JACQUES, _à part_.--Quel fou encombré de science!
AUDREY.--Eh bien! je ne suis pas jolie; ainsi je prie les dieux de me
rendre honnête.
TOUCHSTONE.--Mais vraiment, donner de l'honnêteté à une vilaine
laideron, c'est mettre un bon mets dans un plat sale.
AUDREY.--Je ne suis point vilaine, quoique je remercie les dieux d'être
laide.
TOUCHSTONE--Très-bien, que les dieux soient loués de ta laideur!
viendra ensuite le tour au reste. Qu'il en soit ce qu'on voudra, je veux
t'épouser; et pour cela, j'ai vu sir Olivier Mar-Text[43], vicaire du
village voisin, lequel m'a promis de se trouver dans cet endroit de la
forêt, et de nous unir.
[Note 43: _Mar-Text_, gâte-texte.]
JACQUES, _à part_.--Je serais bien charmé de voir cette rencontre.
AUDREY.--Eh bien! que les dieux nous donnent la joie!
TOUCHSTONE.--Ainsi soit-il! Je fais là une entreprise capable de faire
reculer un homme qui aurait le coeur timide; car nous n'avons ici
d'autre temple que le bois, d'autre assemblée que celle des bêtes
à cornes. Mais qu'est-ce que cela fait? Courage; si les cornes sont
odieuses, elles sont nécessaires. On dit que bien des hommes ne
connaissent pas l'avantage de ce qu'ils possèdent, c'est vrai.--Bien des
maris en ont de bonnes et belles, et n'en connaissent pas la propriété.
Eh bien! c'est le douaire de leurs femmes; ce n'est pas un bien qui soit
des acquêts du mari.--Des cornes! Oui, des cornes.--N'y a-t-il que les
pauvres gens qui en aient? Non, non. Le plus noble cerf les porte aussi
grandes que le misérable.--L'homme qui vit seul est-il donc heureux?
Non. Comme une ville entourée de murailles vaut mieux qu'un village, de
même le front d'un homme marié est bien plus honorable que la tête nue
d'un garçon. Et si l'escrime vaut mieux que la maladresse, il vaut
donc mieux porter corne que de n'en pas avoir. (_Sir Olivier Mar-Text
entre._) Voilà sir[44] Olivier.--Sir Olivier Mar-Text, vous êtes le
bienvenu. Voulez-vous nous expédier ici sous cet arbre, ou irons-nous
avec vous à votre chapelle?
[Note 44: «Celui qui a pris son premier degré à l'université est en
style d'école appelé _dominus_, et en langue vulgaire sir.» (JOHNSON.)]
SIR OLIVIER.--N'y a-t-il ici personne pour donner la femme?
TOUCHSTONE.--Je ne veux la recevoir en don de personne.
SIR OLIVIER.--Vraiment, il faut bien que quelqu'un la donne, autrement
le mariage serait irrégulier.
JACQUES _se découvre et s'avance_.--Continuez, continuez! Je la
donnerai.
TOUCHSTONE.--Bonsoir, mon bon monsieur... _comme il vous plaira_.
Comment vous portez-vous, monsieur? Je suis charmé de vous avoir
rencontré; Dieu vous récompense de nous avoir procuré votre nouvelle
compagnie; je suis vraiment enchanté de vous voir. J'ai là un petit
amusement en train, monsieur. Allons, couvrez-vous, je vous prie.
JACQUES.--Voulez-vous être marié, fou?
TOUCHSTONE.--De même, monsieur, qu'un boeuf a son joug, un cheval son
frein, et le faucon ses grelots, de même un homme a ses envies; et
de même que les pigeons se becquètent, de même un couple voudrait
s'embrasser.
JACQUES.--Quoi! un homme de votre sorte voudrait se marier sous un
buisson, comme un mendiant? Allez à l'église, et prenez un bon prêtre,
qui puisse vous dire ce que c'est que le mariage. Cet homme-ci ne vous
joindra ensemble qu'à peu près comme on joint une boiserie; bientôt l'un
de vous deux se trouvera être un panneau retiré et se déjettera comme du
bois vert.
TOUCHSTONE, _à part_.--J'ai dans l'idée qu'il me vaudrait mieux être
marié par lui plutôt que par un autre; car il ne me paraît pas en état
de me bien marier; et n'étant pas bien marié, ce sera une bonne excuse
pour moi dans la suite pour laisser là ma femme.
JACQUES.--Viens avec moi, et laisse-toi gouverner par mes conseils.
TOUCHSTONE.--Allons, chère Audrey, il faut nous marier, ou il nous faut
vivre dans le libertinage. Adieu, bon monsieur Olivier; non.--_O doux
Olivier! ô brave Olivier! ne me laisse pas derrière toi; mais pars,
va-t'en, te dis-je, je ne veux pas aller aux épousailles avec toi._
SIR OLIVIER.--Cela est égal; mais jamais aucun de tous ces coquins
fantasques ne me fera oublier mon ministère par ses moqueries.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
On voit une cabane dans le bois.
_Entrent_ ROSALINDE et CÉLIE.
ROSALINDE.--Non, ne me parle point; je veux pleurer.
CÉLIE.--Contente-toi, je t'en prie... Mais cependant fais-moi la grâce
de considérer que les pleurs ne siéent pas à un homme.
ROSALINDE.--Mais n'ai-je pas sujet de pleurer?
CÉLIE.--Autant de sujet qu'on puisse le désirer; ainsi pleure.
ROSALINDE.--Ses cheveux même sont d'une couleur fausse.
CÉLIE.--Ils sont un peu plus foncés que les cheveux de Judas[45];
vraiment ses baisers sont les enfants de Judas.
[Note 45: Judas avait la barbe et les cheveux roux dans les anciennes
tapisseries.]
ROSALINDE.--Dans le vrai, ses cheveux sont d'une bonne couleur.
CÉLIE.--Une charmante couleur! Le châtain est toujours la seule couleur.
ROSALINDE.--Et ses baisers sont aussi saints, aussi chastes que le
toucher d'une barbe d'ermite[46].
[Note 46: Allusion aux _baisers de charité_ que donnaient les ermites.]
CÉLIE.--Il s'est procuré une paire de lèvres moulées sur celles de
Diane: une froide nonne, consacrée à l'hiver, ne donne pas des baisers
plus innocents; ils ont toute la glace de la chasteté même.
ROSALINDE.--Mais pourquoi a-t-il juré qu'il viendrait ce matin, et ne
vient-il pas?
CÉLIE.--Non certainement, il n'y a en lui aucune fidélité.
ROSALINDE.--Le crois-tu?
CÉLIE.--Oui: je ne crois pas qu'il soit un filou ou un voleur de
chevaux; mais quant à sa sincérité en amour, je pense qu'il est aussi
creux qu'un gobelet couvert ou qu'une noix vermoulue.
ROSALINDE.--Il n'est pas sincère en amour?
CÉLIE.--Il peut l'être lorsqu'il est amoureux; mais je crois qu'il ne
l'est pas.
ROSALINDE.--Tu l'as entendu jurer sans hésiter qu'il l'était.
CÉLIE.--_Il était_ n'est pas _Il est_: d'ailleurs, le serment d'un
amoureux ne vaut pas mieux que la parole d'un garçon de cabaret; l'un et
l'autre affirment de faux comptes.--Il est ici dans la forêt, à la suite
du duc votre père.
ROSALINDE.--J'ai rencontré hier le duc, et j'ai causé longtemps avec
lui: il m'a demandé quelle était ma famille; je lui ai répondu qu'elle
était aussi bonne que la sienne: il s'est mis à rire et m'a laissé
aller. Mais pourquoi parlons-nous de pères lorsqu'il y a dans le monde
un homme comme Orlando?
CÉLIE.--Oh! c'est un beau galant à la mode; il fait de beaux vers, il
dit de belles paroles, il fait de beaux serments et les rompt de même.
Il frappe tout de travers, il ne fait jamais qu'effleurer le coeur de sa
maîtresse, comme un faible jouteur qui ne pique son cheval que d'un côté
et brise sa lance de travers comme un noble oison: mais tout ce que la
jeunesse monte et ce que la folie guide est toujours beau.--Qui vient
ici?
(Entre Corin).
CORIN.--Maîtresse et maître, vous avez souvent fait des questions sur
ce berger qui se plaignait de l'amour, ce berger que vous avez vu assis
auprès de moi sur le gazon, vantant la fière et dédaigneuse bergère qui
était sa maîtresse.
CÉLIE.--Eh bien! qu'as-tu à nous dire de lui?
CORIN.--Si vous voulez voir jouer une vraie comédie entre la pâle
couleur d'un amant sincère et la rougeur ardente du mépris et de
l'orgueil dédaigneux, suivez-moi un peu, et je vous conduirai si vous
voulez voir cela.
ROSALINDE.--Oh! venez; partons sur-le-champ; la vue des amoureux nourrit
ceux qui le sont. Conduis-nous à ce spectacle; vous verrez que je
jouerai un rôle actif dans leur comédie.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Une autre partie de la forêt.
_Entrent_ SYLVIUS et PHÉBÉ.
SYLVIUS.--Charmante Phébé, ne me méprisez pas: non, ne me dédaignez pas,
Phébé, dites que vous ne m'aimez pas; mais ne le dites pas avec aigreur:
le bourreau même dont le coeur est endurci par la vue familière de la
mort, ne laisse jamais tomber sa hache sur le cou incliné devant lui
sans demander d'abord pardon au patient: voudriez-vous être plus dure
que l'homme qui fait métier de répandre le sang?
(Entrent Rosalinde, Célie et Corin.)
PHÉBÉ.--Je ne voudrais pas être ton bourreau: je te quitte: car je ne
voudrais pas t'offenser. Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux;
cela est joli à coup sûr et fort probable que les yeux, qui sont la
chose la plus fragile et la plus douce, à qui le moindre atome fait
fermer leurs portes timides, soient appelés des tyrans, des bouchers,
des meurtriers. C'est maintenant que je fronce les sourcils de tout
mon coeur en te regardant; et si mes yeux peuvent blesser, eh bien,
puissent-ils te tuer dans ce moment! Maintenant fais semblant de
t'évanouir; allons, tombe.--Si tu ne peux pas, oh! fi, fi, ne mens donc
pas, en disant que mes yeux sont des meurtriers. Montre la blessure que
mes yeux t'ont faite. Égratigne-toi seulement avec une épingle, et il
en restera quelques cicatrices; appuie-toi seulement sur un jonc, et tu
verras que ta main en gardera un moment la marque et l'empreinte: mais
mes yeux, que je viens de lancer sur toi, ne te blessent pas; et, j'en
suis bien sûre, il n'y a pas dans les yeux de force qui puisse faire du
mal.
SYLVIUS.--O ma chère Phébé! si jamais (et ce _jamais_ peut être
très-prochain), si jamais, dis-je, vous éprouvez de la part de quelques
joues vermeilles le pouvoir de l'Amour, vous connaîtrez alors les
blessures invisibles que font les flèches aiguës de l'Amour.
PHÉBÉ.--Mais jusqu'à ce que ce moment arrive, ne m'approche pas; et
quand il viendra, accable-moi de tes railleries; n'aie aucune pitié de
moi, jusqu'à ce moment, je n'aurai aucune pitié de toi.
ROSALINDE _s'avance_.--Et pourquoi, je vous prie? Qui pouvait être votre
mère pour que vous insultiez et que vous tyrannisiez ainsi tout à la
fois les malheureux? Parce que vous avez quelque beauté, quoique je n'en
voie cependant en vous pas plus qu'il n'en faut pour aller se
coucher sans lumière, faut-il pour cela que vous soyez si fière et si
barbare?--Quoi? que veut dire ceci? pourquoi me regardez-vous? Je ne
vois rien de plus en vous, qu'un de ces ouvrages ordinaires de la nature
faits à la douzaine. Eh! mais vraiment, la petite créature; je
pense qu'elle a aussi envie de m'éblouir. Non, sur ma foi, ma fière
demoiselle, ne vous flattez pas de cet espoir: ce ne sont point vos
sourcils couleur d'encre, vos cheveux de soie noire, vos prunelles de
boeuf ni vos joues de crème, qui peuvent soumettre mon coeur pour vous
adorer. Et vous, sot berger, pourquoi la suivez-vous toujours, comme le
midi nébuleux qui souffle le vent et la pluie? Vous êtes mille fois plus
bel homme qu'elle n'est belle femme. Ce sont des imbéciles comme vous
qui remplissent le monde de vilains enfants: ce n'est point son miroir,
c'est vous-même qui la flattez, et c'est par vous qu'elle se voit
plus belle qu'aucun de ses traits ne pourrait la représenter. Mais,
mademoiselle, apprenez à vous connaître vous-même; mettez-vous à genoux,
et remerciez le ciel, à jeun, de vous avoir donné l'amour d'un honnête
homme; il faut que je vous le dise amicalement à l'oreille, vendez-vous
quand vous pourrez, car vous n'êtes pas bonne pour les marchés. Demandez
pardon à ce pauvre garçon, aimez-le, acceptez ses offres; la laideur
s'enlaidit encore quand elle veut humilier les autres: ainsi, berger,
prends-la pour ta femme; portez-vous bien.
PHÉBÉ.--Charmant jeune homme, grondez-moi pendant un an entier, je vous
prie; j'aime mieux vous entendre gronder que celui-ci me faire la cour.
ROSALINDE.--Il est devenu amoureux des défauts de cette bergère, elle
va devenir amoureuse de ma colère.--Si cela est ainsi, toutes les
fois qu'elle te répondra par des regards menaçants, je la régalerai de
paroles piquantes. (_A Phébé._) Pourquoi me regardez-vous ainsi?
PHÉBÉ.--Ce n'est pas que je vous veuille aucun mal.
ROSALINDE.--Ne devenez pas amoureuse de moi, je vous prie; car je suis
plus faux que les serments que l'on fait dans le vin; d'ailleurs, je
ne vous aime pas. Si vous voulez savoir ma demeure, c'est à la
touffe d'oliviers, ici proche. (_A Célie._) Voulez-vous venir,
ma soeur?--Berger, serre-la de près.--Allons, ma soeur.--Bergère,
regardez-le d'un oeil plus favorable, et ne soyez pas si fière; quoique
tout le monde puisse vous voir, personne n'a cependant la vue aussi
trouble que lui pour vous. Allons rejoindre notre troupeau.
(Rosalinde, Célie et Corin sortent.)
PHÉBÉ.--En vérité, berger, je trouve maintenant que ton refrain est bien
vrai. «Qui a aimé sans avoir aimé à la première vue[57].»
[Note 47: Citation _d'Hérode et Léandre_, par Marlowe.]
SYLVIUS.--Charmante Phébé!
PHÉBÉ.--Ah! que dis-tu, Sylvius?
SYLVIUS.--Plains-moi, chère Phébé.
PHÉBÉ.--Mais je suis vraiment fâché pour toi, gentil Sylvius.
SYLVIUS.--Partout où est le chagrin, la consolation devrait se trouver;
si vous êtes chagrine de ma douleur en amour, donnez-moi votre amour, et
alors vous n'aurez plus de chagrin, et moi, je n'aurai plus de douleur.
PHÉBÉ.--Tu as mon amour. N'est-ce pas là un trait de bon voisin?
SYLVIUS.--Je voudrais vous posséder.
PHÉBÉ.--Ah! cela, c'est de l'avidité. Il fut un temps, Sylvius, où je te
haïssais: ce n'est pas cependant que je t'aime maintenant; mais
puisque tu peux si bien discourir sur l'amour, je veux bien endurer
ta compagnie, qui m'était autrefois à charge; et aussi je saurai
t'employer, mais ne demande pas d'autre récompense que le plaisir d'être
employé par moi.
SYLVIUS.--Mon amour est si pur, si parfait, et moi si déshérité de toute
faveur, que je croirai faire la plus abondante moisson en ramassant
seulement les épis après ceux qui auront fait la récolte: ne me refusez
pas de temps en temps un sourire errant, et je vivrai de cela.
PHÉBÉ.--Connais-tu le jeune homme qui m'a parlé, il y a un instant?
SYLVIUS.--Pas trop, mais je l'ai rencontré très-souvent; c'est lui qui a
acheté la cabane et les pâturages qui appartenaient au vieux Carlot.
PHÉBÉ.--Ne va pas t'imaginer que je l'aime, quoique je te fasse des
questions sur lui: ce n'est qu'un jeune impertinent. Cependant il parle
très-bien; mais qu'est-ce que me font les paroles? Cependant les
paroles font bien, surtout quand celui qui les dit plaît à ceux qui les
entendent: c'est un joli jeune homme; pas très-joli; mais à vrai dire il
est bien fier, et cependant sa fierté lui sied à merveille; il fera un
bel homme; ce qu'il y a de mieux chez lui, c'est son teint; et si
sa langue blesse, ses yeux guérissent aussitôt: il n'est pas grand,
cependant il est grand pour son âge; sa jambe est comme ça, et pourtant
pas mal. Il y avait un joli vermillon sur ses lèvres! un rouge un
peu plus mûr et plus foncé que celui qui colorait ses joues; c'était
précisément la nuance qu'il y a entre une étoffe toute rouge et le
damas mélangé. Il y a des femmes, Sylvius, si elles l'avaient regardé en
détail, qui eussent comme j'ai fait, été bien près de devenir amoureuse
de lui: pour moi, je ne l'aime ni ne le hais; et cependant j'ai plus de
sujet de le haïr que de l'aimer: car qu'avait-il à faire de me gronder?
Il a dit que mes yeux étaient noirs, que mes cheveux étaient noirs;
et, maintenant que je m'en souviens, il me témoigne du dédain. Je suis
étonnée de ce que je ne lui ai pas répondu sur le même ton; mais c'est
tout un; erreur n'est pas compte. Je veux lui écrire une lettre bien
piquante, et tu la porteras: veux-tu, Sylvius?
SYLVIUS.--De tout mon coeur, Phébé.
PHÉBÉ.--Je veux l'écrire tout de suite; le sujet est dans ma tête et
dans mon coeur; ma lettre sera très-courte, mais bien mordante: viens
avec moi, Sylvius.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Toujours la forêt.
ROSALINDE, CÉLIE et JACQUES.
JACQUES.--Je t'en prie, joli jeune homme, faisons plus ample
connaissance.
ROSALINDE.--On dit que vous êtes un homme mélancolique.
JACQUES.--Je le suis, il est vrai; j'aime mieux cela que de rire.
ROSALINDE.--Ceux qui donnent dans l'un ou l'autre extrême font des gens
détestables, et s'exposent, plus qu'un homme ivre, à être la risée de
tout le monde.
JACQUES.--Quoi! mais il est bon d'être triste et de ne rien dire.
ROSALINDE.--Il est bon alors d'être un poteau.
JACQUES.--Je n'ai pas la mélancolie d'un écolier, qui vient de
l'émulation; ni la mélancolie d'un musicien, qui est fantasque; ni
celle d'un courtisan, qui est vaniteux; ni celle d'un soldat, qui est
l'ambition; ni celle d'un homme de robe, qui est politique; ni celle
d'une femme, qui est frivole; ni celle d'un amoureux, qui est un composé
de toutes les autres: mais j'ai une mélancolie à moi, une mélancolie
formée de plusieurs ingrédients, extraite de plusieurs objets; et
je puis dire que la contemplation de tous mes voyages, dans laquelle
m'enveloppe ma fréquente rêverie, est une tristesse vraiment originale.
ROSALINDE.--Vous, un voyageur! Par ma foi, vous avez grande raison
d'être triste: je crains bien que vous n'ayez vendu vos terres, pour
voir celles des autres: alors, avoir beaucoup vu, et n'avoir rien, c'est
avoir les yeux riches et les mains pauvres.
JACQUES.--Oui, j'ai acquis mon expérience.
(Entre Orlando.)
ROSALINDE.--Et votre expérience vous rend triste: j'aimerais mieux avoir
un fou pour m'égayer, que de l'expérience pour m'attrister, et avoir
voyagé pour cela.
ORLANDO.--Bonjour et bonheur, chère Rosalinde.
JACQUES, _voyant Orlando_.--Allons, que Dieu soit avec vous puisque vous
parlez en vers blancs!
(Il sort.)
ROSALINDE.--Adieu, monsieur le voyageur: songez à grasseyer et à porter
des habits étrangers; dépréciez tous les avantages de votre pays natal;
haïssez votre propre existence, et grondez presque Dieu de vous avoir
donné la physionomie que vous avez; autrement, j'aurai de la peine à
croire que vous ayez voyagé dans une gondole[48].--Eh bien! Orlando,
vous voilà? Où avez-vous été tout ce temps? Vous, un amoureux? S'il vous
arrive de me jouer encore un semblable tour, ne reparaissez plus devant
moi.
[Note 48: C'est-à-dire que vous ayez été à Venise, alors le rendez-vous
de la jeunesse dissipée.]
ORLANDO.--Ma belle Rosalinde, j'arrive à une heure près de ma parole.
ROSALINDE.--En amour, manquer d'une heure à sa parole! Qu'un homme
divise une minute en mille parties, et qu'en affaire d'amour il ne
manque à sa parole que d'une partie de la millième partie d'une minute,
on pourra dire de lui que Cupidon lui a frappé sur l'épaule; mais je
garantis qu'il a le coeur tout entier.
ORLANDO.--Pardon, chère Rosalinde.
ROSALINDE.--Non; puisque vous êtes si lambin, ne vous offrez plus à ma
vue; j'aimerais autant être courtisée par un limaçon.
ORLANDO.--Par un limaçon?
ROSALINDE.--Oui, par un limaçon; car s'il vient lentement, il traîne sa
maison sur son dos: meilleur douaire, à mon avis, que vous n'en pourrez
assigner à une femme; d'ailleurs, il porte sa destinée avec lui.
ORLANDO.--Quelle destinée?
ROSALINDE.--Quoi donc! des cornes, que des gens tels que vous sont
obligés de devoir à leurs femmes; mais le limaçon vient armé de sa
destinée et prévient la médisance sur le compte de sa femme.
ORLANDO.--La vertu ne donne pas de cornes et ma Rosalinde est vertueuse.
ROSALINDE.--Et je suis votre Rosalinde?
CÉLIE.--Il lui plaît de vous appeler ainsi; mais il a une Rosalinde de
meilleure mine que vous.
ROSALINDE.--Allons, faites-moi l'amour, faites-moi l'amour; car je suis
maintenant dans mon humeur des dimanches, et assez disposée à consentir
à tout. Que me diriez-vous maintenant, si j'étais votre vraie Rosalinde?
ORLANDO.--Je vous embrasserais avant de parler.
ROSALINDE.--Non; vous feriez mieux de parler d'abord, et ensuite,
lorsque vous vous trouveriez embarrassé, faute de matière, vous pourriez
profiter de cette occasion, pour donner un baiser. On voit tout les
jours de très-bons orateurs cracher, lorsqu'ils perdent le fil de leur
discours. Quant aux amoureux, lorsqu'ils ne savent plus que dire, le
meilleur expédient pour eux, Dieu nous en préserve! c'est d'embrasser.
ORLANDO.--Et si le baiser est refusé?
ROSALINDE.--En ce cas, vous êtes forcé de recourir aux prières, et alors
commence une nouvelle matière.
ORLANDO.--Qui pourrait rester court en présence d'une maîtresse chérie?
ROSALINDE.--Vraiment, vous-même, si j'étais votre maîtresse: autrement,
j'aurais plus mauvaise idée de ma vertu que de mon esprit.
ORLANDO.--Que dites-vous de ma requête?
ROSALINDE.--Ne quittez pas votre habit, mais laissez votre requête[49];
ne suis-je pas votre Rosalinde?
[Note 49: _Suit_ habit, requête, équivoque.]
ORLANDO.--J'ai quelque plaisir à dire que vous l'êtes, parce que je
voudrais parler d'elle.
ROSALINDE.--Eh bien! je vous dis en sa personne, que je ne veux point de
vous.
ORLANDO.--Alors il faut que je meure en ma propre personne.
ROSALINDE.--Non, vraiment, mourez par procuration: le pauvre monde a
presque six mille ans, et pendant tout ce temps, il n'y a jamais eu un
homme qui soit mort en personne; pour cause d'amour, s'entend. Troïlus
eut la tête brisée par une massue grecque, cependant il avait fait
tout ce qu'il avait pu pour mourir auparavant, et il est un des modèles
d'amour. Léandre, sans l'accident d'une très-chaude nuit d'été, aurait
encore vécu plusieurs belles années, quand même Héro se serait faite
religieuse; car sachez, mon bon jeune homme, que Léandre ne voulait que
se baigner dans l'Hellespont, mais qu'il y fut surpris par une crampe,
et s'y noya; et les sots historiens de ce siècle dirent que c'était pour
Héro de Sestos. Mais tout cela n'est que des mensonges; les hommes sont
morts dans tous les temps, et les vers les ont mangés; mais jamais ils
ne sont morts d'amour.
ORLANDO.--Je ne voudrais pas que ma vraie Rosalinde eût cette façon
de penser; car je proteste qu'un seul regard sévère pourrait me faire
mourir.
ROSALINDE.--Je jure par cette main, qu'il ne ferait pas mourir une
mouche: mais allons, je veux être maintenant votre Rosalinde d'une
humeur plus complaisante: demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous
l'accorderai.
ORLANDO.--Eh bien! Rosalinde, aimez-moi.
ROSALINDE.--Oui, ma foi, je veux bien; les vendredis, les samedis et
tous les jours.
ORLANDO.--Et voulez-vous m'avoir?
ROSALINDE.--Oui, et vingt comme vous.
ORLANDO.--Que dites-vous?
ROSALINDE.--N'êtes-vous pas bon à avoir?
ORLANDO.--Je l'espère.
ROSALINDE.--Eh bien! peut-on trop désirer d'une bonne chose? (_A
Célie._) Allons, ma soeur, vous serez le prêtre, et vous nous
marierez.--Donnez-moi votre main, Orlando.--Qu'en dites-vous, ma soeur?
ORLANDO, _à Célie_.--Mariez-nous, je vous prie.
CÉLIE.--Je ne sais pas dire les paroles.
ROSALINDE.--Il faut que vous commenciez ainsi: _Voulez-vous, Orlando_...
CÉLIE.--Voyons: Voulez-vous, Orlando, prendre cette Rosalinde pour
épouse?
ORLANDO.--Oui.
ROSALINDE.--_Oui_... Mais... quand?
ORLANDO.--Tout à l'heure; aussitôt qu'elle pourra nous marier.
ROSALINDE.--Alors il faut que vous disiez: _Je te prends toi, Rosalinde,
pour épouse_.
ORLANDO.--Rosalinde, je te prends pour épouse.
ROSALINDE.--Je pourrais vous demander vos pouvoirs; mais passons.--Je
vous prends, Orlando, pour mon mari. Ici c'est une fille qui devance
le prêtre, et à coup sûr la pensée d'une femme devance toujours ses
actions.
ORLANDO.--Ainsi font toutes les pensées; elles ont des ailes.
ROSALINDE.--Dites-moi, maintenant, combien de temps vous voudrez
l'avoir, lorsqu'une fois elle sera en votre possession?
ORLANDO.--Une éternité et un jour.
ROSALINDE.--Dites un jour, sans l'éternité. Non, non, Orlando: les
hommes ressemblent au mois d'avril lorsqu'ils font l'amour, et à
décembre, lorsqu'ils se marient: les filles sont comme le mois de
mai tant qu'elles sont filles, mais le temps change lorsqu'elles sont
femmes. Je serai plus jalouse de vous qu'un pigeon de Barbarie ne l'est
de sa colombe; plus babillarde que ne l'est un perroquet à l'approche de
la pluie; j'aurai plus de fantaisies qu'un singe; plus de caprices dans
mes désirs qu'une guenon; je pleurerai pour rien, comme Diane dans la
fontaine[50], et cela lorsque vous serez enclin à la gaieté, je rirai
aux éclats comme une hyène, à l'instant où vous aurez envie de dormir.
[Note 50: Exclamations en usage quand quelqu'un déraisonnait.]
ORLANDO.--Mais ma Rosalinde fera-t-elle tout cela?
ROSALINDE.--Sur ma vie, elle fera comme je ferai.
ORLANDO.--Oh! mais elle est sage.
ROSALINDE.--Autrement, elle n'aurait pas l'esprit de faire tout cela:
plus une femme a d'esprit, plus elle a de caprices: fermez la porte
sur l'esprit d'une femme, et il se fera jour par la fenêtre; fermez la
fenêtre, et il passera par le trou de la serrure; bouchez la serrure, et
il s'envolera par la cheminée avec la fumée.
ORLANDO.--Un homme qui aurait une femme avec un pareil esprit pourrait
dire: «Esprit, où vas-tu?»
ROSALINDE.--Non, vous pourriez lui réserver cette réprimande, pour le
moment où vous verriez l'esprit de votre femme aller dans le lit de
votre voisin.
ORLANDO.--Et quel esprit pourrait alors avoir l'esprit de se justifier
d'une telle démarche?
ROSALINDE.--Vraiment, la femme dirait qu'elle venait vous y chercher:
vous ne la trouverez jamais sans réponse, à moins que vous ne la
trouviez sans langue. Qu'une femme qui ne sait pas prouver que son mari
est toujours la cause de ses torts ne prétende pas nourrir elle-même son
enfant; car elle l'élèverait comme un sot.
ORLANDO.--Je vais vous quitter pour deux heures, Rosalinde.
ROSALINDE.--Hélas! cher amant, je ne saurais me passer de toi pendant
deux heures.
ORLANDO.--Il faut que je me trouve au dîner du duc; je vous rejoindrai à
deux heures.
ROSALINDE.--Oui, allez, allez où vous voudrez; je savais comment vous
tourneriez; mes amis m'en avaient bien prévenue, et je n'en pensais pas
moins qu'eux. Vous m'avez gagnée avec votre langue flatteuse; ce n'est
qu'une femme de mise de côté: bon!--Viens, ô mort!--Deux heures est
votre heure.
ORLANDO.--Oui, charmante Rosalinde.
ROSALINDE.--Sur ma parole, et très-sérieusement, et que Dieu me
traite en conséquence, et par tous les jolis serments qui ne sont pas
dangereux, si vous manquez d'un iota à votre promesse, ou si vous venez
une minute plus tard que votre heure, je vous prendrai pour le parjure
le plus insigne, pour l'amant le plus fourbe et le plus indigne de celle
que vous appelez Rosalinde, que l'on puisse trouver dans toute la bande
des infidèles; ainsi songez bien à éviter mes reproches, et tenez votre
promesse.
ORLANDO.--Aussi religieusement que si vous étiez vraiment ma Rosalinde:
ainsi, adieu.
ROSALINDE.--Allons, le temps est le vieux juge, qui connaît de
semblables délits; le temps vous jugera. Adieu.
(Orlando sort.)
CÉLIE.--Vous avez eu la sottise de déchirer notre sexe dans votre caquet
amoureux: il faut que nous fassions passer votre pourpoint et votre
haut-de-chausses par dessus votre tête, et que nous montrions à tout le
monde ce que l'oiseau a fait à son propre nid.
ROSALINDE.--O cousine, cousine, ma jolie petite cousine! si tu savais
à combien de brasses de profondeur je suis enfoncée dans l'amour; mais
cela ne saurait être sondé: ma passion a un fond inconnu, comme la baie
de Portugal.
CÉLIE.--Dis plutôt qu'elle est sans fond, et qu'à mesure que tu épanches
ta tendresse, elle s'écoule aussitôt.
ROSALINDE.--Non, prenons pour juge de la profondeur de mon amour ce
malin bâtard de Vénus, enfant engendré par la pensée, conçu par la
mélancolie, et né de la folie. Que ce petit vaurien d'aveugle,
qui trompe tous les yeux parce qu'il a perdu les siens, prononce
lui-même.--Je te dirai, Aliéna, que je ne saurais vivre sans voir
Orlando: je vais chercher un ombrage et soupirer jusqu'à son retour.
CÉLIE.--Et moi, je vais dormir.
(Elles sortent.)
SCÈNE II
Une autre partie de la forêt.
JACQUES, LES SEIGNEURS _en habits de gardes-chasse._
JACQUES.--Quel est celui qui a tué le daim?
PREMIER SEIGNEUR.--Monsieur, c'est moi.
JACQUES.--Présentons-le au duc comme un conquérant romain; et il
serait bon de placer sur sa tête les cornes du daim, pour laurier de sa
victoire. Gardes-chasse, n'auriez-vous pas quelque chanson qui rendît
cette idée?
SECOND SEIGNEUR.--Oui, monsieur.
JACQUES.--Chantez-la: n'importe sur quel air, pourvu qu'elle fasse du
bruit.
CHANSON.
PREMIER SEIGNEUR.
Que donnerons-nous à celui qui a tué le daim?
SECOND SEIGNEUR.
Nous lui ferons porter sa peau et son bois!
PREMIER SEIGNEUR.
Ensuite conduisons-le chez lui en chantant.
Ne dédaignez point de porter la corne;
Elle servit de cimier, avant que vous fussiez né.
SECOND SEIGNEUR.
Le père de ton père la porta,
Et ton propre père l'a portée aussi.
La corne, la corne, la noble corne,
N'est pas une chose à dédaigner.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
La forêt.
ROSALINDE et CÉLIE.
ROSALINDE.--Qu'en pensez-vous maintenant? N'est-il pas deux heures
passées? et voyez comme Orlando se trouve ici?
CÉLIE.--Je vous assure qu'avec un amour pur et une cervelle troublée, il
a pris son arc et ses flèches, et qu'il est allé tout d'abord... dormir.
Mais qui vient ici?
(Entre Sylvius.)
SYLVIUS, _à Rosalinde_.--Mon message est pour vous, beau jeune homme. Ma
charmante Phébé m'a chargé de vous remettre cette lettre (_lui remettant
la lettre_); je n'en sais pas le contenu; mais, à en juger par son air
chagrin et les gestes de mauvaise humeur qu'elle faisait en l'écrivant,
ce qu'elle contient exprime la colère. Pardonnez-moi, je vous prie, je
ne suis qu'un innocent messager.
ROSALINDE.--La patience elle-même tressaillerait à cette lecture, et
ferait la fanfaronne; si on souffre cela, il faudra tout souffrir. Elle
dit que je ne suis pas beau, que je manque d'usage, que je suis fier, et
qu'elle ne pourrait m'aimer, les hommes fussent-ils aussi rares que le
phénix. Oh! ma foi, son amour n'est pas le lièvre que je cours. Pourquoi
m'écrit-elle sur ce ton-là? Allons, berger, allons, cette lettre est de
votre invention.
SYLVIUS.--Non; je vous proteste que je n'en sais pas le contenu; c'est
Phébé qui l'a écrite.
ROSALINDE.--Allons, allons, vous êtes un sot à qui un excès d'amour
fait perdre la tête. J'ai vu sa main; elle a une main de cuir, une main
couleur de pierre de taille; j'ai vraiment cru qu'elle avait de vieux
gants, mais c'étaient ses mains: elle a la main d'une ménagère; mais
cela n'y fait rien, je dis qu'elle n'inventa jamais cette lettre; cette
lettre est de l'invention et de l'écriture d'un homme.
SYLVIUS.--Elle est certainement d'elle.
ROSALINDE.--Quoi! c'est un style emporté et sanglant, un style de
cartel. Quoi! elle me défie comme un Turc défierait un chrétien? Le doux
esprit d'une femme n'a jamais pu produire de pareilles inventions dignes
d'un géant, de ces expressions éthiopiennes plus noires d'effet que de
visage. Voulez-vous que je vous lise cette lettre?
SYLVIUS.--Oui, s'il vous plaît; car je ne l'ai pas encore entendu lire;
mais je n'en sais que trop sur la cruauté de Phébé.
ROSALINDE.--Elle me _phébéise_. Remarquez comment écrit ce tyran.
(Elle lit.)
Serais-tu un dieu changé en berger,
Toi qui as brûlé le coeur d'une jeune fille?
Une femme dirait-elle de pareilles injures?
SYLVIUS.--Appelez-vous cela des injures?
ROSALINDE.
(Elle continue de lire.)
Pourquoi, te dépouillant de ta divinité,
Fais-tu la guerre au coeur d'une femme?
Avez-vous jamais entendu pareilles invectives?
(Elle lit encore.)
Jusqu'ici les yeux qui m'ont parlé d'amour,
N'ont jamais pu me faire aucun mal.
Elle veut dire que je suis une bête fauve.
(Elle continue de lire.)
Si les dédains de tes yeux brillants
Ont le pouvoir d'allumer tant d'amour dans mon sein,
Hélas! quel serait donc leur étrange effet sur moi,
S'ils me regardaient avec douceur?
Lors même que tu me grondais, je t'aimais:
A quel point serais-je donc émue de tes prières?
Celui qui te porte cet aveu de mon amour,
Ne sait pas l'amour que je sens pour toi.
Sers-toi de lui pour m'ouvrir ton âme,
Si ta jeunesse et ta nature veulent accepter de moi l'offre d'un
coeur fidèle,
Et tout ce que je puis avoir;
Ou bien refuse par lui mon amour,
Et alors je chercherai à mourir.
SYLVIUS.--Appelez-vous cela des duretés?
CÉLIE.--Hélas! pauvre berger!
ROSALINDE.--Le plaignez-vous? Non; il ne mérite aucune pitié. (_A
Sylvius._) Veux-tu donc aimer une pareille femme? Quoi! se servir de
toi comme d'un instrument pour jouer des accords faux? Cela n'est pas
tolérable. Eh bien! va donc la trouver; car je vois que l'amour a fait
de toi un serpent apprivoisé, et dis-lui de ma part, que si elle m'aime,
je lui ordonne de t'aimer; que si elle ne veut pas t'aimer, je ne veux
point d'elle, à moins que tu ne me supplies pour elle. Si tu es un
véritable amant, va-t'en, et ne réplique pas un mot; car voici de la
compagnie qui vient.
(Sylvius sort.)
(Entre Olivier, frère aîné d'Orlando.)
OLIVIER.--Bonjour, belle jeunesse; sauriez-vous, je vous prie, dans quel
endroit de cette forêt est située une bergerie entourée d'oliviers?
CÉLIE.--Au couchant du lieu où nous sommes, au fond de la vallée que
vous voyez; laissez à droite cette rangée de saules qui est auprès de
ce ruisseau qui murmure, et vous arriverez droit à la cabane. Mais en ce
moment la maison se garde elle-même; vous n'y trouverez personne.
OLIVIER.--Si les yeux peuvent s'aider de la langue, je devrais vous
reconnaître sur la description que l'on m'a faite: «Mêmes habillements
et même âge. Le jeune homme est blond; il a les traits d'une femme, et
il se donne pour une soeur d'un âge mûr: mais la femme est petite et
plus brune que son frère.» N'êtes-vous point le propriétaire de la
maison que je demandais?
CÉLIE.--Puisque vous nous le demandez, il n'y a pas de vanterie à dire
qu'elle nous appartient.
OLIVIER.--Orlando m'a chargé de vous saluer tous deux de sa part, et
il envoie ce mouchoir ensanglanté à ce jeune homme qu'il appelle sa
Rosalinde: est-ce vous?
ROSALINDE.--Oui, c'est moi; que devons-nous conjecturer de ceci?
OLIVIER.--Quelque chose à ma honte, si vous voulez que je vous dise qui
je suis, et comment, et pourquoi, et où ce mouchoir a été ensanglanté.
ROSALINDE.--Dites-nous tout cela, je vous prie.
OLIVIER.--Quand le jeune Orlando vous a quitté dernièrement, il vous a
promis de vous rejoindre dans une heure. Comme il allait à travers
la forêt, se nourrissant de pensées tantôt douces, tantôt amères,
qu'arrive-t-il tout à coup? Il jette ses regards de côté, et voyez ce
qui se présenta à sa vue! Sous un chêne, dont l'âge avait couvert les
rameaux de mousse et dont la tête élevée était chauve de vieillesse,
un malheureux en guenilles, les cheveux longs et en désordre, dormait
couché sur le dos; un serpent vert et doré s'était entortillé autour de
son cou, et avançant sa tête souple et menaçante, il s'approchait de la
bouche ouverte du misérable, quand tout à coup, apercevant Orlando, il
se déroule et se glisse en replis tortueux sous un buisson, à l'ombre
duquel une lionne, les mamelles desséchées, était couchée, la tête sur
la terre, épiant comme un chat le moment où l'homme endormi ferait un
mouvement; car tel est le généreux naturel de cet animal, qu'il dédaigne
toute proie qui semble morte. A cette vue, Orlando s'est approché de
l'homme et il a reconnu son frère, son frère aîné!
CÉLIE.--Oh! je lui ai entendu parler quelquefois de ce frère; et il le
peignait comme le frère le plus dénaturé, qui jamais ait vécu parmi les
hommes.
OLIVIER.--Et il avait bien raison; car je sais, moi, combien il était
dénaturé.
ROSALINDE.--Mais, revenons à Orlando.--L'a-t-il laissé dans ce péril,
pour servir de nourriture à la lionne pressée par la faim et le besoin
de ses petits?
OLIVIER.--Deux fois il a tourné le dos pour se retirer: mais la
générosité plus noble que la vengeance, la nature plus forte que son
juste ressentiment, lui ont fait livrer combat à la lionne, qui bientôt
est tombée devant lui; et c'est au bruit de cette lutte terrible que je
me suis réveillé de mon dangereux sommeil.
CÉLIE.--Êtes-vous son frère?
ROSALINDE.--Est-ce vous qu'il a sauvé?
CÉLIE.--Est-ce bien vous qui aviez tant de fois comploté de le faire
périr?
OLIVIER.--C'était moi; mais ce n'est plus moi. Je ne rougis point de
vous avouer ce que je fus, depuis qu'il me fait trouver tant de douceur
à être ce que je suis à présent.
ROSALINDE.--Mais... et le mouchoir sanglant?
OLIVIER.--Tout à l'heure. Après que nos larmes de tendresse eurent coulé
sur nos récits mutuels depuis la première jusqu'à la dernière aventure,
et que j'eus dit comment j'étais venu dans ce lieu désert... Pour
abréger, il me conduisit au noble duc, qui me donna des habits et des
rafraîchissements, et me confia à la tendresse de mon frère qui me mena
aussitôt dans sa grotte: et là, s'étant déshabillé, nous vîmes qu'ici,
sur le bras, la lionne lui avait enlevé un lambeau de chair, dont la
plaie avait saigné tout le temps. Aussitôt il se trouva mal, et demanda,
en s'évanouissant, Rosalinde. Je vins à bout de le ranimer. Je bandai
sa blessure; et, au bout d'un moment, son coeur s'étant remis, il
m'a envoyé ici, tout étranger que je suis, pour vous raconter cette
histoire, afin que vous puissiez l'excuser d'avoir manqué à sa promesse,
me chargeant de donner ce mouchoir, teint de son sang, au jeune berger
qu'il appelle en plaisantant sa Rosalinde.
CÉLIE, _a Rosalinde, qui pâlit et s'évanouit_.--Quoi, quoi, Ganymède!
mon cher Ganymède!
OLIVIER.--Bien des personnes s'évanouissent à la vue du sang.
CÉLIE.--Il y a plus que cela ici.--Chère cousine!--Ganymède!
OLIVIER.--Voyez; il revient à lui.
ROSALINDE, _rouvrant les yeux_.--Je voudrais bien être chez nous.
CÉLIE.--Nous allons vous y mener. (_A Olivier._) Voudriez-vous, je vous
prie, lui prendre le bras?
OLIVIER.--Rassurez-vous, jeune homme.--Mais êtes-vous bien un homme?
Vous n'en avez pas le courage.
ROSALINDE.--Non, je ne l'ai pas; je l'avoue.--Ah! monsieur, on pourrait
croire que cet évanouissement était une feinte bien jouée: je vous en
prie, dites à votre frère comme j'ai bien joué l'évanouissement.
OLIVIER.--Il n'y avait là nulle feinte: votre teint témoigne trop que
c'était une émotion sérieuse.
ROSALINDE.--Une pure feinte, je vous assure.
OLIVIER.--Eh bien donc! prenez bon courage et feignez d'être un homme.
ROSALINDE.--C'est ce que je fais: mais, en vérité, j'aurais dû naître
femme.
CÉLIE.--Allons, vous pâlissez de plus en plus: je vous en prie, avançons
du côté de la maison. Mon bon monsieur, venez avec nous.
OLIVIER.--Très-volontiers; car il faut, Rosalinde, que je rapporte à mon
frère l'assurance que vous l'excusez.
ROSALINDE.--Je songerai à quelque chose... Mais, je vous prie, ne
manquez pas de lui dire comme j'ai bien joué mon rôle.--Voulez-vous
venir?
(Tous sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Toujours la forêt.
TOUCHSTONE, AUDREY.
TOUCHSTONE.--Nous trouverons le moment, Audrey. Patience, chère Audrey.
AUDREY.--Ma foi, ce prêtre était tout ce qu'il fallait, quoiqu'en ait pu
dire le vieux monsieur.
TOUCHSTONE.--Un bien méchant sir Olivier, Audrey, un misérable Mar-Text!
Mais, Audrey, il y a ici dans la forêt un jeune homme qui a des
prétentions sur vous.
AUDREY.--Oui, je sais qui c'est: il n'a aucun droit au monde sur moi:
tenez, voilà l'homme dont vous parlez.
(Entre William.)
TOUCHSTONE.--C'est boire et manger pour moi, que de voir un paysan.
Sur ma foi, nous, qui avons du bon sens, nous avons un grand compte à
rendre. Nous allons rire et nous moquer de lui; nous ne pouvons nous
retenir.
WILLIAM.--Bonsoir, Audrey.
AUDREY.--Dieu vous donne le bonsoir, William.
WILLIAM.--Et bonsoir à vous aussi, monsieur.
TOUCHSTONE.--Bonsoir, mon cher ami. Couvre ta tête, couvre ta tête:
allons, je t'en prie, couvre-toi. Quel âge avez-vous, mon ami?
WILLIAM.--Vingt-cinq ans, monsieur.
TOUCHSTONE.--C'est un âge mûr. William est-il ton nom?
WILLIAM.--Oui, monsieur, William.
TOUCHSTONE.--C'est un beau nom! Es-tu né dans cette forêt?
WILLIAM.--Oui, monsieur, et j'en remercie Dieu.
TOUCHSTONE.--_Tu en remercies Dieu?_ Voilà une belle réponse.--Es-tu
riche?
WILLIAM.--Ma foi, monsieur, comme ça.
TOUCHSTONE.--_Comme ça_: cela est bon, très-bon, excellent.--Et pourtant
non; ce n'est que _comme ça, comme ça_. Es-tu sage?
WILLIAM.--Oui, monsieur; j'ai assez d'esprit.
TOUCHSTONE.--Tu réponds à merveille. Je me souviens, en ce moment, d'un
proverbe: Le fou se croit sage; mais le sage sait qu'il n'est qu'un
fou.--Le philosophe païen, lorsqu'il avait envie de manger un grain de
raisin, ouvrait les lèvres quand il le mettait dans sa bouche, voulant
nous faire entendre par là que le raisin était fait pour être mangé, et
les lèvres pour s'ouvrir.--Vous aimez cette jeune fille?
WILLIAM.--Je l'aime, monsieur.
TOUCHSTONE.--Donnez-moi votre main. Etes-vous savant?
WILLIAM.--Non, monsieur.
TOUCHSTONE.--Eh bien! apprenez de moi ceci: avoir, c'est avoir. Car
c'est une figure de rhétorique, que la boisson, étant versée d'une coupe
dans un verre, en remplissant l'un vide l'autre. Tous vos écrivains
sont d'accord que _ipse_ c'est _lui_: ainsi vous n'êtes pas _ipse_; car
c'est moi qui suis _lui_.
WILLIAM.--_Quel lui_, monsieur?
TOUCHSTONE.--Le _lui_, monsieur, qui doit épouser cette fille: ainsi,
vous, paysan, _abandonnez_; c'est-à-dire, en langue vulgaire, laissez...
_la société_,--qui, en style campagnard, est la compagnie... _de cet
être du sexe féminin_,--qui, en langage commun, est une femme: ce qui
fait tout ensemble: Renonce à la société de cette femme; ou, paysan, tu
péris; ou, pour te faire mieux comprendre, tu meurs; ou, si tu l'aimes
mieux, je te tue, je te congédie de ce monde, je change ta vie en
mort, ta liberté en esclavage, et je t'expédierai par le poison, ou la
bastonnade, ou le fer; je deviendrai ton adversaire et je fondrai sur
toi avec politique; je te tuerai de cent cinquante manières: ainsi,
tremble et déloge.
AUDREY.--Va-t'en, bon William.
WILLIAM.--Dieu vous tienne en joie, monsieur!
(Il sort.)
(Entre Corin.)
CORIN.--Notre maître et notre maîtresse vous cherchent: allons, partez,
partez.
TOUCHSTONE.--Trotte, Audrey, trotte, Audrey. Je te suis, je te suis.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Entrent ORLANDO et OLIVIER.
ORLANDO.--Est-il possible que, la connaissant si peu, vous ayez sitôt
pris du goût pour elle? qu'en ne faisant que la voir, vous en soyez
devenu amoureux, que l'aimant vous lui ayez fait votre déclaration;
et que, sur cette déclaration, elle ait consenti? Et vous persistez à
vouloir la posséder?
OLIVIER.--Ne discutez point mon étourderie, l'indigence de ma maîtresse,
le peu de temps qu'a duré la connaissance; ma déclaration précipitée,
ni son rapide consentement; mais dites avec moi que j'aime Aliéna: dites
avec elle qu'elle m'aime: donnez-nous à tous deux votre consentement à
notre possession mutuelle: ce sera pour votre bien; car la maison de mon
père et tous les revenus qu'a laissés le vieux chevalier Rowland, vous
seront assurés, et moi, je veux vivre et mourir ici berger.
(Entre Rosalinde.)
ORLANDO.--Vous avez mon consentement: que vos noces se fassent demain.
J'y inviterai le duc et toute sa joyeuse cour: allez et disposez Aliéna;
car voici ma Rosalinde.
ROSALINDE.--Dieu vous garde, mon digne frère!
OLIVIER.--Et vous aussi, aimable soeur.
ROSALINDE.--O mon cher Orlando, combien je souffre de vous voir ainsi
votre coeur en écharpe!
ORLANDO.--Ce n'est que mon bras.
ROSALINDE.--J'avais cru votre coeur blessé par les griffes de la lionne.
ORLANDO.--Il est blessé, mais c'est par les yeux d'une dame.
ROSALINDE.--Votre frère vous a-t-il dit comme j'ai fait semblant de
m'évanouir lorsqu'il m'a montré votre mouchoir?
ORLANDO.--Oui; et des choses plus étonnantes que cela.
ROSALINDE.--Oh! je vois où vous en voulez venir... En effet, cela est
très-vrai. Il n'y a jamais rien eu de si soudain, si ce n'est le combat
de deux béliers qui se rencontrent, et la fanfaronnade de César: _Je
suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu._ Car votre frère et ma soeur ne se
sont pas plus tôt rencontrés qu'ils se sont envisagés; pas plus tôt
envisagés, qu'ils se sont aimés; pas plus tôt aimés, qu'ils ont soupiré;
pas plus tôt soupiré, qu'ils s'en sont demandé l'un à l'autre la cause;
ils n'ont pas plus tôt su la cause, qu'ils ont cherché le remède: et,
par degrés, ils ont fait un escalier de mariage qu'il leur faudra monter
incontinent, ou être incontinents avant le mariage: ils sont vraiment
dans la rage d'amour, et il faut qu'ils s'unissent. Des massues ne les
sépareraient pas.
ORLANDO.--Ils seront mariés demain, et je veux inviter le duc à la
noce. Mais hélas! qu'il est amer de ne voir le bonheur que par les yeux
d'autrui! Demain, plus je croirai mon frère heureux de posséder l'objet
de ses désirs, plus la tristesse de mon coeur sera profonde.
ROSALINDE.--Quoi donc! ne puis-je demain faire pour vous le rôle de
Rosalinde?
ORLANDO.--Non, je ne puis plus vivre de pensées.
ROSALINDE.--Eh bien, je ne veux plus vous fatiguer de vains discours.
Apprenez donc (et maintenant je parle un peu sérieusement) que je sais
que vous êtes un cavalier du plus grand mérite.--Je ne dis pas cela pour
vous donner bonne opinion de ma science..., parce que je dis que je sais
ce que vous êtes.--Et je ne cherche point à usurper plus d'estime qu'il
n'en faut pour vous inspirer quelque peu de confiance en moi pour vous
faire du bien, et non pour me vanter moi-même. Croyez donc, si vous
voulez, que je peux opérer d'étranges choses: depuis l'âge de trois ans,
j'ai eu des liaisons avec un magicien très-profond dans son art, mais
non pas jusqu'à être damné. Si votre amour pour Rosalinde tient d'aussi
près à votre coeur que l'annoncent vos démonstrations, vous l'épouserez
au moment même où votre frère épousera Aliéna. Je sais à quelles
extrémités la fortune l'a réduite; il ne m'est pas impossible, si cela
pourtant peut vous convenir, de la placer demain devant vos yeux, en
personne, et cela sans danger.
ORLANDO.--Parlez-vous ici sérieusement?
ROSALINDE.--Oui, je le proteste sur ma vie, à laquelle je tiens fort,
quoique je me dise magicien: ainsi, revêtez-vous de vos plus beaux
habits, invitez vos amis; car si vous voulez décidément être marié
demain, vous le serez, et à Rosalinde, si vous le voulez. (_Entrent
Sylvius et Phébé._) Voyez: voici une amante à moi, et un amant à elle.
PHÉBÉ.--Jeune homme, vous en avez bien mal agi avec moi, en montrant la
lettre que je vous avais écrite.
ROSALINDE.--Je ne m'en embarrasse guère. C'est mon but de me montrer
dédaigneux et sans égard pour vous. Vous avez là à votre suite un berger
fidèle: tournez vos regards vers lui; aimez-le: il vous adore.
PHÉBÉ.--Bon berger, dis à ce jeune homme ce que c'est que l'amour.
SYLVIUS.--Aimer, c'est être fait de larmes et de soupirs; et voilà comme
je suis pour Phébé.
PHÉBÉ.--Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.--Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.--Et moi pour aucune femme.
SYLVIUS.--C'est être tout fidélité et dévouement. Et voilà ce que je
suis pour Phébé.
PHÉBÉ.--Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.--Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.--Et moi pour aucune femme.
SYLVIUS.--C'est être tout rempli de caprices, de passions, de désirs:
c'est être tout adoration, respect et obéissance, tout humilité,
patience et impatience: c'est être plein de pureté, résigné à toute
épreuve, à tous les sacrifices: et je suis tout cela pour Phébé.
PHÉBÉ.--Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.--Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.--Et moi pour aucune femme.
PHÉBÉ, _à Rosalinde_.--Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous
aimer?
SYLVIUS, _à Phébé_.--Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ORLANDO.--Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ROSALINDE.--A qui adressez-vous ces mots: _Pourquoi me blâmez-vous de
vous aimer?_
ORLANDO.--A celle qui n'est point ici, et qui ne m'entend pas.
ROSALINDE.--De grâce, ne parlez plus de cela: cela ressemble aux
hurlements des loups d'Irlande après la lune. (_A Sylvius._) Je
vous secourrai si je puis. (_A Phébé._) Je vous aimerais si je le
pouvais.--Demain, venez me trouver tous ensemble. (_A Phébé._) Je vous
épouserai, si jamais j'épouse une femme, et je veux être marié demain.
(_A Orlando._) Je vous satisferai, si jamais j'ai satisfait un homme,
et vous serez marié demain. (_A Sylvius._) Je vous rendrai content, si
l'objet qui vous plaît peut vous rendre content, et vous serez marié
demain. (_A Orlando._) Si vous aimez Rosalinde, venez me trouver. (_A
Sylvius._) Si vous aimez Phébé, venez me trouver.--Et, comme il est vrai
que je n'aime aucune femme, je m'y trouverai. Adieu, portez-vous bien:
je vous ai laissé à tous mes ordres.
SYLVIUS.--Je n'y manquerai pas, si je vis.
PHÉBÉ.--Ni moi.
ORLANDO.--Ni moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
TOUCHSTONE et AUDREY.
TOUCHSTONE.--Demain est le beau jour, Audrey; demain nous serons mariés.
AUDREY.--Je le désire de tout mon coeur; et j'espère que ce n'est pas
un désir malhonnête que de désirer d'être une femme établie.--Voici deux
pages du duc exilé qui viennent.
(Entrent deux pages du duc.)
PREMIER PAGE.--Charmé de la rencontre, mon brave monsieur.
TOUCHSTONE.--Et moi de même, sur ma parole: allons, asseyons-nous,
asseyons-nous; et... une chanson.