William Shakespear

Mesure pour mesure
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Note du transcripteur.

      ===========================================================
      Ce document est tiré de:


      OEUVRES COMPLÈTES DE
      SHAKSPEARE

      TRADUCTION DE
      M. GUIZOT

      NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
      AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
      DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

      Volume 4

      Mesure pour mesure.--Othello.--Comme il vous plaira.
      Le conte d'hiver.--Troïlus et Cressida.

      PARIS
      A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
      DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
      35, QUAI DES AUGUSTINS
      1863


      ==========================================================



                         MESURE POUR MESURE

                              COMÉDIE



                               NOTICE
                       SUR MESURE POUR MESURE


Cette pièce démontre que le génie créateur de Shakspeare pouvait
féconder le germe le plus stérile. Une ancienne pièce dramatique, d'un
certain Georges Whestone, intitulée _Promas et Cassandra_, composition
pitoyable, est devenue une de ses meilleures comédies. Peut-être
n'a-t-il même pas fait l'honneur à Whestone de profiter de son travail;
car une nouvelle de Geraldi Cinthio contient à peu près tous les
événements de _Mesure pour mesure_ et Shakspeare n'avait besoin que
d'une idée première pour construire sa fable et la mettre en action.
Dans la nouvelle de Cinthio, et dans la pièce de Whestone, le juge
prévaricateur vient à bout de ses desseins sur la soeur qui demande la
grâce de son frère. Condamné par le prince à être puni de mort, après
avoir épousé la jeune fille qu'il a outragée, il obtient sa grâce par
les prières de celle qui oublie sa vengeance dès que le coupable est
devenu son époux.

L'épisode de Marianne a été heureusement inventé par Shakspeare pour
mieux récompenser la chaste Isabelle. Un critique moderne ne voit qu'une
froide vertu dans la conduite de cette jeune novice: il l'eût préférée
plus touchée du sort de son frère, et prête à faire le sacrifice
d'elle-même. La scène touchante où Isabelle implore Angelo, son
hésitation quand il s'agit de sauver son frère aux dépens de son honneur
suffisent pour l'absoudre du reproche d'indifférence. Il ne faut pas
oublier qu'élevée dans un cloître elle doit avoir horreur de tout ce qui
pouvait souiller son corps qu'elle est accoutumée à considérer comme un
vase d'élection; d'ailleurs une vertu absolue a aussi sa noblesse, et si
elle est moins dramatique que la passion, elle amène ici cette scène si
vraie où Claudio, après avoir écouté avec résignation le sermon du moine
et se croyant détaché de la vie, retrouve, à la moindre lueur d'espoir,
cet instinct inséparable de l'humanité qui nous fait embrasser avec
ardeur tout ce qui peut reculer l'instant de la mort. Par quel heureux
contraste Shakspeare a placé à côté de Claudio ce Bernardino, abruti par
l'intempérance, auquel même il ne reste plus cet instinct conservateur
de l'existence!

Le prince, qui veut être la Providence mystérieuse de ses sujets, est un
de ces rôles qui produisent toujours de l'effet au théâtre. Il
soutient avec un art infini son déguisement, et il est remarquable que
Shakspeare, poëte d'une cour protestante, ait prêté tant de noblesse et
de dignité au costume monastique. C'est une remarque qui n'a pas échappé
à Schlegel au sujet du vénérable religieux que nous avons déjà vu dans
la comédie de _Beaucoup de bruit pour rien_. Mais le philosophe se
trahit sous le capuchon qui le cache dans l'exhortation sur la vie et
le néant adressée par le duc à Claudio. Cette tirade contient quelques
boutades de misanthropie qui ont sans doute été mises à profit par
l'auteur des _Nuits_.

En général, le défaut de cette pièce est de ne pas exciter de sympathie
bien vive pour aucun des personnages. Les caractères odieux n'ont
pas une couleur très-prononcée, quand on les compare à tant d'autres
créations profondes de Shakspeare. Mais l'intrigue occupe constamment
la curiosité, on doit y admirer une foule de pensées poétiquement
exprimées, et plusieurs scènes excellentes. L'unité d'action et de lieu
y est assez bien conservée.

_Mesure pour mesure_, selon Malone, fut composée en 1603.




PERSONNAGES

  VINCENTIO, duc de Vienne.
  ANGELO, ministre d'État en l'absence du duc.
  ESCALUS, vieux seigneur, collègue d'Angelo dans l'administration.
  CLAUDIO, jeune seigneur.
  LUCIO, jeune homme étourdi et libertin.
  DEUX GENTILSHOMMES.
  VARRIUS[1], courtisan de la suite du duc.
  LE PRÉVÔT DE LA PRISON.
  THOMAS,}
  PIERRE,} religieux franciscains.
  UN JUGE.
  LE COUDE[2], officier de police.
  L'ÉCUME[3], jeune fou.
  UN PAYSAN BOUFFON, domestique de madame Overdone.
  ABHORSON, bourreau.
  BERNARDINO, prisonnier débauché.
  ISABELLE, soeur de Claudio.
  MARIANNE, fiancée à Angelo.
  JULIETTE, maîtresse de Claudio.
  FRANCESCA, religieuse.
  MADAME OVERDONE, entremetteuse.
  Des Seigneurs, des Gentilshommes, des Gardes, des Officiers, etc.

[Note 1: Varrius pouvait être omis, on lui adresse bien la parole, mais
c'est un personnage muet.]

[Note 2: _Elbow._]

[Note 3: _Froth._]


La scène est à Vienne.




                           ACTE PREMIER


SCÈNE I

Appartement du palais du duc.


LE DUC, ESCALUS, SEIGNEURS _et suite_.

LE DUC.--Escalus!

ESCALUS.--Seigneur!

LE DUC.--Vouloir vous expliquer les principes de l'administration
paraîtrait en moi une affectation vaine et discours inutiles, puisque
je sais que vos propres connaissances dans l'art de gouverner surpassent
tous les conseils et les instructions que pourrait vous donner mon
expérience. Il ne me reste donc qu'un mot à vous dire: votre capacité
égalant votre vertu, laissez-les agir ensemble et de concert[4]. Le
caractère de notre population, les lois de notre cité, les formes de
la justice sont des matières que vous possédez à fond, autant qu'aucun
homme instruit par l'art et la pratique que nous nous rappelions.
Voilà notre commission, dont nous ne voudrions pas vous voir vous
écarter.--(_A un domestique._) Allez dire à Angelo de se rendre
ici.--Quelle opinion avez-vous de sa capacité pour nous remplacer? Car
vous savez que nous l'avons choisi avec un soin particulier pour nous
représenter dans notre absence, que nous l'avons armé de toute la
puissance de notre autorité, revêtu de tout l'empire de notre amour, et
que nous lui avons transmis enfin par sa commission tous les organes de
notre pouvoir. Qu'en pensez-vous?

[Note 4: Les commentateurs ont trouvé ici une lacune qu'ils n'ont pu
remplir.]

ESCALUS.--S'il est dans Vienne un homme digne d'être revêtu d'un si
grand honneur, et de si hautes fonctions, c'est le seigneur Angelo.

(Entre Angelo.)

LE DUC.--Le voilà qui vient.

ANGELO.--Toujours soumis aux volontés de Votre Altesse, je viens savoir
vos ordres.

LE DUC.--Angelo, votre vie présente un certain caractère où l'oeil
observateur peut lire à fond toute votre histoire. Votre personne et
vos talents ne sont pas tellement votre propriété que vous puissiez vous
consacrer entièrement à vos vertus, et les consacrer à votre avantage
personnel. Le ciel se sert de nous comme nous nous servons des torches:
ce n'est pas pour elles-mêmes que nous les allumons; et si nos vertus
restaient ensevelies dans notre sein, ce serait comme si nous ne les
avions pas. La nature ne forme les âmes grandes que pour de grands
desseins; jamais elle ne communique une parcelle de ses dons que comme
une déesse intéressée qui retient pour elle l'honneur d'un créancier, en
exigeant l'intérêt et la reconnaissance. Mais j'adresse mes réflexions
à un homme qui peut trouver en lui-même toutes les instructions que
ma place m'obligerait de lui donner. Tenez donc, Angelo. Pendant notre
absence, soyez en tout comme nous-même. La vie et la mort dans Vienne
reposent sur vos lèvres et dans votre coeur. Le respectable Escalus,
quoique le premier nommé, est votre subordonné. Prenez votre commission.

ANGELO.--Mon noble duc, attendez que le métal dont je suis fait ait subi
une plus longue épreuve avant d'y imprimer une si noble et si auguste
image.

LE DUC.--Ne cherchez point de prétextes: ce n'est qu'après un choix
bien mûr et bien réfléchi que nous vous avons nommé: ainsi, acceptez les
honneurs que je vous confère. Les motifs qui pressent notre départ sont
si impérieux qu'ils se placent au-dessus de toute autre considération,
et ne me laissent pas le temps de parler sur des objets importants. Nous
vous écrirons, suivant l'occasion et nos affaires, comment nous nous
trouverons; et nous comptons bien être au courant de ce qui vous
arrivera ici. Adieu; je vous laisse tous deux avec confiance au soin de
remplir les devoirs de vos fonctions.

ANGELO.--Mais du moins, accordez-nous, seigneur, la permission de vous
accompagner jusqu'à une certaine distance.

LE DUC.--Je suis trop pressé pour vous le permettre; et, sur mon
honneur, vous n'avez pas besoin d'avoir de scrupule: ma puissance est
la mesure de la vôtre; vous pouvez renforcer ou adoucir la rigueur des
lois, selon que votre conscience le trouvera bon. Donnez-moi la main.
Je veux partir secrètement: j'aime mon peuple; mais je n'aime pas à
me donner en spectacle à ses yeux. Quoique ses applaudissements
soient flatteurs, je n'ai point de goût pour le bruit et les saluts
retentissants de la multitude; et je ne crois pas que le prince qui les
recherche agisse avec prudence et... Encore une fois, adieu.

ANGELO.--Que le ciel assure l'exécution de vos desseins!

ESCALUS.--Qu'il conduise vos pas, et vous ramène heureux!

LE DUC.--Je vous remercie, adieu.

(Le duc sort.)

ESCALUS, _à Angelo_.--Je vous prie, monsieur, de m'accorder une heure de
libre entretien avec vous; il m'importe beaucoup d'approfondir tous les
devoirs de ma place: j'ai reçu des pouvoirs, mais je ne suis pas encore
bien au fait de leur étendue et de leur nature.

ANGELO.--Je suis dans le même cas.--Retirons-nous ensemble, et nous ne
tarderons pas à nous satisfaire sur ce point.

ESCALUS.--J'accompagne Votre Seigneurie.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une rue de Vienne.

LUCIO et DEUX GENTILSHOMMES.


LUCIO.--Si notre duc et les autres ducs n'entrent pas en accommodement
avec le roi de Hongrie, eh bien alors! tous les ducs vont tomber sur le
roi.

PREMIER GENTILHOMME.--Le ciel veuille nous accorder la paix, mais non
pas celle du roi de Hongrie!

SECOND GENTILHOMME.--Amen!

LUCIO.--Vous imitez là ce dévot pirate qui se mit en mer avec les dix
commandements, mais qui en effaça un de la table.

SECOND GENTILHOMME.--_Tu ne voleras point?_

LUCIO.--Oui: il effaça celui-là.

PREMIER GENTILHOMME.--Aussi était-ce là un commandement qui commandait
au capitaine et à ses compagnons de renoncer à leurs fonctions: car ils
ne s'embarquaient que pour voler. Il n'y a pas parmi nous tous un soldat
qui, dans l'action de grâces avant le repas, goûte beaucoup la prière
qui demande la paix.

SECOND GENTILHOMME.--Jamais je n'ai entendu aucun soldat la
désapprouver.

LUCIO.--Je vous crois; car vous ne vous êtes jamais trouvé, je pense, là
où on disait les grâces.

SECOND GENTILHOMME.--Non, dites-vous? au moins une douzaine de fois.

PREMIER GENTILHOMME.--Quoi donc? en vers?

LUCIO.--Dans tous les rhythmes et dans toutes les langues?

PREMIER GENTILHOMME.--Je le pense, et dans toutes les religions?

LUCIO.--Oui. Pourquoi pas? Les grâces sont les grâces en dépit de toute
controverse; par exemple, vous êtes un mauvais sujet en dépit de toute
grâce.

PREMIER GENTILHOMME.--Dans ce cas il n'y a eu qu'un coup de ciseaux
entre nous.

LUCIO.--Je l'accorde, comme entre le velours et la lisière; vous êtes la
lisière.

PREMIER GENTILHOMME.--Et vous le velours; un excellent velours, une
pièce de première qualité. J'aimerais autant servir de lisière à une
serge anglaise, que d'être râpé comme vous l'êtes pour un velours
français[5]. Est-ce que je parle sensiblement maintenant?

[Note 5: Équivoque entre le mot _pil'd_, terme qui désigne la qualité du
velours, et _pill'd_, qui signifie _épilé, chauve_.]

LUCIO.--Je crois que oui; et vous sentez péniblement vos discours.
J'apprendrai d'après vos aveux à boire à votre santé; mais ma vie durant
j'oublierai de boire après vous.

PREMIER GENTILHOMME.--Je crois que je me suis fait tort, n'est-ce pas?

SECOND GENTILHOMME.--Certainement, que tu sois pincé ou non.

LUCIO.--Ah! voilà, voilà madame la Douceur qui vient. J'ai acheté chez
elle des maladies jusqu'à la somme de....

SECOND GENTILHOMME.--Combien, je vous prie?

PREMIER GENTILHOMME.--Devinez.

SECOND GENTILHOMME.--Jusqu'à trois mille dollars par an.[6]

[Note 6: _Dollars_ et _dolours_, équivoque qui revient souvent dans
Shakspeare.]

PREMIER GENTILHOMME.--Et plus.

LUCIO.--Une couronne française de plus.[7]

[Note 7: Il feint de prendre le mot couronne de France, c'est-à-dire un
écu, pour la _couronne de Vénus_.]

PREMIER GENTILHOMME.--Vous me croyez toujours des maladies; mais vous
vous trompez: je suis sain.

LUCIO.--Ce mot-là ne veut pas dire être en santé pour vous; mais vous
êtes sain comme un tronc d'arbre creux, vos os sont creux. L'impiété a
fait de vous sa proie.

(Entre madame Overdone.)

PREMIER GENTILHOMME.--Holà! quelle est celle de vos hanches qui a la
plus forte sciatique?

MADAME OVERDONE.--Bien, bien, on vient d'arrêter et de mettre en prison
quelqu'un qui vaut cinq mille hommes comme vous.

PREMIER GENTILHOMME.--Qui est-ce, je vous prie?

MADAME OVERDONE.--Hé! c'est Claudio, le seigneur Claudio.

LUCIO.--Claudio en prison? Cela n'est pas.

MADAME OVERDONE.--Et moi je sais que cela est; je l'ai vu arrêter; je
l'ai vu emmener; et il y a bien plus encore: c'est que d'ici à trois
jours il doit avoir la tête tranchée.

LUCIO.--Mais, après tout ce badinage, je ne voudrais pas que cela fût
vrai: en êtes-vous bien sûre?

MADAME OVERDONE.--Je n'en suis que trop sûre; et cela, c'est pour avoir
donné un enfant à mademoiselle Juliette.

LUCIO.--Croyez-moi, cela pourrait bien être. Il m'avait promis de venir
me joindre il y a deux heures, et il a toujours été exact à sa parole.

SECOND GENTILHOMME.--D'ailleurs, vous savez que cela se rapproche assez
de la conversation que nous avons eue sur pareil sujet.

PREMIER GENTILHOMME.--Et surtout cela s'accorde avec l'ordonnance qu'on
a publiée.

LUCIO.--Partons: allons savoir la vérité du fait.

(Ils sortent.)

MADAME OVERDONE, _seule_.--Ainsi, grâce à la guerre, à la sueur, au
gibet, à la misère, je me trouve sans chalands. (_Entre le bouffon._) Eh
bien, quelles nouvelles?

LE BOUFFON--Là-bas, on emmène un homme en prison.

MADAME OVERDONE.--Oui; et qu'a-t-il fait?

LE BOUFFON.--Une femme.

MADAME OVERDONE.--Mais quel est son délit?

LE BOUFFON.--D'avoir été pêcher des truites dans la rivière d'autrui.

MADAME OVERDONE.--Quoi! Y a-t-il une fille grosse de son fait?

LE BOUFFON.--Non: mais il y a une fille qu'il a rendue femme. Vous
n'avez pas entendu parler de l'ordonnance: n'est-ce pas?

MADAME OVERDONE.--Quelle ordonnance, mon ami?

LE BOUFFON.--Que toutes les maisons des faubourgs de Vienne seront
jetées bas.

MADAME OVERDONE.--Et que deviendront celles de la cité?

LE BOUFFON.--Elles resteront pour graine: elles seraient tombées aussi,
si un sage bourgeois n'avait plaidé en leur faveur.

MADAME OVERDONE.--Mais toutes nos maisons de refuge dans les faubourgs
seront-elles abattues?

LE BOUFFON.--Jusqu'aux fondements, madame.

MADAME OVERDONE.--Voilà vraiment un changement dans l'État! Que
deviendrai-je?

LE BOUFFON.--Allons, ne craignez rien; les bons procureurs ne manquent
pas de clients. Quoique vous changiez de place, vous n'avez pas besoin
pour cela de changer d'état; je serai toujours votre valet. Allons, du
courage; on prendra pitié de vous; vous qui avez presque usé et perdu
vos yeux au service, on vous prendra en considération.

MADAME OVERDONE.--Qu'avons-nous à faire ici? Thomas, retirons-nous.

LE BOUFFON.--Voici le seigneur Claudio conduit en prison par le prévôt,
et voici madame Juliette.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

_Entrent_ LE PRÉVÔT, CLAUDIO, JULIETTE _et des_ OFFICIERS DE JUSTICE,
_puis_ LUCIO _et les_ DEUX GENTILSHOMMES.


CLAUDIO, _au prévôt_.--Ami, pourquoi me donnes-tu ainsi en spectacle au
public? Conduis-moi à la prison où je dois être enfermé.

LE PRÉVÔT.--Je ne le fais pas par mauvaise disposition pour vous, mais
sur un ordre spécial du seigneur Angelo.

CLAUDIO.--Ainsi, ce demi-dieu de la terre, l'autorité, peut nous faire
payer notre délit au poids[8]: tels sont les décrets du ciel! Elle
frappe qui elle veut, épargne qui elle veut; et elle est toujours juste.

[Note 8: Métaphore tirée de l'usage de payer l'argent au poids, méthode
plus sûre que celle de la numération des espèces.]

LUCIO.--Quoi donc, Claudio! D'où vient cette contrainte?

CLAUDIO.--De trop de liberté, mon Lucio, de trop de liberté; comme
l'intempérance est la mère du jeûne, de même une liberté dont on fait un
usage immodéré se change en contrainte. Comme les rats avalent avidement
le poison qui les tue, nos penchants poursuivent le mal dont ils sont
altérés, et en buvant nous mourons.

LUCIO.--Si je pouvais parler aussi sagement que toi dans les fers,
j'enverrais chercher certains de mes créanciers; et cependant j'aime
encore mieux être un faquin en liberté, qu'un philosophe en prison. Quel
est ton crime, Claudio?

CLAUDIO.--Ce serait le commettre encore que d'en parler.

LUCIO.--Quoi, est-ce un meurtre?

CLAUDIO.--Non.

LUCIO.--Une débauche?

CLAUDIO.--Si tu veux.

LE PRÉVÔT.--Allons! monsieur, il faut marcher.

CLAUDIO.--Encore un mot, mon ami.--(_Il prend Lucio à part._) Lucio, un
mot à l'oreille.

LUCIO.--Cent, s'ils peuvent te faire quelque bien.--Est-ce qu'on regarde
de si près à la débauche?

CLAUDIO.--Voici ma position. D'après un contrat sérieux, j'ai acquis la
possession du lit de Juliette. Vous la connaissez; elle est parfaitement
ma femme, si ce n'est qu'il nous manque de l'avoir déclaré par les
cérémonies extérieures. Nous n'en sommes point venus là, uniquement dans
la vue de conserver une dot, qui reste dans le coffre de ses parents,
auxquels nous avons cru devoir cacher notre amour, jusqu'à ce que le
temps les réconcilie avec nous. Mais le malheur veut que le secret de
notre union mutuelle se lise en caractères trop visibles sur la personne
de Juliette.

LUCIO.--Un enfant, peut-être?

CLAUDIO.--Hélas! oui, malheureusement; et le nouveau ministre qui
remplace le duc... je ne sais si c'est la faute et l'éclat de la
nouveauté, ou si le corps de l'État ressemble à un cheval monté par le
gouverneur, qui, nouvellement en selle, et pour lui faire sentir son
empire, lui fait sentir tout d'abord l'éperon; ou si la tyrannie est
attachée à la dignité, ou bien à l'homme qui l'exerce... Je m'y perds...
Mais ce nouveau gouverneur vient de réveiller toutes les vieilles lois
pénales qui étaient restées suspendues à la muraille comme une armure
rouillée, depuis si longtemps que le zodiaque avait dix-neuf fois
fait son tour, sans qu'aucune d'elles eût été mise en exécution; et
aujourd'hui, pour se faire un nom, il vient appliquer contre moi ces
décrets assoupis et si longtemps négligés: sûrement c'est pour faire
parler de lui.

LUCIO.--Je garantirais que oui; et ta tête tient si peu sur tes épaules,
qu'une laitière amoureuse pourrait la faire tomber d'un soupir. Envoie
après le duc, et appelles-en à lui.

CLAUDIO--Je l'ai déjà fait; mais on ne peut le trouver.--Je t'en
conjure, Lucio, rends-moi un service: aujourd'hui ma soeur doit entrer
au couvent, et y commencer son noviciat. Fais-lui connaître le danger de
ma position; implore-la en mon nom; prie-la d'employer des amis auprès
du rigide ministre; dis-lui d'aller elle-même sonder son coeur. Je fonde
là-dessus de grandes espérances; car il est à son âge un langage muet
et touchant qui est fait pour émouvoir les hommes: en outre, elle a un
talent heureux quand elle veut employer les raisonnements et la parole,
et elle sait persuader.

LUCIO.--Je prie le ciel qu'elle y réussisse, autant pour le salut des
autres coupables de ton espèce qui, sans cela, auraient à subir des
peines rigoureuses, que pour te conserver la vie, que je serais bien
fâché que tu perdisses si follement à un jeu de _tic tac_. Je vais la
trouver.

CLAUDIO.--Je te remercie, bon ami Lucio.

LUCIO.--D'ici à deux heures...

CLAUDIO.--Allons, prévôt, marchons.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Un monastère.

Entrent LE DUC et LE MOINE THOMAS.


LE DUC.--Non, vénérable religieux, écartez cette idée; ne croyez point
que le faible trait de l'amour puisse percer un sein bien armé. Le motif
qui m'engage à vous demander un asile secret a un but plus grave et plus
sérieux que les projets et les entreprises de la bouillante jeunesse.

LE MOINE.--Votre Altesse peut-elle s'expliquer?

LE DUC.--Mon saint père, nul ne sait mieux que vous combien j'aimai
toujours la vie retirée, et combien peu je me soucie de fréquenter les
assemblées que hantent la jeunesse, le luxe et la folle élégance.
J'ai confié au soigneur Angelo, homme d'une vertu rigide, et de moeurs
austères, mon pouvoir absolu et mon autorité dans Vienne, et il me croit
voyageant en Pologne; car j'ai eu soin de faire répandre ce bruit dans
le peuple, et c'est ce qu'on croit. A présent, mon père, vous allez me
demander pourquoi j'en agis ainsi?

LE MOINE.--Volontiers, seigneur.

LE DUC.--Nous avons des statuts rigoureux et des lois rigides (freins
et mors nécessaires pour des coursiers fougueux), que nous avons laissé
dormir depuis dix-neuf ans, comme un vieux lion dans sa caverne, qui ne
va plus chercher sa proie. Comme un faisceau de verges menaçantes
qu'un père indulgent a formé uniquement pour effrayer par leur vue ses
enfants, et non pour s'en servir, ces verges deviennent à la fin un
objet de moquerie plutôt que de crainte, il en est de même maintenant
de nos décrets; morts pour le châtiment, ils sont morts eux-mêmes; la
licence tire la justice par le nez; l'enfant bat sa nourrice, et tout
ordre est renversé.

LE MOINE--Il dépendait de Votre Altesse de dégager la justice de ses
liens, quand vous le trouveriez bon; et elle aurait paru plus redoutable
en vous que dans le seigneur Angelo.

LE DUC.--J'ai craint qu'elle ne le fût trop. Puisque c'est par ma
faute que j'ai donné à mon peuple tant de liberté, ce serait en moi une
tyrannie de frapper, et de les punir cruellement pour des transgressions
que j'ai ordonnées moi-même; car c'est ordonner les crimes que de
leur laisser un libre cours, sans faire craindre le châtiment. Voilà
pourquoi, mon père, j'ai chargé Angelo de cet emploi: il peut, à l'abri
de mon nom, frapper l'abus au coeur, sans que mon caractère, qui ne
sera point exposé à la vue, soit compromis. C'est pour suivre son
administration, que je veux, sous l'habit d'un de vos frères, observer
à la fois et le ministre et le peuple. Ainsi, je vous prie de me fournir
un habit de votre ordre, et de m'enseigner comment je dois me conduire
pour avoir tout l'air d'un vrai religieux. Je vous donnerai, à
loisir, d'autres raisons de ma conduite: à présent, écoutez seulement
celle-ci.--Angelo est austère; il est en garde contre l'envie: à peine
avoue-t-il que son sang circule, ou qu'il aime mieux le pain que la
pierre: nous allons voir par la suite, si le pouvoir vient à changer son
caractère, ce que sont nos hommes à belles apparences.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Un couvent de femmes.

ISABELLE, FRANCESCA, _ensuite_ LUCIO.


ISABELLE.--Et sont-ce là tous vos priviléges à vous autres religieuses?

FRANCESCA.--Ne sont-ils pas assez étendus?

ISABELLE.--Oui, sans contredit, et ce que j'en dis n'est pas que j'en
désire davantage: au contraire, je souhaiterais qu'une règle plus
étroite assujettît la communauté des soeurs de Sainte-Claire.

LUCIO, _au dehors_.--Holà, quelqu'un! la paix soit en ces lieux!

ISABELLE.--Qui est-ce qui appelle?

FRANCESCA.--C'est la voix d'un homme. Chère Isabelle, tournez la clef,
et sachez ce qu'il veut; vous le pouvez, et moi non; vous n'avez pas
encore prononcé vos voeux; lorsque vous l'aurez fait, il ne vous sera
plus permis de parler à un homme qu'en présence de la supérieure; alors,
si vous lui parlez, vous ne devez pas lui montrer votre visage; ou
si vous montrez votre visage, vous ne pouvez pas parler.--On appelle
encore; je vous prie, répondez-lui.

(Francesca sort.)

ISABELLE.--Paix et félicité! Qui est-ce qui appelle?

LUCIO.--Salut, vierge, si vous l'êtes, comme ces joues l'annoncent
assez. Pouvez-vous me rendre le service de me faire parler à Isabelle,
novice dans ce monastère, et l'aimable soeur de son malheureux frère
Claudio?

ISABELLE.--Pourquoi dites-vous son malheureux frere? Permettez-moi cette
question, d'autant plus que je dois vous déclarer à présent que je suis
cette Isabelle, et sa soeur.

LUCIO.--Aimable et belle novice, votre frère vous dit mille tendresses;
il est en prison.

ISABELLE.--O malheureuse! Eh! pourquoi?

LUCIO.--Pour une action qui lui vaudrait de ma part, si je pouvais être
son juge, des remerciements pour punition: il a fait un enfant à sa
bonne amie.

ISABELLE.--Monsieur, ne vous jouez pas de moi!

LUCIO.--C'est la vérité.--Je ne voudrais pas (quoique ce soit mon péché
familier d'imiter le vanneau avec les jeunes filles, et de badiner, la
langue loin du coeur[9]) prendre cette licence avec les vierges. Je vous
regarde comme un objet consacré au ciel et sanctifié, comme un esprit
immortel par votre renoncement au monde, et auquel il faut parler avec
sincérité comme à une sainte.

[Note 9: _La langue loin du coeur_, c'est-à-dire quand le vanneau
s'éloigne en criant de son nid pour tromper l'oiseleur.]

ISABELLE.--Vous blasphémez le bien en vous moquant ainsi de moi.

LUCIO.--Ne le croyez pas. Brièveté et vérité, voici le fait: votre frère
et son amante se sont embrassés; et comme il est naturel que ceux qui
mangent se remplissent, que la saison des fleurs conduise la semence
d'une jachère dépouillée à la maturité de la moisson, de même son sein
annonce son heureuse culture et son industrie.

ISABELLE.--Y a-t-il quelque fille enceinte de lui? ma cousine Juliette?

LUCIO.--Est-ce qu'elle est votre cousine?

ISABELLE.--Par adoption; comme les jeunes écolières changent leurs noms
par amitié.

LUCIO.--C'est elle.

ISABELLE.--Oh! qu'il l'épouse!

LUCIO.--Voilà le point. Le duc est sorti de cette ville d'une étrange
manière, et il a tenu plusieurs gentilshommes, et moi entre autres, dans
l'espérance d'avoir part à l'administration: mais nous apprenons par
ceux qui connaissent le coeur du gouvernement, que les bruits qu'il a
fait répandre étaient à une distance infinie de ses vrais desseins. A
sa place, et revêtu de toute son autorité, le seigneur Angelo gouverne
l'État; un homme dont le sang est de l'eau de neige; un homme qui ne
sent jamais le poignant aiguillon ni les mouvements des sens, mais
qui émousse et dompte les penchants de la nature par les travaux de
l'esprit, l'étude et le jeûne.--Pour intimider l'abus et la licence
qui ont longtemps rôdé imprudemment auprès de l'affreuse loi, comme
des souris près d'un lion, il a déterré un édit dont les rigoureuses
dispositions condamnent la vie de votre frère; Angelo l'a fait
emprisonner en vertu de cette loi; et il suit littéralement toute la
rigueur du statut pour faire de Claudio un exemple. Toute espérance est
perdue, à moins que vous n'ayez le pouvoir, par vos prières, de fléchir
Angelo; et c'est là l'affaire que je suis chargé de traiter entre vous
et votre malheureux frère.

ISABELLE.--En veut-il donc à sa vie?

LUCIO.--Il a déjà prononcé sa sentence; et, à ce que j'entends dire, le
prévôt a reçu l'ordre pour son exécution.

ISABELLE.--Hélas! quelles pauvres facultés puis-je avoir pour lui faire
du bien?

LUCIO.--Essayez votre pouvoir.

ISABELLE.--Mon pouvoir! hélas! je doute...

LUCIO.--Nos doutes sont des traîtres, qui nous font souvent perdre le
bien que nous aurions pu gagner, parce que nous craignons de le tenter.
Allez trouver le seigneur Angelo, et qu'il apprenne par vous que quand
une jeune fille demande, les hommes donnent comme les dieux; mais que
si elle pleure et s'agenouille, tout ce qu'elle demande est aussi
certainement à elle qu'à ceux mêmes qui le possèdent.

ISABELLE.--Je verrai ce que je pourrai faire.

LUCIO.--Mais, promptement.

ISABELLE.--Je vais m'en occuper sur-le-champ; et je ne prendrai que
le temps de donner connaissance de cette affaire à notre mère. Je vous
rends d'humbles actions de grâce: recommandez-moi à mon frère; ce soir,
de bonne heure, j'enverrai l'instruire de mon succès.

LUCIO.--Je prends congé de vous.

ISABELLE.--Mon bon seigneur, adieu.

(Ils se séparent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                            ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Un appartement dans la maison d'Angelo.

_Entrent_ ANGELO, ESCALUS, UN JUGE, LE PRÉVÔT[10], OFFICIERS _et suite_.

[Note 10: Le prévôt est ici une espèce de geôlier.]


ANGELO.--Il ne faut pas que nous fassions de la loi un épouvantail pour
effrayer les oiseaux de proie, jusqu'à ce qu'en voyant son immobilité,
familiarisés par l'habitude, ils osent venir se percher sur l'objet même
de leur terreur.

ESCALUS.--Vous avez raison; mais cependant n'aiguisons le glaive de
la loi que pour blesser légèrement, plutôt que pour frapper des coups
mortels. Hélas! ce gentilhomme que je voudrais sauver avait un bien
noble père. Daignez considérer, vous que je crois de la vertu la
plus stricte, que dans l'effervescence de vos propres affections, si
l'occasion avait concouru avec le lieu, et le lieu avec le désir, et
qu'il n'eût fallu, pour obtenir l'objet de vos voeux, que laisser
agir la fougue téméraire de votre sang, il est bien douteux que vous
n'eussiez pu quelquefois dans votre vie tomber dans la faute même pour
laquelle vous le condamnez aujourd'hui, et attirer sur vous la loi.

ANGELO.--Autre chose est d'être tenté, Escalus, autre chose de
succomber. Je ne disconviens pas qu'un jury qui condamne un prisonnier
à perdre la vie ne puisse, dans les douze jurés qui le composent,
renfermer un ou deux voleurs plus coupables que l'homme dont ils font
le procès; mais la justice saisit le crime là où il se montre à elle.
Qu'importe aux lois que des voleurs jugent des voleurs! Il est tout
simple de nous baisser pour ramasser le joyau que nous voyons; mais
nous foulons aux pieds le trésor que nous ne voyons pas, sans jamais
y songer. Vous ne devez pas tant excuser sa faute, par la raison que
j'aurais pu en commettre de semblables; dites plutôt que, lorsque moi
qui le condamne, je tomberai dans la même offense, mon jugement doit
être à l'instant mon arrêt de mort, et que nulle partialité ne peut
intervenir. Seigneur, il faut qu'il périsse.

ESCALUS.--Que ce soit comme le voudra votre sagesse.

ANGELO.--Où est le prévôt?

LE PRÉVÔT.--Ici, s'il plaît à Votre Honneur.

ANGELO.--Que Claudio soit exécuté demain matin sur les neuf heures;
amenez-lui son confesseur; qu'il se prépare à la mort, car il est au
terme de son pèlerinage.

(Le prévôt sort.)

ESCALUS.--Allons, que le ciel lui pardonne! et qu'il nous pardonne aussi
à tous! Quelques-uns prospèrent par le crime, d'autres succombent par
la vertu. Il en est qui ont tous les vices, et qui ne répondent
d'aucun[11]; d'autres sont condamnés pour une faute unique.

[Note 11: _Brakes of vice_. Les commentateurs ont donné mille
explications de ces mots, que nous traduisons en leur laissant le sens
le plus naturel, bois de vices, repaire de vices, multitude de vices.]

(Entrent le Coude, l'Écume, le Bouffon, officiers de justice.)

LE COUDE.--Allons, amenez-les: si ce sont des gens de bien dans un État
que ceux qui ne font autre chose que de commettre des abus dans les
maisons de prostitution, je ne connais plus de lois; qu'on les amène.

ANGELO.--Eh bien! monsieur, quel est votre nom? et de quoi s'agit-il?

LE COUDE.--Sous le bon plaisir de votre Grandeur, je suis un pauvre
constable du duc, et mon nom est Coude. Je tiens à la justice, monsieur,
et j'amène ici devant Votre Grandeur deux insignes _bienfaiteurs_.

ANGELO.--Bienfaiteurs? Eh bien! quels bienfaiteurs sont ces gens-là? Ne
sont-ce pas des malfaiteurs?

LE COUDE.--Sous le bon plaisir de Votre Grandeur, je ne sais pas bien
ce qu'ils sont: mais ce sont de vrais coquins, j'en suis sûr, exempts
de toutes les _profanations mondaines_ qui sont du devoir de tout bon
chrétien.

ESCALUS.--Voilà qui coule de source; voilà un officier bien sensé.

ANGELO.--Poursuivez: de quelle espèce sont ces deux hommes? Coude est
votre nom? Eh bien! que ne parlez-vous, Coude?

LE BOUFFON.--Il ne le peut pas, seigneur; il a un trou au coude.

ANGELO, _au Bouffon_.--Qui êtes-vous?

LE COUDE.--Lui, seigneur? un garçon de taverne, seigneur; un meuble de
mauvais lieu au service d'une femme de mauvaises moeurs, dont la
maison, monsieur, a été, comme on dit, démolie dans les faubourgs; et
aujourd'hui, elle tient une maison de bains, qui, je crois, est aussi
une fort mauvaise maison.

ESCALUS.--Comment savez-vous cela?

LE COUDE.--Ma femme, monsieur, que je _déteste_, devant le ciel et
devant Votre Grandeur...

ESCALUS.--Comment? votre femme?

LE COUDE.--Oui, monsieur, qui, j'en remercie le ciel, est une honnête
femme...

ESCALUS.--Et c'est pour cela que vous la _détestez_?

LE COUDE.--Je dis, monsieur, que je me _détesterai_ moi-même, aussi bien
qu'elle, si cette maison n'est pas une maison de prostitution, je veux
regretter sa vie; car c'est une vilaine maison.

ESCALUS.--Comment savez-vous cela, constable?

LE COUDE.--Hé! monsieur, par ma femme, qui, si elle avait été adonnée au
vice _cardinal_[12], aurait pu être accusée en fornication, en adultère
et en toutes sortes d'impuretés dans cette maison.

[Note 12: Cardinal est ici pour _charnel_.]

ESCALUS.--Par les intrigues de cette femme?

LE COUDE.--Oui, monsieur, par madame Overdone; mais comme elle lui a
craché au visage, c'est elle qui l'a provoquée.

LE BOUFFON.--Monsieur, sous le bon plaisir de Votre Grandeur, cela n'est
pas.

LE COUDE.--Prouve-le devant ces coquins qui sont ici; prouve-le,
_honnête homme_.

ESCALUS, _à Angelo_.--Entendez-vous comme il dit un mot pour l'autre?

LE BOUFFON.--Monsieur, elle est devenue grosse, et avait envie, sous
votre respect, de pruneaux cuits; nous n'en avions que deux, monsieur,
dans la maison, qui étaient dans ce temps-là comme dans un plat de
fruits, un plat d'environ trois sous; Vos Grandeurs ont vu de ces
plats-là; ce ne sont pas des plats de Chine, mais de fort bons plats.

ESCALUS.--Continue, continue: peu importe le plat.

LE BOUFFON.--Non, monsieur, pas d'une tête d'épingle: vous avez raison,
monsieur; mais au fait. Comme je disais, cette dame Coude étant, comme
je dis, enceinte, et ayant un fort gros ventre, a eu envie, comme j'ai
dit, de pruneaux; il n'y en avait que deux, comme j'ai dit, dans le
plat; maître l'Écume que voilà, cet homme-là même, ayant mangé le reste,
comme j'ai dit, et comme je dis, payé fort honnêtement: car, comme vous
savez, maître l'Écume, je ne pourrais vous rendre les trois sous.

L'ÉCUME.--Non, vraiment.

LE BOUFFON.--Fort bien: comme vous étiez donc, si vous vous en souvenez,
à casser les noyaux des susdits pruneaux.

L'ÉCUME.--Oui, c'est vrai, j'étais là.

LE BOUFFON.--Allons, fort bien: comme je vous disais donc, si vous vous
le rappelez, que tels et tels étaient incurables de la maladie que
vous savez, à moins qu'ils n'observassent un bon régime, comme je vous
disais.

L'ÉCUME.--Tout cela est vrai.

LE BOUFFON.--Eh bien! fort bien, alors...

ESCALUS.--Allons, vous êtes un sot ennuyeux: au but. Qu'a-t-on fait à la
femme de ce Coude, dont il ait sujet de se plaindre? Venez tout de suite
à ce qu'on lui a fait.

LE BOUFFON.--Votre Grandeur ne peut en venir là encore.

ESCALUS.--Ce n'est pas mon intention, non plus.

LE BOUFFON.--Mais, monsieur, vous y viendrez, avec la permission de
Votre Grandeur: et, je vous en supplie, considérez maître l'Écume, que
voilà ici, monsieur. Un homme de quatre-vingts livres de revenu par an,
dont le père est mort à la Toussaint.--N'était-ce pas à la Toussaint,
maître l'Écume?

L'ÉCUME.--Le soir de la Toussaint.

LE BOUFFON.--Fort bien: j'espère que ce sont là des vérités. Lui,
monsieur, étant assis, comme je dis, sur un tabouret.--C'était à _la
Grappe-de-Raisin_, où vous aimez à vous asseoir, n'est-il pas vrai?

L'ÉCUME.--Oui, je l'aime, parce que c'est une chambre ouverte et bonne
pour l'hiver.

LE BOUFFON.--Allons, fort bien. J'espère que ce sont là des vérités.

ANGELO, _à Escalus_.--Ce récit durera toute une nuit de Russie, quand
les nuits sont les plus longues. Je vais vous quitter et vous laisser
entendre leur affaire, avec l'espérance que vous trouverez matière à les
faire tous fouetter.

ESCALUS.--Je m'y attends. Salut, seigneur. (_Angelo sort._)--Allons,
l'ami, continuez: qu'a-t-on fait à la femme de Coude, encore une fois?

LE BOUFFON.--Une fois, monsieur? Il n'y a rien eu qu'on lui ait fait une
fois.

LE COUDE.--Je vous en conjure, monsieur: demandez-lui ce que cet homme a
fait à ma femme.

LE BOUFFON.--Je vous en conjure, monsieur, demandez-le-moi.

ESCALUS.--Eh bien! qu'est-ce que cet homme lui a fait.

LE BOUFFON.--Je vous en conjure, monsieur, considérez bien le visage
de cet homme-là.--Mon bon l'Écume, regardez sa Grandeur: c'est pour de
bonnes vues. Votre Grandeur remarque-t-elle son visage?

ESCALUS.--Oui, fort bien.

LE BOUFFON.--Non, je vous prie, remarquez-le bien.

ESCALUS.--Eh bien! c'est ce que je fais.

LE BOUFFON.--Votre Grandeur voit-elle quelque chose de mal dans sa
figure?

ESCALUS.--Mais non.

LE BOUFFON.--Je veux supposer[13] sur le livre sacré, que sa figure est
ce qu'il a de pis en lui.--Eh bien! si la figure est la pire chose qu'il
y ait en lui, comment maître l'Écume aurait-il pu faire aucun mal à la
femme du constable? Je voudrais bien le savoir de Votre Grandeur.

ESCALUS.--Il a raison: constable, que répondez-vous à cela?

LE COUDE.--Premièrement, s'il vous plaît, la maison est une maison
_respectée_; ensuite, cet homme est un drôle _respecté_, et sa maîtresse
est une femme _respectée_[14].

[Note 13: Supposer pour _déposer_.]

[Note 14: Pour _suspectée_.]

LE BOUFFON.--Par cette main, monsieur, sa femme est une personne plus
_respectée_ qu'aucun de nous tous.

LE COUDE.--Maraud, tu mens; tu mens, méchant valet; le temps est encore
à venir qu'elle ait jamais été _respectée_ par homme, femme, ou enfant.

LE BOUFFON.--Monsieur, elle a été _respectée_ avec lui, avant qu'il
l'eut épousée.

ESCALUS.--Lequel est le plus sage ici, la Justice ou
l'Iniquité[15]?--Cela est-il vrai?

LE COUDE, _au bouffon_.--O scélérat, vaurien, méchant Hannibal[16]! Moi,
j'ai été _respecté_ avec elle avant que je fusse marié avec elle?
Si jamais j'ai été _respecté_ avec elle, ou elle avec moi, que Votre
Honneur ne me croie pas le pauvre officier du duc. Prouve cela, scélérat
Hannibal, ou j'aurai contre toi mon action de _batterie_.

[Note 15: Personnages des _Moralités_. La Justice est ici pour le
constable et l'Iniquité pour le fou.]

[Note 16: Cannibale.]

ESCALUS.--S'il vous donnait un soufflet, vous pourriez aussi avoir votre
action en diffamation.

LE COUDE.--Oh! je remercie bien Votre Grandeur pour cet avis-là.
Qu'est-ce que Votre Grandeur désire que je fasse de ce méchant coquin?

ESCALUS.--Mais, officier, puisqu'il y a en lui quelques iniquités que
tu voudrais découvrir, si tu le pouvais, laisse-le continuer comme à
l'ordinaire, jusqu'à ce que tu saches ce qu'elles sont.

LE COUDE.--Oh! vraiment j'en remercie Votre Grandeur.--Tu vois bien,
coquin, ce qui t'arrive maintenant: tu vas continuer, coquin, tu vas
continuer.

ESCALUS, _à l'Écume._--Où êtes-vous né, mon ami?

L'ÉCUME.--Ici, à Vienne, monsieur.

ESCALUS.--Est-il vrai que vous ayez quatre-vingts livres de rente?

L'ÉCUME.--Oui, si c'est votre bon plaisir, monsieur.

ESCALUS.--Bon. (_Au bouffon._) De quel métier êtes-vous, monsieur?

LE BOUFFON.--Garçon de taverne, le garçon d'une pauvre veuve.

ESCALUS.--Le nom de votre maîtresse?

LE BOUFFON.--Madame Overdone.

ESCALUS.--A-t-elle eu plus d'un mari?

LE BOUFFON.--Neuf, monsieur: Overdone[17] pour le dernier.

[Note 17: _Overdone by the last_, «épuisée par le dernier.» _Overdone_
fait ici calembour.]

ESCALUS.--Neuf!--Approchez-vous de moi, maître l'Écume. Maître l'Écume,
je ne voudrais pas que vous fissiez connaissance avec des garçons de
taverne; ils vous soutireront, maître l'Écume, et vous les ferez pendre:
allez-vous-en, et que je n'entende plus parler de vous.

L'ÉCUME.--Je remercie Votre Grandeur; quant à moi, jamais je ne vais
dans aucune chambre de taverne, que je n'y sois attiré par quelqu'un.

ESCALUS.--Allons, plus de cela, maître l'Écume; adieu. (_L'Écume sort._)
Venez ça, monsieur le garçon de taverne; quel est votre nom, monsieur le
garçon de taverne?

LE BOUFFON.--Pompée.

ESCALUS.--Et quoi encore?

LE BOUFFON.--Haut-de-chausses, monsieur.

ESCALUS.--Oui, et en bonne foi, votre haut-de-chausses[18] est ce qu'il
y a de plus grand en vous; en sorte que, dans le sens le plus brutal,
vous êtes Pompée le Grand. Pompée, vous êtes en partie un entremetteur,
Pompée, de quelque manière que vous coloriez la chose, sous le nom de
garçon de taverne, ne dis-je pas vrai? Allons, avouez-moi la vérité;
vous vous en trouverez bien.

[Note 18: _Bum_. Nous avons mis ici le contenant pour le contenu.]

LE BOUFFON.--Franchement, monsieur, je suis un pauvre diable qui
voudrait vivre.

ESCALUS.--Comment voudriez-vous vivre, Pompée? En étant un agent
d'infamie... Que pensez-vous du métier, Pompée? Est-ce là un métier
permis?

LE BOUFFON.--Si la loi veut le permettre, monsieur.

ESCALUS.--Mais la loi ne le permettra pas, Pompée, et il ne sera pas
permis à Vienne.

LE BOUFFON.--Votre Grandeur est-elle dans l'intention de mutiler toute
la jeunesse de la ville?

ESCALUS.--Non, Pompée.

LE BOUFFON.--Eh bien! monsieur, suivant ma petite opinion, elle ira
donc toujours là. Si Votre Grandeur veut mettre le bon ordre parmi
les prostituées et les vauriens, vous n'aurez plus rien à craindre des
entremetteurs.

ESCALUS.--Il y a de jolies ordonnances qui commencent à s'exécuter, je
peux vous en assurer; il n'y va que d'être pendu et décapité.

LE BOUFFON.--Si vous pendez et décapitez tous ceux qui commettent ce
péché, seulement pendant dix ans, vous serez bien aise de donner la
commission de trouver des têtes. Si cette loi s'exécute dans Vienne
pendant dix ans, je veux louer la plus belle maison de la ville pour
trois sous par fenêtre. Si vous vivez assez pour voir cela, dites:
Pompée me l'avait bien dit.

ESCALUS.--Grand merci, bon Pompée; et, en récompense de votre prophétie,
écoutez-moi bien:--je vous donnerai un avis: que je ne vous revoie pas
devant moi pour aucune plainte quelconque; et qu'on ne vienne pas me
dire que vous demeurez encore là où vous êtes: si je vous y retrouve,
Pompée[19], je vous chasserai à grands coups jusqu'à votre tente, et je
serai un rude César pour vous.--Pour vous parler net, Pompée, je vous
ferai fouetter; ainsi, pour cette fois, Pompée, portez-vous bien.

[Note 19: Pompée est un nom souvent donné aux chiens.]

LE BOUFFON.--Je remercie Votre Grandeur de son bon conseil; mais je le
suivrai, selon que la chair et la fortune en décideront.--Me fouetter?
Non, non: que le charretier fouette sa rosse; un coeur vaillant n'est
point chassé de son métier à coups de fouet.

(Il sort.)

ESCALUS.--Approchez, maître Coude; venez, maître constable: combien y
a-t-il de temps que vous êtes dans cet emploi de constable?

LE COUDE.--Sept ans et demi, monsieur.

ESCALUS.--Je pensais bien, par votre habileté à l'exercer, qu'il y avait
quelque temps que vous l'occupiez. Ne dites-vous pas sept ans entiers?

LE COUDE.--Et demi, monsieur.

ESCALUS.--Hélas! il vous a coûté bien des peines. On vous fait tort de
vous en charger si souvent; est-ce qu'il n'y a pas dans votre garde des
hommes en état de vous suppléer?

LE COUDE.--En bonne foi, monsieur, il y en a bien peu qui aient
quelque talent pour cette espèce d'emploi: on les choisit; mais ils me
choisissent après pour les remplacer: je le fais pour quelques pièces
d'argent, et je vais toujours pour tous les autres.

ESCALUS.--Écoutez-moi: apportez-moi les noms d'environ six ou sept des
plus capables de votre paroisse.

LE COUDE.--A la maison de Votre Grandeur, monsieur?

ESCALUS.--Oui, chez moi. Adieu. (_Coude sort._)--(_Au juge de paix._)
Quelle heure croyez-vous qu'il soit?

LE JUGE.--Onze heures, monsieur.

ESCALUS.--Je vous prie de venir dîner avec moi.

LE JUGE.--Je vous remercie humblement.

ESCALUS.--Je suis bien affligé de la mort de Claudio; mais il n'y a
point de remède.

LE JUGE.--Le seigneur Angelo est sévère.

ESCALUS.--C'est une nécessité; la clémence cesse d'être clémence quand
elle se montre trop souvent. Le pardon est toujours le père d'un
second crime; mais cependant... malheureux Claudio!--Il n'y a point de
remède.--Venez, monsieur.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Un autre appartement dans la maison d'Angelo.

_Entrent_ LE PRÉVÔT ET UN VALET.


LE VALET.--Il est occupé à entendre une affaire; il va venir tout de
suite. Je vais vous annoncer.

LE PRÉVÔT.--Je vous en prie, faites-le. (_Le valet sort._) Je viens
savoir ses ordres: peut-être se laissera-t-il fléchir. Hélas! son délit
est comme un crime en songe. Tous les âges, toutes les sectes, sont
atteints de ce vice, et il faut, lui, qu'il meure pour cela!

(Entre Angelo.)

ANGELO.--Eh bien! quel sujet vous amène, prévôt?

LE PRÉVÔT.--Votre bon plaisir est-il que Claudio meure demain?

ANGELO.--Ne vous ai-je pas dit qu'oui? N'avez-vous pas l'ordre? Pourquoi
venez-vous me le demander une seconde fois?

LE PRÉVÔT.--J'ai craint d'agir trop précipitamment. Sous votre bon
plaisir, j'ai vu quelquefois qu'après l'exécution, la justice s'est
repentie de son arrêt.

ANGELO.--Allez, cela me regarde; faites votre devoir, ou cédez votre
place, on peut fort bien se passer de vous.

LE PRÉVÔT.--Je demande pardon à Votre Honneur.--Que fera-t-on, monsieur,
de la gémissante Juliette? Elle est bien près de son terme.

ANGELO.--Conduisez-la dans quelque lieu plus convenable, et cela sans
délai.

(Le valet revient.)

LE VALET.--Voici la soeur de l'homme condamné, qui demande à être
introduite près de vous.

ANGELO.--A-t-il une soeur?

LE PRÉVÔT.--Oui, seigneur: une jeune fille très-vertueuse, et qui est
prête à entrer dans une communauté, si elle n'y est pas déjà.

ANGELO.--Allons, qu'on la fasse entrer. (_Le valet sort._)--(_Au
prévôt._) Voyez à ce que la fornicatrice soit transférée ailleurs: qu'on
lui fournisse le nécessaire, mais sans superflu: je donnerai des ordres
pour cela.

(Entrent Lucio et Isabelle.)

LE PRÉVÔT, _faisant mine de se retirer_.--Que Dieu sauve Votre Honneur.

ANGELO.--Restez encore un moment.--_(A Isabelle.)_ Vous êtes la
bienvenue: que désirez-vous?

ISABELLE.--Vous voyez devant vous une malheureuse suppliante. Qu'il
plaise seulement à Votre Honneur de m'entendre.

ANGELO.--Voyons, quelle est votre requête?

ISABELLE.--Il est un vice que j'abhorre plus que tous les autres, et que
je voudrais voir surtout frappé par la justice; je ne voudrais pas le
défendre, mais il le faut; je ne voudrais pas le défendre, mais je suis
en guerre avec moi entre ce que je voudrais et ce que je ne voudrais
pas.

ANGELO.--Voyons, le sujet?

ISABELLE.--J'ai un frère qui est condamné à mourir, je vous conjure de
condamner sa faute, et non pas mon frère.

LE PRÉVÔT.--Le ciel veuille te donner des grâces émouvantes!

ANGELO.--Condamner le crime et non le criminel! Mais tout crime est
condamné, même avant qu'il soit commis. Mes fonctions se réduiraient à
zéro, si je trouvais les fautes dont la peine est marquée dans le code,
pour laisser échapper les coupables.

ISABELLE,--O loi juste, mais cruelle! Alors, j'avais un frère!--Que le
ciel garde Votre Honneur!

LUCIO, _à Isabelle_.--N'y renoncez pas ainsi: revenez vers lui:
priez-le; jetez-vous à ses genoux; attachez-vous à sa robe: vous êtes
trop froide, vous ne lui demanderiez qu'une épingle que vous ne pourriez
pas le faire avec plus d'indifférence: avancez vers lui, vous dis-je.

ISABELLE _se rapproche_.--Faut-il donc qu'il meure?

ANGELO.--Jeune fille, il n'y a point de remède.

ISABELLE.--Il y en a: je pense que vous pourriez lui pardonner, et que
ni le ciel ni les hommes ne se plaindraient de ce pardon.

ANGELO.--Je ne veux pas le faire.

ISABELLE.--Mais, le pourriez-vous si vous le vouliez?

ANGELO.--Voyez-vous, ce que je ne veux pas faire, je ne le peux pas.

ISABELLE.--Mais pourriez-vous le faire sans nuire à personne au monde,
si votre coeur était touché de la même pitié que le mien ressent pour
lui?

ANGELO.--Son arrêt est prononcé; il est trop tard.

LUCIO, _bas à Isabelle_.--Vous êtes trop froide.

ISABELLE.--Trop tard! non: moi qui prononce une parole, je peux la
révoquer. Croyez-bien une chose, c'est que de toute la pompe qui
appartient aux grands, ni la couronne du monarque, ni le glaive du
ministre, ni le bâton du maréchal, ni la robe du juge, rien ne leur
sied aussi bien que la clémence. S'il eût été à votre place, et que vous
eussiez été à la sienne, vous auriez fait un faux pas comme lui; mais
lui n'aurait pas été aussi impitoyable que vous.

ANGELO.--Je vous prie, retirez-vous.
                
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