAN.--Frère, je vais te l'apporter.

(Il sort.)

FRÈRE LAURENCE.--Maintenant il faut que je me rende seul au monument.
Dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle va me maudire en
apprenant que Roméo n'a pas été instruit de ce qui vient d'arriver. Mais
j'écrirai de nouveau à Mantoue, et je garderai Juliette dans ma cellule
jusqu'à l'arrivée de Roméo.--Pauvre cadavre vivant enfermé dans la tombe
d'un mort!

(Il sort.)


SCÈNE III

Un cimetière dans lequel se voit un monument appartenant à la famille
des Capulet.

_Entre_ PARIS _et son_ PAGE _qui porte une torche et des fleurs._


PARIS.--Page, donne-moi ton flambeau. Éloigne-toi et te tiens à
l'écart.--Non, éteins-le; je ne veux pas être vu. Va te coucher sous
ces cyprès, et applique ton oreille contre le sol creusé: les nombreux
tombeaux qu'on y a ouverts ont tellement ébranlé sa solidité que
personne ne pourra marcher dans le cimetière que tu ne
l'entendes: alors, siffle pour m'avertir que tu entends approcher
quelqu'un.--Donne-moi ces fleurs; fais ce que je t'ordonne: va.

LE PAGE.--Je suis presque effrayé de rester seul ici dans ce cimetière,
cependant je vais m'y aventurer.

(Il s'éloigne.)

PARIS.--Douce fleur, je sème de fleurs ton lit nuptial. Tombeau
chéri, qui renferme dans ton enceinte la plus parfaite image des êtres
éternels; belle Juliette, qui habites avec les anges, accepte cette
dernière marque d'amour. Vivante, je t'honorai; morte, mes hommages
funéraires viennent orner ta tombe. (_Le page siffle._)--Mon page a fait
le signal; quelqu'un approche: quel pied sacrilége erre dans ces lieux
pendant la nuit, pour troubler mes tristes fonctions et le culte d'un
fidèle amour? Quoi! avec un flambeau!--Nuit, couvre-moi un moment de ton
voile.

(Il se retire.)

(Entrent Roméo et Balthasar qui le précède avec une torche, une pioche,
etc.)

ROMÉO.--Donne-moi cette pioche et ce croc de fer. Prends cette lettre,
et demain de bonne heure aie soin de la remettre à mon seigneur et père.
Donne-moi la lumière. Sur ta vie, je t'enjoins, quoi que tu
puisses entendre ou voir, de rester au loin à l'écart, et de ne pas
m'interrompre en ce que je veux faire. Si je descends dans ce lit de
la mort, c'est en partie pour contempler encore les traits de ma
bien-aimée; mais surtout pour ôter de son doigt insensible un anneau
précieux, un anneau dont j'ai besoin pour un usage qui est cher à mon
coeur. Ainsi, éloigne-toi; va-t'en.--Si, poussé par quelque inquiétude,
tu reviens épier ce que je veux faire ensuite, par le ciel, je te
déchirerai morceau par morceau, et je joncherai de tes membres ce
cimetière affamé. La circonstance, mes projets sont sauvages et
farouches, plus terribles, plus inexorables que les tigres à jeun ou la
mer en furie.

BALTHASAR.--Je m'en vais, seigneur, et ne vous troublerai point.

ROMÉO.--C'est ainsi que tu me prouveras ton attachement. Prends cela.
Vis et sois heureux, honnête serviteur.

BALTHASAR.--Précisément cause de tout cela, je veux me cacher ici
à l'entour. Ses regards me font peur, et j'ai mes doutes sur ses
intentions.

(Il sort.)

ROMÉO.--Toi, gouffre de mort, ventre détestable assouvi du plus précieux
repas que pût offrir la terre, c'est ainsi que je saurai forcer tes
mâchoires pourries à s'ouvrir, et que dans ma haine je veux te gorger
d'une nouvelle proie.

(Il enfonce la porte du monument.)

PARIS.--C'est cet orgueilleux Montaigu, ce banni, qui a tué le cousin de
ma bien-aimée, dont le chagrin, à ce qu'on croit, a causé la mort de la
belle Juliette. Il vient ici faire aux cadavres quelque infâme outrage.
Je vais l'arrêter. (_Il s'avance._)--Suspends tes efforts sacriléges,
vil Montaigu: peut-on poursuivre la vengeance au delà de la mort?
Scélérat condamné, je t'arrête: obéis et suis-moi, car il faut que tu
meures.

ROMÉO.--Oui, il le faut, et c'est pour cela que je suis ici. Bon et
noble jeune homme, ne tente point un homme désespéré; fuis loin d'ici,
et laisse-moi. Pense à ceux qui sont là morts, et qui t'effrayent. Je
t'en conjure, jeune homme, ne charge point ma tête d'un nouveau péché
en me poussant à la fureur. Oh! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que
moi-même, car c'est contre moi-même que je viens armé dans ce lieu. Ne
t'arrête pas ici plus longtemps; va-t'en; vis, et tu diras que la pitié
d'un furieux t'a commandé de fuir.

PARIS.--Je défie tes conjurations, et je t'arrête comme tombé en félonie
par ton retour.

ROMÉO.--Tu veux donc me provoquer? Eh bien! songe à te défendre, jeune
homme.

(Ils se battent.)

LE PAGE.--O ciel! ils se battent. Je vais chercher la garde.

(Il sort.)

PARIS.--Oh! je suis mort! (_Il tombe._) Si tu es capable de pitié, ouvre
la tombe; et couche-moi près de Juliette.

ROMÉO.--Sur ma foi, je le ferai.--Il faut que je contemple ces
traits.--Le parent de Mercutio, le noble comte Pâris.--Que m'a dit
Balthasar tandis que nous cheminions ensemble? Mon âme en tumulte ne
lui prêtait aucune attention. Il m'a dit, je crois, que Pâris avait dû
épouser Juliette. Ne me l'a-t-il pas dit? ou l'aurais-je rêvé? ou bien
est-ce dans un moment de folie, tandis qu'il me parlait de Juliette, que
je l'aurai imaginé ainsi?--Oh! donne-moi ta main, toi dont le nom est
écrit avec le mien dans le funeste livre du malheur. Je vais t'ensevelir
dans un tombeau glorieux. Un tombeau! Oh! non, c'est un dôme brillant,
jeune homme assassiné, car Juliette y repose, et sa beauté fait de cette
voûte un séjour de fête plein de clarté. Mort, sois déposé ici par les
mains d'un homme mort. (_Il couche Pâris dans le monument._)--Combien de
fois des hommes, à l'article de la mort, ont eu un rayon de joie! C'est
ce que ceux qui les soignent appellent un éclair avant la mort. Mais
comment puis-je appeler ceci un éclair?--O mon amante, ma femme! la
mort, qui a sucé le miel de ton haleine, n'a pas encore eu de pouvoir
sur ta beauté: tu n'es pas vaincue; les couleurs de la beauté brillent
encore de tout leur vermillon sur tes lèvres et tes joues, et le pâle
étendard de la mort n'en a pas encore pris la place.--Tybalt, es-tu
là couché dans ton drap sanglant? Quelle faveur plus grande puis-je te
faire que d'abattre, de la même main qui a moissonné ta jeunesse, la
jeunesse de celui qui fut ton ennemi?--Pardonne-moi, cousin.--O chère
Juliette, pourquoi es-tu si belle encore? Dois-je croire que ce fantôme
appelé la Mort est amoureux, et que cet odieux monstre décharné te garde
ici dans l'obscurité pour faire de toi sa maîtresse? De peur qu'il n'en
soit ainsi, je resterai toujours avec toi, et ne sortirai plus jamais
de ce palais de la sombre nuit. Je demeurerai avec les vers qui sont tes
femmes de chambre. Ici je veux établir mon éternel repos, et débarrasser
du joug des étoiles funestes cette chair fatiguée du monde. Mes yeux,
regardez pour la dernière fois; mes bras, pressez-la pour la dernière
fois; et vous, mes lèvres, portes de la respiration, scellez d'un
baiser légitime un marché sans terme avec la mort qui possède sans
partage.--(_Au poison._) Viens, amer conducteur, guide rebutant, pilote
désespéré; lance maintenant tout d'un coup, sur les rochers qui vont la
briser en éclats, ta barque fatiguée du travail de la mer. Voici que
je bois à mes amours! (_Il boit le poison._)--O fidèle apothicaire, tes
remèdes sont actifs.--Avec ce baiser, je meurs.

(Il meurt.)

(Entre dans le cimetière frère Laurence avec une lanterne, un levier et
une bêche.)

FRÈRE LAURENCE.--O saint François, sois mon guide. Combien de fois cette
nuit mes pieds vieillis ont-ils chancelé, en se heurtant contre des
tombeaux!--Qui est là?

BALTHASAR.--Celui qui est ici est un ami, et un homme qui vous connaît
bien.

FRÈRE LAURENCE.--Que la bénédiction repose sur vous.--Dites-moi, mon
bon ami, quel est ce flambeau là-bas, qui prête en vain sa lumière à des
vers et à des crânes sans yeux? Il brûle, à ce qu'il me semble, dans le
monument des Capulet.

BALTHASAR.--Oui, père vénérable, c'est là qu'il brûle; et dans ce
monument est mon maître, un homme que vous aimez.

FRÈRE LAURENCE.--Qui est votre maître?

BALTHASAR.--Roméo.

FRÈRE LAURENCE.--Y a-t-il longtemps qu'il est là?

BALTHASAR.--Une grande demi-heure.

FRÈRE LAURENCE.--Entrez avec moi sous la voûte.

BALTHASAR.--Je n'ose, mon père. Mon maître ignore que je n'ai pas quitté
ce lieu; et avec un accent terrible il m'a menacé de la mort si je
demeurais pour épier ses desseins.

FRÈRE LAURENCE.--Eh bien! reste donc ici; j'irai seul. La crainte
s'empare de moi. Oh! je crains bien qu'il ne soit arrivé quelque
accident funeste.

BALTHASAR.--Comme je dormais sous ce cyprès que vous voyez, j'ai rêvé
que mon maître se battait avec un autre homme, et que mon maître l'avait
tué.

FRÈRE LAURENCE.--Roméo! (_Il s'avance._)--Hélas! hélas! quel est ce sang
qui souille les pierres de l'entrée du caveau? Que signifient ces épées
sanglantes et sans maîtres, que je vois à terre teintes de sang dans
ce séjour de paix? (_Il entre dans le monument._)--Roméo! Oh! qu'il
est pâle!--Et qui encore? Quoi! Pâris aussi, baigné dans son sang! Ah!
quelle heure cruelle est coupable de ce lamentable événement!--Juliette
se remue!

(Juliette se réveille et se soulève.)

JULIETTE.--O frère secourable, où est mon seigneur? Je me rappelle bien
où je devais me trouver, et m'y voilà. Où est mon Roméo?

(Bruit derrière le théâtre.)

FRÈRE LAURENCE.--J'entends du bruit.--Madame, sortez de cet antre de
la mort, de la contagion, et d'un sommeil contre nature. Une puissance
supérieure à toutes nos résistances a traversé nos desseins.
Venez, sortez d'ici; votre époux est là, mort à vos côtés, et Pâris
aussi.--Suivez-moi, je vous placerai dans une communauté de saintes
religieuses. Ne vous arrêtez pas à me faire des questions: la garde
approche; venez, venez, chère Juliette, je n'ose rester plus longtemps
ici. (_Il s'éloigne._)

JULIETTE.--Va, sors d'ici, car je ne veux pas m'en aller.--Qu'est-ce que
cela! Une coupe que serre la main de mon bien-aimé! C'est le poison, je
le vois, qui a terminé sa vie avant le temps.--Quoi! égoïste! avoir tout
bu, sans m'en laisser une seule goutte amie pour me secourir après toi!
Je veux baiser tes lèvres; peut-être y recueillerai-je quelques restes
du poison, suffisants pour me faire mourir au moyen d'un cordial. (_Elle
l'embrasse._)--Tes lèvres sont chaudes encore!

PREMIER SOLDAT, _derrière le théâtre_.--Conduis-nous, jeune homme. Par
quel chemin?

JULIETTE.--Oui vraiment, du bruit? Alors j'aurai bientôt fait. Oh!
bienheureux poignard (_elle saisit le poignard de Roméo_), voici ton
fourreau (_elle se frappe_), tu peux t'y rouiller; laisse-moi mourir.

(Elle tombe sur le corps de Roméo et meurt.)

(Entre la garde avec le page de Pâris.)

LE PAGE.--Voilà l'endroit; là, où brûle ce flambeau.

PREMIER SOLDAT.--La terre est ensanglantée. Cherchez autour du
cimetière: allez quelques-uns de vous, et qui que vous rencontriez,
saisissez-le. (_Sortent quelques soldats._) Oh! spectacle pitoyable!
Ici le comte tué, et Juliette sanglante, chaude encore et morte il n'y
a qu'un moment, elle qui est enterrée depuis deux jours. Allez instruire
le prince; courez chez les Capulet; avertissez les Montaigu. Allez
chercher encore quelques autres personnes. (_Sortent les autres
soldats._) Nous voyons bien le lieu où se sont accumulés tant de
malheurs; mais pour expliquer ce qui a donné lieu[71] à ces malheurs si
déplorables, il nous en faut connaître les circonstances.

[Note 71: _We see the ground whereon these woes do lie; but the true
ground of all these piteous woes, we cannot_, etc. _Ground_ (lieu,
endroit), et _ground_ (fondement).]

(Rentrent quelques soldats avec Balthasar.)

SECOND SOLDAT.--Voici le domestique de Roméo, nous l'avons trouvé dans
le cimetière.

PREMIER SOLDAT.--Gardez-le en sûreté jusqu'à l'arrivée du prince.

(Un autre soldat arrive avec le frère Laurence.)

TROISIÈME SOLDAT.--Voici un religieux qui tremble, soupire et pleure.
Nous lui avons pris cette bêche et ce levier comme il venait de cette
partie du cimetière.

PREMIER SOLDAT.--Cela est très-suspect. Retenez aussi ce religieux.

(Entre le prince avec sa suite.)

LE PRINCE.--Quel malheur s'est donc éveillé si matin, qu'il nous oblige
avant le jour d'interrompre notre sommeil?

(Entrent Capulet, sa femme et plusieurs autres personnes.)

CAPULET.--Qui est-ce qui se passe donc qu'on crie ainsi dehors?

LA SIGNORA CAPULET.--Le peuple crie dans les rues, Roméo! d'autres,
Juliette! d'autres, Pâris! et tous courent en poussant des clameurs,
vers notre monument.

LE PRINCE.--Quelle est donc cette alarme dont le bruit a frappé nos
oreilles?

PREMIER SOLDAT.--Mon souverain, ici est le comte Pâris tué, et Roméo
mort, et Juliette, morte depuis deux jours, qui n'est pas froide encore,
et vient d'être tuée.

LE PRINCE.--Regardez, cherchez, et tâchez de découvrir d'où viennent ces
meurtres horribles.

PREMIER SOLDAT.--Voici un religieux et le domestique de Roméo qui est là
assassiné; ils avaient sur eux des instruments propres à ouvrir la tombe
qui renferme ces morts.

CAPULET.--O ciel! ô ma femme! voyez comme notre fille est sanglante!
Ce poignard s'est mépris: hélas! en voilà le fourreau sur le corps de
Montaigu; et le fer s'est égaré dans le sein de ma fille.

LA SIGNORA CAPULET.--O malheureuse! ce spectacle de mort est comme la
cloche qui appelle ma vieillesse au tombeau.

(Entre Montaigu.)

LE PRINCE.--Approche, Montaigu. Tu t'es levé de bonne heure pour voir
ton fils et ton héritier couché là de meilleure heure encore.

MONTAIGU.--Hélas! prince, ma femme est morte cette nuit, la douleur de
l'exil de mon fils l'a suffoquée. Quels malheurs nouveaux conspirent
encore contre ma vieillesse?

LE PRINCE.--Regarde, et tu verras.

MONTAIGU.--O fils mal-appris, où est le respect de te presser ainsi
d'arriver avant ton père au tombeau?

LE PRINCE.--Ferme pour un moment ta bouche à l'outrage, jusqu'à ce que
nous ayons pu éclaircir ces mystères et en découvrir la source, la
cause et la marche véritable. Alors je me mets à la tête de vos communes
douleurs, et vous conduirai, s'il le faut, à la tombe. En attendant,
contenez-vous, et que le malheur subisse le joug de la patience. (_Aux
gardes._)--Qu'on amène devant moi tous ceux que l'on soupçonne.

FRÈRE LAURENCE.--Je suis le plus considérable, le moins capable
d'action, et cependant, comme le temps et le lieu déposent contre moi,
le plus soupçonné de cet horrible meurtre; et je comparais ici pour
m'accuser et me justifier, me condamner et m'absoudre.

LE PRINCE.--Alors, dites tout de suite ce que vous savez de ceci.

FRÈRE LAURENCE.--Je serai court, car je n'ai plus l'haleine aussi longue
que le serait un ennuyeux récit.--Roméo, que vous voyez mort, était
l'époux de Juliette; et cette Juliette, que vous voyez morte, l'épouse
fidèle de Roméo. Je les avais mariés, et le jour de leur mariage secret
fut le jour fatal de Tybalt, dont la mort prématurée a banni de cette
ville le nouvel époux de Juliette. C'était à cause de cela, et non à
cause de la mort de Tybalt, que dépérissait Juliette.--Vous, Capulet,
pour éloigner le chagrin qui la tenait assiégée, vous l'avez fiancée
et vous vouliez la marier de force au comte Pâris. Alors elle vint me
trouver, et, les yeux égarés, elle me pressa de trouver les moyens de
la garantir de ce second mariage, sans quoi elle allait se tuer dans ma
cellule. Alors, usant des secrets de mon art, je lui donnai un breuvage
assoupissant qui eût pour effet, comme je me l'étais proposé, de
produire en elle les apparences de la mort. Cependant j'écrivis à Roméo
de revenir ici dans cette fatale nuit, pour m'aider à la retirer de
sa tombe empruntée: c'était le terme où la force du breuvage devait
expirer. Mais celui qui portait ma lettre, le frère Jean, a été retenu
par un accident, et me l'a rendue hier au soir: alors tout seul, à
l'heure marquée pour son réveil, je suis venu dans l'intention de la
tirer du tombeau de sa famille, et de la tenir cachée dans ma cellule
jusqu'à ce que j'eusse une occasion favorable d'envoyer vers Roméo. Mais
à mon arrivée ici, qui a précédé de quelques moments celui où elle s'est
réveillée, j'y ai trouvé le noble Pâris couché avant le temps, et le
fidèle Roméo mort. Elle s'éveille, et je la pressais de sortir, et de
supporter avec patience cette oeuvre du ciel; mais en cet instant un
bruit est venu m'effrayer et m'écarter du tombeau: elle, livrée au
désespoir, n'a pas voulu me suivre, et, selon toute apparence, elle a
elle-même attenté à ses jours. C'est là tout ce que je sais: sa nourrice
est instruite de son mariage. Si dans tout ceci il est arrivé quelque
malheur par ma faute, que ma vieille existence soit, quelques heures
avant le temps, sacrifiée à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRINCE.--Nous t'avons toujours connu pour un saint homme. Où est le
domestique de Roméo? Qu'a-t-il à nous apprendre là-dessus?

BALTHASAR.--Je portai à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette.
Aussitôt il partit de Mantoue en poste pour venir à ce lieu même, à ce
monument. Là, il m'ordonna de remettre de bonne heure cette lettre à son
père, et, entrant sous cette voûte, me menaça de la mort si je ne m'en
allais pas et ne le laissais seul.

LE PRINCE.--Donne-moi la lettre, je veux la lire. Où est le page du
comte, qui est allé chercher la garde? (_Au page._)--Maraud, que faisait
ton maître en ce lieu?

LE PAGE.--Il y est venu avec des fleurs pour les jeter sur le tombeau
de la signora, et il m'a ordonné de me tenir à l'écart: je lui ai
obéi. Dans ce moment, un homme avec une torche est venu pour ouvrir le
monument; et bientôt après mon maître s'est élancé sur lui l'épée à la
main: alors j'ai couru avertir la garde.

LE PRINCE.--Cette lettre confirme le récit du religieux: elle contient
le récit de leurs amours, les nouvelles qu'il a reçues de la mort de
Juliette: il dit qu'il a acheté du poison d'un pauvre apothicaire,
et qu'il est venu à ce monument pour y mourir et reposer auprès de
Juliette.--Où sont ces deux ennemis, Capulet, Montaigu?--Voyez quelle
verge s'est étendue sur vos haines. Le ciel a trouvé le moyen de
détruire votre bonheur par l'amour; et moi, pour avoir fermé les yeux
sur vos querelles, j'ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.

CAPULET.--O mon frère Montaigu, donne-moi ta main; ce sera le douaire de
ma fille: je ne peux rien te demander de plus.

MONTAIGU.--Et moi je puis te donner davantage, car je ferai élever sa
statue en or pur, et tant que Vérone sera connue sous ce nom, nulle
statue n'approchera du prix de celle de la tendre et fidèle Juliette.

CAPULET.--Roméo, aussi riche que son épouse, reposera près d'elle:
chétives expiations de nos inimitiés!

LE PRINCE.--L'aurore de ce jour apporte avec elle une sombre paix, et de
douleur le soleil a caché son visage. Sortez de ce lieu, et allez vous
entretenir de ces tristes aventures. Quelques-uns auront leur pardon,
quelques-uns aussi seront punis, car il n'y eut jamais une histoire plus
douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo.

(Ils sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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