LE DUC.--Le Turc s'avance sur Chypre avec une flotte formidable.
Othello, vous connaissez mieux que personne les ressources de la place.
Nous y avons, il est vrai, un officier d'une capacité reconnue; mais
l'opinion, maîtresse souveraine des événements, croit, en vous donnant
son suffrage, assurer le succès. Il vous faut donc laisser obscurcir
l'éclat de votre nouveau bonheur par cette expédition pénible et
hasardeuse.
OTHELLO.--Graves sénateurs, ce tyran de l'homme, l'habitude, a changé
pour moi la couche de fer et de cailloux des camps en un lit de duvet.
Je ressens cette ardeur vive et naturelle qu'éveillent en moi les
pénibles travaux: j'entreprends cette guerre contre les Ottomans, et,
m'inclinant avec respect devant vous, je demande un état convenable pour
ma femme, le traitement et le rang dus à ma place, en un mot, un sort et
une situation qui répondent à sa naissance.
LE DUC.--Si cela vous convient, elle habitera chez son père.
BRABANTIO.--Je ne veux pas qu'il en soit ainsi.
OTHELLO.--Ni moi.
DESDÉMONA.--Ni moi: je ne voudrais pas demeurer dans la maison de mon
père, pour exciter en lui mille pensées pénibles en étant toujours sous
ses yeux. Généreux duc, prêtez à mes raisons une oreille propice, et
que votre suffrage m'accorde un privilége pour venir en aide à mon
ignorance.
LE DUC.--Que désirez-vous, Desdémona?
DESDÉMONA.--Que j'aie assez aimé le More pour vivre avec lui, c'est
ce que peuvent proclamer dans le monde la violence que j'ai faite aux
règles ordinaires, et la façon dont j'ai pris d'assaut la fortune. Mon
coeur a été dompté par les rares qualités de mon seigneur. C'est dans
l'âme d'Othello que j'ai vu son visage; et c'est à sa gloire, à ses
belliqueuses vertus que j'ai dévoué mon âme et ma destinée. Ainsi, chers
seigneurs, si, tandis qu'il part pour la guerre, je reste ici comme un
papillon de paix, les honneurs pour lesquels je l'ai aimé me sont ravis,
et j'aurai un pesant ennui à supporter durant son absence. Laissez-moi
partir avec lui.
OTHELLO.--Vos voix, seigneurs: je vous en conjure, que sa volonté
s'accomplisse librement. Je ne le demande point pour complaire à
l'ardeur de mes désirs, ni pour assouvir les premiers transports d'une
passion nouvelle par une satisfaction personnelle; mais pour me
montrer bon et propice à ses voeux. Et que le ciel éloigne de vos
âmes généreuses la pensée que, parce que je l'aurai près de moi, je
négligerai vos grandes et sérieuses affaires! Non, si les jeux légers de
l'amour ailé plongent dans une molle inertie mes facultés de pensée et
d'action, si mes plaisirs gâtent mes travaux et leur font tort, que vos
ménagères fassent de mon casque un vil poêlon, et que tous les affronts
les plus honteux s'élèvent ensemble contre ma renommée!
LE DUC.--Qu'il en soit comme vous le déciderez entre vous; qu'elle reste
ou qu'elle vous suive. Le danger presse, que votre célérité y réponde.
Il faut partir cette nuit.
DESDÉMONA.--Cette nuit, seigneur?
LE DUC.--Cette nuit.
OTHELLO.--De tout mon coeur.
LE DUC.--A neuf heures du matin nous nous retrouverons ici. Othello,
laissez un officier auprès de nous; il vous portera votre commission,
ainsi que tout ce qui pourra intéresser votre poste ou vos affaires.
OTHELLO.--Je laisserai mon enseigne, s'il plaît à Votre Seigneurie;
c'est un homme d'honneur et de confiance; je remets ma femme à sa
conduite, ainsi que tout ce que Vos Excellences jugeront à propos de
m'adresser.
LE DUC.--Qu'il en soit ainsi.--Je vous salue tous. (_A Brabantio._) Et
vous, noble seigneur, s'il est vrai que la vertu ne manque jamais de
beauté, votre gendre est bien plus beau qu'il n'est noir.
PREMIER SÉNATEUR.--Adieu, brave More. Traitez bien Desdémona.
BRABANTIO.--Veille sur elle, More; aie l'oeil ouvert sur elle; elle a
trompé son père, et pourra te tromper.
OTHELLO.--Ma vie sur sa foi! (_Le duc sort avec les sénateurs._) Honnête
Jago, il faut que je te laisse ma Desdémona. Donne-lui, je te prie,
ta femme pour compagne; et choisis pour les amener le temps le plus
favorable.--Viens, Desdémona, je n'ai à passer avec toi qu'une heure
pour l'amour, les affaires et les ordres à donner. Il faut obéir à la
nécessité.
(Ils sortent.)
RODERIGO.--Jago?
JAGO.--Que dites-vous, noble coeur?
RODERIGO.--Devines-tu ce que je médite?
JAGO.--Mais, de gagner votre lit et de dormir.
RODERIGO.--Je veux à l'instant me noyer.
JAGO.--Oh! si vous vous noyez, je ne vous aimerai plus après; et
pourquoi, homme insensé?
RODERIGO.--C'est folie de vivre quand la vie est un tourment: et quand
la mort est notre seul médecin, alors nous avons une ordonnance pour
mourir.
JAGO.--O lâche! depuis quatre fois sept ans j'ai promené ma vue sur ce
monde; et, depuis que j'ai su discerner un bienfait d'une injure, je
n'ai pas encore trouvé d'homme qui sût bien s'aimer lui-même. Plutôt que
de dire que je veux me noyer pour l'amour d'une fille[6], je changerais
ma qualité d'homme contre celle de singe.
[Note 6: _A guinea-hen_; littéralement, _une poule de Guinée_.
C'était une expression usitée du temps de Shakspeare, pour désigner une
fille publique.]
RODERIGO.--Que puis-je faire? Je l'avoue, c'est une honte que d'être
épris de la sorte; mais il n'est pas au pouvoir de la vertu de m'en
corriger.
JAGO.--La vertu! baliverne: c'est de nous-mêmes qu'il dépend d'être tels
ou tels. Notre corps est le jardin, notre volonté le jardinier qui le
cultive. Que nous y semions l'ortie ou la laitue, l'hysope ou le thym,
des plantes variées ou d'une seule espèce; que nous le rendions stérile
par notre oisiveté, ou que notre industrie le féconde, c'est en nous que
réside la puissance de donner au sol ses fruits, et de changer à notre
gré. Si la balance de la vie n'avait pas le poids de la raison à opposer
au poids des passions, la fougue du sang et la bassesse de nos penchants
nous porteraient aux plus absurdes inconséquences; mais nous avons
la raison pour calmer la fureur des sens, émousser l'aiguillon de nos
désirs, et dompter nos passions effrénées; d'où je conclus que ce que
vous appelez amour est une bouture ou un rejeton.
RODERIGO.--Cela ne peut être.
JAGO.--C'est uniquement un bouillonnement du sang que permet la volonté.
Allons, soyez homme. Vous noyer! Noyez les chats et les petits chiens
aveugles. J'ai fait profession d'être votre ami; et je proteste que je
suis attaché à votre mérite par des câbles solides. Jamais je n'aurais
pu vous être plus utile qu'à présent. Mettez de l'argent dans votre
bourse; suivez ces guerres; déguisez votre bonne grâce sous une barbe
empruntée. Je le répète, mettez de l'argent dans votre bourse. Il est
impossible que la passion de Desdémona pour le More dure longtemps;...
mettez de l'argent dans votre bourse;... ni la sienne pour elle. Le
début en fut violent: vous verrez cela finir par une rupture aussi
brusque.--Mettez seulement de l'argent dans votre bourse... Ces
Mores sont changeants dans leurs volontés... Remplissez votre bourse
d'argent... La nourriture qu'il trouve aujourd'hui aussi délicieuse que
les sauterelles, bientôt lui semblera aussi amère que la coloquinte...
Elle doit changer, car elle est jeune; dès qu'elle sera rassasiée des
caresses du More, elle verra l'erreur de son choix... Elle doit changer;
elle le doit; ainsi mettez de l'argent dans votre bourse. Si vous voulez
absolument vous damner, faites-le d'une manière plus agréable qu'en vous
noyant... Recueillez autant d'argent que vous pouvez. Si le sacrement
et un voeu fragile, contracté entre un barbare vagabond et une rusée
Vénitienne, ne sont pas plus forts que mon esprit et toute la bande de
l'enfer, vous la posséderez: ainsi ramassez de l'argent. La peste soit
de la noyade, il est bien question de cela! Faites-vous pendre s'il
le faut, en satisfaisant vos désirs, plutôt que de vous noyer en vous
passant d'elle.
RODERIGO.--Promets-tu de servir fidèlement mes espérances, si je consens
à en attendre le succès?
JAGO.--Comptez sur moi.--Allez, amassez de l'argent.--Je vous l'ai dit
souvent, et vous le redis encore, je hais le More. Ma cause me tient
au coeur; la vôtre n'est pas moins fondée. Unissons-nous dans notre
vengeance contre lui. Si vous pouvez le déshonorer, vous vous procurez
un plaisir, et à moi un divertissement. Il y a dans le sein du temps
plus d'un événement dont il accouchera. En avant, allez, procurez-vous
de l'argent: nous en parlerons plus au long demain. Adieu.
RODERIGO.--Où nous retrouverons-nous demain matin?
JAGO.--A mon logement.
RODERIGO.--Je serai avec vous de bonne heure.
JAGO.--Partez, adieu. Entendez-vous, Roderigo?
RODERIGO.--Quoi?
JAGO.--Ne songez plus à vous noyer. Entendez-vous?
RODERIGO.--J'ai changé de pensée. Je vais vendre toutes mes terres.
JAGO.--Allez, adieu; remplissez bien votre bourse. (_Roderigo
sort._)--C'est ainsi que je fais ma bourse de la dupe qui m'écoute:
et ne serait-ce pas profaner l'habileté que j'ai acquise, que d'aller
perdre le temps avec un pareil idiot sans plaisir ni profit pour moi? Je
hais le More: et c'est l'opinion commune qu'entre mes draps il a rempli
mon office; j'ignore si c'est vrai: mais pour un simple soupçon de ce
genre, j'agirai comme si j'en étais sûr. Il m'estime; mes desseins
n'en auront que plus d'effet sur lui.--Cassio est l'homme qu'il me
faut.--Voyons maintenant... Gagner sa place, et donner un plein essor à
mon désir.--Double adresse.--Mais comment? comment?--Voyons. Au bout de
quelque temps tromper l'oreille d'Othello en insinuant que Cassio est
trop familier avec sa femme. Cassio a une personne, une fraîcheur, qui
prêtent aux soupçons. Il est fait pour rendre les femmes infidèles. Le
More est d'un naturel franc et ouvert, prêt à croire les hommes honnêtes
dès qu'ils le paraissent: il se laissera conduire par le nez aussi
aisément que les ânes.--Je le tiens.--Le voilà conçu... L'enfer et la
nuit feront éclore à la lumière ce fruit monstrueux.
(Il sort.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Un port de mer dans l'île de Chypre.--Une plate-forme.
_Entrent_ MONTANO et DEUX OFFICIERS.
MONTANO.--De la pointe du cap que découvrez-vous en mer?
PREMIER OFFICIER.--Rien du tout, tant les vagues sont fortes! Entre la
mer et le ciel je ne puis reconnaître une voile.
MONTANO.--Il me semble que le vent a soufflé bien fort sur terre; jamais
plus fougueux ouragan n'ébranla nos remparts. S'il s'est ainsi déchaîné
sur les eaux, quels flancs de chêne pourraient garder leur emboîture,
quand des montagnes viennent fondre sur eux? Qu'apprendrons-nous de
ceci?
SECOND OFFICIER.--La dispersion de la flotte ottomane. Avancez seulement
sur le rivage écumant: les flots grondants semblent frapper les nuages;
les lames chassées par le vent, soulevées en masses énormes, semblent
jeter leurs eaux sur l'ourse brûlante, et éteindre les étoiles qui
gardent le pôle immobile. Je n'ai point encore vu de semblable tourmente
sur la mer en furie.
MONTANO.--Si la flotte turque n'a pas gagné l'abri de quelque rade, ils
sont noyés: il est impossible de supporter ceci au large.
(Entre un troisième officier.)
TROISIÈME OFFICIER-.--Des nouvelles, seigneurs! Nos campagnes sont
finies: la tempête effrénée a tellement accablé les Turcs, que leurs
projets en sont arrêtés. Un noble vaisseau de Venise a vu la détresse et
le terrible naufrage atteindre la plus grande partie de leur flotte.
MONTANO.--Quoi! dites-vous vrai?
TROISIÈME OFFICIER.--Le navire est déjà sous le môle, un bâtiment de
Vérone; Michel Cassio, lieutenant d'Othello, le vaillant More, est déjà
à terre; le More lui-même est en mer, muni d'une commission expresse
pour commander en Chypre.
MONTANO.--J'en suis ravi; c'est un digne gouverneur.
TROISIÈME OFFICIER.--Mais ce même Cassio, en exprimant sa joie du
désastre des Turcs, paraît cependant triste, et prie pour le salut du
More; car ils ont été séparés par cette horrible et violente tempête.
MONTANO.--Plaise au ciel qu'il soit en sûreté! J'ai servi sous lui, et
l'homme commande en vrai soldat. Allons sur la plage pour voir le navire
qui vient d'aborder, et pour chercher des yeux ce brave Othello, jusqu'à
ce que les flots et le bleu des airs se confondent sous nos regards en
une seule et même étendue.
PREMIER OFFICIER.--Allons, car à chaque minute on attend de nouvelles
arrivées.
(Entre Cassio.)
CASSIO.--Grâces au vaillant officier de cette île belliqueuse qui rend
ainsi justice au More! Oh! que le ciel prenne sa défense contre les
éléments, car je l'ai perdu sur une dangereuse mer!
MONTANO.--Monte-t-il un bon vaisseau?
CASSIO.--Sa barque est solidement pontée; son pilote est habile, et
d'une expérience consommée. Aussi l'espérance n'est pas morte dans mon
coeur; elle s'enhardit à l'idée des ressources.
DES VOIX, _dans le lointain_.--Une voile! une voile! une voile!
(Entre un quatrième officier.)
CASSIO.--Quel est ce bruit?
UN OFFICIER.--La ville est déserte: des rangées de peuple debout sur le
bord de la mer crient: _une voile!_
CASSIO.--Mes espérances lui font prendre la forme du gouverneur. (Le
canon tire.)
L'OFFICIER.--On tire la salve d'honneur. Ce sont nos amis du moins.
CASSIO.--Allez, je vous prie, et revenez nous apprendre qui est arrivé.
L'OFFICIER.--J'y cours.
(Il sort.)
MONTANO.--Dites-moi, cher lieutenant, votre général est-il marié?
CASSIO.--Très-heureusement... Il a conquis une jeune fille au-dessus
de toute description et des récits de la renommée, chef-d'oeuvre que ne
sauraient peindre les plus habiles pinceaux, et qui dépasse tout ce que
la création a de plus parfait. (_L'officier rentre._) Eh bien! qui a
pris terre?
L'OFFICIER.--Un officier nommé Jago, l'enseigne du général.
CASSIO.--Il a fait une heureuse et rapide traversée! Ainsi les tempêtes
elles-mêmes, les mers en courroux, et les vents mugissants, et les
tranchants écueils, et les sables amoncelés, traîtres cachés sous les
eaux pour arrêter la nef innocente, toutes ces puissances, comme si
elles étaient sensibles à la beauté, oublient leur nature malfaisante,
et laissent passer en sûreté la divine Desdémona.
MONTANO.--Qui est-elle?
CASSIO.--Celle dont je vous parlais; le général de notre grand général
qui l'a remise à la conduite du hardi Jago. Son arrivée ici devance nos
pensées; en sept jours de passage! Grand Jupiter! garde Othello. Enfle
sa voile de ton souffle puissant; permets que son grand vaisseau apporte
la joie dans cette rade; qu'il vienne sentir les vifs transports de
l'amour dans les bras de Desdémona, allumer notre courage éteint, et
répandre la confiance dans Chypre. (_Entrent Desdémona, Émilia, Jago,
Roderigo et des serviteurs._)--Oh! voyez! le trésor du vaisseau est
descendu à terre! Habitants de Chypre, fléchissez le genou devant elle.
Salut à toi, noble dame; que la faveur des cieux te précède, te suive,
t'environne de toutes parts!
DESDÉMONA.--Je vous remercie, brave Cassio; quelles nouvelles
pouvez-vous m'apprendre de mon seigneur?
CASSIO.--Il n'est pas encore arrivé; tout ce que je sais, c'est qu'il
est bien et sera bientôt ici.
DESDÉMONA.--Oh!... Je crains pourtant... Comment avez-vous été séparés?
CASSIO.--C'est ce grand combat des cieux et des mers qui nous a
séparés.--Mais écoutons; une voile!
DES VOIX _au loin_.--Une voile! une voile!
(On entend des coups de canon.)
UN OFFICIER.--Ils saluent la citadelle. C'est sans doute encore un ami.
CASSIO.--Allez aux nouvelles.--Cher enseigne, vous êtes le bienvenu. (_A
Émilia._) Et vous aussi, madame.--Bon Jago, ne vous offensez point de ma
hardiesse; c'est mon éducation qui me donne cette courtoisie téméraire.
JAGO.--Si elle était pour vous aussi prodigue de ses lèvres qu'elle
l'est souvent pour moi de sa langue, vous en auriez bientôt assez.
DESDÉMONA.--Hélas! elle ne parle jamais.
JAGO.--Beaucoup trop, sur mon âme. Je l'éprouve toujours, quand j'ai
envie de dormir. Devant vous, madame, je l'avoue, elle retient sa langue
au fond de son coeur, et ne querelle que dans ses pensées.
ÉMILIA.--Vous avez peu de raisons de parler ainsi.
JAGO.--Allez, allez, vous êtes muettes comme des peintures hors de chez
vous, et bruyantes comme des cloches dans vos chambres; de vrais chats
sauvages dans la maison, des saintes quand vous injuriez; des démons
quand on vous offense; vous perdez à vous divertir le temps que vous
devriez à vos affaires, et vous n'êtes des femmes de ménage que dans vos
lits.
DESDÉMONA.--Fi! calomniateur!
JAGO.--Oui, que je sois un Turc s'il n'est pas vrai que vous vous levez
pour jouer, et que vous vous couchez pour travailler.
ÉMILIA.--Je ne vous chargerai pas d'écrire mon éloge.
JAGO.--Non, ne m'en chargez pas.
DESDÉMONA.--Que dirais-tu de moi si tu avais à me louer?
JAGO.--Belle dame, dispensez-m'en; je ne suis rien si je ne puis
critiquer.
DESDÉMONA.--Allons, essaye. A-t-on couru vers le port?
JAGO.--Oui, madame.
DESDÉMONA.--Je ne suis pas gaie; mais je trompe ce que je suis en
m'efforçant de paraître autrement.--Voyons, comment ferais-tu mon éloge?
JAGO.--J'y songe, mais ma pensée tient à ma tête comme la glu à
la laine; il faut, pour l'en faire sortir, arracher le cerveau et
tout.--Cependant ma muse est en travail, et voici de quoi elle accouche:
Sa femme est belle et spirituelle.
La beauté est faite pour qu'on en jouisse,
Et l'esprit sert à faire jouir de la beauté.
DESDÉMONA.--Bel éloge!--Et si elle est noire et spirituelle?
JAGO.
Si elle est noire et spirituelle,
Elle trouvera un blanc qui s'accommodera de sa noirceur.
DESDÉMONA.--C'est pis encore.
ÉMILIA.--Mais si elle est belle et sotte?
JAGO.
Celle qui est belle n'est jamais sotte;
Car sa sottise même l'aide à avoir un enfant.
DESDÉMONA.--Ce sont de vieux propos bons pour faire rire les fous dans
un cabaret. Et quel misérable éloge as-tu à donner à celle qui est laide
et sotte?
JAGO.
Il n'y en a point de si laide et de si sotte
Qui ne fasse tous les malins tours que font celles
Qui sont spirituelles et jolies.
DESDÉMONA.--Oh! quelle lourde ignorance! tu loues le mieux celle qui
le mérite le moins. Mais quel éloge réserves-tu à la femme vraiment
méritante qui, par l'autorité de sa vertu, obtient de force les hommages
de la malice même?
JAGO.
Celle qui a toujours été belle et jamais vaine,
Qui a su parler et n'a jamais crié;
Qui n'a jamais manqué d'or, et cependant n'a jamais fait de sottises;
Qui s'est refusé ses fantaisies, en disant:--Maintenant je pourrais;--
Celle qui, étant courroucée et maîtresse de se venger,
A ordonné à l'offense de demeurer et à la colère de s'enfuir;
Celle qui n'a jamais été assez fragile dans sa sagesse
Pour échanger la tête d'un brochet contre la queue d'un saumon[7];
Celle qui a pu penser et ne pas découvrir sa pensée;
Qui a pu voir des amants la suivre, et ne pas regarder par derrière,
Celle-là est un phénix, si jamais il y a eu un phénix.
[Note 7: Proverbe du temps qui signifie échanger ce qui est
excellent pour ce qui ne le vaut pas.]
DESDÉMONA.--Et à quoi est-elle bonne?
JAGO.
A allaiter des idiots et à inscrire le compte de la petite bière.
DESDÉMONA.--Oh! la sotte et ridicule conclusion! Émilia, n'apprends rien
de lui, quoiqu'il soit ton mari. Qu'en dites-vous, Cassio? N'est-ce pas
un censeur bien hardi et bien libre?
CASSIO.--Il parle grossièrement, madame: vous l'aimerez mieux comme
soldat que comme bel esprit.
(Desdémona fait quelques pas vers le port, Cassio lui donne la main et
s'éloigne avec elle.)
JAGO.--Il lui prend la main.--Ah! bon, parle-lui à l'oreille.--Oui,
avec ce réseau si frêle, je prendrai ce grand papillon de
Cassio.--Souris-lui; bon, va.--C'est avec ta galanterie même que je
t'attraperai.--Tu parles bien: c'est cela.--Si pour ces fadaises tu te
vois dépouillé de ta lieutenance, mieux eût valu baiser moins souvent
tes trois doigts;--voilà que tu recommences à te donner les airs d'un
aimable galant.--A merveille[8]! beau baiser, superbe révérence!--Rien
de mieux.--Comment, encore! tes doigts pressés sur tes lèvres?--Je
voudrais, tant je t'aime, qu'ils fussent des tuyaux de seringue!--(_Une
trompette se fait entendre._)--Ah! le More; je reconnais sa trompette.
[Note 8: En regardant de loin Desdémona et Cassio qui causent, Jago
voit Cassio envoyer des baisers avec la main, pendant que Desdémona lui
fait la révérence.]
CASSIO.--C'est lui-même.
DESDÉMONA.--Courons au-devant de lui; allons le recevoir.
CASSIO.--Regardez, le voici qui s'avance.
(Entre Othello avec sa suite.)
OTHELLO.--O ma belle guerrière!
DESDÉMONA.--Mon cher Othello!
OTHELLO.--Je suis aussi surpris que charmé de vous trouver ici arrivée
avant moi! O joie de mon âme! Si chaque tempête doit être suivie de
pareils calmes, que les vents se déchaînent jusqu'à réveiller la mort;
que la barque labourant les mers s'élève sur des montagnes de vagues
aussi hautes que l'Olympe, et redescende ensuite aussi bas que l'enfer!
Ah! c'est maintenant qu'il faudrait mourir pour comble de bonheur; car
mon âme est pleine d'une joie si parfaite qu'aucun ravissement semblable
ne pourra m'être accordé dans le cours inconnu de ma destinée.
DESDÉMONA.--Que le ciel ne le permette pas! mais plutôt puissent notre
amour et nos joies aller toujours croissant avec le nombre de nos jours!
OTHELLO.--Exaucez son voeu, puissances célestes! Je ne saurais assez
parler de mon bonheur: il m'étouffe. C'est trop de joie! Ah! que ce
baiser, et cet autre encore... (_Il l'embrasse_) soient toute la dispute
que jamais nos coeurs élèvent entre nous!
JAGO, _à part_.--Oh! vous voilà à l'unisson: mais sur mon honneur je
relâcherai les cordes qui font cette musique.
OTHELLO.--Venez, allons à la citadelle: j'ai des nouvelles, amis, nos
guerres sont terminées: les Turcs sont engloutis. Comment se portent nos
vieilles connaissances de l'île?--Mon amour, vous êtes bien accueillie
en Chypre: j'ai trouvé beaucoup d'affection parmi eux. O ma chère, je
parle à tort et à travers, je suis fou de joie. Bon Jago, je te prie;
va au port, et fais débarquer mon bagage: amène avec toi le pilote à
la citadelle; c'est un brave marin, et son mérite a droit à nos égards.
Viens, Desdémona, encore une fois sois la bienvenue à Chypre!
(Othello et Desdémona sortent avec leur suite.)
JAGO.--Viens me retrouver au port; viens.--On dit que les hommes
pusillanimes, quand ils sont amoureux, ont plus de courage qu'ils n'en
ont reçu de la nature. Si donc tu as du coeur, écoute-moi. Le lieutenant
veille cette nuit au corps de garde: avant tout, je dois te prévenir que
Desdémona est décidément éprise de lui.
RODERIGO.--De lui? cela n'est pas possible.
JAGO.--Mets ainsi le doigt sur tes lèvres, et laisse ton âme
s'instruire. Remarque avec quelle violence elle a d'abord aimé le More;
et pourquoi? pour ses forfanteries, et les mensonges bizarres qu'il lui
débitait. L'aimera-t-elle toujours pour ce bavardage? garde-toi de le
penser. Il faut à ses yeux quelque chose qui nourrisse son amour; et
quel plaisir trouvera-t-elle à regarder le diable?--Quand la jouissance
a refroidi le sang, pour l'enflammer de nouveau et redonner à la
satiété de nouveaux désirs, il faut de l'agrément dans la figure, de
la sympathie d'âge, de goûts, de beauté, toutes choses qui manquent au
More. Faute de ces convenances nécessaires, sa délicatesse va sentir
qu'elle a été abusée; bientôt son coeur commencera à se soulever, elle
se dégoûtera du More, et le détestera: la nature elle-même saura
bien l'instruire, et la pousser à quelque nouveau choix. Maintenant,
Roderigo, cela convenu (et c'est une conséquence naturelle, et qui n'est
pas forcée), quel homme est placé aussi près de cette bonne fortune que
Cassio? C'est un drôle très-bavard; sa conscience ne va pas plus
loin qu'à lui faire prendre des formes décentes et convenables, pour
satisfaire plus sûrement ses désirs cachés et ses penchants déréglés.
Non, nul n'est mieux placé que lui: le drôle est adroit et souple,
habile à saisir l'occasion: il sait feindre et revêtir les apparences
de toutes les qualités qu'il n'a pas. C'est un fourbe diabolique:
d'ailleurs le drôle est beau, jeune; il a tout ce que cherchent la folie
et les esprits sans expérience. C'est un fourbe accompli, dangereux
comme la peste, et déjà la femme a appris à le connaître.
RODERIGO.--Je ne puis croire ce que vous dites; elle est du naturel le
plus vertueux.
JAGO.--Fausse monnaie! le vin qu'elle boit est fait de raisin. Si elle
avait été si vertueuse, elle n'eût jamais aimé le More. Pure grimace!
Ne l'avez-vous pas vue jouer avec la main de Cassio? ne l'avez-vous pas
remarqué?
RODERIGO.--Oui, je l'ai vu; mais c'était une pure politesse.
JAGO.--Pure corruption; j'en jure par cette main: c'est le prélude
mystérieux de toute l'histoire des voluptés et des pensées
impures. Leurs lèvres s'approchaient de si près que leurs haleines
s'embrassaient: pensées honteuses, Roderigo! quand ces avances mutuelles
ouvrent ainsi la voie, les actions décisives suivent de près, comme un
dénoûment infaillible. Allons donc...--Mais seigneur, laissez-moi
vous diriger. Je vous ai amené de Venise; veillez cette nuit; voici la
consigne que je vous impose: Cassio ne vous connaît point; je ne serai
pas loin de vous; trouvez quelque occasion d'irriter Cassio, soit en
prenant un ton haut, soit en vous moquant de sa discipline, ou sur tout
autre prétexte qu'il vous plaira: le moment vous le fournira mieux que
moi.
RODERIGO.--Soit.
JAGO.--Il est violent et prompt à la colère; peut-être vous
frappera-t-il de sa canne. Provoquez-le pour qu'il vous frappe; car,
sous ce prétexte, j'exciterai dans l'île une émeute si forte que, pour
l'apaiser, il faudra que Cassio tombe. Par là, aidé des moyens que
j'aurai alors pour vous servir, vous vous verrez plus tôt au terme de
vos désirs; et les obstacles seront tous écartés: sans quoi nul espoir
de succès pour nous.
RODERIGO.--Je le ferai, si j'en trouve une occasion favorable.
JAGO.--Je vous le garantis. Venez dans un moment me rejoindre à la
citadelle. Je suis chargé de transporter ses équipages à terre. Adieu.
RODERIGO.--Adieu.
(Roderigo sort.)
JAGO, _seul_.--Que Cassio l'aime, je le crois sans peine: qu'elle aime
Cassio, cela est naturel et très-vraisemblable. Le More, quoique je ne
le puisse souffrir, est d'une nature constante, aimante et noble; j'ose
répondre qu'il sera pour Desdémona un mari tendre.--Et moi je l'aime,
non pas précisément par amour du plaisir, quoique peut-être j'aie à
répondre d'un péché aussi grave; mais j'y suis conduit en partie par
le besoin de nourrir ma vengeance, car je soupçonne que ce More
lascif s'est glissé dans ma couche. Cette pensée, comme une substance
empoisonnée, me ronge le coeur: et rien ne peut, rien ne pourra
satisfaire mon âme, que je ne lui aie rendu la pareille, femme pour
femme, ou si j'échoue de ce côté, que je n'aie plongé le More dans une
jalousie si terrible, qu'elle soit incurable à la raison. Or, pour y
réussir, si ce pauvre traqueur amené de Venise, et que j'emploie à
cause de l'ardeur qu'il met à chasser, demeure ferme où je l'ai mis, je
tiendrai notre Michel Cassio à la gorge, je le noircirai auprès du More
sans ménagement;--oui; car je crains que Cassio n'ait eu envie aussi de
mon bonnet de nuit.--Je veux amener le More à me chérir, à me remercier,
à me récompenser d'avoir si bien fait de lui un âne, et d'avoir troublé
la paix de son âme jusqu'à la frénésie:--Tout est ici; (_Ridant son
front_) mais confus encore. La fourberie ne se laisse jamais voir en
face qu'au moment d'agir.
(Il sort.)
SCÈNE II
(Une rue.)
_Entre_ UN HÉRAUT _tenant une proclamation; le peuple le suit_.
LE HÉRAUT.--C'est le bon plaisir d'Othello, notre vaillant et noble
général, que, sur les nouvelles certaines du naufrage complet de
l'escadre ottomane, ce triomphe soit célébré par tous les habitants:
que les uns forment des danses, que d'autres allument des feux de joie;
enfin que chacun se livre au genre de divertissement qui lui plaira;
car outre ces bonnes nouvelles, aujourd'hui se célèbrent aussi les noces
d'Othello. Voilà ce qu'il est de son bon plaisir de faire proclamer.
Tous les lieux publics sont ouverts, et pleine liberté de se livrer aux
fêtes depuis cette cinquième heure du soir, jusqu'à ce que la cloche
sonne onze heures. Que le ciel bénisse l'île de Chypre et notre illustre
général Othello!
(Il sort.)
SCÈNE III
Une salle du château.
_Entrent_ OTHELLO, DESDÉMONA, CASSIO _et leur suite_.
OTHELLO, _à Cassio_.--Bon Michel, veillez à la garde cette nuit: dans ce
poste honorable, montrons nous-mêmes l'exemple de la discipline, et non
l'oubli de nos devoirs dans les plaisirs.
CASSIO.--Jago a déjà reçu ses instructions; mais cependant je verrai à
tout de mes yeux.
OTHELLO.--Jago est très-fidèle. Ami, bonne nuit: demain, à l'heure de
votre réveil, j'aurai à vous parler.--Venez, ma bien-aimée; le marché
conclu, il faut en goûter les fruits: ce bonheur est encore à venir
entre vous et moi. (_A Cassio et à d'autres officiers._) Bonne nuit.
(Othello et Desdémona sortent avec leur suite.)
(Entre Jago.)
CASSIO.--Vous arrivez à propos, Jago; voici l'heure de nous rendre au
poste de garde.
JAGO.--Pas encore; il n'est pas dix heures, lieutenant. Notre général
nous congédie de bonne heure pour l'amour de sa Desdémona. Gardons-nous
bien de le blâmer; il n'a pas encore passé avec elle la joyeuse nuit des
noces, et c'est un gibier digne de Jupiter.
CASSIO.--C'est une dame accomplie.
JAGO.--Et, j'en réponds, une femme friande de plaisir.
CASSIO.--C'est à vrai dire une créature bien délicate et bien fraîche.
JAGO.--Quel oeil elle a! Il semble qu'il appelle les désirs.
CASSIO.--Ses regards sont tendres et cependant bien modestes.
JAGO.--Et dès qu'elle parle, n'est-ce pas comme la trompette de l'amour?
CASSIO.--En vérité, elle est la perfection!
JAGO.--Eh bien! que le bonheur soit entre leurs draps!--Allons,
lieutenant, j'ai un flacon de vin; et ici tout près il y a une paire de
braves garçons de Chypre, prêts à boire à la santé du noir Othello.
CASSIO.--Non pas ce soir, bon Jago. J'ai une pauvre et malheureuse tête
pour le vin... Je voudrais que la courtoisie pût inventer quelque autre
manière de s'égayer ensemble.
JAGO.--Oh! ce sont nos amis: seulement un verre; après, je boirai pour
vous.
CASSIO.--J'ai bu ce soir un seul verre et encore adroitement mitigé, et
voyez à mes yeux l'impression qu'il m'a déjà faite. Je suis malheureux
de cette infirmité, et n'ose pas imposer quelque chose de plus à ma
faiblesse.
JAGO.--Allons, monsieur, c'est une nuit de réjouissance; nos amis vous
invitent.
CASSIO.--Où sont-ils?
JAGO.--A cette porte. De grâce, faites-les entrer.
CASSIO.--J'y consens, mais cela me déplaît.
(Cassio sort.)
JAGO.--Si je puis le déterminer à verser encore un verre de vin sur
celui qu'il a déjà bu, il deviendra plus colère et plus querelleux
que le chien de ma jeune maîtresse.--D'une autre part, mon imbécile
Roderigo, dont l'amour a presque mis la tête à l'envers, a bu ce soir à
la santé de Desdémona de profondes rasades, et il doit veiller. Enfin,
grâce aux coupes débordantes, j'ai bien excité trois braves Cypriotes,
caractères bouillants et fiers, qui, sans cesse en arrêt sur le point
d'honneur, vrais enfants de cette île guerrière, sont toujours prêts
à se quereller comme le feu et l'eau; et ceux-là sont de garde aussi.
Maintenant, au milieu de ce troupeau d'ivrognes, il faut, moi, que je
porte notre Cassio à quelque imprudence qui fasse éclat dans l'île. Mais
ils viennent. Pourvu que l'effet réponde à ce que je rêve, ma barque
cingle rapidement avec vent et marée.
(Rentre Cassio avec Montano et d'autres officiers.)
CASSIO.--Par le ciel, ils m'ont déjà versé à pleins bords.
MONTANO.--Ah! bien peu. Foi de soldat, pas plus d'une pinte.
JAGO.--Du vin, holà!
(Il chante.)
Et que la cloche sonne, sonne,
Et que la cloche sonne, sonne;
Un soldat est un homme;
Sa vie n'est qu'un moment:
Eh bien! alors, que le soldat boive.
Allons du vin, garçon.
CASSIO.--Par le ciel! voilà une chanson impayable.
JAGO.--Je l'ai apprise en Angleterre où, certes, ils sont puissants
quand il faut boire. Votre Danois, votre Allemand, votre Hollandais au
gros ventre... holà du vin!--ne sont rien auprès d'un Anglais.
CASSIO.--Quoi! votre Anglais est donc bien habile à boire?
JAGO.--Comment! votre Danois est déjà ivre-mort que mon Anglais boit
encore sans se gêner; il n'a pas besoin de se mettre en nage pour jeter
bas votre Allemand; et votre Hollandais est déjà prêt à rendre gorge
qu'il fait encore remplir la bouteille.
CASSIO.--A la santé de notre général!
MONTANO.--J'en suis, lieutenant et je vous fais raison.
JAGO, _chantant_.
Le roi Étienne était un digne seigneur;
Ses culottes ne lui coûtaient qu'une couronne:
Il les trouvait de douze sous trop chères,
Et il appelait le tailleur un drôle.
C'était un homme de grand renom,
Et tu n'es que de bas étage;
C'est l'orgueil qui renverse les pays,
Prends donc sur toi ton vieux manteau[9].
Ho! du vin!
[Note 9: Les couplets sont tirés d'une vieille ballade populaire du
temps de Shakspeare, et qui se trouve dans un recueil intitulé: _Relicks
of ancient poetry_, 3 vol. in-12.]
CASSIO.--Comment, cette chanson-ci est encore meilleure que la première!
JAGO.--Voulez-vous que je la répète?
CASSIO.--Non, je tiens pour indigne de son poste quiconque fait de
pareilles choses, eh bien! le ciel est au-dessus de tout, et il y a des
âmes qui ne seront pas sauvées.
JAGO.--C'est une vérité, lieutenant.
CASSIO.--Quant à moi, sans offenser mon général, ni aucun de mes chefs,
j'espère bien être sauvé.
JAGO.--Et moi aussi, lieutenant.
CASSIO.--Soit, mais avec votre permission, pas avant moi. Le lieutenant
doit être sauvé avant l'enseigne; n'en parlons plus: allons à nos
affaires. Que Dieu pardonne nos fautes, messieurs, songeons à nos
affaires.--Messieurs, n'allez pas croire que je sois ivre; c'est là mon
enseigne, voici ma main droite, et voilà ma main gauche. Je ne suis pas
ivre, je puis bien marcher et bien parler.
TOUS.--Parfaitement bien.
CASSIO.--C'est bon, c'est bon, alors, ne croyez pas que je sois ivre.
(Il sort.)
MONTANO.--Allons, camarades, allons à l'esplanade. Allons placer la
garde.
(Les Cypriotes sortent.)
JAGO.--Vous voyez cet officier qui est sorti le premier; c'est un soldat
capable de marcher à côté de César, et de commander une armée; mais
aussi voyez son vice; c'est l'équinoxe de sa vertu, l'un est aussi
long que l'autre; cela fait pitié pour lui. Je crains que la confiance
qu'Othello place en lui, quelque jour, dans un accès de cette maladie,
ne mette cette île en désordre.
MONTANO.--Mais est-il souvent ainsi?
JAGO.--C'est toujours le prélude de son sommeil. Il verra tout éveillé
l'aiguille faire deux fois le tour du cadran, si son lit n'est bercé par
l'ivresse.
MONTANO.--Il serait bon d'en avertir le général. Peut-être ne s'en
aperçoit-il pas, ou son bon naturel ne voit-il dans Cassio que les
vertus qui le frappent, et ferme-t-il les yeux sur ses défauts. N'est-il
pas vrai?
(Entre Roderigo.)
JAGO, _à voix basse_.--Quoi, Roderigo, ici! je vous en prie, suivez le
lieutenant; allez.
(Roderigo sort.)
MONTANO.--Et c'est une vraie pitié que le noble More hasarde une place
aussi importante que celle de son second aux mains d'un homme sujet à
cette faiblesse invétérée. Ce serait une bonne action d'en informer le
More.
JAGO.--Moi! je ne le ferais pas pour cette belle île. J'aime infiniment
Cassio, et je ferais beaucoup pour le guérir de ce vice.--Mais,
écoutons; quel bruit!
(On entend des cris: Au secours, au secours!)
(Cassio rentre l'épée à la main, poursuivant Roderigo.)
CASSIO.--Impudent! lâche!
MONTANO.--Qu'y a-t-il, lieutenant?
CASSIO.--Un drôle me remontrer mon devoir! je veux le rosser, jusqu'à ce
qu'il puisse tenir dans une bouteille d'osier.
RODERIGO.--Me rosser?
CASSIO.--Tu bavardes, misérable!
(Il frappe Roderigo.)
MONTANO.--Y pensez-vous, cher lieutenant? de grâce, retenez-vous.
CASSIO.--Laissez-moi, monsieur! ou je vais vous casser le museau.
MONTANO.--Allons, allons; vous êtes ivre.
CASSIO.--Ivre?
(Cassio l'attaque.--Ils se battent.)
JAGO, _bas à Roderigo_.--Sortez donc, je vous dis, sortez, et criez à
l'émeute. _(Roderigo sort.) (A Cassio.) Quoi_, cher lieutenant!--Hélas,
messieurs!--Au secours, holà!--Lieutenant!--Montano!--Camarades, au
secours!--Voilà une belle garde en vérité!--(_La cloche du beffroi
se fait entendre._) Et qui donc sonne le tocsin? Diable! La ville va
prendre l'alarme. A la volonté de Dieu, lieutenant, arrêtez! vous allez
vous couvrir de honte à jamais.
(Entre Othello avec sa suite.)
OTHELLO.--Qu'est-ce? De quoi s'agit-il?
MONTANO.--Mon sang coule: je suis blessé à mort. Qu'il meure.
OTHELLO.--Sur votre vie, arrêtez.
JAGO.--Arrêtez! arrêtez! lieutenant,--seigneur
Montano,--lieutenant,--officiers:--avez-vous perdu tout sentiment de
votre devoir, et du lieu où vous êtes? Arrêtez, le général vous parle.
Arrêtez, arrêtez, au nom de l'honneur!
OTHELLO.--Eh! quoi donc? Comment! d'où vient tout ceci? Sommes-nous
devenus Turcs pour exercer sur nous-mêmes les fureurs que le ciel a
interdites aux Ottomans? Par pudeur chrétienne, finissez cette barbare
querelle: le premier qui fera un pas pour assouvir sa rage ne fait pas
grand cas de sa vie, car il mourra au premier mouvement. Qu'on fasse
taire cette terrible cloche, elle épouvante l'île et trouble son repos.
Quel est le sujet de ceci, messieurs?--Honnête Jago, qui semblez mort
de douleur, parlez. Qui a commencé ceci? Au nom de votre amitié, je
l'exige.
JAGO.--Je n'en sais rien. Ils étaient tous amis, au quartier, il n'y
a qu'un instant, et en aussi bons rapports que le marié et la mariée
lorsqu'on les déshabille pour les mettre au lit; et puis, tout à
l'heure, comme si quelque étoile les eût soudain privés de leur raison,
voilà les épées nues, et dans un sanglant combat pointées contre le
coeur l'un de l'autre. Je ne puis dire l'origine de cette folle rixe, et
je voudrais avoir perdu dans une action glorieuse ces jambes qui m'ont
conduit ici pour en être le témoin.
OTHELLO.--Comment avez-vous pu, Michel, vous oublier à ce point?
CASSIO.--Excusez-moi, de grâce; je ne puis parler.
OTHELLO.--Digne Montano, vous avez toujours été doux. Le monde a
remarqué la gravité, le calme de votre jeunesse; et votre nom sort avec
éloge de la bouche des plus sévères. Quel motif vous porte à souiller
ainsi votre réputation, à perdre la haute estime où vous êtes pour
mériter le nom de querelleur de nuit? Répondez-moi.
MONTANO.--Noble Othello, je suis dangereusement blessé. Pendant que je
m'abstiendrai de parler, ce qui me fait un peu souffrir pour le moment,
votre officier Jago peut vous instruire de tout ce que je sais de
l'affaire. Je ne sache pas avoir cette nuit rien dit ou fait de déplacé
à moins que ce ne soit parfois un vice de s'aimer soi-même, et un péché
de se défendre, quand la violence fond sur nous.
OTHELLO.--Par le ciel! mon sang commence enfin à l'emporter sur le frein
de ma raison, et l'indignation qui obscurcit mon bon jugement menace de
me gouverner seule. Si je fais un pas, ou que seulement je lève ce bras,
le meilleur d'entre vous disparaîtra sous ma colère. Faites-moi savoir
comment a commencé ce honteux désordre; qui l'a mis en train; et celui
qui en sera prouvé l'auteur, fût-il mon frère jumeau né en même temps
que moi, sera perdu sans retour.--Quoi, dans une ville de guerre, encore
émue, tandis que le coeur du peuple palpite encore de terreur, engager
ainsi une querelle domestique, au milieu de la nuit, au corps de garde
et de sûreté! Cela est monstrueux.--Jago, qui a commencé?
MONTANO.--Si par quelque partialité ou quelque communauté d'emplois, tu
dis plus ou moins que la vérité, tu n'es pas un soldat.
JAGO.--Ne me pressez pas de si près. J'aimerais mieux voir ma langue
coupée dans ma bouche, que de m'en servir pour nuire à Michel Cassio:
mais je me persuade que la vérité ne peut lui faire tort. Voici le fait,
général: Montano et moi nous conversions paisiblement ensemble; tout à
coup est entré un homme criant au secours; Cassio le suivait l'épée nue,
prêt à le frapper. Ce gentilhomme, seigneur, va au-devant de Cassio,
et le prie de s'arrêter: et moi je poursuis le fuyard qui poussait des
cris; craignant, comme il est arrivé, que ses clameurs ne jetassent
l'effroi dans la ville. Lui, plus leste à la course, échappe à mon
dessein: je revenais en grande hâte, entendant de loin le choc et le
cliquetis des épées, et Cassio jurant de toutes ses forces, ce que je ne
lui avais jamais entendu faire jusqu'à ce soir. Dès que je suis rentré,
car tout ce mouvement a été court, je les ai trouvés pied contre pied, à
l'attaque et à la défense, comme ils étaient encore quand vous les avez
vous-même séparés. Voilà tout ce que je peux vous rapporter: mais les
hommes sont hommes; les plus sages s'oublient quelquefois. Quoique
Cassio ait fait à celui-ci quelque légère injure, comme il peut arriver
à tout homme en fureur de frapper son meilleur ami, il faut sûrement
que Cassio, je le crois, eût reçu de celui qui fuyait quelque étrange
indignité que sa patience n'a pu supporter.
OTHELLO.--Je vois bien, Jago, que ton honnêteté et ton amitié veulent
adoucir l'affaire pour rendre la part de Cassio plus légère. Cassio, je
t'aime; mais tu ne seras plus mon officier. (_Entre Desdémona avec sa
suite._)--Voyez si ma bien-aimée n'a pas été réveillée.--Je ferai de toi
un exemple.
DESDÉMONA.--Que s'est-il donc passé, mon ami?
OTHELLO.--Tout est fini maintenant, ma chère. Venez vous
coucher. Montano, quant à vos blessures, je serai moi-même votre
chirurgien.--Emmenez-le d'ici.--Jago, faites une ronde exacte dans
la ville, et calmez ceux que ce sot tumulte a effrayés. Rentrons,
Desdémona; c'est la vie des soldats de voir leur doux sommeil troublé
par la discorde.
(Ils sortent.)
JAGO, _à Cassio_.--Quoi, lieutenant, êtes-vous blessé?
CASSIO.--Oui, et hors du pouvoir de la chirurgie.
JAGO.--Que le ciel nous en préserve!
CASSIO.--Ma réputation, ma réputation, ma réputation! Ah! j'ai perdu ma
réputation! j'ai perdu la portion immortelle de moi-même; celle qui me
reste est grossière et brutale. Ma réputation, Jago, ma réputation!
JAGO.--Foi d'honnête homme, j'ai cru que vous aviez reçu quelque
blessure dans le corps; c'est là qu'une plaie est sensible, bien plus
que dans la réputation: la réputation est une vaine et fausse imposture,
acquise souvent sans mérite, et perdue sans qu'on l'ait mérité: mais
vous n'avez rien perdu de votre réputation, à moins que votre esprit
ne rêve cette perte.--Allons, homme, quoi donc? il y a des moyens de
ramener le général: vous êtes simplement réformé par Son Honneur; c'est
une peine de discipline, non d'inimitié; comme on battrait un chien qui
ne peut faire aucun mal, pour effrayer un lion terrible. Implorez-le, et
il revient à vous.
CASSIO.--J'implorerais le mépris, plutôt que de tromper un si digne
commandant, en lui offrant encore un officier si imprudent, si léger, si
ivrogne.--Ivre, et parlant comme un perroquet, et querellant, et faisant
le rodomont, et jurant et bavardant avec l'ombre qui passe.--O toi,
invisible esprit du vin, si tu n'as pas encore de nom qui te fasse
reconnaître, je veux t'appeler démon.
JAGO.--Quel est celui que vous poursuiviez l'épée à la main? que vous
avait-il fait?
CASSIO.--Je n'en sais rien.
JAGO.--Est-il possible?
CASSIO.--Je me rappelle une foule de choses, mais rien distinctement:
une querelle, oui; mais le sujet, non. Oh! comment les hommes
peuvent-ils introduire un ennemi dans leur bouche pour leur dérober leur
raison! Se peut-il que ce soit avec joie, volupté, délices, transport,
que nous nous transformions nous-mêmes en brutes?
JAGO.--Eh bien! voilà que vous êtes assez bien à présent; comment
êtes-vous revenu à vous?
CASSIO.--Il a plu au démon de l'ivresse de céder la place au démon de la
colère. Ainsi une faiblesse m'en découvre une autre pour me forcer à me
mépriser franchement moi-même.
JAGO.--Allons, vous êtes un moraliste trop sévère. Dans ce moment, dans
ce lieu, et dans les circonstances actuelles où se trouve l'île, je
voudrais de toute mon âme que cela ne fût pas arrivé; mais puisque
ce qui est fait est fait, ne songez qu'à le réparer pour votre propre
avantage.
CASSIO.--- J'irai lui redemander ma place; il me dira que je suis un
ivrogne. Eussé-je autant de bouches que l'hydre, une telle réponse les
fermerait toutes. Être maintenant un homme sensé, l'instant d'après un
frénétique et tout de suite après une brute!--Oui, chaque verre donné à
l'intempérance est maudit, et il y a dedans un démon.
JAGO.--Allons, allons: le bon vin est une bonne et douce créature si on
en use bien. N'en dites pas tant de mal: et, cher lieutenant, j'espère
que vous croyez que je vous aime.
CASSIO.--Je l'ai bien éprouvé, monsieur.--Moi ivre!
JAGO.--Vous ou tout autre homme vivant, vous pouvez l'être quelquefois.
Je vous dirai ce que vous devez faire: la femme de notre général est
notre général aujourd'hui; je peux bien l'appeler ainsi, puisqu'il s'est
dévoué tout entier à la contemplation, à l'adoration de ses talents et
de ses grâces. Confessez-vous librement à elle; importunez-la; elle vous
aidera à rentrer dans votre emploi. Elle est d'un naturel si affable,
si doux, si obligeant, qu'elle croirait manquer de bonté, si elle ne
faisait beaucoup plus qu'on ne lui demande. Conjurez-la de renouer ce
noeud d'amitié, rompu entre vous et son époux, et je parie ma fortune
contre le moindre gage qui en vaille la peine, que votre amitié en
deviendra plus forte que jamais.
CASSIO.--Le conseil que vous me donnez là est bon.
JAGO.--Il est donné, je vous proteste, dans la sincérité de mon amitié
et de mon honnête zèle.
CASSIO.--Je le crois sans peine. Ainsi dès demain matin, de bonne heure,
j'irai prier la vertueuse Desdémona de solliciter pour moi. Je désespère
de ma fortune, si ce coup en arrête le cours.
JAGO.--Vous avez raison. Adieu, lieutenant; il faut que j'aille faire la
ronde.
CASSIO.--Bonne nuit, honnête Jago.
(Cassio sort.)
JAGO, _seul_.--Eh bien! qui dira maintenant que je joue le rôle d'un
fourbe, après un conseil gratuit honnête, et dans ma pensée, le seul
moyen de fléchir le More? Car rien de plus aisé que d'engager Desdémona
à écouter une honorable requête, elle y est toujours disposée; elle est
d'une nature aussi libérale que les libres éléments. Et qu'est-ce pour
elle que de gagner le More? Fallût-il renoncer à son baptême, abjurer
tous les signes, tous les symboles de sa rédemption, son âme est
tellement enchaînée dans cet amour qu'elle peut faire, défaire,
gouverner comme il lui plaît, tant son caprice règne en dieu sur la
faible volonté du More. Suis-je donc un fourbe, quand je mets Cassio sur
la route facile qui le mène droit au succès? Divinité d'enfer! quand les
démons veulent insinuer aux hommes leurs oeuvres les plus noires, ils
les suggèrent d'abord sous une forme céleste, comme je fais maintenant.
Car tandis que cet honnête idiot pressera Desdémona de réparer sa
disgrâce, et qu'elle plaidera pour lui avec chaleur auprès du More, moi
je glisserai dans l'oreille de celui-ci le soupçon empoisonné qu'elle
rappelle cet homme par volupté; et plus elle fera d'efforts pour le
rétablir, plus elle perdra de son crédit sur Othello. Ainsi, je
ternirai sa vertu; et sa bonté même ourdira le filet qui les enveloppera
tous.--Qu'y a-t-il, Roderigo?
(Entre Roderigo.)
RODERIGO.--Me voilà courant, non comme le chien qui suit sa proie, mais
comme celui qui remplit vainement l'air de ses cris. Mon argent est
presque tout dépensé; j'ai été cette nuit cruellement rossé, et je crois
que l'issue de tout ceci sera d'avoir acquis de l'expérience pour
ma peine.--Je retournerai à Venise sans argent et avec un peu plus
d'esprit.
JAGO.--Les pauvres gens que ceux qui n'ont point de patience! Quelle
blessure fut jamais guérie autrement que par degrés? Nous opérons, vous
le savez, avec notre seul esprit, et sans aucune magie; et l'esprit
compte sur le temps qui traîne tout en longueur. Tout ne va-t-il pas
bien? Cassio t'a frappé; et toi, au prix de ce léger coup, tu as perdu
Cassio: quoique le soleil fasse croître mille choses à la fois, les
plantes qui fleurissent les premières doivent porter les premiers
fruits; prends un peu patience.--Par la messe, il est jour. Le plaisir
et l'action abrégent les heures. Retire-toi; va à ton logis; sors,
te dis-je. Tu en sauras plus tard davantage--Encore une fois, sors.
(_Roderigo sort._) Il reste deux choses à faire: d'abord que ma
femme agisse auprès de sa maîtresse en faveur de Cassio; je cours l'y
pousser;--et moi, pendant ce temps, je tire le More à l'écart; puis au
moment où il pourra trouver Cassio sollicitant sa femme, je le ramène
pour fondre brusquement sur eux. Oui, c'est là ce qu'il faut faire.
N'engourdissons pas ce dessein par la négligence et les retards.
FIN DU DEUXIÈME ACTE
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Devant le château.
_Entrent_ CASSIO et DES MUSICIENS.