William Shakespear

Comme il vous plaira
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Note du transcripteur.

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    Ce document est tiré de:


    OEUVRES COMPLÈTES DE
    SHAKSPEARE

    TRADUCTION DE
    M. GUIZOT

    NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
    AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
    DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

    Volume 4
    Mesure pour mesure.--Othello.--Comme il vous plaira.
    Le conte d'hiver.--Troïlus et Cressida.

    PARIS
    A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
    DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    35, QUAI DES AUGUSTINS
    1863


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                        COMME IL VOUS PLAIRA

                              COMÉDIE




                               NOTICE
                                SUR
                        COMME IL VOUS PLAIRA

Après avoir vu dans _Timon d'Athènes_ un misanthrope farouche, qui fuit
dans un désert où il ne cesse de maudire les hommes et d'entretenir la
haine qu'il leur a jurée, nous allons faire connaissance avec un ami de
la solitude, d'une mélancolie plus douce, qui se permet quelques traits
de satire, mais qui plus souvent se contente de la plainte, et critique
le monde, inspiré par le seul regret de ne l'avoir pas trouvé meilleur.
Retiré dans les bois pour y rêver au doux murmure des ruisseaux et au
bruissement du feuillage, Jacques pourrait dire de lui-même comme un
poëte de nos jours qui oublie de temps en temps ses sombres dédains:

  _I love not man the less, but nature more_.
                    (CHILDE HAROLD, chant IV.)

  Je n'aime pas moins l'homme, mais j'aime davantage la nature.

Jacques a jadis joui des plaisirs de la société; mais il est désabusé
de toutes ses vanités: c'est un personnage tout à fait contemplatif;
il pense et ne fait rien, dit Hazlit. C'est le prince des philosophes
nonchalants; sa seule passion, c'est la pensée.

Avec ce rêveur aussi sensible qu'original, Shakspeare a réuni dans la
forêt des Ardennes, autour du duc exilé, une espèce de cour arcadienne,
dans laquelle le bon chevalier de la Manche aurait été sans doute
heureux de se trouver, lorsque, dans l'accès d'un goût pastoral, il
voulait se métamorphoser en berger Quichotis et faire de son écuyer le
berger Pansino. Les arcadiens de Shakspeare ont conservé quelque chose
de leurs moeurs chevaleresques, et ses bergères nous charment les unes
par la vérité de leurs moeurs champêtres, et les autres par le mélange
de ces moeurs qu'elles ont adoptées, et de cet esprit cultivé qu'elles
doivent à leurs premières habitudes. Peut-être trouvera-t-on que
Rosalinde, dans la liberté de son langage, profite un peu trop du
privilége du costume qui cache son sexe; mais elle aime de si bonne
foi, et en même temps avec une gaieté si piquante; le dévouement de son
amitié l'ennoblit tellement à nos yeux, sa coquetterie est si franche et
si spirituelle, son caquetage est presque toujours si aimable qu'on
se sent disposé à lui tout pardonner. Célie, plus silencieuse et plus
tendre, forme avec elle un heureux contraste.

L'amour, comme le font les villageois, est peint au naturel dans Sylvius
et la dédaigneuse Phébé.

Touchstone, qui est dans son genre un philosophe grotesque, n'est pas
l'amoureux le plus fou de la pièce; si pour aimer il choisit la paysanne
la plus gauche, et s'il aime en vrai bouffon, ses saillies sur le
mariage, l'amour et la solitude sont des traits excellents: il est le
seul qu'aucune illusion n'abuse.

Il y a dans cette pièce plus de conversations que d'événements: on
y respire en quelque sorte l'air d'un monde idéal, la pièce semble
inspirée par la pureté des deux héroïnes, et lorsque les mariages et la
conversion subite du duc usurpateur qui forment une espèce de dénoûment
vont rappeler les habitants de la forêt des Ardennes dans les habitudes
de la vie réelle, si Jacques les abandonne, ce n'est pas dans un caprice
morose, mais parce qu'il y a dans ce caractère insouciant et rêveur un
besoin de pensées, et peut-être même de regrets vagues, qu'il espère
retrouver encore auprès du duc Frédéric, devenu à son tour un solitaire.

On abandonnerait d'autant plus volontiers avec Jacques la fête générale,
que Shakspeare, par oubli sans doute, ne nous y montre pas le vieux
Adam, ce fidèle serviteur, ce véritable ami d'Orlando, si touchant par
son dévouement, ses larmes généreuses et sa noble sincérité.

La fable romanesque de cette pièce fut puisée dans une nouvelle
pastorale de Lodge qui était sans doute bien connue du temps de
Shakspeare. On y voit Adam dignement récompensé par le prince. Les
emprunts que le poëte a faits au romancier sont assez nombreux; mais le
caractère de Jacques, ceux de Touchstone et d'Audrey sont de l'invention
de Shakspeare.

Le docteur Malone suppose que c'est en 1600 que fut écrite la comédie de
_Comme il vous plaira_; c'est une de celles qui ont le plus enrichi les
recueils _d'extraits élégants_; on y remarquera le fameux tableau de la
vie humaine: _Le monde est un théâtre_, etc., etc.





                        COMME IL VOUS PLAIRA

                              COMÉDIE



PERSONNAGES

  LE DUC, vivant dans l'exil.
  FRÉDÉRIC, frère du duc, et usurpateur de son duché.
  AMIENS, } seigneurs qui ont suivi
  JACQUES,} le duc dans son exil.
  LE BEAU, courtisan à la suite de Frédéric.
  CHARLES, son lutteur.
  OLIVIER, }
  JACQUES, }fils de sir Rowland des
  ORLANDO, }Bois.
  ADAM,  }serviteurs d'Olivier.
  DENNIS,}
  TOUCHSTONE, paysan bouffon.
  SIR OLIVIER MAR-TEXT, vicaire.
  CORIN,    }
  SYLVIUS,  }bergers.
  WILLIAM, paysan, amoureux d'Audrey.
  PERSONNAGE REPRÉSENTANT L'HYMEN.
  ROSALINDE, fille du duc exilé.
  CÉLIE, fille de Frédéric.
  PHÉBÉ, bergère.
  AUDREY, jeune villageoise.
  SEIGNEURS A LA SUITE DES DEUX DUCS,
  PAGES, GARDES-CHASSE, ETC., ETC.

La scène est d'abord dans le voisinage de la maison d'Olivier, ensuite
en partie à la cour de l'usurpateur, et en partie dans la forêt des
Ardennes.




                           ACTE PREMIER


SCÈNE I

Verger, près de la maison d'Olivier.

_Entrent_ ORLANDO ET ADAM.


ORLANDO.--Je me rappelle bien, Adam; tel a été mon legs, une misérable
somme de mille écus dans son testament; et, comme tu dis, il a chargé
mon frère, sous peine de sa malédiction, de me bien élever, et voilà la
cause de mes chagrins. Il entretient mon frère Jacques à l'école, et la
renommée parle magnifiquement de ses progrès. Pour moi, il m'entretient
au logis en paysan, ou pour mieux dire, il me garde ici sans aucun
entretien; car peut-on appeler entretien pour un gentilhomme de ma
naissance, un traitement qui ne diffère en aucune façon de celui des
boeufs à l'étable? Ses chevaux sont mieux traités; car, outre qu'ils
sont très-bien nourris, on les dresse au manége; et à cette fin on paye
bien cher des écuyers: moi, qui suis son frère, je ne gagne sous sa
tutelle que de la croissance: et pour cela les animaux qui vivent sur
les fumiers de la basse-cour lui sont aussi obligés que moi; et pour ce
néant qu'il me prodigue si libéralement, sa conduite à mon égard me
fait perdre le peu de dons réels que j'ai reçus de la nature. Il me fait
manger avec ses valets; il m'interdit la place d'un frère, et il dégrade
autant qu'il est en lui ma distinction naturelle par mon éducation.
C'est là, Adam, ce qui m'afflige. Mais l'âme de mon père, qui est, je
crois, en moi, commence à se révolter contre cette servitude. Non, je
ne l'endurerai pas plus longtemps, quoique je ne connaisse pas encore
d'expédient raisonnable et sûr pour m'y soustraire.

(Olivier survient.)

ADAM.--Voilà votre frère, mon maître, qui vient.

ORLANDO.--Tiens-toi à l'écart, Adam, et tu entendras comme il va me
secouer.

OLIVIER.--Eh bien! monsieur, que faites-vous ici?

ORLANDO.--Rien: on ne m'apprend point à faire quelque chose.

OLIVIER.--Que gâtez-vous alors, monsieur?

ORLANDO.--Vraiment, monsieur, je vous aide à gâter ce que Dieu a fait,
votre pauvre misérable frère, à force d'oisiveté.

OLIVIER.--Que diable! monsieur occupez-vous mieux, et en attendant soyez
un zéro.

ORLANDO.--Irai-je garder vos pourceaux et manger des carouges avec eux?
Quelle portion de patrimoine ai-je follement dépensée, pour en être
réduit à une telle détresse?

OLIVIER.--Savez-vous où vous êtes, monsieur?

ORLANDO.--Oh! très-bien, monsieur: je suis ici dans votre verger.

OLIVIER.--Savez-vous devant qui vous êtes, monsieur?

ORLANDO.--Oui, je le sais mieux que celui devant qui je suis ne sait me
connaître. Je sais que vous êtes mon frère aîné; et, selon les droits du
sang, vous devriez me connaître sous ce rapport. La coutume des nations
veut que vous soyez plus que moi, parce que vous êtes né avant moi: mais
cette tradition ne me ravit pas mon sang, y eût-il vingt frères entre
nous. J'ai en moi autant de mon père que vous, bien que j'avoue qu'étant
venu avant moi, vous vous êtes trouvé plus près de ses titres.

OLIVIER.--Que dites-vous, mon garçon?

ORLANDO.--Allons, allons, frère aîné, quant à cela vous êtes trop jeune.

OLIVIER.--Vilain[1], veux-tu mettre la main sur moi?

[Note 1: Vilain, coquin et homme de basse extraction, les deux frères
lui donnent chacun un sens différent.]

ORLANDO.--Je ne suis point un vilain: je suis le plus jeune des fils
du chevalier Rowland des Bois; il était mon père, et il est trois fois
vilain celui qui dit qu'un tel père engendra des vilains.--Si tu n'étais
pas mon frère, je ne détacherais pas cette main de ta gorge que l'autre
ne t'eût arraché la langue, pour avoir parlé ainsi; tu t'es insulté
toi-même.

ADAM.--Mes chers maîtres, soyez patients: au nom du souvenir de votre
père, soyez d'accord.

OLIVIER.--Lâche-moi, te dis-je.

ORLANDO.--Je ne vous lâcherai que quand il me plaira.--Il faut que vous
m'écoutiez. Mon père vous a chargé, par son testament, de me donner une
bonne éducation, et vous m'avez élevé comme un paysan, en cherchant à
obscurcir, à étouffer en moi toutes les qualités d'un gentilhomme. L'âme
de mon père grandit en moi, et je ne le souffrirai pas plus longtemps.
Permettez-moi donc les exercices qui conviennent à un gentilhomme, ou
bien donnez-moi le chétif lot que mon père m'a laissé par son testament,
et avec cela j'irai chercher fortune.

OLIVIER.--Et que voulez-vous faire? Mendier, sans doute, après que vous
aurez tout dépensé? Allons, soit, monsieur; venez; entrez. Je ne veux
plus être chargé de vous: vous aurez une partie de ce que vous demandez.
Laissez-moi aller, je vous prie.

ORLANDO.--Je ne veux point vous offenser au delà de ce que mon intérêt
exige.

OLIVIER.--Va-t'en avec lui, toi, vieux chien.

ADAM.--_Vieux chien_: c'est donc là ma récompense!--Vous avez bien
raison, car j'ai perdu mes dents à votre service. Dieu soit avec l'âme
de mon vieux maître! Il n'aurait jamais dit un mot pareil.

(Orlando et Adam sortent.)

OLIVIER.--Quoi, en est-il ainsi? Commencez-vous à prendre ce ton? Je
remédierai à votre insolence, et pourtant je ne vous donnerai pas mille
écus.--Holà, Dennis!

(Dennis se présente.)

DENNIS.--Monsieur m'appelle-t-il?

OLIVIER.--Charles, le lutteur du duc, n'est-il pas venu ici pour me
parler?

DENNIS.--Oui, monsieur; il est ici, à la porte, et il demande même avec
importunité à être introduit auprès de vous.

OLIVIER.--Fais-le entrer. (_Dennis sort_.) Ce sera un excellent moyen;
c'est demain que la lutte doit se faire.

(Entre Charles.)

CHARLES.--Je souhaite le bonjour à Votre Seigneurie.

OLIVIER.--Mon bon monsieur Charles, quelles nouvelles nouvelles y a-t-il
à la nouvelle cour?

CHARLES.--Il n'y a de nouvelles à la cour que les vieilles nouvelles de
la cour, monsieur; c'est-à-dire que le vieux duc est banni par son
jeune frère le nouveau duc, et trois ou quatre seigneurs, qui lui sont
attachés, se sont exilés volontairement avec lui; leurs terres et
leurs revenus enrichissent le nouveau duc; ce qui fait qu'il consent
volontiers qu'ils aillent où bon leur semble.

OLIVIER.--Savez-vous si Rosalinde, la fille du duc, est bannie avec son
père?

CHARLES.--Oh! non, monsieur; car sa cousine, la fille du duc, l'aime
à un tel point (ayant été élevées ensemble depuis le berceau), qu'elle
l'aurait suivie dans son exil, ou serait morte de douleur, si elle
n'avait pu la suivre. Elle est à la cour, où son oncle l'aime autant
que sa propre fille, et jamais deux dames ne s'aimèrent comme elles
s'aiment.

OLIVIER.--Où doit vivre le vieux duc?

CHARLES.--On dit qu'il est déjà dans la forêt des Ardennes, et qu'il a
avec lui plusieurs braves seigneurs qui vivent là comme le vieux Robin
Hood d'Angleterre: on assure que beaucoup de jeunes gentilshommes
s'empressent tous les jours auprès de lui, et qu'ils passent les jours
sans soucis, comme on faisait dans l'âge d'or.

OLIVIER.--Ne devez-vous pas lutter demain devant le nouveau duc?

CHARLES.--Oui vraiment, monsieur, et je viens vous faire part d'une
chose. On m'a donné secrètement à entendre, monsieur, que votre jeune
frère Orlando avait envie de venir déguisé s'essayer contre moi. Demain,
monsieur, je lutte pour ma réputation, et celui qui m'échappera sans
avoir quelque membre cassé, il faudra qu'il se batte bien. Votre frère
est jeune et délicat, et je ne voudrais pas, par considération pour
vous, lui faire aucun mal; ce que je serai cependant forcé de faire pour
mon honneur s'il entre dans l'arène. Ainsi, l'affection que j'ai pour
vous m'engage à vous en prévenir, afin que vous tâchiez de le dissuader
de son projet, ou que vous consentiez à supporter de bonne grâce le
malheur auquel il se sera exposé; il l'aura cherché lui-même, et tout à
fait contre mon inclination.

OLIVIER.--Je te remercie, Charles, de l'amitié que tu as pour moi, et tu
verras que je t'en prouverai ma reconnaissance. J'avais déjà été averti
du dessein de mon frère, et sous main j'ai travaillé à le faire renoncer
à cette idée; mais il est déterminé. Je te dirai, Charles, que c'est
le jeune homme le plus entêté qu'il y ait en France, rempli d'ambition,
jaloux à l'excès des talents des autres, un traître qui a la lâcheté de
tramer des complots contre moi, son propre frère. Ainsi, agis à ton gré;
j'aimerais autant que tu lui brisasses la tête qu'un doigt, et tu feras
bien d'y prendre garde; car si tu ne lui fais qu'un peu de mal, ou s'il
n'acquiert pas lui-même un grand honneur à tes dépens, il cherchera à
t'empoisonner, il te fera tomber dans quelque piége funeste, et il ne
te quittera point qu'il ne t'ait fait perdre la vie de quelque façon
indirecte; car je t'assure, et je ne saurais presque te le dire sans
pleurer, qu'il n'y a pas un être dans le monde, aussi jeune et aussi
méchant que lui. Je ne te parle de lui qu'avec la réserve d'un frère;
mais si je te le disséquais tel qu'il est, je serais forcé de rougir et
de pleurer, et toi tu pâlirais d'effroi.

CHARLES.--Je suis bien content d'être venu vous trouver: s'il vient
demain, je lui donnerai son compte: s'il est jamais en état d'aller
seul, après s'être essayé contre moi, de ma vie je ne lutterai pour le
prix: et là-dessus Dieu garde Votre Seigneurie!

OLIVIER.--Adieu, bon Charles.--A présent, il me faut exciter mon
jouteur: j'espère m'en voir bientôt débarrassé; car mon âme, je ne sais
cependant pas pourquoi, ne hait rien plus que lui; en effet, il a le
coeur noble, il est instruit sans avoir jamais été à l'école, parlant
bien et avec noblesse, il est aimé de toutes les classes jusqu'à
l'adoration; et si bien dans le coeur de tout le monde, et surtout
de mes propres gens, qui le connaissent le mieux, que moi j'en suis
méprisé. Mais cela ne durera pas: le lutteur va y mettre bon ordre. Il
ne me reste rien à faire, qu'à exciter ce garçon là-dessus, et j'y vais
de ce pas.

(Il sort.)


SCÈNE II

Plaine devant le palais du duc.

ROSALINDE et CÉLIE.


CÉLIE.--Je t'en conjure, Rosalinde, ma chère cousine, sois plus gaie.

ROSALINDE.--Chère Célie, je montre bien plus de gaieté que je n'en
possède; et tu veux que j'en montre encore davantage? Si tu ne peux
m'apprendre à oublier un père banni, renonce à vouloir m'apprendre à me
souvenir d'une grande joie.

CÉLIE.--Ah! je vois bien que tu ne m'aimes pas aussi tendrement que
je t'aime; car si mon oncle, ton père, au lieu d'être banni, avait au
contraire banni ton oncle, le duc mon père, pourvu que tu fusses restée
avec moi, mon amitié pour toi m'aurait appris à prendre ton père pour le
mien; et tu en ferais autant, si la force de ton amitié égalait celle de
la mienne.

ROSALINDE.--Eh bien! je veux tâcher d'oublier ma situation, pour me
réjouir de la tienne.

CÉLIE.--Tu sais que mon père n'a que moi d'enfants; il n'y a pas
d'apparence qu'il en ait jamais d'autre; et certainement à sa mort tu
seras son héritière; tout ce qu'il a enlevé de force à ton père, je
te le rendrai par affection; sur mon honneur, je le ferai, et que je
devienne un monstre s'il m'arrive d'enfreindre ce serment! Ainsi, ma
charmante Rose, ma chère Rose, sois gaie.

ROSALINDE.--Je le serai désormais, cousine; je veux imaginer quelque
amusement. Voyons, que penses-tu de faire l'amour?

CÉLIE.--Oh! ma chère, je t'en prie, fais de l'amour un jeu; mais ne va
pas aimer sérieusement aucun homme, et même par amusement ne va jamais
si loin que tu ne puisses te retirer en honneur et sans rougir.

ROSALINDE.--Eh bien! à quoi donc nous amuserons-nous?

CÉLIE.--Asseyons-nous, et par nos moqueries dérangeons de son rouet
cette bonne ménagère, la Fortune, afin qu'à l'avenir ses dons soient
plus également partagés[2].

[Note 2: Nous avons déjà vu, dans _Antoine et Cléopâtre_, que Shakspeare
donne un rouet à la Fortune et en fait une ménagère.]

ROSALINDE.--Je voudrais que cela fût en notre pouvoir, car ses bienfaits
sont souvent bien mal placés, et la bonne aveugle fait surtout de
grandes méprises dans les dons qu'elle distribue aux femmes.

CÉLIE.--Oh! cela est bien vrai; car celles qu'elle fait belles, elle les
fait rarement vertueuses, et celles qu'elle fait vertueuses, elle les
fait en général bien laides.

ROSALINDE.--Mais, cousine, tu passes de l'office de la Fortune à celui
de la Nature. La Fortune est la souveraine des dons de ce monde, mais
elle ne peut rien sur les traits naturels.

(Entre Touchstone.)

CÉLIE.--Non?... Lorsque la Nature a formé une belle créature, la Fortune
ne peut-elle pas la faire tomber dans le feu? Et, bien que la Nature
nous ait donné de l'esprit pour railler la Fortune, cette même fortune
envoie cet imbécile pour interrompre notre entretien.

ROSALINDE.--En vérité, la Fortune est trop cruelle envers la Nature,
puisque la Fortune envoie l'enfant de la nature pour interrompre
l'esprit de la nature.

CÉLIE.--Peut-être n'est-ce pas ici l'ouvrage de la Fortune, mais celui
de la Nature elle-même, qui, s'apercevant que notre esprit naturel
est trop épais pour raisonner sur de telles déesses, nous envoie cet
imbécile pour notre pierre à aiguiser[3], car toujours la stupidité d'un
sot sert à aiguiser l'esprit.--Eh bien! homme d'esprit, où allez-vous?

[Note 3: Célie et Rosalinde jouent sur le sens du mot _Touchstone_, qui
veut dire pierre à aiguiser ou pierre de touche. Les _clowns_ du théâtre
anglais sont des bouffons, des _graciosi_; il ne faut pas les confondre
avec les fous en titre.]

TOUCHSTONE.--Maîtresse, il faut que vous veniez trouver votre père.

CÉLIE.--Vous a-t-on fait le messager?

TOUCHSTONE.--Non, sur mon honneur; mais on m'a ordonné de venir vous
chercher.

ROSALINDE.--Où avez-vous appris ce serment, fou?

TOUCHSTONE.--D'un certain chevalier, qui jurait sur son honneur que
les beignets étaient bons, et qui jurait encore sur son honneur que
la moutarde ne valait rien: moi, je soutiendrai que les beignets ne
valaient rien, et que la moutarde était bonne, et cependant le chevalier
ne faisait pas un faux serment.

CÉLIE.--Comment prouverez-vous cela, avec toute la masse de votre
science?

ROSALINDE.--Allons, voyons, démuselez votre sagesse.

TOUCHSTONE.--Avancez-vous toutes deux, caressez-vous le menton, et jurez
par votre barbe que je suis un fripon[4].

[Note 4: On trouve une phrase équivalente dans _Gargantua_.]

CÉLIE.--Par notre barbe, si nous en avions, tu es un fripon.

TOUCHSTONE.--Et moi, je jurerais par ma friponnerie, si j'en avais,
que je suis un fripon; mais si vous jurez par ce qui n'est pas, vous ne
faites pas de faux serment; aussi le chevalier n'en fit pas davantage,
lorsqu'il jura par son honneur, car il n'en eut jamais, ou s'il en avait
eu, il l'avait perdu à force de serments, longtemps avant qu'il vît ces
beignets ou cette moutarde.

CÉLIE.--Dis-moi, je te prie, de qui tu veux parler?

TOUCHSTONE.--De cet homme que le vieux Frédéric, votre père, aime tant.

CÉLIE.--L'amitié de mon père suffit pour l'honorer: en voilà assez; ne
parle plus de lui; tu seras fouetté un de ces jours pour tes moqueries.

TOUCHSTONE,--C'est une grande pitié, que les fous ne puissent dire
sagement ce que les sages font follement.

CÉLIE.--Par ma foi, tu dis vrai; car, depuis que le peu d'esprit qu'ont
les fous[5] a été condamné au silence, le peu de folie des gens sages se
montre extraordinairement.--Voici monsieur Le Beau.

[Note 5: Tôt ou tard la vérité devait déplaire à la cour, même dans la
bouche des fous.]

(Entre Le Beau.)

ROSALINDE.--Avec la bouche pleine de nouvelles.

CÉLIE.--Qu'il va dégorger sur nous, comme les pigeons donnent à manger à
leurs petits.

ROSALINDE.--Alors nous serons farcies de nouvelles.

CÉLIE.--Tant mieux, nous n'en trouverons que plus de chalands. Bonjour,
monsieur Le Beau; quelles nouvelles?

LE BEAU.--Belle princesse, vous avez perdu un grand plaisir.

CÉLIE.--Du plaisir! de quelle couleur?

LE BEAU.--De quelle couleur, madame? Que voulez-vous que je vous
réponde?

ROSALINDE.--Au gré de votre esprit et du hasard.

TOUCHSTONE.--Ou comme le voudront les décrets de la destinée.

CÉLIE.--Très-bien dit: voilà qui est maçonné avec une truelle[6].

TOUCHSTONE.--Ma foi, si je ne garde pas mon rang[7]...

[Note 6: Grossièrement, expression proverbiale.]

[Note 7: _Rank, rang_ et _rance_, équivoque.]

ROSALINDE.--Tu perds ton ancienne odeur.

LE BEAU.--Vous me troublez, mesdames; je voulais vous faire le récit
d'une belle lutte que vous n'avez pas eu le plaisir de voir.

ROSALINDE.--Dites-nous toujours l'histoire de cette lutte.

LE BEAU.--Je vous en dirai le commencement; et si cela plaît à Vos
Seigneuries, vous pourrez en voir la fin; car le plus beau est encore
à faire, et ils viennent l'exécuter précisément dans l'endroit où vous
êtes.

CÉLIE.--Eh bien! le commencement, qui est mort et enterré?

LE BEAU.--Arrive un vieillard avec ses trois fils.

CÉLIE.--Je pourrais trouver ce début-là à un vieux conte.

LE BEAU.--Trois jeunes gens de belle taille et de bonne mine...

ROSALINDE.--Avec des écriteaux à leur cou[8] portant: «On fait à savoir
par ces présentes, à tous ceux à qui il appartiendra...»

[Note 8: Bill, _pertuisane, billet, écriteau_. L'équivoque roule sur la
double signification du mot.]

LE BEAU.--L'aîné des trois a lutté contre Charles, le lutteur du duc:
Charles, en un instant, l'a renversé, et lui a cassé trois côtes; de
sorte qu'il n'y a guère d'espérance qu'il survive. Il a traité le second
de même, et le troisième aussi. Ils sont étendus ici près; le pauvre
vieillard, leur père, fait de si tristes lamentations à côté d'eux, que
tous les spectateurs le plaignent en pleurant.

ROSALINDE.--Hélas!

TOUCHSTONE.--Mais, monsieur, quel est donc l'amusement que les dames ont
perdu?

LE BEAU.--Hé! celui dont je parle.

TOUCHSTONE.--Voilà donc comme les hommes deviennent plus sages de jour
en jour! C'est la première fois de ma vie que j'aie jamais entendu dire
que de voir briser des côtes était un amusement pour les dames.

CÉLIE.--Et moi aussi, je te le proteste.

ROSALINDE.--Mais y en a-t-il encore d'autres qui brûlent d'envie de voir
déranger ainsi l'harmonie de leurs côtes? Y en a-t-il un autre qui se
passionne pour le jeu de _brise-côte_[9].--Verrons-nous cette lutte,
cousine?

[Note 9: Côtes rompues, musique rompue, analogie entre la flûte inégale
de Pan, et la disposition anatomique des côtes.]

LE BEAU.--Il le faudra bien, mesdames, si vous restez où vous êtes; car
c'est ici l'arène que l'on a choisie pour la lutte, et ils sont prêts à
l'engager.

CÉLIE.--Ce sont sûrement eux qui viennent là-bas: restons donc, et
voyons-la.

(Fanfares.--Entrent le duc Frédéric, les seigneurs de sa cour, Orlando,
Charles et suite.)

FRÉDÉRIC.--Avancez: puisque le jeune homme ne veut pas se laisser
dissuader, qu'il soit téméraire à ses risques et périls.

ROSALINDE.--Est-ce là l'homme?

LE BEAU.--Lui-même, madame.

CÉLIE.--Hélas! il est trop jeune; il a cependant l'air de devoir
remporter la victoire.

FRÉDÉRIC.--Quoi! vous voilà, ma fille, et vous aussi ma nièce? Vous
êtes-vous glissées ici pour voir la lutte?

ROSALINDE.--Oui, monseigneur, si vous voulez nous le permettre.

FRÉDÉRIC,--Vous n'y prendrez pas beaucoup de plaisir, je vous assure: il
y a une si grande inégalité de forces entre les deux hommes! Par pitié
pour la jeunesse de l'agresseur, je voudrais le dissuader; mais il ne
veut pas écouter mes instances. Parlez-lui, mesdames; voyez si vous
pourrez le toucher.

CÉLIE.--Faites-le venir ici, mon cher monsieur Le Beau.

FRÉDÉRIC.--Oui, appelez-le; je ne veux pas être présent.

(Il se retire à l'écart.)

LE BEAU.--Monsieur l'agresseur, les princesses voudraient vous parler.

ORLANDO.--Je vais leur présenter l'hommage de mon obéissance et de mon
respect.

ROSALINDE.--Jeune homme, avez-vous défié Charles le lutteur?

ORLANDO.--Non, belle princesse; il est l'agresseur général: je ne
fais que venir comme les autres, pour essayer avec lui la force de ma
jeunesse.

CÉLIE.--Monsieur, vous êtes trop hardi pour votre âge: vous avez vu de
cruelles preuves de la force de cet homme. Si vous pouviez vous voir
avec vos yeux, ou vous connaître avec votre jugement, la crainte
du malheur où vous vous exposez vous conseillerait de chercher des
entreprises moins inégales. Nous vous prions, pour l'amour de vous-même,
de songer à votre sûreté, et de renoncer à cette tentative.

ROSALINDE.--Rendez-vous, monsieur, votre réputation n'en sera nullement
lésée: nous nous chargeons d'obtenir du duc que la lutte n'aille pas
plus loin.

ORLANDO.--Je vous supplie, mesdames, de ne pas me punir par une opinion
désavantageuse: j'avoue que je suis très-coupable de refuser quelque
chose à d'aussi généreuses dames; mais accordez-moi que vos beaux yeux
et vos bons souhaits me suivent dans l'essai que je vais faire. Si je
suis vaincu, la honte n'atteindra qu'un homme qui n'eut jamais aucune
gloire: si je suis tué, il n'y aura de mort que moi, qui en serais bien
aise: je ne ferai aucun tort à mes amis, car je n'en ai point pour me
pleurer; ma mort ne sera d'aucun préjudice au monde, car je n'y possède
rien; je n'y occupe qu'une place, qui pourra être mieux remplie, quand
je l'aurai laissée vacante.

ROSALINDE.--Je voudrais que le peu de force que j'ai fût réunie à la
vôtre.

CÉLIE.--Et la mienne aussi pour augmenter la sienne.

ROSALINDE.--Portez-vous bien! fasse le ciel que je sois trompée dans mes
craintes pour vous!

ORLANDO.--Puissiez-vous voir exaucer tous les désirs de votre coeur!

CHARLES.--Allons, où est ce jeune galant, qui est si jaloux de coucher
avec sa mère la terre?

ORLANDO.--Le voici tout prêt, monsieur; mais il est plus modeste dans
ses voeux que vous ne dites.

FRÉDÉRIC.--Vous n'essayerez qu'une seule chute?

CHARLES.--Non, monseigneur, je vous le garantis; si vous avez fait tous
vos efforts pour le détourner de tenter la première, vous n'aurez pas à
le prier d'en risquer une seconde.

ORLANDO.--Vous comptez bien vous moquer de moi après la lutte; vous ne
devriez pas vous en moquer avant; mais voyons; avancez.

ROSALINDE.--O jeune homme, qu'Hercule te seconde!

CÉLIE.--Je voudrais être invisible, pour saisir ce robuste adversaire
par la jambe.

(Charles et Orlando luttent.)

ROSALINDE.--O excellent jeune homme!

CÉLIE.--Si j'avais la foudre dans mes yeux, je sais bien qui des deux
serait terrassé.

FRÉDÉRIC.--Assez, assez.

(Charles est renversé, acclamations.)

ORLANDO.--Encore, je vous en supplie, monseigneur; je ne suis pas encore
en haleine.

FRÉDÉRIC.--Comment te trouves-tu, Charles?

LE BEAU.--Il ne saurait parler, monseigneur.

FRÉDÉRIC.--Emportez-le. _(A Orlando_.) Quel est ton nom, jeune homme?

ORLANDO.--Orlando, monseigneur, le plus jeune des fils du chevalier
Rowland des Bois.

FRÉDÉRIC.--Je voudrais que tu fusses le fils de tout autre homme: le
monde tenait ton père pour un homme honorable, mais il fut toujours mon
ennemi: cet exploit que tu viens de faire m'aurait plu bien davantage,
si tu descendais d'une autre maison. Mais, porte-toi bien, tu es un
brave jeune homme; je voudrais que tu te fusses dit d'un autre père!

(Frédéric sort avec sa suite et Le Beau.)

CÉLIE.--Si j'étais mon père, cousine, en agirais-je ainsi?

ORLANDO.--Je suis plus fier d'être le fils du chevalier Rowland, le
plus jeune de ses fils, et je ne changerais pas ce nom pour devenir
l'héritier adoptif de Frédéric.

ROSALINDE.--Mon père aimait le chevalier Rowland comme sa propre âme, et
tout le monde avait pour lui les sentiments de mon père: si j'avais
su plus tôt que ce jeune homme était son fils, je l'aurais conjuré en
pleurant plutôt que de le laisser s'exposer ainsi.

CÉLIE.--Allons, aimable cousine, allons le remercier et l'encourager.
Mon coeur souffre de la dureté et de la jalousie de mon père.--Monsieur,
vous méritez des applaudissements universels; si vous tenez aussi bien
vos promesses en amour que vous venez de dépasser ce que vous aviez
promis, votre maîtresse sera heureuse.

ROSALINDE, _lui donnant la chaîne qu'elle avait à son cou_.--Monsieur,
portez ceci en souvenir de moi, d'une jeune fille disgraciée de la
fortune, et qui vous donnerait davantage, si sa main avait des dons à
offrir.--Nous retirons-nous, cousine?

CÉLIE.--Oui.--Adieu, beau gentilhomme.

ORLANDO.--Ne puis-je donc dire: je vous remercie! Tout ce qu'il y avait
de mieux en moi est renversé, ce qui reste devant vous n'est qu'une
quintaine[10], un bloc sans vie.

[Note 10: Quintaine, poteau fiché en plaine auquel on suspendait un
bouclier qui servait de but aux javelots, ou aux lances, dans les
joutes:

    Lasse enfin de servir au peuple de quintaine.]

ROSALINDE.--Il nous rappelle: mon orgueil est tombé avec ma fortune. Je
vais lui demander ce qu'il veut.--Avez-vous appellé, monsieur? monsieur,
vous avez lutté à merveille, et vous avez vaincu plus que vos ennemis.

CÉLIE.--Voulez-vous venir, cousine?

ROSALINDE.--Allons, du courage. Portez-vous bien.

(Rosalinde et Célie sortent.)

ORLANDO.--Quelle passion appesantit donc ma langue? Je ne peux lui
parler, et cependant elle provoquait l'entretien. (_Le Beau rentre._)
Pauvre Orlando, tu as renversé un Charles et quelque être plus faible te
maîtrise.

LE BEAU.--Mon bon monsieur, je vous conseille, en ami, de quitter ces
lieux. Quoique vous ayez mérité de grands éloges, les applaudissements
sincères et l'amitié de tout le monde, cependant telles sont maintenant
les dispositions du duc qu'il interprète contre vous tout ce que vous
avez fait: le duc est capricieux; enfin, il vous convient mieux à vous
de juger ce qu'il est, qu'à moi de vous l'expliquer.

ORLANDO.--Je vous remercie, monsieur; mais, dites-moi, je vous prie,
laquelle de ces deux dames, qui assistaient ici à la lutte, était la
fille du duc?

LE BEAU.--Ni l'une ni l'autre, si nous les jugeons par le caractère:
cependant la plus petite est vraiment sa fille, et l'autre est la
fille du duc banni, détenue ici par son oncle l'usurpateur, pour tenir
compagnie à sa fille; elles s'aiment, l'une et l'autre, plus que deux
soeurs ne peuvent s'aimer. Mais je vous dirai que, depuis peu, ce duc a
pris sa charmante nièce en aversion, sans aucune autre raison, que parce
que le peuple fait l'éloge de ses vertus, et la plaint par amour pour
son bon père. Sur ma vie, l'aversion du duc contre cette jeune dame
éclatera tout à coup.--Monsieur, portez-vous bien; par la suite, dans
un monde meilleur que celui-ci, je serai charmé de lier une plus étroite
connaissance avec vous, et d'obtenir votre amitié.

ORLANDO.--Je vous suis très-redevable: portez-vous bien. (_Le Beau
sort._) Il faut donc que je tombe de la fumée dans le feu[11]. Je
quitte un duc tyran pour rentrer sous un frère tyran: mais, ô divine
Rosalinde!...

(Il sort.)

[Note 11: _From the smoke into the smother_, de la fumée dans
l'étouffoir.]


SCÈNE III

Appartement du palais.

_Entrent_ CÉLIE et ROSALINDE.


CÉLIE.--Quoi, cousine! quoi, Rosalinde!--Amour, un peu de pitié! Quoi,
pas un mot!

ROSALINDE.--Pas un mot à jeter à un chien[12].

CÉLIE.--Non; tes paroles sont trop précieuses pour être jetées aux
roquets, mais jettes-en ici quelques-unes; allons, estropie-moi avec de
bonnes raisons.

ROSALINDE.--Alors il y aurait deux cousines d'enfermées, l'une serait
estropiée par des raisons[13], et l'autre folle sans aucune raison.

CÉLIE.--Mais tout ceci regarde-t-il votre père?

ROSALINDE.--Non; il y en a une partie pour le père de mon
enfant[14].--Oh! que le monde de tous les jours est rempli de ronces!

[Note 12: Expression proverbiale.]

[Note 13: _Lame me with reasons_, rends-moi boiteuse par de bonnes
raisons.

On a dernièrement voulu prouver par ces mots que Shakspeare était
boiteux en traduisant: _Prouvez-moi que je suis boiteux_. On a compté
combien de fois le mot _lame_ était dans ses oeuvres; et chaque fois a
été une preuve.]

[Note 14: Mon futur époux.]

CÉLIE.--Ce ne sont que des chardons, cousine, jetés sur toi par jeu
dans la folie d'un jour de fête: mais si nous ne marchons pas dans les
sentiers battus, ils s'attacheront à nos jupons.

ROSALINDE.--Je les secouais bien de ma robe; mais ces chardons sont dans
mon coeur.

CÉLIE.--Chasse-les en faisant: hem! hem!

ROSALINDE.--J'essayerais, s'il ne fallait que dire hem et l'obtenir.

CÉLIE.--Allons, allons, il faut lutter contre tes affections.

ROSALINDE.--Oh! elles prennent le parti d'un meilleur lutteur que moi!

CÉLIE.--Que le ciel te protége! Tu essayeras, avec le temps, en dépit
d'une chute.--Mais laissons là toutes ces plaisanteries, et parlons
sérieusement: est-il possible que tu tombes aussi subitement et aussi
éperdument amoureuse du plus jeune des fils du vieux chevalier Rowland?

ROSALINDE.--Le duc mon père aimait tendrement son père.

CÉLIE.--S'ensuit-il de là que tu doives aimer tendrement son fils?
D'après cette logique, je devrais le haïr; car mon père haïssait son
père: cependant je ne hais point Orlando.

ROSALINDE.--Non, je t'en prie, pour l'amour de moi, ne le hais pas.

CÉLIE.--Pourquoi le haïrai-je? N'est-il pas rempli de mérite?

ROSALINDE.--Permets donc que je l'aime pour cette raison; et toi,
aime-le parce que je l'aime.--Mais regarde, voilà le duc qui vient.

CÉLIE.--Avec des yeux pleins de courroux.

(Frédéric entre avec des seigneurs de la cour.)

FRÉDÉRIC--Hâtez-vous, madame, de partir et de vous retirer de notre
cour.

ROSALINDE.--Moi, mon oncle?

FRÉDÉRIC.--Vous, ma nièce; et si dans dix jours vous vous trouvez à
vingt milles de notre cour, vous mourrez.

ROSALINDE.--Je supplie Votre Altesse de permettre que j'emporte avec moi
la connaissance de ma faute. Si je me comprends moi-même, si mes propres
désirs me sont connus, si je ne rêve pas ou si je ne suis pas folle,
comme je ne crois pas l'être, alors, cher oncle, je vous proteste que
jamais je n'offensai Votre Altesse, pas même par une pensée à demi
conçue.

FRÉDÉRIC--Tel est le langage de tous les traîtres; si leur justification
dépendait de leurs paroles, ils seraient aussi innocents que la grâce
même: qu'il vous suffise de savoir que je me méfie de vous.

ROSALINDE.--Votre méfiance ne suffit pas pour faire de moi une perfide.
Dites-moi quels sont les indices de ma trahison?

FRÉDÉRIC.--Tu es fille de ton père, et c'est assez.

ROSALINDE.--Je l'étais aussi lorsque Votre Altesse s'est emparée de son
duché; je l'étais, lorsque Votre Altesse l'a banni. La trahison ne se
transmet pas comme un héritage, monseigneur; ou si elle passait de nos
parents à nous, qu'en résulterait-il encore contre moi? Mon père ne fut
jamais un traître: ainsi, mon bon seigneur, ne me faites pas l'injustice
de croire que ma pauvreté soit de la perfidie.

CÉLIE.--Cher souverain, daignez m'entendre.

FRÉDÉRIC.--Oui, Célie, c'est pour l'amour de vous que nous l'avons
retenue ici; autrement, elle aurait été rôder avec son père.

CÉLIE.--Je ne vous priai pas alors de la retenir ici; vous suivîtes
votre bon plaisir et votre propre pitié: j'étais trop jeune dans ce
temps-là pour apprécier tout ce qu'elle valait; mais maintenant je la
connais; si elle est une traîtresse, j'en suis donc une aussi, nous
avons toujours dormi dans le même lit, nous nous sommes levées au même
instant, nous avons étudié, joué, mangé ensemble, et partout où nous
sommes allées, nous marchions toujours comme les cygnes de Junon,
formant un couple inséparable.

FRÉDÉRIC.--Elle est trop rusée pour toi; sa douceur, son silence même,
et sa patience, parlent au peuple qui la plaint. Tu es une folle,
elle te vole ton nom; tu auras plus d'éclat, et tes vertus brilleront
davantage lorsqu'elle sera partie; n'ouvre plus la bouche; l'arrêt que
j'ai prononcé contre elle est ferme et irrévocable; elle est bannie.

CÉLIE.--Prononcez donc aussi, monseigneur, la même sentence contre moi;
car je ne saurais vivre séparée d'elle.

FRÉDÉRIC.--Vous êtes une folle.--Vous, ma nièce, faites vos préparatifs;
si vous passez le temps fixé, je vous jure, sur mon honneur et sur ma
parole solennelle, que vous mourrez.

(Frédéric sort avec sa suite.)

CÉLIE.--O ma pauvre Rosalinde, où iras-tu? Veux-tu que nous changions
de pères? Je te donnerai le mien. Je t'en conjure, ne sois pas plus
affligée que je ne le suis.

ROSALINDE.--J'ai bien plus sujet de l'être.

CÉLIE.--Tu n'en as pas davantage, cousine; console-toi, je t'en prie: ne
sais-tu pas que le duc m'a bannie, moi, sa fille?

ROSALINDE.--C'est ce qu'il n'a point fait.

CÉLIE.--Non, dis-tu? Rosalinde n'éprouve donc pas cet amour qui me
dit que toi et moi sommes une? Quoi! on nous séparera? Quoi! nous nous
quitterions, douce amie? non, que mon père cherche une autre héritière.
Allons, concertons ensemble le moyen de nous enfuir; voyons où nous
irons et ce que nous emporterons avec nous; ne prétends pas te charger
seule du fardeau, ni supporter seule tes chagrins, et me laisser à
l'écart: car, tu peux dire tout ce que tu voudras, mais je te jure, par
ce ciel qui paraît triste de notre douleur, que j'irai partout avec toi.

ROSALINDE.--Mais où irons-nous?

CÉLIE.--Chercher mon oncle.

ROSALINDE.--Hélas! de jeunes filles comme nous! quel danger ne
courrons-nous pas en voyageant si loin? La beauté tente les voleurs,
encore plus que l'or.

CÉLIE.--Je m'habillerai avec des vêtements pauvres et grossiers et je
me teindrai le visage avec une espèce de terre d'ombre; fais-en autant,
nous passerons sans être remarquées, et sans exciter personne à nous
attaquer.

ROSALINDE.--Ne vaudrait-il pas mieux, étant d'une taille plus
qu'ordinaire, que je m'habillasse tout à fait en homme? Avec une belle
et large épée à mon côté, et un épieu à la main (qu'il reste cachée
dans mon coeur toute la peur de femme qui voudra!) j'aurai un extérieur
fanfaron et martial, aussi bien que tant de lâches qui cachent leur
poltronnerie sous les apparences de la bravoure.

CÉLIE.--Comment t'appellerai-je, lorsque tu seras un homme?

ROSALINDE.--Je ne veux pas porter un nom moindre que celui du page
de Jupiter, ainsi, songe bien à m'appeler Ganymède, et toi, quel nom
veux-tu avoir?

CÉLIE.--Un nom qui ait quelque rapport avec ma situation: plus de Célie;
je suis _Aliéna_[15].

[Note 15: _Aliéna_, mot latin; étrangère bannie.]

ROSALINDE.--Mais, cousine, si nous essayions de voler le fou de la cour
de ton père, ne servirait-il pas à nous distraire dans le voyage?

CÉLIE.--Il me suivra, j'en réponds, au bout du monde. Laisse-moi le soin
de le gagner: allons ramasser nos bijoux et nos richesses; concertons le
moment le plus propice, et les moyens les plus sûrs pour nous soustraire
aux poursuites que l'on ne manquera pas de faire après mon évasion:
allons, marchons avec joie... vers la liberté, et non vers le
bannissement!

(Elles sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                           ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

La forêt des Ardennes.

LE VIEUX DUC, AMIENS _et deux ou trois_ SEIGNEURS _vêtus en habits de
gardes-chasse._


LE VIEUX DUC.--Eh bien! mes compagnons, mes frères d'exil, l'habitude
n'a-t-elle pas rendu cette vie plus douce pour nous que celle que l'on
passe dans la pompe des grandeurs? Ces bois ne sont-ils pas plus exempts
de dangers qu'une cour envieuse? Ici, nous ne souffrons que la peine
imposée à Adam, les différences des saisons, la dent glacée et les
brutales insultes du vent d'hiver, et quand il me pince et souffle sur
mon corps, jusqu'à ce que je sois tout transi de froid, je souris et je
dis: «Ce n'est pas ici un flatteur: ce sont là des conseillers qui me
convainquent de ce que je suis en me le faisant sentir.» On peut
retirer de doux fruits de l'adversité; telle que le crapaud horrible et
venimeux, elle porte cependant dans sa tête un précieux joyau[16]. Notre
vie actuelle, séparée de tout commerce avec le monde, trouve des voix
dans les arbres, des livres dans les ruisseaux qui coulent, des sermons
dans les pierres, et du bien en toute chose.

[Note 16: C'était une opinion reçue, du temps de Shakspeare, que la
tête d'un vieux crapaud contenait une pierre précieuse, ou une perle, à
laquelle on attribuait de grandes vertus.]

AMIENS.--Je ne voudrais pas changer cette vie: Votre Grâce est heureuse
de pouvoir échanger les rigueurs opiniâtres de la fortune en une
existence aussi tranquille et aussi douce.

LE VIEUX DUC.--Allons, irons-nous tuer quelque venaison? Cependant cela
me fait de la peine que ces pauvres créatures tachetées, bourgeoises par
naissance de cette cité déserte, voient leurs flancs arrondis percés de
ces pointes fourchues dans leurs propres domaines.

PREMIER SEIGNEUR.--Aussi, monseigneur, cela chagrine beaucoup le
mélancolique Jacques; il jure que vous êtes en cela un plus grand
usurpateur que votre frère ne l'a été en vous bannissant. Aujourd'hui,
le seigneur Amiens et moi, nous nous sommes glissés derrière lui, au
moment où il était couché sous un chêne, dont l'antique racine perce les
bords du ruisseau qui murmure le long de ce bois; au même endroit est
venu languir un pauvre cerf éperdu que le trait d'un chasseur avait
blessé; et vraiment, monseigneur, le malheureux animal poussait de
si profonds gémissements, que dans ses efforts la peau de ses côtés a
failli crever; ensuite de grosses larmes[17] ont roulé piteusement l'une
après l'autre sur son nez innocent; et dans cette attitude, la pauvre
bête fauve, que le mélancolique Jacques observait avec attention,
restait immobile sur le bord du rapide ruisseau, qu'elle grossissait de
ses pleurs.

[Note 17: Dans l'ancienne matière médicale, les larmes du cerf mourant
étaient réputées jouir d'une vertu miraculeuse.]

LE VIEUX DUC.--Mais qu'a dit Jacques? N'a-t-il point moralisé sur ce
spectacle?

PREMIER SEIGNEUR.--Oh! oui, monseigneur, il a fait cent comparaisons
différentes; d'abord, sur les pleurs de l'animal qui tombaient dans
le ruisseau, qui n'avait pas besoin de ce superflu. «Pauvre cerf,
disait-il, tu fais ton testament comme les gens du monde; tu donnes
à qui avait déjà trop.» Ensuite, sur ce qu'il était là seul, isolé,
abandonné de ses compagnons veloutés: «Voilà qui est bien, dit-il, le
malheur sépare de nous la foule de nos compagnons.» Dans le moment,
un troupeau sans souci et qui s'était rassasié dans la prairie, bondit
autour de l'infortuné et ne s'arrête point pour le saluer: «Oui, disait
Jacques, poursuivez, gras et riches citoyens; c'est la mode: pourquoi
vos regards s'arrêteraient-ils sur ce pauvre malheureux, qui est
ruiné et perdu sans ressource?» C'est ainsi que Jacques, par les plus
violentes invectives, attaquait la campagne, la ville, la cour, et même
la vie que nous menons ici, jurant que nous étions de vrais usurpateurs,
des tyrans et pis encore, d'effrayer les animaux et de les tuer dans le
lieu même que la nature leur avait assigné pour patrie et pour demeure.

LE VIEUX DUC.--Et l'avez-vous laissé dans cette méditation?

SECOND SEIGNEUR.--Oui, monseigneur, nous l'avons laissé pleurant et
faisant des dissertations sur le cerf qui sanglotait.

LE VIEUX DUC.--Montrez-moi l'endroit; j'aime à être aux prises avec lui,
lorsqu'il est dans ces accès d'humeur; car alors il est plein d'idées.

SECOND SEIGNEUR.--Je vais, monseigneur, vous conduire droit à lui.


SCÈNE II

Appartement du palais du duc usurpateur.

FRÉDÉRIC _entre avec des_ SEIGNEURS _de sa suite_.


FRÉDÉRIC.--Est-il possible que personne ne les ait vues? Cela ne peut
pas être: quelques traîtres de ma cour sont d'intelligence avec elles.

PREMIER SEIGNEUR.--Je ne puis découvrir personne qui l'ait aperçue.
Les dames, chargées de sa chambre, l'ont vue le soir au lit, et le
lendemain, de grand matin, elles ont trouvé le lit vide du trésor qu'il
renfermait, leur maîtresse.

SECOND SEIGNEUR.--Monseigneur, on ne trouve pas non plus le paysan peu
gracieux[18] dont Votre Altesse avait coutume de s'amuser si souvent.
Hespérie, la fille d'honneur de la princesse, avoue qu'elle a entendu
secrètement votre fille et sa cousine vantant beaucoup les bonnes
qualités et les grâces du lutteur qui a vaincu dernièrement le robuste
Charles, et elle croit qu'en quelque endroit que ces dames soient
allées, ce jeune homme est sûrement avec elles.

[Note 18: _Roynish_ du mot français _rogneux_.]

FRÉDÉRIC.--Envoyez chez son frère; ramenez ici ce galant; s'il n'y
est pas, amenez-moi son frère, je le lui ferai bien trouver; allez-y
sur-le-champ, et ne vous lassez point de continuer les démarches et les
perquisitions, jusqu'à ce que vous m'ayez ramené ces folles échappées.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Devant la maison d'Olivier.

_Entrent_ ORLANDO et ADAM, _qui se rencontrent_.


ORLANDO.--Qui est là?

ADAM.--Quoi! c'est vous, mon jeune maître? O mon cher maître! ô mon
doux maître! ô vous, image vivante du vieux chevalier Rowland! Quoi! que
faites-vous ici? Ah! pourquoi êtes-vous vertueux? pourquoi les gens vous
aiment-ils? pourquoi êtes-vous bon, fort et vaillant? pourquoi
avez-vous été assez imprudent pour vouloir vaincre le nerveux lutteur du
capricieux duc? Votre gloire vous a trop tôt devancé dans cette maison.
Ne savez-vous pas, mon maître, qu'il est des hommes pour qui toutes
leurs qualités deviennent autant d'ennemis? Voilà tout le fruit que vous
retirez des vôtres; vos vertus, mon cher maître, sont pour vous autant
de traîtres, sous une forme sainte et céleste. Oh! quel monde est
celui-ci, où ce qui est louable empoisonne celui qui le possède!

ORLANDO.--Quoi donc? de quoi s'agit-il?

ADAM.--O malheureux jeune homme, ne franchissez pas ce seuil; l'ennemi
de tout votre mérite habite sous ce toit: votre frère... non, il n'est
pas votre frère, mais... le fils... non... pas le fils... je ne veux pas
l'appeler fils... de celui que j'allais appeler son père, a appris votre
gloire, et cette nuit même il se propose de brûler le logement où vous
avez coutume de coucher, et vous dedans. S'il ne réussit pas dans
ce projet, il trouvera d'autres moyens de vous faire périr; je l'ai
entendu, par hasard, méditant son projet: ce n'est pas ici un lieu pour
vous; cette maison n'est qu'une boucherie; abhorrez-la, redoutez-la, n'y
entrez pas.

ORLANDO.--Mais, Adam, où veux-tu que j'aille?

ADAM.--N'importe où, pourvu que vous ne veniez pas ici.

ORLANDO.--Quoi! voudrais-tu que j'allasse mendier mon pain; ou qu'armé
d'une épée lâche et meurtrière je gagnasse ma vie comme un brigand en
volant sur les grands chemins? Voilà ce qu'il faut que je fasse, ou je
ne sais que faire; et c'est ce que je ne ferai pas, quoique je puisse
faire. J'aime mieux me livrer à la haine d'un sang dégénéré, d'un frère
sanguinaire.

ADAM.--Non, ne le faites pas: j'ai cinq cents écus qui sont les pauvres
gages que j'ai épargnés sous votre père; je les ai amassés pour
me servir de nourrice lorsque mes membres vieillis et perclus me
refuseraient le service, et que ma vieillesse méprisée serait jetée dans
un coin; prenez cela; et que celui qui nourrit les corbeaux, et dont la
Providence fournit à la subsistance du passereau, soit le soutien de ma
vieillesse! Voilà cet or; je vous le donne tout; prenez-moi pour
votre domestique: quoique je paraisse vieux, je suis encore nerveux
et robuste; car, dans ma jeunesse, je n'ai jamais fait usage de ces
liqueurs brûlantes qui portent le trouble dans le sang, et jamais
je n'ai cherché, avec un front sans pudeur, les moyens de ruiner et
d'affaiblir ma constitution; aussi ma vieillesse est comme un hiver
vigoureux, froid, mais serein: laissez-moi vous suivre; je vous rendrai
les services d'un homme plus jeune, dans toutes vos affaires et dans
tous vos besoins.

ORLANDO.--O bon vieillard! que tu es une image fidèle de ces serviteurs
constants de l'ancien temps, qui servaient par amour de leur devoir, et
non pour le salaire! Tu n'es pas à la mode de ce temps-ci où personne
ne travaille que pour son avancement, et où l'acquisition de ce qu'on
désire fait cesser le service: tu n'en agis pas ainsi.--Mais, pauvre
vieillard, tu veux tailler un arbre pourri qui ne saurait même produire
une seule fleur, pour te payer de tes peines et de ta culture; mais fais
ce que tu voudras; nous irons ensemble; et avant que nous ayons dépensé
les gages de ta jeunesse, nous trouverons quelque modeste situation où
nous vivrons contents.
                
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