William Shakespear

Othello
Go to page: 12345
CASSIO.--Messieurs, jouez ici; je récompenserai vos peines:--quelque
chose de court.--Saluez le général à son réveil.

(Musique.)

(Entre le bouffon.)

LE BOUFFON.--Comment, messieurs, est-ce que vos instruments ont été à
Naples, pour parler ainsi du nez?

PREMIER MUSICIEN.--Quoi donc, monsieur?

LE BOUFFON.--Je vous en prie, n'est-ce pas là ce qu'on appelle des
instruments à vent?

PREMIER MUSICIEN.--Oui, certes.

LE BOUFFON.--Dans ce cas, certainement il y a une queue à cette
histoire.

PREMIER MUSICIEN.--Quelle histoire, monsieur?

LE BOUFFON.--Je vous dis que plus d'un instrument à vent, à moi bien
connu, a une queue. Mais, mes maîtres, voici de l'argent pour vous. Le
général aime tant la musique qu'il vous prie par amour pour lui de n'en
plus faire.

PREMIER MUSICIEN.--Nous allons cesser.

LE BOUFFON.--Si vous avez de la musique qu'on n'entende pas, à la bonne
heure; car, comme on dit, le général ne tient pas beaucoup à entendre la
musique.

PREMIER MUSICIEN.--Nous n'en avons point de cette espèce, monsieur.

LE BOUFFON.--En ce cas, mettez vos flûtes dans votre sac, car je vous
chasse. Allons, partez; allons.

(Les musiciens s'en vont.)

CASSIO, _au bouffon_.--Entends-tu, mon bon ami?

LE BOUFFON.--Non, je n'entends pas votre bon ami; c'est vous que
j'entends.

CASSIO.--De grâce, garde tes calembours. Prends cette petite pièce d'or.
Si la dame qui accompagne l'épouse du général est levée, dis-lui qu'un
nommé Cassio lui demande la faveur de lui parler. Veux-tu me rendre ce
service?

LE BOUFFON.--Elle est levée, monsieur; si elle veut se rendre ici, je
vais lui dire votre prière.

CASSIO.--Fais-le, mon cher ami. (_Le bouffon sort._)(_Entre Jago._) Ah,
Jago, fort à propos.

JAGO.--Quoi, vous ne vous êtes donc pas couché?

CASSIO.--Non. Avant que nous nous soyons séparés, le jour commençait à
poindre. J'ai pris la liberté, Jago, de faire demander votre femme:
mon objet est de la prier de me procurer quelque accès auprès de la
vertueuse Desdémona.

JAGO.--Je vous l'enverrai à l'instant. Et j'inventerai un moyen
d'écarter le More, afin que vous puissiez causer et traiter librement
votre affaire.

(Jago sort.)

CASSIO.--Je vous en remercie humblement. Jamais je n'ai connu de
Florentin plus obligeant et si honnête.

(Entre Émilia.)

ÉMILIA.--Bonjour, brave lieutenant; je suis fâchée de votre
chagrin; mais tout sera bientôt réparé. Le général et sa femme s'en
entretiennent, et elle parle avec chaleur pour vous. Le More répond que
celui que vous avez blessé jouit d'une haute considération dans Chypre,
tient à une noble famille; qu'ainsi la saine prudence le force à
vous refuser: mais il proteste qu'il vous aime et n'a besoin d'aucune
sollicitation autre que son affection pour vous, pour saisir aux cheveux
la première occasion de vous remettre en place.

CASSIO.--Néanmoins, je vous en supplie, si vous le jugez à propos, et si
cela se peut, ménagez-moi un moment d'entretien avec Desdémona seule.

ÉMILIA.--Venez donc, entrez: je veux vous mettre à portée de lui ouvrir
librement votre âme.

CASSIO.--Que je vous ai d'obligations!

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une chambre dans le château.

_Entrent_ OTHELLO, JAGO et DES OFFICIERS.


OTHELLO.--Jago, remettez ces lettres au pilote, et chargez-le d'offrir
mes hommages au sénat; après quoi, revenez me joindre aux forts que je
vais visiter.

JAGO.--Bon, mon seigneur, je vais le faire.

OTHELLO, _aux officiers_.--Ces fortifications, messieurs, allons-nous
les voir?

LES OFFICIERS.--Nous voilà prêts à suivre Votre Seigneurie.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Devant le château.

_Entrent_ DESDÉMONA, CASSIO ET ÉMILIA.


DESDÉMONA.--Soyez sûr, bon Cassio, que j'emploirai en votre faveur toute
mon éloquence.

ÉMILIA.--Faites-le, chère madame. Je sais que ceci afflige mon mari
comme si c'était sa propre affaire.

DESDÉMONA.--Oh! c'est un brave homme. N'en doutez point, Cassio; je vous
reverrai, mon seigneur et vous, aussi bons amis qu'auparavant.

CASSIO.--Généreuse dame, quoi qu'il arrive de Michel Cassio, il ne sera
jamais autre chose que votre fidèle serviteur.

DESDÉMONA.--Oh! je vous en remercie. Vous aimez mon seigneur, vous
le connaissez depuis longtemps. Soyez bien sûr qu'il ne vous laissera
éloigné de lui qu'aussi longtemps qu'il y sera forcé par une politique
nécessaire.

CASSIO.--Oui; mais, madame, cette politique peut durer si longtemps, se
nourrir d'une suite de prétextes si faibles et si subtils, renaître de
tant de circonstances, que ma place étant remplie et moi absent, mon
général oubliera mon zèle et mes services.

DESDÉMONA.--Ne le craignez pas. Ici, devant Émilia, je vous réponds de
votre place. Soyez certain que lorsqu'une fois je promets de rendre un
service, je m'en acquitte jusqu'au moindre détail. Mon seigneur n'aura
point de repos; je le tiendrai éveillé jusqu'à ce qu'il s'adoucisse[10];
je lui parlerai jusqu'à lui faire perdre patience; son lit deviendra
pour lui une école, sa table un confessional; je mêlerai à tout ce
qu'il fera la requête de Cassio. Allons, un peu de gaieté, Cassio: votre
défenseur mourra plutôt que d'abandonner votre cause.

[Note 10: I'll watch him tame: comparaison avec les animaux qu'on
apprivoise, et à qui on apprend des tours en les privant du sommeil. Ce
moyen a été employé avec succès pour les chevaux; il l'était autrefois
pour les faucons et autres oiseaux de chasse.]

(Entrent Othello et Jago, à distance.)

ÉMILIA.--Madame, voilà mon seigneur qui vient.

CASSIO.--Madame, je vais prendre congé de vous.

DESDÉMONA.--Pourquoi? demeurez, entendez-moi lui parler.

CASSIO.--Pas en ce moment, madame. Je suis fort mal à l'aise et très-peu
propre à me servir moi-même.

DESDÉMONA.--Bien, faites comme il vous plaira.

(Cassio sort.)

JAGO.--Ah! ah! ceci me déplaît.

OTHELLO.--Que dis-tu?

JAGO.--Rien, seigneur, ou si... Je ne sais trop...

OTHELLO.--N'est-ce pas Cassio qui vient de quitter ma femme?

JAGO.--Cassio, seigneur? Non sûrement, je ne puis croire qu'il eût voulu
s'enfuir ainsi comme un coupable, en vous voyant arriver.

OTHELLO.--Je crois que c'était lui.

DESDÉMONA.--Vous voilà de retour, mon seigneur? Je m'entretenais
ici avec un suppliant, un homme qui languit sous le poids de votre
déplaisir.

OTHELLO.--De qui voulez-vous parler?

DESDÉMONA.--Eh! de Cassio, votre lieutenant. Mon cher seigneur, si
j'ai quelque attrait à vos yeux, quelque pouvoir de vous toucher,
réconciliez-vous tout de suite avec lui; car si ce n'est pas un homme
qui vous aime de bonne foi, qui ne s'est égaré que par ignorance et sans
dessein, je ne me connais pas à l'honnêteté d'un visage. Je t'en prie,
rappelle-le.

OTHELLO.--Est-ce lui qui vient de sortir?

DESDÉMONA.--Lui-même, mais si humilié, qu'il m'a laissé une partie de
ses chagrins: je souffre avec lui.--Mon cher amour, rappelle-le.

OTHELLO.--Pas encore, douce Desdémona; dans quelque autre moment.

DESDÉMONA.--Mais sera-ce bientôt?

OTHELLO.--Aussitôt qu'il se pourra, chère amie, à cause de vous.

DESDÉMONA.--Sera-ce ce soir au souper?

OTHELLO.--Non, pas ce soir.

DESDÉMONA.--Demain donc au dîner?

OTHELLO.--Je ne dîne pas demain au logis; je suis invité par les
officiers à la citadelle.

DESDÉMONA.--Eh bien! demain soir, ou mardi matin, ou mardi à midi ou
le soir, ou mercredi matin: je t'en prie, fixe le moment, mais qu'il
ne passe pas trois jours.--En vérité, il est repentant, et cependant
sa faute, selon l'opinion commune, et si ce n'est que la guerre exige,
dit-on, qu'on fasse quelquefois des exemples sur les meilleurs
sujets, est une faute qui mérite à peine une réprimande secrète. Quand
reviendra-t-il? Dis-le-moi, Othello. Je me demande avec étonnement dans
mon âme ce que vous pourriez demander que je voulusse vous refuser, ou
qui pût me faire hésiter si longtemps sur la réponse. Comment, Michel
Cassio, lui qui venait avec vous quand vous me faisiez la cour, qui plus
d'une fois, lorsque je parlais de vous d'un ton de blâme, a pris votre
parti, avoir tant à plaider pour obtenir son rappel! Croyez-moi, je vous
accorderais beaucoup plus...

OTHELLO.--Assez, assez, je t'en prie; qu'il revienne quand il voudra; je
ne veux te rien refuser.

DESDÉMONA.--Quoi! mais ce n'est point une grâce; c'est comme si je vous
conjurais de porter vos gants, de vous nourrir de mets sains, de vous
vêtir chaudement, comme si je vous suppliais de faire quelque chose qui
dût tourner à votre propre avantage. Oh! quand j'aurai à demander une
grâce où je voudrai véritablement intéresser votre amour, ce sera une
chose de poids, difficile et dangereuse à accorder.

OTHELLO.--Je ne veux rien te refuser: mais à mon tour, je t'en prie,
laisse-moi un moment à moi-même.

DESDÉMONA.--Vous refuserai-je? Non. Adieu, seigneur.

OTHELLO.--Adieu, ma Desdémona; je te joindrai bientôt.

DESDÉMONA.--Émilia, venez.--(_A Othello._) Qu'il en soit selon votre
fantaisie: quelle qu'elle soit, je suis soumise.

(Desdémona sort avec Émilia.)

OTHELLO.--Adorable créature!--Que l'enfer me saisisse, s'il n'est pas
vrai que je t'aime; et si je ne t'aimais plus, le chaos reviendrait.

JAGO.--Mon noble seigneur?

OTHELLO.--Que veux-tu, Jago?

JAGO.--Quand vous faisiez la cour à Desdémona, Michel Cassio eut-il
connaissance de vos amours?

OTHELLO.--Oui, du commencement à la fin. Pourquoi me le demandes-tu?

JAGO.--Seulement pour le savoir, rien de plus.

OTHELLO.--Et à quoi donc pensais-tu, Jago?

JAGO.--Je ne croyais pas qu'il la connût.

OTHELLO.--Oh! parfaitement; et il nous a souvent servi d'intermédiaire.

JAGO.--En vérité?

OTHELLO.--En vérité. Oui, en vérité. Vois-tu là quelque chose? Cassio
n'est-il pas honnête?

JAGO.--Honnête, seigneur?

OTHELLO.--Oui, honnête?

JAGO.--Seigneur, autant que je puis savoir...

OTHELLO.--Comment? Que penses-tu?

JAGO.--Ce que je pense? Par le ciel!

OTHELLO.--_Ce que je pense, Seigneur? Par le ciel_... il répète mes
paroles, comme si sa pensée recélait quelque monstre trop hideux pour
être montré. Tu veux dire quelque chose? Tout à l'heure, à l'instant
où Cassio quittait ma femme, je t'ai entendu dire: _Ceci me déplaît._
Qu'est-ce donc qui te déplaisait? Et encore, quand je t'ai dit qu'il
avait ma confiance pendant tout le temps de mes amours, tu t'es écrié:
_En vérité?_ Et je t'ai vu froncer et rapprocher tes sourcils, comme
si tu eusses enfermé dans ton cerveau quelque horrible soupçon. Si tu
m'aimes, montre-moi ta pensée.

JAGO.--Seigneur, vous savez que je vous aime.

OTHELLO.--Je le crois, et c'est parce que je te sais plein d'honneur,
d'attachement pour moi, parce que tu pèses tes paroles, avant de les
prononcer, que ces pauses de ta part m'alarment davantage. Dans un
misérable déloyal et faux, de telles choses sont des ruses d'habitude;
mais dans l'homme sincère ce sont de secrètes délations qui s'échappent
d'un coeur à qui la vérité fait violence.

JAGO.--Pour Michel Cassio, j'ose jurer que je le crois honnête.

OTHELLO.--Je le crois comme toi.

JAGO.--Les hommes devraient bien être ce qu'ils paraissent; ou plût
au ciel du moins que ceux qui ne sont pas ce qu'ils paraissent fussent
enfin forcés de paraître ce qu'ils sont!

OTHELLO.--Oui, certes, les hommes devraient être ce qu'ils paraissent.

JAGO.--Eh bien! alors je pense que Cassio est un homme d'honneur.

OTHELLO.--Il y a quelque chose de plus dans tout cela; je te prie,
parle-moi comme à toi-même, comme tu te parles dans ton âme; exprime ta
pensée la plus sinistre par le plus sinistre des mots.

JAGO.--Mon bon seigneur, pardonnez-moi. Quoique je sois tenu envers
vous à tous les actes d'obéissance, je ne le suis point à ce dont les
esclaves mêmes sont affranchis; proférer mes pensées!--Quoi! supposez
qu'elles soient basses et fausses; et quel est le palais où n'entrent
pas quelquefois des choses souillées? Quel homme a le coeur assez pur
pour n'y avoir jamais admis quelques soupçons téméraires qui viennent y
tenir leur cour, y plaider leur cause et siéger à côté de ses opinions
légitimes?

OTHELLO.--Jago, tu conspires contre ton ami, si, dès que tu le crois
offensé, tu refuses à son oreille la confidence de tes pensées.

JAGO.--Je vous conjure... doutant plus... que peut-être je suis injuste
dans mes conjectures;... et c'est, je l'avoue, c'est le malheur de mon
caractère de soupçonner toujours le mal; souvent ma défiance voit des
fautes qui n'existent pas. Je vous supplie donc de ne pas prendre garde
à un homme qui conjecture ainsi de travers, de ne pas vous forger des
inquiétudes sur ses observations vagues et peu sûres. Il n'est bon ni
pour votre repos, ni pour votre bien, il ne l'est pas pour mon honneur,
mon honnêteté, ma prudence, que je vous laisse connaître mes pensées.

OTHELLO.--Que veux-tu dire?

JAGO.--Mon cher seigneur, pour les hommes et pour les femmes, le premier
trésor de l'âme, c'est une bonne renommée. Qui dérobe ma bourse, dérobe
une bagatelle: c'est quelque chose, ce n'est rien; elle fut à moi, elle
est à lui, et elle a eu mille autres maîtres; mais celui qui me vole
ma bonne renommée me vole un bien dont la perte m'appauvrit réellement,
sans l'enrichir lui-même.

OTHELLO.--Par le ciel! je connaîtrai tes pensées!

JAGO.--Vous ne les pourriez connaître, quand mon coeur serait dans votre
main; vous ne les connaîtrez pas tandis qu'il est sous ma garde.

OTHELLO.--Ah!

JAGO.--Oh! gardez-vous, seigneur, de la jalousie. C'est un monstre aux
yeux verdâtres qui prépare lui-même l'aliment dont il se nourrit. Ce
mari trompé vit heureux, qui, certain de son sort, n'aime point son
infidèle: mais, ô quelles heures d'enfer compte celui qui idolâtre, et
qui doute; qui soupçonne, mais aime avec passion!

OTHELLO.--O malheur!

JAGO.--L'homme pauvre, mais content, est riche et assez riche; mais la
richesse fût-elle infinie, elle est stérile comme l'hiver pour celui
qui craint toujours de devenir pauvre. Bonté céleste, préserve de la
jalousie les coeurs de tous mes amis!

OTHELLO.--Quoi! qu'est ceci? Penses-tu que je voulusse me faire une vie
de jalousie? suivre sans cesse tous les changements de la lune, avec de
nouveaux soupçons? Non, être une fois dans le doute, c'est être décidé
sans retour. Regarde-moi comme une chèvre si jamais, semblable à celui
que tu viens de peindre, j'échange les occupations de mon âme contre ces
suppositions exagérées et légères. On ne me rendra point jaloux pour me
dire que ma femme est belle, mange bien, aime le monde, parle librement,
chante, joue et danse bien. Où règne la vertu, tous ces plaisirs sont
vertueux. Je ne veux pas même puiser dans le sentiment de mon peu de
mérite la moindre alarme, le plus léger soupçon de son infidélité: elle
avait des yeux et elle m'a choisi. Non, Jago, je verrai avant de douter;
quand je douterai, je chercherai la preuve; et après la preuve il ne
reste plus qu'un parti: au diable à l'instant l'amour ou la jalousie.

JAGO.--J'en suis ravi. Je pourrai désormais vous montrer plus librement
l'amour et le dévouement que je vous porte. Recevez donc de moi cet
avis. Je ne parle point de preuves encore; mais veillez sur votre femme,
observez-la bien avec Cassio: regardez-les d'un oeil qui ne soit ni
jaloux, ni rassuré. Je ne voudrais pas voir votre noble et généreuse
nature trompée ainsi par sa propre bonté: veillez à cela. Je connais
bien les moeurs de notre contrée. Nos Vénitiennes laissent voir au ciel
des tours qu'elles n'osent montrer à leurs maris. Leur conscience la
plus scrupuleuse consiste, non à ne pas faire, mais à tenir caché.

OTHELLO.--C'est là ce que tu dis?

JAGO.--Elle a trompé son père en vous épousant, et quand elle semblait
repousser ou craindre vos regards c'était alors qu'elle les aimait le
plus.

OTHELLO.--Il est vrai: elle faisait ainsi.

JAGO.--Eh bien! alors! allez: celle qui sut si jeune soutenir un rôle
pareil, fermer les yeux de son père aussi serrés que le coeur d'un
chêne... Il crut qu'il y avait de la magie.--Mais je suis bien blâmable.
Je vous demande humblement pardon de mon trop d'amitié pour vous.

OTHELLO.--Je te suis obligé pour jamais.

JAGO.--Tout ceci je le vois, a un peu troublé vos esprits.

OTHELLO.--Non, pas du tout, pas du tout.

JAGO.--Avouez-le-moi, je crains que cela ne soit. Vous voudrez bien, je
l'espère, considérer que tout ce qui s'est dit part de mon amitié.
Mais, je le vois, vous êtes ému.--Je vous en prie, ne donnez pas trop
d'étendue à mes remarques, ni plus de portée que celle d'un simple
soupçon.

OTHELLO.--Je n'y veux rien voir de plus.

JAGO.--Si vous le faisiez, seigneur, mes paroles pourraient conduire à
d'odieuses conséquences où ne tendent nullement mes pensées. Cassio est
mon digne ami.--Seigneur, je le vois, vous êtes ému.

OTHELLO.--Non, très-peu ému.--Je pense seulement que Desdémona est
vertueuse.

JAGO.--Puisse-t-elle vivre longtemps ainsi, et puissiez-vous vivre
longtemps pour le croire!

OTHELLO.--Et cependant comment la nature s'écartant de sa propre
tendance?...

JAGO.--Oui, voilà le point;--et pour vous parler franchement--dédaigner,
comme elle l'a fait, plusieurs mariages qui lui ont été proposés,
assortis à son rang, à son âge, de la même patrie, rapports vers
lesquels nous voyons tendre toujours la nature... Hum! on pourrait
démêler dans tout cela un caprice bien déréglé, des goûts désordonnés,
des penchants bien étranges.--Mais excusez-moi, ce n'est pas d'elle
précisément que je prétends parler; quoique je puisse craindre que son
esprit, reprenant toute la netteté de son jugement, ne vienne à vous
comparer avec les hommes de son pays, et peut-être à se repentir.

OTHELLO.--Adieu, adieu; si tu en découvres davantage, instruis-moi de
tout, charge ta femme d'observer. Laisse-moi, Jago.

JAGO, _faisant quelques pas pour sortir_.--Seigneur, je me retire.

OTHELLO.--Pourquoi me suis-je marié?--Certainement cet honnête homme en
voit et en sait plus, beaucoup plus qu'il ne m'en révèle.

JAGO.--Seigneur, je voudrais, je supplie Votre Honneur de ne pas sonder
plus avant cette affaire. Laissez-la au temps... Il est sans doute à
propos de rendre à Cassio sa place, car certes il la remplit avec une
grande habileté; cependant, s'il vous plaît, seigneur, de le tenir
éloigné quelque temps, vous en connaîtrez mieux l'homme et ses
ressources. Remarquez si Desdémona presse son rétablissement avec
beaucoup d'importunité, d'instances: on verra par là bien des choses. En
attendant tenez-moi pour un homme de craintes trop précipitées, comme en
effet j'ai de fortes raisons de le craindre moi-même; et tenez Desdémona
pour innocente; je vous en conjure.

OTHELLO.--Ne te défie point de ma conduite.

JAGO.--Je prends encore une fois congé de vous.

(Jago sort.)

OTHELLO, _seul_.--Cet homme est d'une honnêteté rare! son esprit plein
d'expérience voit toutes les faces des actions des hommes.--Si je la
trouve rebelle à ma voix, quand les liens qui l'attachent à moi seraient
les fibres mêmes de mon coeur, je la repousserai en sifflant et je
l'abandonnerai au vent pour chercher sa proie au hasard.--Cela est
possible, car je suis noir, et n'ai point ce doux talent de parole que
possèdent ces citadins.--D'ailleurs je commence à pencher vers le déclin
des ans.--Cependant pas tout à fait encore.--Oui, elle est perdue, je
suis trompé, et ma seule ressource doit être de la haïr. O malédiction
du mariage! que nous puissions nous dire maîtres de ces frêles
créatures, et jamais de leurs désirs! J'aimerais mieux être un crapaud,
et vivre des vapeurs d'un donjon, que de garder une place dans ce que
j'aime pour l'usage d'autrui. Et cependant c'est le malheur des grandes
âmes; elles sont moins bien traitées que les hommes vulgaires. C'est
un sort inévitable, comme la mort. Oui, cette plaie honteuse nous est
destinée dès que nous venons à la vie.--Desdémona vient! (_Entrent
Desdémona et Émilia._)--Si elle est perfide, ah! le ciel se trahit
lui-même. Je ne veux pas le croire.

DESDÉMONA.--Eh bien! venez-vous, mon cher Othello? Le repas est prêt, et
les nobles insulaires invités par vous n'attendent que votre présence.

OTHELLO.--Je suis dans mon tort.

DESDÉMONA.--Pourquoi parlez-vous d'une voix si faible? ne seriez-vous
pas bien?

OTHELLO.--J'ai une douleur, là, dans le front.

DESDÉMONA.--Sans doute c'est d'avoir veillé.--Cela passera. Laissez-moi
seulement vous serrer bien le front; dans quelques moments le mal sera
dissipé.

OTHELLO.--Votre mouchoir est trop petit. (_Il ôte de son front le
mouchoir qui tombe à terre._) Laissez cela tranquille. Venez, je vais
rentrer avec vous.

DESDÉMONA.--Je suis bien fâchée que vous ne soyez pas bien.

(Othello et Desdémona sortent ensemble.)

ÉMILIA.--Je suis bien aise d'avoir trouvé ce mouchoir; c'est le premier
souvenir qu'elle ait reçu du More. Cent fois mon fantasque époux m'a
pressé de le dérober; mais Othello l'a priée de le garder toujours, et
elle aime tant ce gage d'amour, qu'elle le porte sans cesse sur elle,
pour le baiser ou lui parler. Je ferai copier le dessin et je le
donnerai à Jago. Qu'en veut-il faire? le ciel le sait, non pas moi; je
ne veux que complaire à sa fantaisie.

(Entre Jago.)

JAGO.--Quoi, vous voilà! Que faites-vous ici seule?

ÉMILIA.--Ne grondez pas; j'ai quelque chose pour vous.

JAGO.--Pour moi? C'est quelque chose qui n'est pas rare.

ÉMILIA.--Ha! ha!

JAGO.--Oui, une femme sans cervelle.

ÉMILIA.--Oh! est-ce là tout? Que me donnerez-vous maintenant pour ce
mouchoir?

JAGO.--Quel mouchoir?

ÉMILIA.--Quel mouchoir? Celui que le More a donné à Desdémona dans les
premiers temps, et que tant de fois vous m'avez dit de dérober.

JAGO.--Tu le lui as dérobé?

ÉMILIA.--Non, ma foi; par inadvertance elle l'a laissé tomber, et moi,
me trouvant heureusement là, je l'ai ramassé; regardez, le voilà.

JAGO.--Brave femme! Donne-le-moi.

ÉMILIA.--Qu'en voulez-vous donc faire, pour m'avoir tant sollicitée de
m'en emparer?

JAGO.--Quoi! que vous importe?

(Il lui arrache le mouchoir.)

ÉMILIA.--Si ce n'est pas pour quelque dessein important, rendez-le-moi.
Ma pauvre maîtresse! elle va devenir folle, quand elle ne le trouvera
plus.

JAGO.--Prenez garde qu'on ne vous soupçonne. J'en ai besoin. Allez,
laissez-moi.--(_Émilia sort._) Je veux laisser tomber ce mouchoir dans
l'appartement de Cassio, afin qu'il l'y trouve lui-même. Des bagatelles
légères comme l'air sont aux yeux du jaloux des autorités aussi fortes
que les preuves de la sainte Écriture. Ceci peut produire quelque effet:
déjà le More ressent l'atteinte de mes poisons;--de dangereux soupçons
sont au fait des poisons véritables qui d'abord causent à peine quelque
dégoût, mais qui, une fois en action sur le sang, l'enflamment comme une
mine de soufre.--Je le disais bien[11]... (_Entre Othello._) Le voilà;
il s'avance. Va, ni l'opium, ni la mandragore, ni toutes les potions
assoupissantes du monde ne te rendront jamais ce doux sommeil que tu
goûtais hier.

[Note 11: En voyant entrer Othello préoccupé et sombre, Jago se dit
à lui-même que tout ce qu'il vient de dire sur les effets de la jalousie
est vrai: _Je le disais bien_. C'est l'explication de Steevens et la
seule qu'on puisse donner, avec vraisemblance de ces mots: _I did say
so_.]

OTHELLO.--Ah! ah! perfide! Envers moi! envers moi!

JAGO.--Quoi! encore, général? ne pensez plus à cela.

OTHELLO.--Va-t'en; fuis; tu m'as mis sur la roue! Je jure qu'il vaut
mieux être trompé tout à fait que d'en avoir seulement quelque soupçon.

JAGO.--Comment, seigneur?

OTHELLO.--Quel sentiment avais-je des heures de plaisir qu'elle
dérobait? Aucun. Je n'en souffrais point; je dormais bien la nuit
suivante; j'avais l'esprit libre et l'humeur gaie; je n'ai point trouvé
les baisers de Cassio sur ses lèvres. Quand celui qu'on a volé ne
s'aperçoit point de ce qui lui manque, s'il n'en sait rien, c'est comme
s'il n'avait rien perdu.

JAGO.--Je suis fâché de vous entendre parler ainsi.

OTHELLO.--Quand toute l'armée, soldats et pionniers, aurait goûté
la douceur de ses charmes, si je n'en avais rien su, j'aurais été
heureux.--Et maintenant, adieu pour jamais le repos de mon âme; adieu,
contentement! Adieu, bataillons aux panaches flottants; adieu, grandes
guerres, qui faites de l'ambition une vertu: oh! adieu pour toujours!
Adieu, le coursier hennissant, et la trompette éclatante, et le fifre
qui frappe l'oreille, et le tambour qui anime le courage, et la royale
bannière, et tout l'appareil, l'orgueil, la pompe, l'éclat de la
glorieuse guerre! Et vous, instruments de mort, dont les bouches
terribles imitent la formidable voix de l'immortel Jupiter; adieu!
adieu! La tâche d'Othello est finie.

JAGO.--Est-il possible, seigneur?

OTHELLO.--Misérable, compte qu'il faut que tu me prouves que ma
bien-aimée est une prostituée: comptes-y bien: donne-m'en la preuve
oculaire. (_Il le saisit à la gorge._) Ou par la valeur de mon âme
immortelle, il eût mieux valu pour toi naître un chien, que d'avoir à
répondre à ma colère, maintenant que tu l'as éveillée.

JAGO.--En êtes-vous là?

OTHELLO.--Fais-le-moi voir;--ou du moins prouve-le de manière que ta
preuve ne laisse ni place ni prise au moindre doute[12]; ou malheur à ta
vie!

[Note 12:

  _That the probation bear no hinge nor loop_
  _To hang a doubt on_.

Littéralement: Que _la preuve n'ait ni crochet ni noeud où se puisse
suspendre un doute_.]

JAGO.--Mon noble seigneur...

OTHELLO.--Si tu la calomnies, et que tu me mettes à la torture, renonce
à prier le ciel, étouffe tout remords, entasse horreurs sur horreurs,
fais des actions qui épouvantent la terre et fassent pleurer le ciel; tu
ne peux rien ajouter à ce que tu as déjà fait; tu ne peux rien faire qui
consomme plus sûrement ta damnation.

JAGO.--O grâce! que le ciel me défende. Êtes-vous un homme? avez-vous
une âme et votre raison? Dieu soit avec vous! Reprenez mon emploi.--O
malheureux insensé, qui as vécu pour faire de ta droiture un vice! ô
monde pervers! Prends-y garde, ô monde; prends-y garde; il est dangereux
d'être honnête et sincère. Je vous remercie de cette leçon; j'en
profiterai, et désormais je n'aurai plus aucun ami, puisque l'amitié
suscite un pareil outrage.

(Jago veut sortir.)

OTHELLO.--Non, demeure.--Tu devrais être honnête!

JAGO.--Je devrais être sage: car la probité est une insensée qui
travaille pour des ingrats.

OTHELLO.--Par l'univers, je crois que ma femme est vertueuse, et je
crois qu'elle ne l'est pas: je crois que tu es honnête, et je crois que
tu ne l'es pas. Je veux avoir quelque preuve.--Son image, qui était pour
moi aussi pure que les traits de Diane, est maintenant noire et hideuse
comme mon propre visage. S'il est des lacets, des poignards, des
poisons, des flammes, des vapeurs suffocantes, je ne le souffrirai
pas... Que je voudrais être satisfait!..

JAGO.--Je vois, seigneur, que la passion vous dévore: je me repens de
l'avoir allumée en vous. Vous voudriez vous satisfaire?

OTHELLO.--Je le voudrais?--Oui, je le veux.

JAGO.--Et vous le pouvez: mais de quelle manière? comment voulez-vous
être satisfait, seigneur? Voudriez-vous être le témoin... et la voir, la
bouche béante, dans les bras d'un autre[13]?

OTHELLO.--Mort et damnation! oh!

JAGO.--Ce serait, je crois, une grave difficulté, que de les amener à
vous offrir cet aspect. Que le diable les emporte, si jamais d'autres
yeux que les leurs les voient dans les bras l'un de l'autre[14]. Quoi
donc? Comment? que dirai-je? le moyen de vous satisfaire? Il vous
est impossible de voir cela, quand ils seraient aussi éhontés que les
chèvres, aussi ardents que les singes, aussi pétris d'orgueil que
les loups, et aussi imprudents qu'on peut l'être dans l'ivresse. Mais
cependant, si des indices et de fortes probabilités, qui vous mèneront
tout droit à la porte de la vérité, suffisent à vous satisfaire, vous
pouvez être satisfait.

[Note 13: _Behold her_ topp'd.]

[Note 14: _Bolster_.]

OTHELLO.--Donne-moi une preuve vivante qu'elle est déloyale.

JAGO.--Je n'aime pas ce rôle; mais puisque, entraîné par mon zèle et
ma sotte franchise, je me suis avancé si loin dans cette affaire,
je poursuivrai. La nuit dernière j'étais couché près de Cassio, et
tourmenté d'une violente douleur de dents, je ne pouvais dormir.--Il
est des hommes dont l'âme est si abandonnée que dans leur sommeil ils
révèlent leurs affaires. Cassio est de cette espèce. Dans son sommeil je
l'entendis qui murmurait: _Chère Desdémona, soyons circonspects, cachons
nos amours!_ Et alors, seigneur, il saisit ma main, et en la serrant il
s'écriait, _ô douce créature_! et puis il m'embrassait avec ardeur comme
s'il eût voulu arracher des baisers qui croissaient sur mes lèvres,
et il soupirait, et s'écriait: _ô maudite destinée, qui t'a donnée au
More_![15]

[Note 15: Voici le texte qu'il était impossible de traduire
exactement:

  _And then, sir, would he gripe and wring my hand,
  Cry:--o sweet creature!--And then kiss me hard,
  As if he pluck'd up kisses by the roots
  That grew upon my lips; then lay'd his leg
  Over my thigh and sigh'd and kiss'd and then
  Cri'd: «cursed fate gave thee to the Moor!_]

OTHELLO.--O monstrueux, monstrueux!

JAGO.--Ce n'était qu'un songe.

OTHELLO.--Mais ce songe révèle l'action qui l'a précédé. C'est une
violente présomption, quoique ce ne soit qu'un songe.

JAGO.--Et ceci peut aider à ajouter aux autres preuves qui témoignent
faiblement.

OTHELLO.--Je la mettrai en pièces.

JAGO.--Non. Soyez prudent; nous n'avons encore rien vu; il se peut
encore qu'elle soit innocente.--Dites-moi seulement, n'avez-vous jamais
vu un mouchoir parsemé de fraises dans les mains de votre femme?

OTHELLO.--Je lui en ai donné un pareil; ce fut mon premier présent.

JAGO.--Je ne sais pas cela; mais c'est avec un pareil mouchoir, qui
j'en suis sûr était celui de votre femme, que j'ai vu aujourd'hui Cassio
essuyer sa barbe.

OTHELLO.--Si c'est celui-là!...

JAGO.--Si c'est celui-là, ou tout autre qui soit à elle, cela, joint aux
autres preuves, dépose contre elle.

OTHELLO.--Oh! que le misérable n'a-t-il quarante mille vies? Une seule
est trop faible, trop chétive pour ma vengeance! Je vois maintenant que
c'est vrai.--Regarde-moi, Jago; j'exhale ainsi tout mon fol amour; il
est parti.--Lève-toi, noire vengeance, sors de ton antre obscur!
Amour, cède à la tyrannique haine ta couronne et le trône de mon coeur!
soulève-toi, ô mon sein, car tu es gonflé du venin de l'aspic.

JAGO.--Je vous en prie, contenez-vous.

OTHELLO.--Oh! du sang! Jago, du sang!

JAGO.--Patience, vous dis-je; vous changerez peut-être d'idée.

OTHELLO.--Jamais, Jago. Comme le Pont-Euxin dont les courants glacés
et le cours uniforme ne subissent jamais l'action du reflux, et se
précipitent sans relâche vers la Propontide et l'Hellespont, ainsi
mes sanglantes pensées, dans la violence de leur cours, ne reviendront
jamais en arrière, ne reflueront pas vers l'humble amour; il faut
qu'elles aillent s'abîmer dans une vaste et profonde vengeance. Oui,
par cette voûte immuable du ciel (_il se met à genoux_), j'engage ici ma
parole avec le respect dû à un voeu sacré.

JAGO.--Ne vous levez pas encore. (_Il se met aussi à genoux._) Soyez
témoins, vous flambeaux toujours brûlants sur nos têtes, vous éléments
qui nous enfermez de toutes parts, soyez témoins qu'ici Jago dévoue
son esprit, son bras et son coeur au service d'Othello outragé. Qu'il
commande, et, quelque sanglants que soient ses ordres, l'obéissance
m'affranchira de tout repentir.

OTHELLO.--J'accepte ton dévouement, non avec de vains remerciements,
mais avec une sincère reconnaissance; je vais à l'instant te mettre à
l'épreuve: que dans ces trois jours je t'entende dire que Cassio ne vit
plus.

JAGO.--Mon ami est mort! vous le voulez; c'en est fait.--Mais laissez-la
vivre.

OTHELLO.--Qu'elle soit damnée, l'infâme traîtresse! oh! qu'elle soit
damnée! Viens, suis-moi; je veux sortir et me pourvoir de quelque prompt
instrument de mort pour ce charmant démon. De ce moment, tu es mon
lieutenant.

JAGO.--Je suis à vous pour jamais.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Toujours dans le château.

_Entrent_ DESDÉMONA et ÉMILIA _suivies du_ BOUFFON.


DESDÉMONA.--Savez-vous, drôle, où est caché le lieutenant Cassio?

LE BOUFFON.--Je ne puis dire qu'il soit caché quelque part[16].

[Note 16: Dans l'impossibilité de rendre avec exactitude tous les
calembours du bouffon, on a tâché de suppléer par des équivalents; il
joue sans cesse sur les mots _to lie_, être couché, être dans quelque
endroit, et _to lie_, mentir. Ce jeu de mots est très-fréquent dans
Shakspeare.]

DESDÉMONA.--Quoi donc?

LE BOUFFON.--C'est un soldat, et, pour moi, dire qu'un soldat se cache,
c'est le frapper.

DESDÉMONA.--Allons-donc, où loge-t-il?

LE BOUFFON.--Vous dire où il loge, ce serait vous dire par où je mens.

DESDÉMONA.--Que veut dire tout cela?

LE BOUFFON.--Je ne sais où il loge; et pour moi, supposer un logement et
vous dire: «Il loge ici ou là,» ce serait mentir par ma gorge.

DESDÉMONA.--Pouvez-vous aller le chercher et vous informer du lieu où il
est?

LE BOUFFON.--Je questionnerai tout le monde sur lui, et par mes
questions, je dicterai les réponses.

DESDÉMONA.--Cherchez-le, dites-lui de venir, annoncez-lui que j'ai
touché mon seigneur en sa faveur, et que j'espère que tout ira bien.

LE BOUFFON.--Ceci est à la portée de l'esprit d'un homme, et je vais
l'entreprendre.

DESDÉMONA.--Où puis-je avoir perdu ce mouchoir, Émilia?

ÉMILIA.--Je ne sais, madame.

DESDÉMONA.--Crois-moi, j'aimerais mieux avoir perdu ma bourse pleine de
crusades: et si mon noble More n'avait pas une belle âme où n'entrent
point les bassesses de tant de jalouses créatures, il y en aurait assez
pour lui donner de mauvaises pensées.

ÉMILIA.--Il n'est donc pas jaloux?

DESDÉMONA.--Qui, lui? Je crois que le soleil sous lequel il est né a
purgé son sang de toutes ces humeurs.

ÉMILIA.--Regardez, le voilà qui vient.

DESDÉMONA.--Je ne le quitte plus qu'il n'ait rappelé Cassio. (_Entre
Othello._) Eh bien! seigneur, comment allez-vous?

OTHELLO.--Bien, ma bonne dame. (_A part._) Oh! qu'il est difficile de
dissimuler!--Comment vous portez-vous, Desdémona?

DESDÉMONA.--Bien, mon bon seigneur.

OTHELLO--Donnez-moi votre main. Cette main est moite, madame.

DESDÉMONA.--Elle n'a encore éprouvé ni les atteintes de l'âge, ni celles
du chagrin.

OTHELLO.--Ceci dénote une grande fécondité et un coeur facile.--Chaude,
chaude et moite!--Cette main dit qu'il vous faut de la retraite, moins
de liberté, des jeûnes, des prières, des mortifications, de pieux
exercices; car il y a ici un jeune et ardent démon, qui souvent se
révolte: voilà une bonne main, une main bien franche!

DESDÉMONA.--Oh! vous pouvez bien le dire avec vérité, car ce fut cette
main qui donna mon coeur.

OTHELLO.--Une main libérale! Jadis le coeur donnait la main; maintenant,
dans notre blason moderne, c'est la main qu'on donne et non plus le
coeur.

DESDÉMONA.--Je ne sais ce que vous voulez dire; revenons à votre
promesse.

OTHELLO.--Quelle promesse, ma belle?

DESDÉMONA.--J'ai envoyé dire à Cassio de venir vous parler.

OTHELLO.--J'ai un rhume opiniâtre qui m'importune: prêtez-moi votre
mouchoir.

DESDÉMONA.--Le voilà, seigneur.

OTHELLO.--Celui que je vous ai donné.

DESDÉMONA.--Je ne l'ai pas sur moi.

OTHELLO.--Non?

DESDÉMONA.--Non, en vérité, seigneur.

OTHELLO.--Vous avez tort. C'est une Égyptienne qui avait donné ce
mouchoir à ma mère! et c'était une magicienne qui savait presque lire
dans les pensées. Elle lui promit que, tant qu'elle le conserverait, il
la rendrait toujours aimable et soumettrait complétement mon père à son
amour; mais que si elle le perdait ou le donnait, les yeux de mon
père ne la verraient plus qu'avec dégoût, et chercheraient ailleurs de
nouveaux caprices. En mourant elle me le donna, et me recommanda, quand
ma destinée me ferait épouser une femme, de le lui donner aussi. Je
l'ai fait, et prenez-en bien soin. Conservez-le précieusement comme la
prunelle de votre oeil. Le perdre ou le donner serait un malheur que
n'égalerait aucun autre.

DESDÉMONA.--Est-il possible?

OTHELLO.--Cela est vrai.--Il y a une vertu magique dans le tissu de
ce mouchoir.--Une prêtresse, qui deux cents fois avait vu le soleil
parcourir le cercle de l'année, en ourdit la trame dans ses fureurs
prophétiques; les vers qui ont fourni la soie étaient consacrés; et
il fut teint avec la couleur de momie que d'habiles gens tiraient des
coeurs de jeunes filles.

DESDÉMONA.--En vérité, cela est-il vrai?

OTHELLO.--Rien n'est plus vrai. Ainsi prenez-y bien garde.

DESDÉMONA.--Ah! plût au ciel que je ne l'eusse jamais vu!

OTHELLO.--Ah! pourquoi?

DESDÉMONA.--Pourquoi me parlez-vous d'un ton si brusque et emporté?

OTHELLO.--Est-il perdu? Est-il sorti de vos mains? parlez, ne
l'avez-vous plus?

DESDÉMONA.--Le ciel nous bénisse!

OTHELLO.--Que dites-vous?

DESDÉMONA.--Il n'est pas perdu: mais quoi? quand il le serait?

OTHELLO.--Ah!

DESDÉMONA.--Je vous dis qu'il n'est pas perdu.

OTHELLO.--Allez le chercher, je veux le voir.

DESDÉMONA.--Oui, monsieur, je le pourrais; mais en ce moment, je ne
veux pas. C'est une ruse de votre part, pour me faire perdre de vue ma
demande. Je vous en prie, que Cassio rentre en grâce.

OTHELLO.--Trouvez-moi le mouchoir; j'augure mal...

DESDÉMONA.--Allons, cédez, vous ne retrouverez jamais un officier plus
capable.

OTHELLO.--Le mouchoir!

DESDÉMONA.--De grâce, parlez-moi de Cassio.

OTHELLO.--Le mouchoir!

DESDÉMONA.--Un homme qui toute sa vie a fondé l'espoir de sa fortune sur
votre amitié, qui partagea tous vos dangers.

OTHELLO.--Le mouchoir!

DESDÉMONA.--En vérité, vous méritez mes reproches.

OTHELLO.--Allez-vous-en! (Il sort.)

ÉMILIA.--Cet homme n'est-il pas jaloux?

DESDÉMONA.--Je n'avais encore rien vu de semblable! Sûrement il y a
quelque charme dans ce mouchoir. Je suis bien malheureuse de l'avoir
perdu!

ÉMILIA.--Ce n'est pas une année ou deux qui nous montrent le coeur d'un
homme: d'abord ils sont comme affamés, et nous sommes leur proie; ils
nous dévorent avec avidité; puis, quand ils sont rassasiés, ils nous
repoussent.--Voyez! C'est Cassio et mon mari.

(Entrent Jago et Cassio.)

JAGO, _à Cassio_.--Il n'y a pas d'autre moyen: c'est elle qui peut
l'obtenir. (_Apercevant Desdémona._) Et voyez, le bonheur! Allez,
pressez-la.

DESDÉMONA.--Qu'y a-t-il, bon Cassio? Quel nouveau sujet vous amène?

CASSIO.--Madame, toujours mon ancienne prière. Je vous en conjure, que
par vos généreux secours je revienne à la vie et reprenne ma place dans
l'amitié de celui que j'honore de tout l'hommage de mon coeur. Je ne
voudrais pas essuyer tant de délais. Si mon offense est mortelle; si mes
chagrins actuels, ni mes services passés, ni ceux que je me propose pour
l'avenir ne peuvent racheter son amitié, en être instruit est du moins
une grâce qui m'est due. Alors, je me revêtirai d'une satisfaction
forcée, j'irai me jeter dans quelque autre route à la merci de la
fortune.

DESDÉMONA.--Hélas! trop honnête Cassio, mes sollicitations ne sont pas
maintenant à l'unisson de son âme. Mon seigneur n'est plus mon seigneur!
Et je ne le reconnaîtrais pas si ses traits étaient aussi changés que
son humeur. Que tous les saints esprits du ciel me soient propices,
comme il est vrai que j'ai parlé pour vous de mon mieux, et que je suis
restée en butte à son déplaisir pour m'être expliquée librement! Il
vous faut patienter quelque temps: ce que je puis, je le ferai; et je
tenterai pour vous plus que je n'oserais pour moi-même. Que cela vous
suffise.

JAGO.--Mon seigneur est-il en colère?

ÉMILIA.--Il vient de sortir, et certes dans une étrange agitation.

JAGO.--Peut-il être en colère? J'ai vu le canon faire voler en l'air les
files de ses soldats, et, comme le diable lui-même, venir emporter son
frère jusque dans ses bras... Et il serait en colère! Il faut quelque
chose de bien grave... Je vais aller le trouver. La chose doit être bien
grave, s'il est en colère.

DESDÉMONA.--Je t'en prie, vas-y.--(_Jago sort._) Sûrement quelque
nouvelle importante arrivée de Venise, ou quelque complot tramé
sourdement dans Chypre, et dont il aura découvert le secret, aura
troublé la paix de son âme; et dans de tels cas l'humeur des hommes
s'en prend à de petites choses, bien que ce soient les grandes qui les
occupent: voilà comme nous sommes; que nous ayons mal à un doigt, le
sentiment de la douleur se répand dans tous nos autres membres qui se
portent bien; car enfin nous devons penser que les hommes ne sont pas
des dieux. Nous ne devons pas toujours nous attendre, de leur part, à
ces soins qui conviennent au jour des noces. Gronde-moi, Émilia; juge
injuste que j'étais, je l'accusais dans mon âme de dureté, mais je
reconnais maintenant que le témoin était suborné, et qu'il était
faussement accusé.

ÉMILIA.--Je prie le ciel que ce soit, comme vous le croyez, quelque
affaire d'État, et non aucune idée, aucun soupçon de jalousie, qui
l'aigrisse contre vous.

DESDÉMONA.--Hélas! le malheureux jour!--Jamais je ne lui en donnai
sujet.

ÉMILIA.--Mais les coeurs jaloux ne se satisfont pas de cette réponse:
ils ne sont pas toujours jaloux pour quelque raison; mais ils sont
toujours jaloux, parce qu'ils sont jaloux. La jalousie est un monstre
qui s'engendre lui-même, et qui naît de lui-même.

DESDÉMONA.--Que le ciel écarte ce monstre du coeur d'Othello!

ÉMILIA.--Amen, madame!

DESDÉMONA.--Je veux l'aller chercher. Cassio, promenez-vous par ici. Si
je le trouve disposé, je lui rappellerai votre demande, et je ferai tout
ce que je pourrai pour en obtenir le succès.

CASSIO.--Je remercie humblement Votre Seigneurie.

(Desdémona et Émilia sortent.)

(Entre Bianca.)

BIANCA.--Ah! Dieu vous garde, cher Cassio!

CASSIO.--Qui est-ce qui vous fait sortir de chez vous? Comment vous
portez-vous, ma belle Bianca? D'honneur, ma douce amie, j'allais de ce
pas chez vous.

BIANCA.--Et moi j'allais chez vous, Cassio. Comment! me fuir une semaine
entière, sept jours et sept nuits, huit fois vingt heures! Et les heures
de l'absence des amants sont cent fois plus lentes que les heures du
cadran. Oh! triste calcul!

CASSIO.--Excusez-moi, Bianca; tout ce temps j'ai été oppressé de pensées
accablantes; mais avec moins d'interruptions j'effacerai le souvenir
de cette longue suite d'absences. Chère Bianca (_il tire de sa poche le
mouchoir de Desdémona et le lui présente_), copiez-moi ce dessin.

BIANCA.--Oh! Cassio, d'où vient ceci? C'est le don de quelque nouvelle
amie? Ah! je devine la cause d'une absence que j'ai trop sentie. En
êtes-vous là? Bien, bien!

CASSIO.--Allez, femme, rejetez vos vils soupçons dans la gueule du
diable où vous les avez pris. Vous êtes jalouse, maintenant? Vous croyez
que ceci vient de quelque maîtresse, que c'est un souvenir? Non, en
bonne foi, Bianca.

BIANCA.--Eh bien! à qui appartient-il?

CASSIO.--Je n'en sais rien encore, ma chère. Je l'ai trouvé dans ma
chambre; le travail m'en plaît fort: avant qu'on le redemande, comme
cela arrivera probablement, je voudrais en avoir le dessin: prenez-le,
copiez-le, et laissez-moi pour le moment.

BIANCA.--Vous laisser, et pourquoi?

CASSIO.--J'attends ici le général, et je n'ai pas envie, car ce ne
serait pas une recommandation pour moi, qu'il me trouve accosté d'une
femme.

BIANCA.--Et pourquoi, s'il vous plaît?

CASSIO.--Ce n'est pas que je ne vous aime.

BIANCA.--Non, non, vous ne m'aimez point: je vous prie, du moins
reconduisez-moi quelques pas; et dites si je vous verrai de bonne heure
ce soir?

CASSIO.--Je ne puis vous accompagner bien loin, car c'est ici même que
j'attends; mais je vous verrai de bonne heure.

BIANCA.--C'est bon, bon. Il faut bien que je me plie aux circonstances.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                           ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Devant le château.

_Entrent_ OTHELLO et JAGO


JAGO.--Voulez-vous vous arrêter à cette pensée?

OTHELLO.--A cette pensée, Jago.

JAGO.--Quoi, donner en secret un baiser!

OTHELLO.--Un baiser que rien ne légitime!

JAGO.--Ou s'enfermer seule avec un amant, dans la nuit[17], une heure ou
deux, sans aucun mauvais dessein!

[Note 17:

  _Or to be naked with her friend abed
  An hour or more, not meaning any harm!_

  OTH.--_Naked abed, Jago, and not mean harm_!]

OTHELLO.--S'enfermer seule, Jago, et sans mauvais dessein! C'est vouloir
user d'hypocrisie avec le diable. Ceux qui, avec des intentions pures,
s'exposent ainsi, tentent le ciel, et le diable tente leur vertu.

JAGO.--S'ils s'en tiennent là, c'est une faute légère: mais si je donne
à ma femme un mouchoir...

OTHELLO.--Eh bien?

JAGO.--Eh bien! alors il est à elle, seigneur; et dès qu'il est à elle,
elle est libre, je pense, de le donner à qui il lui plaît.

OTHELLO.--Son honneur lui appartient de même: peut-elle aussi le donner?

JAGO.--L'honneur est un être invisible. Bien des femmes qui ne l'ont
plus l'ont encore à nos yeux: mais pour le mouchoir...

OTHELLO.--Par le ciel, je l'aurais oublié volontiers.--Tu dis?--Oh!
cette idée revient dans ma mémoire, comme sur la maison infestée revient
le corbeau, présage de malheur.--Il a eu mon mouchoir!

JAGO.--Oui, qu'importe?

OTHELLO.--Cela se gâte, maintenant...

JAGO.--Que serait-ce si je disais l'avoir vu vous faire outrage, lui
avoir entendu dire...? Car il est de par le monde des misérables qui,
après avoir, à force de poursuites importunes, subjugué une maîtresse,
ou reçu d'elle de volontaires faveurs, ne peuvent s'empêcher de
bavarder.

OTHELLO.--A-t-il dit quelque chose?

JAGO.--Oui, seigneur; mais, soyez-en bien sûr, il n'a rien dit qu'il ne
soit prêt à nier.

OTHELLO.--Qu'a-t-il dit?

JAGO.--Ma foi... qu'il a... Je ne sais pas ce qu'il a fait.

OTHELLO.--Quoi, quoi?

JAGO.--Été reçu...

OTHELLO.--Où?

JAGO.--Dans son lit.

OTHELLO.--Avec elle?

JAGO.--Avec elle, auprès d'elle.--Tout ce que vous voudrez.

OTHELLO.--Reçu dans son lit!--Avec elle!--Auprès d'elle!--Dans
son lit!--O cela est horrible!--Le mouchoir!--Des aveux!--Le
mouchoir!--Qu'il avoue et qu'il soit pendu pour son forfait.--Non,
d'abord pendu, et il avouera après...--J'en frissonne.--Non, la nature
ne serait point ainsi saisie et possédée par une passion souveraine,
sans un motif réel[18].--Non, ce ne sont point des paroles qui me
bouleversent de la sorte!--Ses yeux!--Ses joues!--Ses lèvres!--Est-il
possible?--Avoue.--Le mouchoir!--O démon!

(Il tombe sans connaissance.)

[Note 18: _Nature would not vest herself in such shadowing passion
without some instruction_ Les commentateurs ont tourmenté de mille
façons le passage dont le sens tel que nous l'avons donné est
parfaitement clair et d'accord avec les mots qui précèdent comme avec
toute la situation.]

JAGO.--Opérez, mes poisons, opérez. Voilà comment se laissent prendre
les fous crédules, et comment, malgré leur innocence, de chastes et
vertueuses dames subissent les reproches.--Holà, seigneur! mon seigneur!
Othello! (_Entre Cassio._) Ah! Cassio, quelle nouvelle!

CASSIO.--Qu'est-il donc arrivé?

JAGO.--Mon seigneur vient de tomber dans une attaque d'épilepsie; c'est
la seconde; il en eut une hier.

CASSIO.--Frottons-lui les tempes.

JAGO.--Non, laissez; il faut que cet engourdissement léthargique ait
son libre cours, autrement vous le verrez écumer et passer bientôt à
une sauvage frénésie.--Regardez, il s'agite: retirez-vous pour quelque
temps; il va reprendre ses sens: dès qu'il m'aura quitté, j'ai à vous
parler d'une affaire importante. _(Cassio sort.)_ Eh bien! général,
comment vous trouvez-vous? ne vous êtes-vous pas blessé à la tête!

OTHELLO.--Te moques-tu de moi?

JAGO.--Me moquer de vous? non par le ciel; je voudrais que vous
supportassiez votre sort en homme.

OTHELLO.--Un homme qui porte des cornes n'est plus qu'une brute, un
monstre.

JAGO.--Il y a donc bien des brutes et des monstres dans une grande
ville?

OTHELLO.--L'a-t-il avoué?

JAGO.--Mon bon seigneur, soyez un homme. Croyez qu'un même sort attelle
avec vous tout homme qui a subi le joug du mariage. Il y a, à l'heure
qu'il est, des millions de maris qui la nuit dorment dans des lits où
d'autres ont pris place, et qu'ils jureraient n'appartenir qu'à eux
seuls. Votre situation vaut mieux: oh! c'est être le jouet de l'enfer,
et subir les suprêmes moqueries du démon, que d'embrasser une prostituée
et de reposer avec sécurité près d'elle, en la croyant chaste.--Non,
que je sache tout; et sachant ce que je suis, je saurai aussi ce qu'elle
doit devenir à son tour.

OTHELLO.--Oh! tu as raison! cela est certain.

JAGO.--Restez un moment à l'écart, et prêtez l'oreille avec patience.
Tandis que vous étiez ici, il y a un moment, fou de votre malheur
(passion indigne d'un homme tel que vous), Cassio est arrivé; je l'ai
congédié en donnant à votre évanouissement une cause naturelle; mais je
lui ai dit de revenir bientôt me parler, et il l'a promis. Cachez-vous
dans cet enfoncement, et de là observez les airs moqueurs, les dédains,
les sourires insultants qui viendront se peindre sur chaque trait de son
visage. Je lui ferai raconter de nouveau toute l'aventure, où, comment,
combien de fois, depuis quelle époque et quand il a été et doit être
encore reçu par votre femme; remarquez seulement ses gestes; mais de la
patience, seigneur, ou je dirai que vous n'êtes après tout que colère et
que vous n'avez rien d'un homme.

OTHELLO.--Entends-tu, Jago? je serai bien prudent dans ma patience; mais
aussi, entends-tu? bien sanguinaire.
                
Go to page: 12345
 
 
Хостинг от uCoz