William Shakespear

Mesure pour mesure
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ESCALUS.--Qu'on fasse reparaître ici cette Isabelle, je voudrais causer
avec elle. (_A Angelo._)--Je vous en prie, seigneur, laissez-moi le soin
de l'interroger; vous verrez comme je saurai la manier.

LUCIO.--Pas mieux que lui, d'après son propre rapport à elle-même.

ESCALUS.--Que dites-vous?

LUCIO.--Moi, monsieur, je pense que si vous la maniez en particulier,
elle avouerait plutôt: peut-être qu'en public elle aura honte.

(Le duc revient en habit de religieux, le prévôt: on amène Isabelle.)

ESCALUS.--Je vais questionner un peu obscurément.

LUCIO.--Voilà le vrai moyen; car les femmes sont légères vers
minuit[33].

[Note 33: Équivoque entre _light_ (lumière) et light _légère_. Ce jeu de
mots se retrouve constamment dans Shakspeare.]

ESCALUS.--Venez çà, madame: voici une dame qui nie tout ce que vous avez
dit.

LUCIO.--Seigneur, voici ce misérable dont je vous ai parlé: il vient
avec le prévôt.

ESCALUS.--Fort à propos.--Ne lui parlez pas, que nous ne vous y
engagions.

LUCIO.--Motus!

ESCALUS.--Avancez, monsieur. Est-ce vous qui avez excité ces femmes à
calomnier le seigneur Angelo? Elles ont avoué que vous l'aviez fait.

LE DUC.--Cela est faux.

ESCALUS.--Comment! Savez-vous où vous êtes?

LE DUC.--Respect à la dignité de votre place! Et le démon lui-même est
quelquefois honoré à cause de son trône brûlant.--Où est le duc? C'est
lui qui doit m'entendre.

ESCALUS.--Le duc réside en nous, et nous vous entendrons: songez à dire
la vérité.

LE DUC.--Je parlerai du moins avec hardiesse.--Mais, hélas! pauvres
âmes, venez-vous ici demander l'agneau au renard? Adieu la justice
que vous demandiez.--Le duc est-il parti? En ce cas, votre cause est
perdue.--C'est une injustice au duc de repousser ainsi votre appel
public, et de remettre l'examen de votre affaire dans les mains du
scélérat même que vous venez accuser.

LUCIO.--C'est ce coquin; c'est bien lui dont je vous ai parlé.

ESCALUS.--Quoi! moine irrévérent et profane, ne te suffit-il pas d'avoir
suborné ces femmes pour accuser ce digne homme, sans que ta bouche
infâme vienne à ses propres oreilles l'appeler scélérat? Et de là tu
passes au duc même, pour le taxer d'injustice? Qu'on l'emmène d'ici:
qu'on le conduise à la torture.--Nous te serrerons les articulations
l'une après l'autre, jusqu'à ce que nous sachions ton but. Quoi, le duc
injuste?

LE DUC.--Ne vous échauffez pas tant. Le duc n'oserait pas plus torturer
un de mes doigts, qu'il n'oserait faire souffrir un des siens; je ne
suis point son sujet, ni provincial de ce pays-ci. Mes affaires, dans
cet État, m'ont mis à portée d'observer les moeurs dans Vienne, et j'y
ai vu la corruption bouillir et bouillonner, et déborder de la marmite;
j'ai vu des lois pour toutes les fautes; mais les fautes si bien
protégées, que les statuts les plus énergiques sont comme le tableau
des amendes pendu dans la boutique d'un barbier[34],--objet d'autant de
risée que d'attention.

[Note 34: Anciennement, dans la boutique des barbiers, il y avait un
tableau des règlements et des peines pour empêcher les pratiques de
manier les instruments de chirurgie; mais les règlements étaient si
ridicules et les barbiers avaient si peu d'autorité, qu'ils étaient un
objet de risée.]

ESCALUS.--Calomnier l'État! Qu'on l'emmène en prison.

ANGELO.--Seigneur Lucio, que pouvez-vous certifier contre cet homme?
Est-ce celui dont vous nous avez parlé?

LUCIO.--C'est lui-même, seigneur.--Venez çà, mon bon vieux à tête
chauve. Me connaissez-vous?

LE DUC.--Je vous reconnais, monsieur, au son de votre voix: je vous ai
rencontré dans la prison, pendant l'absence du duc.

LUCIO.--Oh! oui-dà? Et vous rappelez-vous ce que vous m'avez dit du duc?

LE DUC.--Très-nettement, monsieur.

LUCIO.--Oui-dà, monsieur? Et le duc était-il un marchand de chair
humaine, un imbécile, un lâche, comme vous me l'avez dit alors?

LE DUC--Il faut, monsieur, que vous changiez de personne avec moi, avant
que vous mettiez ce propos sur mon compte: car c'est vous-même qui avez
dit cela de lui; et bien pis, bien pis.

LUCIO.--O damné coquin! Ne t'ai-je pas tiré par le bout du nez, pour tes
propos?

LE DUC.--Je proteste que j'aime le duc comme je m'aime moi-même.

ANGELO.--Entendez-vous comme ce misérable voudrait terminer la chose,
après ses injures de haute trahison?

ESCALUS.--Ce n'est pas là un homme à qui l'on doive parler. Qu'on
l'entraîne en prison.--Où est le prévôt? Emmenez-le en prison: mettez-le
sous les verroux, et qu'il ne parle plus.--Qu'on emmène aussi ces
malheureuses avec leur autre complice.

(Le prévôt met la main sur le duc.)

LE DUC.--Arrêtez, monsieur; arrêtez un moment.

ANGELO.--Quoi, il résiste? Prêtez main-forte, Lucio.

LUCIO.--Venez, monsieur, venez, monsieur, venez, monsieur: allons
donc! monsieur: comment, tête chauve, vil menteur! Il faut donc vous
encapuchonner ainsi, oui-dà? Montrez votre visage de coquin, et que la
peste vous saisisse! Montrez-nous votre face de galefretier, et soyez
pendu dans une heure. Vous ne voulez pas?

(Lucio arrache le capuchon et le duc paraît.)

LE DUC.--Tu es le premier coquin qui ait jamais fait un duc.--D'abord,
prévôt, je me porte pour caution de ces trois honnêtes gens. (_A
Lucio_.) Ne t'échappe pas, toi; le moine et toi vont s'expliquer tout à
l'heure.--Qu'on s'empare de lui.

LUCIO.--Cela pourrait finir par pis que le gibet.

LE DUC, _à Escalus_.--Ce que vous avez dit, je vous le pardonne:
asseyez-vous. (_Montrant Angelo._) Lui, nous prêtera sa place. (_A
Angelo._) Monsieur, avec votre permission. (_Il s'assied à la place
d'Angelo._)--(_A Angelo._) Te reste-t-il encore des paroles, de
l'adresse ou de l'impudence, qui puissent te servir? Si tu en as,
comptes-y, jusqu'à ce qu'on ait entendu mon récit, et ne te défends pas
plus longtemps.

ANGELO.--Mon redoutable souverain, je me rendrais plus coupable que ne
m'a fait mon crime, si je m'imaginais que je suis impénétrable, lorsque
je vois que Votre Altesse, comme une intelligence divine, a pénétré
toutes mes intrigues. Ainsi, bon prince, ne siégez pas plus longtemps à
ma honte; et que mon procès se borne à mon propre aveu. Votre sentence à
l'instant, et la mort après; c'est toute la grâce que j'implore.

LE DUC.--Venez ici, Marianne. (_A Angelo._)--Réponds, as-tu engagé ta
foi par un contrat à cette femme?

ANGELO.--Oui, seigneur.

LE DUC.--Va, emmène-la, et épouse-la sur-le-champ.--Religieux,
accomplissez la cérémonie; et quand elle sera achevée, renvoyez-le-moi
ici.--Prévôt, accompagnez-le.

(Angelo, Marianne, le prévôt et le religieux sortent.)

ESCALUS.--Seigneur, je suis plus confondu de son déshonneur, que de la
singularité de la cause.

LE DUC.--Venez ici, Isabelle: votre moine est maintenant votre prince;
et comme j'étais alors zélé et fidèle pour vos intérêts, ne changeant
point de coeur en changeant de vêtement, je reste toujours attaché à
votre service.

ISABELLE.--Ah! daignez me pardonner, à moi, votre sujette, d'avoir
employé et importuné Votre Altesse qui m'était inconnue.

LE DUC.--Je vous le pardonne, Isabelle; et vous, chère fille, soyez
aussi généreuse pour nous. La mort de votre frère, je le sais, vous
reste sur le coeur, et vous pourriez vous demander avec étonnement
pourquoi je me suis caché pour travailler à sauver sa vie, et pourquoi
je n'ai pas dévoilé témérairement ma puissance plutôt que de le laisser
périr ainsi. Tendre soeur, c'est la rapidité de son exécution, que je
croyais voir venir d'un pas plus lent, qui a renversé mes desseins.
Mais, la paix soit avec lui! La vie dont il jouit n'a plus la mort à
craindre, et vaut mieux que celle qui n'existe que pour craindre. Faites
votre consolation de cette idée, que votre frère est heureux.

ISABELLE.--C'est ce que je fais, seigneur.

(Entrent Angelo, Marianne, le religieux, le prévôt.)

LE DUC.--Quant à ce nouveau marié qui revient vers nous, et dont
l'imagination impure a outragé votre honneur, que vous avez si bien
défendu, vous devez lui pardonner pour l'amour de Marianne. Mais comme
il a condamné votre frère, étant criminel, par une double violation de
la chasteté sacrée, et de sa promesse positive de vous accorder la vie
de votre frère à cette condition, la clémence même de la loi demande
à grands cris, et par sa bouche même: _Angelo pour Claudio, mort pour
mort._ La célérité répond à la célérité, la lenteur suit la lenteur,
représailles pour représailles, _et mesure pour mesure_. Ainsi, Angelo,
voilà donc ton crime manifesté; et quand tu voudrais le nier, cela ne te
serait d'aucun avantage. Nous te condamnons à périr sur le même
billot où Claudio a posé sa tête pour mourir, et avec la même
précipitation.--Qu'on l'emmène.

MARIANNE.--O mon très-gracieux seigneur, j'espère que vous ne m'avez
point donné un mari pour vous moquer de moi.

LE DUC.--C'est votre mari qui s'est moqué de vous en vous donnant
un mari. Pour la sauvegarde de votre honneur, j'ai cru votre mariage
nécessaire: autrement, le reproche de votre faiblesse pour lui pouvait
flétrir votre vie, et nuire à votre avantage dans l'avenir. Quoique ses
biens nous appartiennent par la confiscation, nous vous en faisons don,
comme d'un douaire de veuve; ils vous serviront à acquérir un meilleur
mari.

MARIANNE.--O mon cher seigneur! je n'en désire point d'autre ni de
meilleur que lui.

LE DUC.--Ne le demandez point, ma résolution est définitive.

MARIANNE, _se jetant à ses pieds_.--Mon bon souverain!...

LE DUC.--Vous perdez vos peines.--Qu'on l'emmène à la mort. (_A Lucio._)
Maintenant à vous, monsieur.

MARIANNE.--O mon bon seigneur!--Chère Isabelle, charge-toi de mon rôle;
prête-moi tes genoux, et je te prêterai toute ma vie à venir pour te
rendre service.

LE DUC.--Vous allez contre toute raison, en l'importunant. Si elle
s'agenouillait pour me demander la grâce de ce crime, l'ombre de son
frère briserait son lit de pierre, et l'entraînerait avec horreur.

MARIANNE.--Isabelle, chère Isabelle! agenouillez-vous seulement à côté
de moi: levez vos mains; ne dites rien, je parlerai, moi. On dit que les
hommes les plus parfaits sont pétris de défauts, et qu'ils deviennent
souvent d'autant meilleurs qu'ils ont été un peu mauvais: mon mari peut
être du nombre. Isabelle, ne voulez-vous pas fléchir le genou pour moi?

LE DUC.--Il meurt pour la mort de Claudio.

ISABELLE, _à genoux_.--Prince très-miséricordieux, daignez voir cet
homme condamné comme si mon frère vivait. Je suis disposée à croire
qu'une vraie sincérité a gouverné ses actions, jusqu'à ce qu'il m'ait
vue; et puisqu'il en est ainsi, qu'il ne meure pas. Mon frère a été
justement puni, puisqu'il avait commis l'action pour laquelle il est
mort.--Le crime d'Angelo n'a pas atteint sa mauvaise intention, qui doit
être enterrée comme une intention qui est morte en route: les pensées ne
sont point sujettes à la loi, les intentions ne sont que des pensées.

MARIANNE.--Elles ne sont que cela, seigneur.

LE DUC.--Vos prières sont inutiles: levez-vous, vous dis-je. Je viens
de me rappeler encore un autre délit.--Prévôt, comment s'est-il fait que
Claudio ait été décapité à une heure qui n'est pas d'usage?

LE PRÉVÔT.--On me l'a commandé ainsi.

LE DUC.--Aviez-vous pour cela un ordre écrit et spécial?

LE PRÉVÔT.--Non, seigneur; je l'ai reçu par un message secret.

LE DUC.--Et pour cela, je vous dépouille de votre office: rendez-moi vos
clefs.

LE PRÉVÔT.--Daignez me pardonner, noble seigneur: je croyais bien que
c'était une faute: mais je ne le savais pas, cependant après avoir
réfléchi davantage je m'en suis repenti; et, pour preuve, c'est qu'il
y a un homme dans la prison qui, d'après un ordre secret, devait être
exécuté, et que j'ai laissé vivre encore.

LE DUC.--Qui est-ce?

LE PRÉVÔT.--Son nom est Bernardino.

LE DUC--Je voudrais que vous en eussiez agi de même avec
Claudio.--Allez: amenez-le ici, que je le voie.

(Le prévôt sort.)

ESCALUS, _à Angelo_.--Je suis bien affligé qu'un homme aussi éclairé,
aussi sensé que vous, seigneur Angelo, soit tombé dans un écart si
grossier, d'abord par l'ardeur des sens et ensuite par le défaut de bon
jugement.

ANGELO.--Et moi, je suis affligé d'être la cause de tant de chagrins;
et un remords si profond pénètre mon coeur repentant, que je désire bien
plus la mort que le pardon: je l'ai méritée, et je la demande.

(Le prévôt, amenant Bernardino, Claudio et Juliette.)

LE DUC.--Lequel est ce Bernardino?

LE PRÉVÔT.--Celui-ci, seigneur.

LE DUC.--Il y a un religieux qui m'a parlé de cet homme.--Drôle, on dit
que tu as une âme entêtée, qui ne voit rien au delà de ce monde, et
que tu règles ta vie en conséquence. Tu es condamné; mais, quant à tes
fautes et leur punition en ce monde, je te les remets toutes. Je
t'en prie, use de ce pardon pour te préparer à une meilleure vie à
venir.--Religieux, conseillez-le; je le laisse entre vos mains. Quel est
cet homme si bien enveloppé?

LE PRÉVÔT.--C'est un autre prisonnier que j'ai sauvé, et qui devait
périr quand Claudio a perdu la tête, et qui ressemble tant à Claudio,
qu'on le prendrait pour lui-même.

LE DUC, _à Isabelle_.--S'il ressemble à votre frère, je lui pardonne
pour l'amour de lui; et vous, Isabelle, pour l'amour de votre charmante
personne, donnez-moi votre main, et dites que vous serez à moi; il est
mon frère aussi: mais remettons ce soin à un moment plus convenable. A
présent, le seigneur Angelo commence à s'apercevoir qu'il est en sûreté;
il me semble voir ses yeux briller. Allons, Angelo, votre crime vous
traite bien.--Songez à aimer votre femme; son mérite égale le vôtre.--Je
trouve dans mon coeur un penchant à la clémence; et cependant il y a là
devant nous quelqu'un à qui je ne peux pardonner.--(_A Lucio._) Vous,
maraud, qui m'avez connu pour un imbécile, un lâche, un homme livré tout
entier à la débauche, un âne, un fou, comment ai-je mérité de vous que
vous fassiez de moi un semblable panégyrique?

LUCIO.--En vérité, seigneur, je n'ai tenu ces discours que d'après la
mode. Si vous voulez me faire pendre pour cela, vous le pouvez: mais
j'aimerais mieux qu'il vous plût de me faire fouetter.

LE DUC.--Fouetté d'abord, monsieur, et pendu après.--Prévôt, faites
proclamer dans toute la ville que, s'il est quelque femme outragée par
ce libertin, comme je lui ai entendu jurer à lui-même qu'il y en a une
qui est enceinte de ses oeuvres, qu'elle se présente, et il faudra qu'il
l'épouse; les noces finies, qu'on le fouette et qu'on le pende.

LUCIO.--J'en conjure votre altesse, ne me mariez point à une prostituée.
Votre Altesse a dit, il n'y a qu'un moment, que j'ai fait de vous un
duc: mon bon seigneur, ne m'en récompensez pas, en faisant de moi un
homme déshonoré.

LE DUC.--Sur mon honneur, tu l'épouseras. Je te pardonne tes
calomnies, et à cette condition je te remets toutes tes autres
offenses.--Emmenez-le en prison, et ayez soin que notre bon plaisir en
ceci soit exécuté.

LUCIO.--Me marier à une fille publique, seigneur, c'est me condamner à
la mort, au fouet et au gibet.

LE DUC.--Calomnier un prince mérite bien cette punition.--Vous, Claudio,
songez à réparer l'honneur de celle que vous avez outragée.--Vous,
Marianne, soyez heureuse.--Aimez-la, Angelo; je l'ai confessée, et
je connais sa vertu.--Je vous remercie, mon bon ami Escalus, de
votre grande bonté: j'ai en réserve pour vous d'autres preuves de
reconnaissance.--Je vous remercie aussi, prévôt, de vos soins et de
votre discrétion: nous vous emploierons dans un poste plus digne de
vous.--Pardonnez-lui, Angelo, de vous avoir porté la tête d'un Ragusain,
au lieu de celle de Claudio. La faute porte avec elle son pardon. Chère
Isabelle, j'ai à vous faire une demande qui intéresse votre bonheur, et
si vous voulez y prêter une oreille favorable, ce qui est à moi est à
vous, et ce qui est à vous est à moi.--Allons, conduisez-nous à notre
palais: là, nous vous révélerons ce qui vous reste à savoir, et dont il
convient que vous soyez tous instruits.

(Tous sortent.)


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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