William Shakespear

Roméo et Juliette Tragédie
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Note du transcripteur.
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    Ce document est tiré de:


    OEUVRES COMPLÈTES DE
    SHAKSPEARE

    TRADUCTION DE
    M. GUIZOT

    NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
    AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
    DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

    Volume 3
    Timon d'Athènes
    Le Jour des Rois.--Les deux gentilshommes de Vérone.
    Roméo et Juliette.--Le Songe d'une nuit d'été.
    Tout est bien qui finit bien.

    PARIS
    A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
    DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    35, QUAI DES AUGUSTINS
    1864
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                          ROMÉO ET JULIETTE

                              TRAGÉDIE




                    NOTICE SUR ROMÉO ET JULIETTE


Deux grandes familles de Vérone, les Montecchi et les Capelletti
(les _Montaigu_ et les _Capulet_), vivaient depuis longtemps dans une
inimitié qui avait souvent donné lieu, dans les rues, à des combats
sanglants. Alberto della Scala, second capitaine perpétuel de Vérone,
avait inutilement travaillé à les réconcilier; mais du moins était-il
parvenu à les contenir de telle sorte que lorsqu'ils se rencontraient,
dit l'historien de Vérone, Girolamo della Corte, «les plus jeunes
cédaient le pas aux plus âgés, ils se saluaient et se rendaient le
salut.»

En 1303, sous Bartolommeo della Scala, élu capitaine perpétuel après
la mort de son père Alberto, Antonio Cappelletto, chef de sa faction,
donna, dans le carnaval, une grande fête, à laquelle il invita une
partie de la noblesse de Vérone. Roméo Montecchio, âgé de vingt à vingt
et un ans, et l'un des plus beaux et des plus aimables jeunes gens de
la ville; s'y rendit masqué avec quelques-uns de ses amis. Au bout de
quelque temps, ayant ôté son masque, il s'assit dans un coin d'où il
pouvait voir et être vu. On s'étonna beaucoup de la hardiesse avec
laquelle il venait ainsi au milieu de ses ennemis. Cependant, comme il
était jeune et de manières agréables, ceux-ci, dit l'historien, «n'y
firent pas autant d'attention qu'ils en auraient fait peut-être s'il eût
été plus âgé.» Ses yeux et ceux de Juliette Cappelletto se rencontrèrent
bientôt, et, frappés également d'admiration, ils ne cessèrent plus de se
regarder. La fête s'étant terminée par une danse appelée chez nous, dit
Girolamo, «la danse du chapeau» (_dal cappello_), une dame vint prendre
Roméo, qui, se trouvant ainsi introduit dans la danse, après avoir fait
quelques tours avec sa danseuse, la quitta pour aller prendre Juliette,
qui dansait avec un autre. Aussitôt qu'elle l'eût senti lui toucher la
main, elle lui dit: «Bénie soit votre venue!» Et lui, lui serrant la
main, répondit: «Quelles bénédictions en recevez-vous, madame?» Et elle
reprit en souriant: «Ne vous étonnez pas, seigneur, si je bénis votre
venue; M. Mercutio était là depuis longtemps à me glacer, et par votre
politesse vous êtes venu me réchauffer.» (Ce jeune homme, qui s'appelait
Mercutio, dit le louche, et que l'agrément de son esprit faisait aimer
de tout le monde, avait toujours eu les mains plus froides que la
glace.) A ces mots, Roméo répondit: «Je suis grandement heureux de vous
rendre service en quoi que ce soit.» Comme la danse finissait, Juliette
ne put dire que ces mots: «Hélas! je suis plus à vous qu'à moi-même.»

Roméo s'étant rendu plusieurs fois dans une petite rue, sur laquelle
donnaient les fenêtres de Juliette, un soir elle le reconnut à «son
éternuement ou à quelque autre signe,» et elle ouvrit la fenêtre. Ils
se saluèrent «très-poliment (_cortesissimamente_),» et, après s'être
longtemps entretenus de leurs amours, ils convinrent qu'il fallait
qu'ils se mariassent, quoi qu'il en pût arriver; et que cela devait se
faire par l'entremise du frère Lonardo, franciscain, «théologien, grand
philosophe, distillateur admirable, savant dans l'art de la magie,» et
confesseur de presque toute la ville. Roméo l'alla trouver, et le frère,
songeant au crédit qu'il acquerrait, non-seulement auprès du capitaine
perpétuel, mais dans toute la ville, s'il parvenait à réconcilier les
deux familles, se prêta aux désirs des deux jeunes gens. A l'époque de
la Quadragésime, où la confession était d'obligation, Juliette se rendit
avec sa mère dans l'église de Saint-François, dans la citadelle, et
étant entrée la première dans le confessionnal, de l'autre côté duquel
se trouvait Roméo, également venu à l'église avec son père, ils reçurent
la bénédiction nuptiale par la fenêtre du confessionnal, que le frère
avait eu soin d'ouvrir; puis, par les soins d'une très adroite vieille
de la maison de Juliette, ils passèrent la nuit ensemble dans son
jardin.

Cependant, après les fêtes de Pâques, une troupe nombreuse de Capelletti
rencontra, à peu de distance des portes de Vérone, quelques Montecchi,
et les attaqua, animée par Tébaldo, cousin germain de Juliette, qui,
voyant que Roméo faisait tous ses efforts pour arrêter le combat,
s'attacha à lui, et, le forçant à se défendre, en reçut un coup d'épée
dans la gorge, dont il tomba mort sur-le-champ. Roméo fut banni, et,
peu de temps après, Juliette, près de se voir contrainte d'en épouser un
autre, eut recours au frère Lonardo, qui lui donna à avaler une poudre
au moyen de laquelle elle devait passer pour morte, et être portée dans
la sépulture de sa famille, qui se trouvait placée dans l'église du
couvent de Lonardo. Celui-ci devait venir l'en retirer et la faire
passer ensuite, déguisée, à Mantoue, où était Roméo, qu'il se chargeait
d'instruire de tout.

Les choses se passèrent comme l'avait annoncé Lonardo; mais Roméo ayant
appris indirectement la mort de Juliette avant d'avoir reçu la lettre du
religieux, partit sur-le-champ pour Vérone avec un seul domestique, et,
muni d'un poison violent, se rendit au tombeau, qu'il ouvrit, baigna
de larmes le corps de Juliette, avala le poison et mourut. Juliette,
réveillée l'instant d'après, voyant Roméo mort et ayant appris du
religieux, qui venait d'arriver, ce qui s'était passé, fut saisie d'une
douleur si forte que, «sans pouvoir dire une parole, elle demeura morte
sur le sein de son Roméo[1].»

[Note 1: Voyez _Istorie di Verona del sig. Girolamo della Corte_, etc.,
t. Ier, p. 589 et suiv. Édit. de 1594.]

Cette histoire est racontée comme véritable par Girolamo della Corte; il
assure avoir vu plusieurs fois le tombeau de Juliette et de Roméo, qui,
s'élevant un peu au-dessus de terre et placé près d'un puits, servait
alors de lavoir à la maison des orphelins de Saint-François, que l'on
bâtissait en cet endroit. Il rapporte en même temps que le cavalier
Gerardo Boldiero, son oncle, qui l'avait mené à ce tombeau, lui avait
montré dans un coin du mur, près du couvent des Capucins, l'endroit d'où
il avait entendu dire qu'un grand nombre d'années auparavant on avait
retiré les restes de Juliette et de Roméo, ainsi que de plusieurs
autres. Le capitaine Bréval, dans ses voyages, dit également avoir vu
à Vérone, en 1762, un vieux bâtiment qui était alors une maison
d'orphelins, et qui, selon son guide, avait renfermé le tombeau de Roméo
et de Juliette; mais il n'existait plus.

Ce n'est probablement pas sur le récit de Girolamo della Corte que
Shakspeare a composé sa tragédie; elle fut d'abord représentée, à ce
qu'il paraît, en 1595, chez lord Hundsdon, lord chambellan de la reine
Élisabeth, et imprimée pour la première fois en 1597. Or, l'ouvrage
de Girolamo della Corte, qui devait avoir vingt-deux livres, se trouve
interrompu au milieu du vingtième livre et à l'année 1560 par la maladie
de l'auteur. On voit de plus, dans la préface de l'éditeur, que cette
maladie fut longue et amena la mort de l'historien, que la nécessité de
revoir le travail auquel Girolamo n'avait pu mettre lui-même la dernière
main prit un temps considérable, et enfin que les procès, tant «civils
que criminels,» dont fut tourmenté l'éditeur, ne lui permirent pas de
mener à fin son entreprise aussi promptement qu'il l'aurait désiré; en
sorte que l'ouvrage de Girolamo ne put être publié que longtemps après
sa mort: l'édition de 1594 est donc, selon toute apparence, la première,
et ne pouvait guère, en 1595, être déjà venue à la connaissance de
Shakspeare.

Mais l'histoire de Roméo et de Juliette, sans doute très-populaire à
Vérone, avait déjà fait le sujet d'une nouvelle, composée par Luigi da
Porto, et publiée à Venise en 1535, six ans après la mort de l'auteur,
sous le titre de la _Giulietta_. Cette nouvelle, réimprimée, traduite,
imitée dans plusieurs langues, fournit à Arthur Brooke le sujet d'un
poëme anglais, publié en 1562[2], et où Shakspeare a certainement puisé
le sujet de sa tragédie. L'imitation est complète. Juliette, dans le
poëme de Brooke ainsi que dans la nouvelle de Luigi da Porto, se tue
avec le poignard de Roméo, au lieu de mourir de douleur comme dans
l'histoire de Girolamo della Corte; mais ce qu'il y a de singulier,
c'est que le poëme d'Arthur Brooke, et Shakspeare qui l'a suivi, fassent
mourir Roméo comme dans l'histoire, avant le réveil de Juliette, tandis
que, dans la nouvelle de Luigi da Porto, il ne meurt qu'après l'avoir
vue se réveiller et avoir eu avec elle une scène de douleur et
d'adieux. On a reproché à Shakspeare de ne s'être pas conformé à cette
circonstance qui lui fournissait une situation très-pathétique, et on
en a conclu qu'il ne connaissait pas la nouvelle italienne, bien que
traduite en anglais. Cependant quelques circonstances donnent lieu de
croire que Shakspeare connaissait cette traduction. Quant à ses motifs
pour préférer le récit du poëte à celui du romancier, il peut en avoir
eu plusieurs: d'abord, pour s'être écarté en un point si important de la
nouvelle de Luigi da Porto, qu'il a suivie scrupuleusement sur presque
tous les autres, peut-être Arthur Brooke, l'auteur même du poëme,
avait-il eu quelques renseignements sur l'histoire véritable, telle que
l'avait racontée Girolamo della Corte, contemporain de Shakspeare;
il aura pu les lui communiquer, et l'exactitude de Shakspeare à se
rapprocher, autant qu'il le pouvait, de l'histoire ou des récits reçus
comme tels, ne lui aura pas permis d'hésiter dans le choix. D'ailleurs,
et c'est probablement ici la vraie raison du poëte, Shakspeare ne fait
presque jamais précéder une résolution forte par de longs discours:
«Les discours, dit Macbeth, jettent un souffle trop froid sur l'action.»
Quelques angoisses que la réflexion ajoute à la douleur, elle porte
l'esprit sur un trop grand nombre d'objets pour ne pas le distraire de
l'idée unique qui conduit aux actions désespérées. Après avoir reçu les
adieux de Roméo, après avoir pleuré sa mort avec lui, il eût pu arriver
que Juliette la pleurât toute sa vie au lieu de se tuer à l'instant.
Garrick a refait cette scène du tombeau d'après la supposition adoptée
par la nouvelle de Luigi da Porto; la scène est touchante, mais, comme
cela était peut-être inévitable dans une situation pareille, impossible
à rendre par des paroles; les sentiments en sont trop et trop peu
agités, le désespoir trop et trop peu violent. Il y a dans le laconisme
de la Juliette et du Roméo de Shakspeare, à ces derniers moments, bien
plus de passion et de vérité.

[Note 2: Sous le titre de: _l'Histoire tragique de Roméo et Juliette,
contenant un exemple rare de vraie fidélité, avec les subtiles
inventions et pratiques d'un vieux moine, et leur fâcheuse issue._
Ce poëme a été réimprimé à la suite de _Roméo et Juliette_, dans les
grandes éditions de Shakspeare, entre autres dans celle de Malone.]

Ce laconisme est d'autant plus remarquable que, dans tout le cours de
la pièce, Shakspeare s'est livré sans contrainte à cette abondance de
réflexions et de paroles qui est l'un des caractères de son génie. Nulle
part le contraste n'est plus frappant entre le fond des sentiments que
peint le poëte et la forme sous laquelle il les exprime. Shakspeare
excelle à voir les sentiments humains tels qu'ils se présentent, tels
qu'ils sont réellement dans la nature, sans préméditation, sans travail
de l'homme sur lui-même, naïfs et impétueux, mêlés de bien et de mal,
d'instincts vulgaires et d'élans sublimes, comme l'est l'âme humaine
dans son état primitif et spontané. Quoi de plus vrai que l'amour de
Roméo et de Juliette, cet amour si jeune, si vif, si irréfléchi, plein
à la fois de passion physique et de tendresse morale, abandonné sans
mesure et pourtant sans grossièreté, parce que les délicatesses du coeur
s'unissent partout à l'emportement des sens! Il n'y a rien là de subtil,
ni de factice, ni de spirituellement arrangé par le poëte; ce n'est ni
l'amour pur des imaginations pieusement exaltées, ni l'amour licencieux
des vies blasées et perverties; c'est l'amour lui-même, l'amour tout
entier, involontaire, souverain, sans contrainte et sans corruption, tel
qu'il éclate à l'entrée de la jeunesse, dans le coeur de l'homme, à
la fois simple et divers, comme Dieu l'a fait. _Roméo et Juliette_ est
vraiment la tragédie de l'amour, comme _Othello_ celle de la jalousie,
et _Macbeth_ celle de l'ambition. Chacun des grands drames de Shakspeare
est dédié à l'un des grands sentiments de l'humanité; et le sentiment
qui remplit le drame est bien réellement celui qui remplit et possède
l'âme humaine quand elle s'y livre; Shakspeare n'y retranche, n'y ajoute
et n'y change rien; il le représente simplement, hardiment, dans son
énergique et complète vérité.

Passez maintenant du fond à la forme et du sentiment même au langage
que lui prête le poëte; quel contraste! Autant le sentiment est vrai
et profondément connu et compris, autant l'expression en est souvent
factice, chargée de développements et d'ornements où se complaît
l'esprit du poëte, mais qui ne se placent point naturellement dans la
bouche du personnage. _Roméo et Juliette_ est peut-être même, entre
les grandes pièces de Shakspeare, celle où ce défaut abonde le plus. On
dirait que Shakspeare a voulu imiter ce luxe de paroles, cette facilité
verbeuse qui, dans la littérature comme dans la vie, caractérisent en
général les peuples du midi; il avait certainement lu, du moins dans les
traductions, quelques poëtes italiens; et les innombrables subtilités
dont le langage de tous les personnages de _Roméo et Juliette_ est, pour
ainsi dire, tissu, les continuelles comparaisons avec le soleil, les
fleurs et les étoiles, quoique souvent brillantes et gracieuses, sont
évidemment une imitation du style des sonnets et une dette payée à la
couleur locale. C'est peut-être parce que les sonnets italiens sont
presque toujours sur le ton plaintif que la recherche et l'exagération
de langage se font particulièrement sentir dans les plaintes des deux
amants; l'expression de leur court bonheur est, surtout dans la bouche
de Juliette, d'une simplicité ravissante; et quand ils arrivent au terme
extrême de leur destinée, quand le poëte entre dans la dernière scène
de cette douloureuse tragédie, alors il renonce à toutes ses velléités
d'imitation, à toutes ses réflexions spirituellement savantes; ses
personnages, à qui, dit Johnson, «il a toujours laissé un _concetti_
dans leur misère,» n'en retrouvent plus dès que la misère a frappé ses
grands coups; l'imagination cesse de se jouer; la passion elle-même
ne se montre plus qu'en s'unissant à des sentiments solides, graves,
presque sévères; et cette amante si avide des joies de l'amour,
Juliette, menacée dans sa fidélité conjugale, ne songe plus qu'à remplir
ses devoirs et à conserver sans tache l'épouse de son cher Roméo.
Admirable trait de sens moral et de bon sens dans le génie adonné à
peindre la passion!

Du reste, Shakspeare se trompait lorsqu'en prodiguant les réflexions,
les images et les paroles, il croyait imiter l'Italie et ses poëtes. Il
n'imitait pas du moins les maîtres de la poésie italienne, ses pareils,
les seuls qui méritassent ses regards. Entre eux et lui, la différence
est immense et singulière: c'est par l'intelligence des sentiments
naturels que Shakspeare excelle; il les peint aussi vrais et aussi
simples, au fond, qu'il leur prête d'affectation et quelquefois de
bizarrerie dans le langage; c'est au contraire dans les sentiments
mêmes que les grands poëtes italiens du XIVe siècle, Pétrarque surtout,
introduisent souvent autant de recherche et de subtilité que d'élévation
et de grâce; ils altèrent et transforment, selon leurs croyances,
religieuses et morales, ou même selon leurs goûts littéraires, ces
instincts et ces passions du coeur humain auxquels Shakspeare laisse
leur physionomie et leur liberté natives. Quoi de moins semblable que
l'amour de Pétrarque pour Laure et celui de Juliette pour Roméo? En
revanche, l'expression, dans Pétrarque, est presque toujours aussi
naturelle que le sentiment est raffiné; et tandis que Shakspeare
présente, sous une forme étrange et affectée, des émotions parfaitement
simples et vraies, Pétrarque prête à des émotions mystiques, ou du moins
singulières et très-contenues, tout le charme d'une forme simple et
pure.

Je veux citer un seul exemple de cette différence entre les deux poëtes,
mais un exemple bien frappant, car c'est sur la même situation, le même
sentiment, presque sur la même image que, dans cette occasion, ils se
sont exercés l'un et l'autre.

Laure est morte. Pétrarque veut peindre, à son entrée dans le sommeil
de la mort, celle qu'il a peinte, si souvent et avec tant de passion
charmante, dans l'éclat de la vie et de la jeunesse:

  Non come fiamma che per forza è spenta,
  Ma che per se medesma si consume,
  Sen' andò in pace l'anima contenta,
  A guisa d'un soave e chiaro lume,
  Cui nutrimento a poco a poco manca,
  Tenendo al fin il suo usato costume.
  Pallida nò, ma più che neve bianca
  Che senza vento in un bel colle fiocchi,
  Parea posar come persona stanca.
  Quasi un dolce dormir ne' suoi begli occhi,
  Sendo lo spirto già da lei diviso,
  Era quel che morir chiaman gli schiocchi.
  Morte bella parea nel suo bel viso[3].

[Note 3: _Rime di Petrarca, Trionfo della morte_, c. I.]

«Comme un flambeau qui n'est pas éteint violemment, mais qui se consume
de lui-même, son âme sereine s'en alla en paix, semblable à une lumière
claire et douce à qui l'aliment manque peu à peu, et qui garde jusqu'à
la fin son apparence accoutumée. Elle n'était point pâle, mais, plus
blanche que la neige qui tombe à flocons, sans un souffle de vent, sur
une gracieuse colline, elle semblait se reposer, comme une personne
fatiguée. L'esprit s'étant déjà séparé d'elle, ses beaux yeux semblaient
dormir doucement de ce sommeil que les insensés appellent la mort, et la
mort paraissait belle sur son beau visage.»

Juliette aussi est morte. Roméo la contemple dans son tombeau, et lui
aussi il la trouve toujours belle:

               ... O, my love, my wife!
  Death, that has suck'd the honey of thy breath,
  Has had no power yet upon thy beauty;
  Thou art not conquer'd; beauty's ensign yet
  Is crimson in thy lips and in thy cheeks;
  And death's pale flag is not advanced there!

«O mon amour, ma femme! la mort, qui a sucé le miel de ton haleine, n'a
point eu encore de pouvoir sur ta beauté; tu n'es pas sa conquête; la
couleur de la beauté, l'incarnat brille encore sur tes lèvres et sur tes
joues, et la mort n'a pas planté ici son pâle drapeau!»

Je n'ai garde d'insister sur la comparaison. Qui ne sent combien la
forme est plus simple et plus belle dans Pétrarque? C'est la poésie
suave et brillante du Midi à côté de l'imagination forte, rude et
heurtée du Nord.

L'amour de Roméo pour Rosalinde est une invention de Luigi da Porto,
conservée dans le poëme d'Arthur Brooke. Cette invention jette si peu
d'intérêt sur les premiers actes de la pièce, que Shakspeare ne l'a
probablement adoptée que pour faire mieux ressortir ce caractère de
soudaineté propre aux passions du climat. Le personnage de Mercutio lui
a été indiqué par ces vers du poëme anglais:

  A courtier that eche where was highly had in price,
  For he was courteous of his speech, and pleasant of devise.
  Even as a lyon would among the lambs be bold,
  Such was among the bashful maydes Mercutio to behold.

«Un courtisan que, quelque part qu'il se trouvât, chacun tenait en
très-haute estime, car il était courtois dans ses discours et devisait
plaisamment; autant un lion serait hardi au milieu des agneaux, autant
Mercutio le paraissait au milieu des jeunes filles timides.»

Tel était sans doute le bel air du temps de Shakspeare, et c'est comme
le type de l'homme aimable et amusant qu'il a peint Mercutio. Cependant,
si la hardiesse lui a manqué pour attaquer, comme Molière, les ridicules
de la cour, il laisse assez souvent entrevoir que le ton lui en était
à charge. Le rôle de Mercutio paraît avoir coûté à son goût et à la
justesse de son esprit. Dryden rapporte, comme une tradition de son
temps, que Shakspeare disait «qu'il avait été obligé de tuer Mercutio au
troisième acte, de peur que Mercutio ne le tuât.» Cependant Mercutio a
conservé en Angleterre de zélés partisans; Johnson entre autres, à
cette occasion, traite assez durement Dryden pour quelques paroles
irrévérentes sur cet aimable Mercutio, dont les «saillies, dit-il, ne
sont peut-être pas toujours à sa portée.» L'éloignement de Shakspeare
pour le genre d'esprit qu'il a prodigué dans _Roméo_ est, du reste,
suffisamment prouvé par l'injonction du frère Laurence à Roméo, lorsque
celui-ci commence à lui expliquer ses affaires en style de sonnet: «Mon
fils, lui dit-il, parle simplement.» Le frère Laurence est l'homme sage
de la pièce, et ses discours sont en général aussi simples que de son
temps il était permis à un philosophe de l'être.

Le rôle de la nourrice de Juliette offre également peu de ces subtilités
que Shakspeare paraît, dans cet ouvrage, avoir réservées aux gens de la
haute classe, et quelquefois aux valets qui les imitent. Ce caractère
de la nourrice est indiqué dans le poëme d'Arthur Brooke, où il est
loin cependant d'avoir la même vérité grossière que dans la pièce de
Shakspeare.

Partout où ils échappent aux concetti, les vers de _Roméo et Juliette_
sont peut-être les plus gracieux et les plus brillants qui soient
sortis de la plume de Shakspeare; ils sont en grande partie rimés, autre
hommage rendu aux habitudes italiennes.

_Roméo et Juliette_ fut jouée pour la première fois, en 1596, par _les
serviteurs de lord Hundsdon_, les grands seigneurs ayant joui jusqu'au
règne de Jacques Ier d'une liberté illimitée quant à la protection
qu'ils accordaient aux acteurs. Un acte du Parlement y apporta alors
quelque restriction.




ROMÉO ET JULIETTE




PERSONNAGES


  ESCALUS, prince de Vérone.
  PARIS, jeune seigneur, parent du prince.
  MONTAIGU, CAPULET, chefs des deux maisons ennemies.
  UN VIEILLARD, oncle de Capulet.
  ROMÉO, fils de Montaigu.
  MERCUTIO, parent du prince et ami de Roméo.
  BENVOLIO, neveu de Montaigu et ami de Roméo.
  TYBALT, neveu de la signora Capulet.
  FRERE LAURENCE, franciscain.
  FRERE JEAN, religieux du même ordre.
  BALTHASAR, domestique de Roméo.
  SAMSON, GREGOIRE, domestique de Capulet.
  ABRAHAM, domestique de Montaigu.
  UN APOTHICAIRE.
  TROIS MUSICIENS.
  UN VALET.
  UN PAGE de Pâris.
  PIERRE.
  UN OFFICIER.
  CHOEUR.
  LA SIGNORA MONTAIGU, femme de Montaigu.
  LA SIGNORA CAPULET, femme de Capulet.
  JULIETTE, fille de Capulet.
  LA NOURRICE de Juliette.

  CITOYENS DE VÉRONE, PLUSIEURS HOMMES ET FEMMES DES DEUX FAMILLES,
  MASQUES, GARDES, GENS DU GUET ET SERVITEURS.

La scène est pendant presque toute la pièce à Vérone.

Au cinquième acte elle est une fois à Mantoue.




                              PROLOGUE


Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène, l'antique haine de
deux maisons égales en dignité vient d'éclater par de nouveaux troubles,
où le sang des citoyens a souillé les mains des citoyens. De la race
funeste de ces deux ennemis a pris naissance, sous des étoiles funestes,
un couple d'amants infortunés dont les malheurs et la ruine déplorable
enseveliront avec eux les luttes de leurs parents. L'épisode terrible
de cet amour marqué de mort, l'obstination de leurs parents dans des
fureurs dont la mort de leurs enfants peut seule terminer le cours,
vont pendant ces deux heures occuper notre scène. Si vous nous prêtez
la faveur d'une oreille attentive, nous travaillerons par nos efforts à
perfectionner ce qui pourrait manquer ici.





ACTE PREMIER


SCÈNE I

Une place publique.

_Entrent_ SAMSON et GRÉGOIRE, _armés d'épées et de boucliers._


SAMSON.--Tiens, Grégoire, sur ma parole, on ne nous
fera plus avaler de pilules[4].

[Note 4:
SAMSON. _Gregory, o'my word, we'll not carry coals._
GREGORY. _No, for then we should be colliers._
SAMSON. _I mean, an we be in choler we'll draw._
GREGORY. _Ay, while you live, draw your neck out, o'the collar._

_Carry coals_ (porter du charbon) était, du temps de Shakspeare, une
expression proverbiale en anglais pour dire _supporter des injures_.
Samson, jouant sur les deux sens de cette expression, répond: _Non, car
nous serions des charbonniers._ Il a fallu changer cette réplique de
Samson pour qu'elle se rapportât à l'expression _avaler des pilules_,
la seule qui, en français puisse rendre _carry coals_. On a été de même
obligé à quelques légères altérations dans les deux répliques suivantes,
dont la plaisanterie porte sur la consonance des mots _choler_ (colère)
et _collar_ (collier, collier de fer). La même liberté, et de plus
grandes encore seront souvent indispensables dans le cours de cette
pièce, pour donner un sens quelconque à cette suite de jeux de mots,
de calembours, de quolibets, dont se compose, durant les deux premiers
actes, la conversation de presque tous les personnages, et aussi pour
éviter ou adoucir quelques plaisanteries trop grossières. C'est un
travail ingrat autant que rebutant de chercher dans la partie burlesque
de notre langue de quoi travestir convenablement des bouffonneries où
l'esprit ne peut découvrir d'autre mérite que celui qu'elles empruntent
de ce grotesque attirail, et où l'on est à chaque instant tenté de
demander pardon au lecteur de la peine qu'on prend pour lui transmettre
ces puérilités: mais c'est Shakspeare qu'il s'agit de faire connaître,
ou du moins le goût de ce temps d'où est sorti Shakspeare.]

GRÉGOIRE.--Non, car elles pourraient bien nous donner la colique.

SAMSON.--Je veux dire que, si on nous fâche, il faudra être francs du
collier.

GRÉGOIRE.--Franc pour toute ta vie du collier du bourreau, n'est-ce pas?

SAMSON.--Je suis prompt à taper quand je me mets en train.

GRÉGOIRE.--Mais tu n'es pas prompt à te mettre en train de taper.

SAMSON.--La vue d'un de ces chiens de Montaigu me remue tout le corps.

GRÉGOIRE.--On se remue pour courir; quand on est brave, on tient ferme:
c'est pour cela que, lorsqu'on te remue, tu te sauves.

SAMSON.--Un chien de cette maison me remuera de telle sorte que je
tiendrai ferme: je prendrai le côté du mur avec tout homme ou femme des
Montaigu.

GRÉGOIRE.--C'est ce qui prouve que tu n'es qu'un faible esclave, car ce
sont les plus faibles qu'on met au pied du mur[5].

[Note 5: _The weakest goes to the wall_ (le plus faible va contre le
mur). Il a fallu changer un peu le sens de la phrase pour qu'elle se
prêtât à la suite de la plaisanterie. Samson répond que les femmes étant
_the weaker vessels_ (les vases les moins solides), expression empruntée
à l'Écriture, sont toujours (_thrust to the wall_) jetées contre le mur,
au coin du mur.]

SAMSON.--Oui, c'est vrai; et voilà pourquoi les femmes étant des
vaisseaux plus fragiles, on les met toujours au pied du mur. Je prendrai
le côté du mur sur les serviteurs de la maison de Montaigu; et pour les
filles, je les mettrai au pied du mur.

GRÉGOIRE.--La querelle est entre nos maîtres et nous, leurs hommes.

SAMSON.--Cela m'est égal, je veux me montrer tyran. Quand je me serai
battu avec les hommes, je serai cruel envers les filles: je leur
couperai la tête.

GRÉGOIRE.--La tête des filles?

SAMSON.--Oui, la tête des filles, ou bien....[6]: arrange cela comme tu
voudras.

[Note 6: _Or their maidenheads; take it in what sense thou wilt._--GREG.
_They must take it in sense that feel it._--SAMS. _Me they shall feel,
while I am able to stand._ Le jeu de mots roule sur les têtes des filles
(_the heads of the maids_) ou leur virginité (_maidenhead_); il est
impossible à rendre en français.]

GRÉGOIRE.--C'est à celles qui le sentiront à s'en arranger.

SAMSON.--Elles me sentiront tant que le courage me tiendra; et on sait
que je suis un gaillard bien en chair.

GRÉGOIRE.--Oui, tu n'es pas poisson: si tu l'étais, tu serais un hareng
de deux liards. Allons, tire ta flamberge; en voilà deux de la maison
des Montaigu.

(Entrent Abraham et Balthasar.)

SAMSON.--Voilà mon épée hors du fourreau. Cherche-leur querelle, je
t'épaulerai.

GRÉGOIRE.--Comment, en tournant les épaules et en te sauvant?

SAMSON.--Ne crains rien de mon courage.

GRÉGOIRE.--Moi, craindre ton courage! non, vraiment.

SAMSON.--Mettons la loi de notre côté; laissons-les commencer.

GRÉGOIRE.--Je vais froncer le sourcil en passant devant eux; qu'ils le
prennent comme ils voudront.

SAMSON.--C'est-à-dire comme ils l'oseront. Moi, je vais leur mordre mon
pouce[7]; s'ils le supportent, ils sont déshonorés.

[Note 7: Mordre son pouce était, du temps de Shakspeare, une des
insultes les plus en usage pour commencer une querelle.]

ABRAHAM.--Est-ce à notre intention, monsieur, que vous mordez votre
pouce?

SAMSON.--Je mords mon pouce, monsieur.

ABRAHAM.--Est-ce à notre intention, monsieur, que vous mordez votre
pouce?

SAMSON.--Aurons-nous la loi de notre côté si je réponds oui?

GRÉGOIRE.--Non pas.

SAMSON.--Non, monsieur, ce n'est pas à votre intention que je mords mon
pouce; mais je mords mon pouce, monsieur.

GRÉGOIRE.--Cherchez-vous querelle, monsieur?

ABRAHAM.--Querelle, monsieur? Non monsieur.

SAMSON.--Si vous cherchez querelle, monsieur, je suis bon pour vous; je
sers un aussi bon maître que vous.

ABRAHAM.--Pas un meilleur.

SAMSON.--Soit, monsieur.

GRÉGOIRE.--Dis meilleur. (_A part, à Samson_.) J'aperçois un des parents
de mon maître[8].

[Note 8: Il faut que cette phrase de Grégoire se rapporte à Tybalt,
qu'il aperçoit apparemment de loin, car Benvolio est parent des
Montaigu.]

(On voit de loin entrer Benvolio.)

SAMSON.--Oui, meilleur, monsieur.

ABRAHAM.--Vous mentez.

SAMSON.--Tirez, si vous êtes des hommes.--Grégoire, n'oublie pas ce coup
qui fait tant de bruit.

(Ils se battent.)

BENVOLIO, _accourant l'épée nue pour les séparer_.--Séparez-vous,
imbéciles. Remettez vos épées; vous ne savez ce que vous faites. (_Il
abaisse leurs épées_)

(Entre Tybalt.)

TYBALT.--Quoi! tu tires l'épée contre cette lâche canaille! Tourne-toi,
Benvolio; regarde ta mort en face.

BENVOLIO.--Je ne veux que rétablir la paix ici. Remets ton épée, ou
sers-t'en pour m'aider à séparer ces hommes.

TYBALT.--Quoi! l'épée est tirée et tu parles de paix! Je hais ce mot
comme je hais l'enfer, tous les Montaigu et toi. Défends-toi, lâche.

(Ils se battent.)

(Entrent des partisans des deux maisons qui se joignent à la mêlée.
Entrent ensuite des citoyens avec de gros bâtons.)

PREMIER CITOYEN.--Prenez vos bâtons, vos piques, vos pertuisanes.
Frappons, faisons-les tomber à terre: à bas les Capulet! à bas les
Montaigu!

Entrent le vieux Capulet, en robe de chambre, et la signora Capulet.

CAPULET.--Quel est ce bruit? Holà! Donnez-moi mon épée de combat.

LA SIGNORA CAPULET.--Votre béquille, votre béquille! Que voulez-vous
faire d'une épée?

CAPULET.--Mon épée! vous dis-je, j'aperçois le vieux Montaigu: il fait
briller sa lame en l'air pour me braver.

(Entrent Montaigu et la signora Montaigu.)

MONTAIGU.--C'est toi, traître de Capulet!--Ne me retenez pas,
laissez-moi aller.

LA SIGNORA MONTAIGU.--Je ne vous laisserai pas faire un pas pour
chercher un ennemi.

(Entrent le prince et sa suite.)

LE PRINCE.--Sujets rebelles, ennemis de la paix, profanateurs de ce fer
souillé du sang de vos voisins...--Ne m'écouteront-ils donc pas?--Holà!
comment! Hommes ou bêtes que vous êtes, qui ne savez éteindre les
flammes de votre rage pernicieuse que dans des flots de sang tirés de
vos propres veines; sous peine de la torture, jetez à terre de vos mains
sanglantes ces armes forgées par la colère[9], et écoutez la sentence
de votre prince irrité.--Déjà par votre fait, vieux Capulet, et vous
Montaigu, trois querelles intestines ont, sur une parole en l'air,
troublé trois fois la tranquillité de nos rues, et fait quitter aux
anciens de Vérone les graves ornements qui leur conviennent, pour manier
de vieilles pertuisanes dans de vieilles mains rongées par la paix, afin
de réprimer les violences de la haine qui vous ronge. Si jamais vous
troublez encore nos rues, vous payerez de votre vie la violation de la
paix. Pour cette fois, que tous se retirent, excepté vous, Capulet, qui
me suivrez; et vous, Montaigu, rendez-vous cette après-midi à l'antique
manoir de Villafranca[10], où nous tenons notre cour publique de
justice, pour y apprendre nos intentions ultérieures sur ce qui vient de
se passer. Encore une fois, sous peine de mort, que tous se retirent.

[Note 9: _Mis-tempered weapons_, ce qui signifie à la fois armes d'une
mauvaise trempe et armes forgées dans une mauvaise intention, forgées à
mal.]

[Note 10: _Villafranca_, que Shakspeare appelle _Free town_, était,
selon la nouvelle originale, une propriété des Capulet.]

(Sortent le prince, sa suite, Capulet, la signora Capulet, Tybalt, les
citoyens et les domestiques.)

LA SIGNORA MONTAIGU.--Qui donc a de nouveau ranimé cette ancienne
querelle? Répondez, mon neveu; y étiez-vous lorsqu'elle a commencé?

BENVOLIO.--Les domestiques de votre ennemi et les vôtres étaient déjà
ici à se battre chaudement quand je suis arrivé: j'ai tiré l'épée pour
les séparer. En ce moment est survenu, l'épée à la main, le bouillant
Tybalt, qui, tout en me jetant des défis aux oreilles, s'est mis à faire
le moulinet au-dessus de sa tête, et à pourfendre les vents, qui, n'en
recevant pas le moindre mal, ont sifflé de mépris. Pendant que nous
faisions échange d'estocades et de coups, venaient à tout moment de
nouveaux combattants pour l'un et l'autre parti, jusqu'à ce qu'enfin est
arrivé le prince, qui les a séparés.

LA SIGNORA MONTAIGU.--Oh! où est Roméo? l'avez-vous vu aujourd'hui? Je
suis bien heureuse qu'il ne se soit pas trouvé à cette bagarre.

BENVOLIO.--Ce matin, madame, une heure avant que le divin soleil lançât
son premier regard à travers la fenêtre d'or de l'orient, le trouble de
mon âme m'a poussé à sortir hors de chez moi; et là, sous le bosquet de
sycomores qui s'élève à l'ouest de la ville, aussi matinal que moi dans
sa promenade, j'ai vu votre fils. J'ai marché vers lui; mais il m'a
aperçu, et s'est glissé dans l'épaisseur du bois. Jugeant de ses
sentiments par les miens, qui ne sont jamais plus actifs que dans la
solitude, j'ai suivi mon humeur en ne poursuivant pas la sienne, et j'ai
évité avec plaisir celui qui me fuyait avec plaisir.

MONTAIGU.--Plus d'une fois avant le jour on l'a vu dans ce lieu
augmenter de ses pleurs la fraîche rosée du matin, accroître les nuages
des nuages qu'élevaient ses profonds soupirs; mais aussitôt qu'à la
dernière extrémité de l'orient le soleil, qui égaye toutes choses,
commence à tirer les obscurs rideaux du lit de l'Aurore, mon fils
accablé rentre pour se dérober à sa lumière, se retire seul dans sa
chambre, ferme les fenêtres, et, interdisant tout accès au doux éclat
du jour, se forme ainsi une nuit artificielle. Cette disposition le
conduira nécessairement à une mélancolie noire et funeste, si de bons
conseils n'en écartent la cause.

BENVOLIO.--Mon noble oncle, en savez-vous la cause?

MONTAIGU.--Je ne la sais point, et ne puis l'apprendre de lui.

BENVOLIO.--L'avez-vous pressé par quelques moyens?

MONTAIGU.--Il l'a été par moi-même et par beaucoup d'autres amis; mais,
n'écoutant que lui-même sur ses propres sentiments, il se garde, je ne
saurais dire quelle fidélité, mais du moins un secret complet et absolu;
aussi rebelle à toute tentative pour sonder ce mystère, que le bouton
piqué par un ver envieux avant d'avoir pu déployer à l'air ses pétales
odorants et livrer ses beautés au soleil. Si nous pouvions seulement
savoir d'où provient son chagrin, nous serions aussi empressés de le
guérir que de le connaître.

(Roméo paraît dans l'éloignement.)

BENVOLIO.--Tenez, le voilà qui vient. Veuillez vous éloigner; il faudra
qu'il me refuse bien obstinément si je ne parviens pas à savoir ce qui
l'afflige.

MONTAIGU.--Je désire bien que tu sois assez heureux pour obtenir par ton
insistance une sincère confession.--Venez, madame, retirons-nous.

(Sortent Montaigu et la signora Montaigu.)

BENVOLIO.--Bonjour, mon cousin.

ROMÉO.--Le jour est-il donc si jeune encore?

BENVOLIO.--Neuf heures viennent de sonner.

ROMÉO.--Hélas! les heures tristes paraissent longues. Était-ce mon père
que j'ai vu s'éloigner si vite?

BENVOLIO.--C'était lui.--Quel est donc le chagrin qui allonge les heures
de Roméo?

ROMÉO.--La privation de ce qui les rendrait courtes si je le possédais.

BENVOLIO.--Amoureux?

ROMÉO.--Accablé[11].

[Note 11: BENV. _In love?_

ROM. Out.

BENV. _Of love?_

ROM. _Out of her_... etc.

_Out of love_ signifie ici par amour. Benvolio, selon l'usage des jeunes
gens de cette pièce de ne parler presque jamais sérieusement, veut
tourner en plaisanterie la réponse de Roméo, en lui faisant dire qu'il
est _amoureux par amour_. Cela ne pouvait se rendre.]

BENVOLIO.--D'amour?

ROMÉO.--De la rigueur de celle que j'aime.

BENVOLIO.--Hélas! faut-il que l'Amour, aux regards si doux, soit à
l'épreuve si dur et si tyrannique?

ROMÉO.--Hélas! faut-il que l'Amour, avec ses yeux toujours couverts
d'un bandeau, trouve sans voir des chemins pour faire sa volonté! Où
dînerons-nous?--O dieux!--Quel était donc ce tumulte?--Mais, non, ne me
le dis pas; j'ai tout entendu.--Il y a bien à faire avec la haine, mais
plus encore avec l'amour.--O amour querelleur, ô haine amoureuse, toi
qui es tout et nais d'abord de rien, chose légère qui nous accable,
vanité sérieuse, chaos difforme des plus séduisantes apparences, plume
de plomb, fumée brillante, feu glacé, santé malade, sommeil toujours
éveillé qui n'est point le sommeil! voilà l'amour que je sens, sans y
sentir l'amour. Cela ne te fait-il pas rire?

BENVOLIO.--Non, cousin; bien plutôt pleurer.

ROMÉO.--Tendre coeur, et de quoi?

BENVOLIO.--De voir ton tendre coeur si oppressé.

ROMÉO.--Eh bien! telle est l'erreur de l'affection. Mes chagrins
demeuraient appesantis dans mon sein; tu les forces à se répandre en les
pressant sous le poids du tien, et l'affection que tu me montres ajoute
une peine de plus à cet excès de peine que je ressens déjà. L'amour est
une fumée qu'élève la vapeur des soupirs: libre de s'échapper, c'est un
feu qui éclate dans les yeux des amants; réprimé, une mer que les amants
nourrissent de leurs larmes. Qu'est-ce encore autre chose? une
folie raisonnable, une bile amère qui suffoque, un doux parfum qui
conserve.--Adieu, mon cousin.

(Il veut sortir.)

BENVOLIO.--Doucement, je veux vous accompagner, et c'est me manquer que
de me quitter ainsi.

ROMÉO.--Eh! je ne me retrouve plus moi-même: je ne suis point ici; ce
n'est point Roméo que tu vois, il est quelque part ailleurs.

BENVOLIO.--Dites-le-moi dans votre tristesse; quelle est celle que vous
aimez?

ROMÉO.--Quoi! faut-il te le dire en gémissant?

BENVOLIO.--En gémissant? Non, pas tout à fait; mais dites-le-moi
tristement: qui est-ce?

ROMÉO.--Demandez à un malade de faire avec tristesse son testament!
Oh! qu'il est mal d'importuner d'un tel mot celui qui est si
mal!--Tristement, cousin, j'aime une femme.

BENVOLIO.--J'étais arrivé juste en supposant que vous aimiez.

ROMÉO.--Un bien bon tireur! Et elle est belle celle que j'aime.

BENVOLIO.--Un beau but, beau cousin, est plus facile à frapper.

ROMÉO.--Eh bien! à ce coup-ci, vous manquez, on ne pourrait l'atteindre
avec l'arc de Cupidon, car elle est animée de l'esprit de Diane, et
solidement armée d'une chasteté à l'épreuve; elle vit invulnérable aux
faibles coups de l'arc enfantin de l'Amour; elle ne se laissera point
assiéger par d'amoureuses négociations, ne supportera pas la rencontre
des yeux qui l'assaillent, n'ouvrira point le pan de sa robe à l'or qui
séduit même les saints. Oh! elle est riche en beauté, pauvre seulement
en ceci, qu'en mourant son trésor de beauté mourra avec elle.

BENVOLIO.--A-t-elle donc juré de vivre dans la chasteté?

ROMÉO.--Elle l'a juré; et cette parcimonie produira un immense dégât,
car la beauté réduite par sa sévérité à mourir de faim prive de beauté
toute postérité. Elle est trop belle, trop sagement belle, pour mériter
le bonheur en me mettant au désespoir. Elle a fait un voeu contre
l'amour; et sous ce voeu ma vie est une mort à moi qui vis pour te le
dire.

BENVOLIO.--Suivez mon conseil, oubliez de penser à elle.

ROMÉO.--Oh! apprends-moi donc comment je pourrai oublier de penser.

BENVOLIO.--En donnant à tes yeux quelque liberté: considère d'autres
beautés.

ROMÉO.--Ce serait le moyen de me faire penser plus souvent à son exquise
beauté. Ces masques fortunés, qui caressent le front de nos belles
dames, ne font par leur noirceur que nous rappeler la beauté qu'ils
cachent. Celui qui est frappé d'aveuglement ne peut oublier le
précieux trésor de la vue qu'il a perdu. Montre-moi une maîtresse belle
par-dessus toutes les autres, que me sera sa beauté, sinon un livre
de souvenirs où je lirai le nom de celle qui surpasse cette beauté
incomparable? Adieu, tu ne peux m'apprendre à oublier.

BENVOLIO.--Tu recevras de moi cette doctrine, ou j'en mourrai ton
débiteur.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une rue.

_Entrent_ CAPULET, PARIS, UN DOMESTIQUE.


CAPULET.--Montaigu est lié par la même défense que moi, et sous des
peines semblables; et il ne sera pas difficile, je pense, à deux
vieillards comme nous de vivre en paix.

PARIS.--Vous jouissez tous d'une existence honorable, et c'est pitié
que vous ayez été si longtemps ennemis. Mais parlez, seigneur, que
répondez-vous à ma demande?

CAPULET.--En répétant ce que je vous ai déjà dit. Mon enfant est encore
étrangère dans le monde; elle n'a pas vu s'accomplir la révolution de
quatorze années: laissons encore pâlir l'orgueil de deux étés avant de
la croire mûre pour être une épouse.

PARIS.--De plus jeunes qu'elles sont devenues d'heureuses mères.

CAPULET.--Mais elles se flétrissent trop tôt, ces mères prématurées.--La
terre a englouti toutes mes autres espérances; elle est en espérance
la maîtresse de mes terres. Mais faites-lui votre cour, aimable
Pâris; gagnez son coeur; ma volonté n'est qu'une dépendance de son
consentement: si elle vous agrée, c'est dans les limites de son choix
que réside mon aveu, et que ma voix vous sera loyalement accordée.--Ce
soir je donne une fête dont j'ai depuis longtemps l'usage; j'y ai invité
beaucoup de convives, tous mes amis; et parmi eux, je vous verrai
avec très-grande joie, comme un de plus, en augmenter le nombre.
Attendez-vous à voir ce soir dans ma pauvre maison des étoiles qui
foulent aux pieds la terre, éclipsent la lumière des cieux; cette joie
bienfaisante que ressent le jeune homme plein d'ardeur lorsqu'avril,
dans toute sa parure, marche sur les talons de l'hiver chancelant,
vous l'éprouverez ce soir parmi ces jeunes fleurs de beauté prêtes à
s'épanouir; écoutez-les toutes, voyez-les toutes, et préférez celle
dont le mérite sera le plus grand. Au milieu du spectacle d'une telle
réunion, ma fille, réduite à elle-même, pourra faire nombre, mais non
pas attirer l'attention.--Allons, venez avec moi.--(_A un domestique_.)
Toi, maraud, trotte dans la belle Vérone; trouve toutes les personnes
dont les noms sont écrits ici (_il lui donne un papier_), et dis-leur
que la maison et le maître attendent leur bon plaisir.

(Sortent Capulet et Pâris.)

LE DOMESTIQUE.--Trouver ceux dont les noms sont écrits, ici! Il est
écrit que le cordonnier se servira de sa toises et le tailleur de
pierres de sa forme; le pêcheur de son pinceau, et le peintre de ses
filets. Mais on m'envoie chercher les personnes dont les noms sont
inscrits là-dessus, et je ne pourrai jamais trouver les noms que
l'écrivain a écrits là-dessus. Il faut que je m'adresse aux savants...
dans un moment...

(Entrent Benvolio et Roméo.)

BENVOLIO.--Allons, mon cher, la flamme est un remède à la brûlure qu'a
faite une autre flamme; une douleur est diminuée par l'angoisse d'une
autre; tournez jusqu'à vous étourdir et vous vous remettez en tournant
dans l'autre sens; un chagrin désespéré se guérit par la langueur d'un
nouveau chagrin. Laisse entrer dans tes yeux un nouveau poison, et
l'ancien venin perdra toute son âcreté.

ROMÉO.--Votre feuille de plantain est excellente pour cela.

BENVOLIO.--Pour quel mal, je t'en prie?

ROMÉO.--Pour vos os brisés?

BENVOLIO.--Allons, Roméo, es-tu fou?

ROMÉO.--Non, pas fou, mais lié plus que ne le serait un fou, tenu en
prison, privé d'aliments, fustigé, tourmenté, et..... Bonsoir, mon bon
garçon.

LE DOMESTIQUE.--Dieu vous donne le bonsoir.--Je vous en prie, monsieur,
savez-vous lire?

ROMÉO.--Oui, c'est un bonheur que j'ai dans ma misère.

LE DOMESTIQUE.--Peut-être l'avez-vous appris sans livres: mais, je vous
prie, pouvez-vous lire tout ce que vous voyez?

ROMÉO.--Oui, si je connais les caractères et la langue.

LE DOMESTIQUE.--C'est répondre sincèrement; tenez vous en joie.

ROMÉO.--Arrêtez, mon ami, je sais lire. (_Il lit_.) «Le seigneur
Martino, sa femme et sa fille; le comte Anselme et ses charmantes
soeurs; la dame veuve de Vitruvio; le seigneur Placentio et ses aimables
nièces; Mercutio et son frère Valentin; mon oncle Capulet, sa femme et
ses filles; ma jolie nièce Rosaline; Livia; le seigneur Valentio et son
cousin Tybalt, Lucio et l'agréable Hélène.» C'est une belle assemblée.
(_Il lui rend le papier_.) Où doit-elle se réunir?

LE DOMESTIQUE.--Là-haut.

ROMÉO.--Où, là-haut?

LE DOMESTIQUE.--A souper, à la maison.

ROMÉO.--A la maison de qui?

LE DOMESTIQUE.--De mon maître.

ROMÉO.--Au fait, c'est ce que j'aurais dû vous demander d'abord.

LE DOMESTIQUE.--Maintenant je vous dirai, sans que vous me le demandiez,
que mon maître est le puissant et riche Capulet; et si vous n'êtes pas
de la maison de Montaigu, je vous invite à venir avaler un verre de vin.
Tenez-vous en joie.

(Il sort.)

BENVOLIO.--A cette ancienne fête des Capulet soupera Rosaline, celle que
tu aimes tant: avec toutes les beautés qu'on admire à Vérone. Viens-y,
et d'un oeil sans prévention compare sa figure avec quelques autres que
je te montrerai, et ton cygne ne te paraîtra plus qu'une corneille.

ROMÉO.--Quand la religieuse dévotion de mes yeux pourra me soutenir
un pareil mensonge, que mes larmes se changent en flammes, et que ces
hérétiques diaphanes, si souvent noyés sans pouvoir mourir, soient
brûlés comme imposteurs. Une femme plus belle que mon amante! Le soleil
qui voit tout n'a jamais vu son égale depuis le commencement du monde.

BENVOLIO.--Bon, vous l'avez vue belle parce qu'il n'y avait personne
autre à côté; elle se balançait elle-même dans vos deux yeux: mais pesez
dans ces balances de cristal la dame de vos pensées avec telle autre
jeune fille que je vous montrerai brillant à cette fête, et à peine
trouverez-vous bien celle qui vous paraît maintenant la plus belle de
toutes.

ROMÉO.--J'irai, non pour y voir un semblable objet, mais pour m'y
pénétrer de plaisir dans la splendeur de celui qui m'est cher.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Un appartement de la maison de Capulet.

LA SIGNORA CAPULET, LA NOURRICE de Juliette.


LA SIGNORA CAPULET.--Nourrice, où est ma fille? Appelle-la, qu'elle
vienne.

LA NOURRICE.--Dans l'instant, sur mon honneur[12]..... à l'âge de douze
ans--Je lui ai dit de venir.....--Quoi, mon agneau, mon oiseau du
bon Dieu..... Dieu nous préserve..... Où est donc cette petite fille?
Juliette!

[Note 12: _By my maidenhead_.]

(Entre Juliette.)

JULIETTE.--Allons, qui m'appelle?

LA NOURRICE.--Votre mère.

JULIETTE.--Me voici, madame; que voulez-vous?

LA SIGNORA CAPULET.--Voici de quoi il s'agit.--Nourrice, laisse-nous un
moment, nous avons à parler en secret.--Non, reviens, nourrice, je me
suis ravisée; tu entendras notre entretien.--Tu sais que ma fille est
d'un âge raisonnable.

LA NOURRICE.--Ma foi, je puis vous dire son âge à une heure près.

LA SIGNORA CAPULET.--Elle n'a pas quatorze ans.

LA NOURRICE.--J'y mettrais quatorze de mes dents qu'elle n'a pas encore
quatorze ans..... (et cependant à mon grand chagrin, je vous dis,
je vous douze[13] qu'il ne m'en reste plus que quatre).... Combien
avons-nous d'ici à la Saint-Pierre?

LA SIGNORA CAPULET.--Une quinzaine et quelques jours par-dessus[14].

[Note 13: _And yet to my teen be it spoken I have four. Teen_ est un
vieux mot qui signifie _chagrin_, il se prononce à peu près comme _ten_,
dix. Il a fallu, pour conserver le jeu de mots, employer le quolibet de
madame Jourdain.]
                
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