Note du transcripteur.
===========================================================
Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 4
Mesure pour mesure.--Othello.--Comme il vous plaira.
Le conte d'hiver.--Troïlus et Cressida.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
==========================================================
OTHELLO
OU
LE MORE DE VENISE
TRAGÉDIE
NOTICE SUR OTHELLO
«Il y avait jadis à Venise un More très-vaillant que sa bravoure et
les preuves de prudence et d'habileté qu'il avait données à la guerre
avaient rendu cher aux seigneurs de la république... Il advint qu'une
vertueuse dame d'une merveilleuse beauté, nommée Disdémona, séduite, non
par de secrets désirs, mais par la vertu du More, s'éprit de lui, et
que lui à son tour, vaincu par la beauté et les nobles sentiments de
la dame, s'enflamma également pour elle. L'amour leur fut si favorable
qu'ils s'unirent par le mariage, bien que les parents de la dame fissent
tout ce qui était en leur pouvoir pour qu'elle prît un autre époux. Tant
qu'ils demeurèrent à Venise, ils vécurent ensemble dans un si parfait
accord et un repos si doux que jamais il n'y eut entre eux, je ne dirai
pas la moindre chose, mais la moindre parole qui ne fût d'amour.
Il arriva que les seigneurs vénitiens changèrent la garnison qu'ils
tenaient dans Chypre, et choisirent le More pour capitaine des troupes
qu'ils y envoyaient. Celui-ci, bien que fort content de l'honneur qui
lui était offert, sentait diminuer sa joie en pensant à la longueur et
à la difficulté du voyage... Disdémona, voyant le More troublé, s'en
affligeait, et, n'en devinant pas la cause, elle lui dit un jour pendant
leur repas:--Cher More, pourquoi, après l'honneur que vous avez reçu
de la Seigneurie, paraissez-vous si triste?--Ce qui trouble ma joie,
répondit le More, c'est l'amour que je te porte; car je vois qu'il faut
que je t'emmène avec moi affronter les périls de la mer, ou que je
te laisse à Venise. Le premier parti m'est douloureux, car toutes les
fatigues que tu auras à éprouver, tous les périls qui surviendront me
rempliront de tourment; le second m'est insupportable, car me séparer de
toi, c'est me séparer de ma vie.--Cher mari, que signifient toutes ces
pensées qui vous agitent le coeur? Je veux venir avec vous partout
où vous irez. S'il fallait traverser le feu en chemise, je le ferais.
Qu'est-ce donc que d'aller avec vous par mer, sur un vaisseau solide et
bien équipé?--Le More charmé jeta ses bras autour du cou de sa femme,
et avec un tendre baiser lui dit: Que Dieu nous conserve longtemps, ma
chère, avec un tel amour!--et ils partirent et arrivèrent à Chypre après
la navigation la plus heureuse.
«Le More avait avec lui un enseigne d'une très-belle figure, mais de
la nature la plus scélérate qu'il y ait jamais eu au monde...e méchant
homme avait aussi amené à Chypre sa femme, qui était belle et honnête;
et, comme elle était italienne, elle était chère à la femme du More,
et elles passaient ensemble la plus grande partie du jour. De la même
expédition était un officier fort aimé du More; il allait très-souvent
dans la maison du More, et prenait ses repas avec lui et sa femme. La
dame, qui le savait très-agréable à son mari, lui donnait beaucoup
de marques de bienveillance, ce dont le More était très-satisfait. Le
méchant enseigne ne tenant compte ni de la fidélité qu'il avait jurée à
sa femme, ni de l'amitié, ni de la reconnaissance qu'il devait au More,
devint violemment amoureux de Disdémona, et tenta toutes sortes de
moyens pour lui faire connaître et partager son amour...ais elle, qui
n'avait dans sa pensée que le More, ne faisait pas plus d'attention
aux démarches de l'enseigne que s'il ne les eût pas faites... Celui-ci
s'imagina qu'elle était éprise de l'officier... L'amour qu'il portait
à la dame se changea en une terrible haine, et il se mit à chercher
comment il pourrait, après s'être débarrassé de l'officier, posséder
la dame, ou empêcher du moins que le More ne la possédât; et, machinant
dans sa pensée mille choses toutes infâmes et scélérates, il résolut
d'accuser Disdémona d'adultère auprès de son mari, et de faire croire à
ce dernier que l'officier était son complice... Cela était difficile, et
il fallait une occasion... Peu de temps après, l'officier ayant frappé
de son épée un soldat en sentinelle, le More lui ôta son emploi.
Disdémona en fut affligée et chercha plusieurs fois à le réconcilier
avec son mari. Le More dit un jour à l'enseigne que sa femme
le tourmentait tellement pour l'officier qu'il finirait par le
reprendre.--Peut-être, dit le perfide, que Disdémona a ses raisons pour
le voir avec plaisir.--Et pourquoi, reprit le More?--Je ne veux pas
mettre la main entre le mari et la femme; mais si vous tenez vos yeux
ouverts, vous verrez vous-même.--Et quelques efforts que fît le More, il
ne voulut pas en dire davantage[1].»
[Note 1: _Hecatommythi ovvero cento novelle di G.-B. Giraldi
Cinthio_ part. I, décad. III, nov. 7, pages 313-321; édition de Venise,
1508.]
Le romancier continue et raconte toutes les pratiques du perfide
enseigne pour convaincre Othello de l'infidélité de Desdémona. Il n'est
pas, dans la tragédie de Shakspeare, un détail qui ne se retrouve dans
la nouvelle de Cinthio: le mouchoir de Desdémona, ce mouchoir précieux
que le More tenait de sa mère, et qu'il avait donné à sa femme pendant
leurs premières amours; la manière dont l'enseigne s'en empare, et le
fait trouver chez l'officier qu'il veut perdre; l'insistance du More
auprès de Desdémona pour ravoir ce mouchoir, et le trouble où la jette
sa perte; la conversation artificieuse de l'enseigne avec l'officier, à
laquelle assiste de loin le More, et où il croit entendre tout ce
qu'il craint; le complot du More trompé et du scélérat qui l'abuse
pour assassiner l'officier; le coup que l'enseigne porte par derrière à
celui-ci, et qui lui casse la jambe; enfin tous les faits, considérables
ou non, sur lesquels reposent successivement toutes les scènes de la
pièce, ont été fournis au poëte par le romancier, qui en avait sans
doute ajouté un grand nombre à la tradition historique qu'il avait
recueillie. Le dénoûment seul diffère; dans la nouvelle, le More et
l'enseigne assomment ensemble Desdémona pendant la nuit, font écrouler
ensuite sur le lit où elle dormait le plafond de la chambre, et disent
qu'elle a été écrasée par cet accident. On en ignore quelque temps la
vraie cause. Bientôt le More prend l'enseigne en aversion, et le renvoie
de son armée. Une autre aventure porte l'enseigne, de retour à Venise, à
accuser le More du meurtre de sa femme. Ramené à Venise, le More est mis
à la question et nie tout; il est banni, et les parents de Desdémona le
font assassiner dans son exil. Un nouveau crime fait arrêter l'enseigne,
et il meurt brisé par les tortures. «La femme de l'enseigne, dit Giraldi
Cinthio, qui avait tout su, a tout rapporté, depuis la mort de son mari,
comme je viens de le raconter.»
Il est clair que ce dénoûment ne pouvait convenir à la scène; Shakspeare
l'a changé parce qu'il le fallait absolument. Du reste il a tout
conservé, tout reproduit; et non-seulement il n'a rien omis, mais il n'a
rien ajouté; il semble n'avoir attaché aux faits mêmes presque aucune
importance; il les a pris comme ils se sont offerts, sans se donner la
peine d'inventer le moindre ressort, d'altérer le plus petit incident.
Il a tout créé cependant; car, dans ces faits si exactement empruntés à
autrui, il a mis la vie qui n'y était point. Le récit de Giraldi Cinthio
est complet; rien de ce qui semble essentiel à l'intérêt d'une
narration n'y manque; situations, incidents, développement progressif de
l'événement principal, cette construction, pour ainsi dire extérieure et
matérielle, d'une aventure pathétique et singulière, s'y rencontre toute
dressée; quelques-unes des conversations ne sont même pas dépourvues
d'une simplicité naïve et touchante. Mais le génie qui, à cette scène,
fournit des acteurs, qui crée des individus, impose à chacun d'eux
une figure, un caractère, qui fait voir leurs actions, entendre leurs
paroles, pressentir leurs pensées, pénétrer leur sentiments; cette
puissance vivifiante qui ordonne aux faits de se lever, de marcher, de
se déployer, de s'accomplir; ce souffle créateur qui, se répandant
sur le passé, le ressuscite et le remplit en quelque sorte d'une vie
présente et impérissable; c'est là ce que Shakspeare possédait seul; et
c'est avec quoi, d'une nouvelle oubliée, il a fait _Othello_.
Tout subsiste en effet et tout est changé. Ce n'est plus un More,
un officier, un enseigne, une femme, victime de la jalousie et de
la trahison. C'est Othello, Cassio, Jago, Desdémona, êtres réels et
vivants, qui ne ressemblent à aucun autre, qui se présentent en chair et
en os devant le spectateur, enlacés tous dans les liens d'une situation
commune, emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa
nature personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à
l'effet général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont
propres et qui découlent de son individualité. Ce n'est point le fait,
ce n'est point la situation qui a dominé le poëte et où il a cherché
tous ses moyens de saisir et d'émouvoir. La situation lui a paru
posséder les conditions d'une grande scène dramatique; le fait l'a
frappé comme un cadre heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain
il a enfanté des êtres complets en eux-mêmes, animés et tragiques
indépendamment de toute situation particulière et de tout fait
déterminé; il les a enfantés capables de sentir et de déployer, sous nos
yeux, tout ce que pouvait faire éprouver et produire à la nature humaine
l'événement spécial au sein duquel ils allaient se mouvoir; et il les
a lancés dans cet événement, bien sûr qu'à chaque circonstance qui lui
serait fournie par le récit, il trouverait en eux, tels qu'il les avait
faits, une source féconde d'effets pathétiques et de vérité.
Ainsi crée le poëte, et tel est le génie poétique. Les événements, les
situations même ne sont pas ce qui lui importe, ce qu'il se complaît à
inventer: sa puissance veut s'exercer autrement que dans la recherche
d'incidents plus ou moins singuliers, d'aventures plus ou moins
touchantes; c'est par la création de l'homme lui-même qu'elle se
manifeste; et quand elle crée l'homme, elle le crée complet, armé
de toutes pièces, tel qu'il doit être pour suffire à toutes les
vicissitudes de la vie, et offrir en tous sens l'aspect de la réalité.
Othello est bien autre chose qu'un mari jaloux et aveuglé, et que la
jalousie pousse au meurtre; ce n'est là que sa situation pendant la
pièce, et son caractère va fort au delà de sa situation. Le More brûlé
du soleil, au sang ardent, à l'imagination vive et brutale, crédule par
la violence de son tempérament aussi bien que par celle de sa passion;
le soldat parvenu, fier de sa fortune et de sa gloire, respectueux et
soumis devant le pouvoir de qui il tient son rang, n'oubliant jamais,
dans les transports de l'amour, les devoirs de la guerre, et regrettant
avec amertume les joies de la guerre quand il perd tout le bonheur de
l'amour; l'homme dont la vie a été dure, agitée, pour qui des plaisirs
doux et tendres sont quelque chose de nouveau qui l'étonne en le
charmant, et qui ne lui donne pas le sentiment de la sécurité, bien que
son caractère soit plein de générosité et de confiance; Othello enfin,
peint non-seulement dans les portions de lui-même qui sont en rapport
présent et direct avec la situation accidentelle où il est placé, mais
dans toute l'étendue de sa nature et tel que l'a fait l'ensemble de sa
destinée; c'est là ce que Shakspeare nous fait voir. De même Jago n'est
pas simplement un ennemi irrité et qui veut se venger, ou un scélérat
ordinaire qui veut détruire un bonheur dont l'aspect l'importune; c'est
un scélérat cynique et raisonneur, qui de l'égoïsme s'est fait une
philosophie, et du crime une science; qui ne voit dans les hommes que
des instruments ou des obstacles à ses intérêts personnels; qui méprise
la vertu comme une absurdité et cependant la hait comme une injure; qui
conserve, dans la conduite la plus servile, toute l'indépendance de sa
pensée, et qui, au moment où ses crimes vont lui coûter la vie, jouit
encore, avec un orgueil féroce, du mal qu'il a fait, comme d'une preuve
de sa supériorité.
Qu'on appelle l'un après l'autre tous les personnages de la tragédie,
depuis ses héros jusqu'aux moins considérables, Desdémona, Cassio,
Émilia, Bianca: on les verra paraître, non sous des apparences vagues,
et avec les seuls traits qui correspondent à leur situation dramatique,
mais avec des formes précises, complètes, et tout ce qui constitue la
personnalité. Cassio n'est point là simplement pour devenir l'objet
de la jalousie d'Othello, et comme une nécessité du drame, il a son
caractère, ses penchants, ses qualités, ses défauts; et de là découle
naturellement l'influence qu'il exerce sur ce qui arrive. Émilia n'est
point une suivante employée par le poëte comme instrument soit du noeud,
soit de la découverte des perfidies qui amènent la catastrophe; elle
est la femme de Jago qu'elle n'aime point, et à qui cependant elle
obéit parce qu'elle le craint, et quoiqu'elle s'en méfie; elle a même
contracté, dans la société de cet homme, quelque chose de l'immoralité
de son esprit; rien n'est pur dans ses pensées ni dans ses paroles;
cependant elle est bonne, attachée à sa maîtresse; elle déteste le
mal et la noirceur. Bianca elle-même a sa physionomie tout à fait
indépendante du petit rôle qu'elle joue dans l'action. Oubliez les
événements, sortez du drame; tous ces personnages demeureront réels,
animés, distincts; ils sont vivants par eux-mêmes, leur existence ne
s'évanouira point avec leur situation. C'est en eux que s'est déployé
le pouvoir créateur du poëte, et les faits ne sont, pour lui, que le
théâtre sur lequel il leur ordonne de monter.
Comme la nouvelle de Giraldi Cinthio, entre les mains de Shakspeare,
était devenue _Othello_, de même, entre les mains de Voltaire, _Othello_
est devenu _Zaïre_. Je ne veux point comparer. De tels rapprochements
sont presque toujours de vains jeux d'esprit qui ne prouvent rien, si ce
n'est l'opinion personnelle de celui qui juge. Voltaire aussi était
un homme de génie; la meilleure preuve du génie, c'est l'empire qu'il
exerce sur les hommes: là où s'est manifestée la puissance de saisir,
d'émouvoir, de charmer tout un peuple, ce fait seul répond à tout;
le génie est là, quelques reproches qu'on puisse adresser au système
dramatique ou au poëte. Mais il est curieux d'observer l'infinie variété
des moyens par lesquels le génie se déploie, et combien de formes
diverses peut recevoir de lui le même fond de situations et de
sentiments.
Ce que Shakspeare a emprunté du romancier italien, ce sont les faits;
sauf le dénoûment, il n'en a répudié, il n'en a inventé aucun. Or les
faits sont précisément ce que Voltaire n'a pas emprunté à Shakspeare.
La contexture entière du drame, les lieux, les incidents, les ressorts,
tout est neuf, tout est de sa création. Ce qui a frappé Voltaire,
ce qu'il a fallu reproduire, c'est la passion, la jalousie, son
aveuglement, sa violence, le combat de l'amour et du devoir, et
ses tragiques résultats. Toute son imagination s'est portée sur le
développement de cette situation. La fable, inventée librement, n'est
dressée que vers ce but; Lusignan, Néresian, le rachat des prisonniers,
tout a pour dessein de placer Zaïre entre son amant et la foi de son
père, de motiver l'erreur d'Orosmane, et d'amener ainsi l'explosion
progressive des sentiments que le poëte voulait peindre. Il n'a point
imprimé à ses personnages un caractère individuel, complet, indépendant
des circonstances où ils paraissent. Ils ne vivent que par la passion
et pour elle. Hors de leur amour et de leur malheur, Orosmane et Zaïre
n'ont rien qui les distingue, qui leur donne une physionomie propre et
les fît partout reconnaître. Ce ne sont point des individus réels, en
qui se révèlent, à propos d'un des incidents de leur vie, les traits
particuliers de leur nature et l'empreinte de toute leur existence.
Ce sont des êtres en quelque sorte généraux, et par conséquent un peu
vagues, en qui se personnifient momentanément l'amour, la jalousie, le
malheur, et qui intéressent, moins pour leur propre compte et à cause
d'eux-mêmes, que parce qu'ils deviennent ainsi, et pour un jour, les
représentants de cette portion des sentiments et des destinées possibles
de la nature humaine.
De cette manière de concevoir le sujet, Voltaire a tiré des beautés
admirables. Il en est résulté aussi des lacunes et des défauts graves.
Le plus grave de tous, c'est cette teinte romanesque qui réduit, pour
ainsi dire, à l'amour l'homme tout entier, et rétrécit le champ de la
poésie en même temps qu'elle déroge à la vérité. Je ne citerai qu'un
exemple des effets de ce système; il suffira pour les faire tous
pressentir.
Le sénat de Venise vient d'assurer à Othello la tranquille possession
de Desdémona; il est heureux, mais il faut qu'il parte, qu'il s'embarque
pour Chypre, qu'il s'occupe de l'expédition qui lui est confiée: «Viens,
dit-il à Desdémona, je n'ai à passer avec toi qu'une heure d'amour, de
plaisir et de tendres soins. Il faut obéir à la nécessité.»
Ces deux vers ont frappé Voltaire, il les imite; mais en les imitant,
que fait-il dire à Orosmane, aussi heureux et confiant? Précisément le
contraire de ce que dit Othello:
Je vais donner une heure aux soins de mon empire
Et le reste du jour sera tout à Zaïre.
Ainsi voilà Orosmane, ce fier sultan qui, tout à l'heure, parlait de
conquêtes et de guerre, s'inquiétait du sort des Musulmans et tançait
la _mollesse_ de ses voisins, le voilà qui n'est plus ni sultan ni
guerrier; il oublie tout, il n'est plus qu'amoureux. A coup sûr Othello
n'est pas moins passionné qu'Orosmane, et sa passion ne sera ni moins
crédule ni moins violente; mais il n'abdique pas, en un instant, tous
les intérêts, toutes les pensées de sa vie passée et future. L'amour
possède son coeur sans envahir toute son existence. La passion
d'Orosmane est celle d'un jeune homme qui n'a jamais rien fait, jamais
rien eu à faire, qui n'a encore connu ni les nécessités ni les travaux
du monde réel. Celle d'Othello se place dans un caractère plus complet,
plus expérimenté et plus sérieux. Je crois cela moins factice et plus
conforme aux vraisemblances morales aussi bien qu'à la vérité positive.
Mais, quoi qu'il en soit, la différence des deux systèmes se révèle
pleinement dans ce seul trait. Dans l'un, la passion et la situation
sont tout; c'est là que le poëte puise tous ses moyens: dans l'autre, ce
sont les caractères individuels et l'ensemble de la nature humaine qu'il
exploite; une passion, une situation ne sont, pour lui, qu'une occasion
de les mettre en scène avec plus d'énergie et d'intérêt.
L'action qui fait le sujet d'_Othello_ doit être rapportée à l'année
1570, époque de la principale attaque des Turcs contre l'île de Chypre,
alors au pouvoir des Vénitiens. Quant à la date de la composition même
de la tragédie, M. Malone la fixe à l'année 1611. Quelques critiques
doutent que Shakspeare ait connu la nouvelle même de Giraldi Cinthio,
et supposent qu'il n'a eu entre les mains qu'une imitation française,
publiée à Paris en 1584 par Gabriel Chappuys. Mais l'exactitude avec
laquelle Shakspeare s'est conformé au récit italien, jusque dans les
moindres détails, me porte à croire qu'il a fait usage de quelque
traduction anglaise plus littérale.
OTHELLO
OU
LE MORE DE VENISE
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
LE DUC DE VENISE.
BRABANTIO, sénateur.
GRATIANO, frère de Brabantio.
LODOVICO, parent de Brabantio.
OTHELLO, le More. CASSIO, lieutenant d'Othello.
JAGO, enseigne d'Othello.
RODERIGO, gentilhomme vénitien.
MONTANO, prédécesseur d'Othello dans le gouvernement de l'île de Chypre.
UN BOUFFON au service d'Othello.
UN HÉRAUT.
DESDÉMONA, fille de Brabantio, et femme d'Othello.
ÉMILIA, femme du Jago.
BIANCA, courtisane, maîtresse de Cassio.
SÉNATEURS, OFFICIERS, MESSAGERS, MUSICIENS, MATELOTS ET SUITE.
La scène, au premier acte, est à Venise; pendant le reste de la pièce
elle est dans un port de mer, dans l'île de Chypre.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Venise.--Une rue.
_Entrent_ RODERIGO et JAGO.
RODERIGO.--Allons, ne m'en parle jamais! Je trouve très-mauvais que toi,
Jago, qui as disposé de ma bourse comme si les cordons en étaient dans
tes mains, tu aies eu connaissance de cela.
JAGO.--Au diable! mais vous ne voulez pas m'entendre. Si jamais j'ai eu
le moindre soupçon de cette affaire, haïssez-moi.
RODERIGO.--Tu m'avais dit que tu le détestais.
JAGO.--Méprisez-moi, si cela n'est pas. Trois grands personnages de la
ville, le sollicitant en personne pour qu'il me fît lieutenant, lui ont
souvent ôté leur chapeau; et foi d'homme, je sais ce que je vaux, je ne
vaux pas moins qu'un tel emploi: mais lui, qui n'aime que son orgueil et
ses idées, il les a payés de phrases pompeuses, horriblement hérissées
de termes de guerre, et finalement il a éconduit mes protecteurs: «_Je
vous le proteste,_ leur a-t-il dit, _j'ai déjà choisi mon officier_.»
Et qui était-ce? Vraiment un grand calculateur, un Michel Cassio, un
Florentin, un garçon prêt à se damner pour une belle femme, qui n'a
jamais manoeuvré un escadron sur le champ de bataille, qui ne connaît
pas plus qu'une vieille fille la conduite d'une bataille; mais
savant, le livre en main, dans la théorie que nos sénateurs en toge
discuteraient aussi bien que lui. Pur bavardage sans pratique, c'est là
tout son talent militaire. Voilà l'homme sur qui est tombé le choix du
More; et moi, que ses yeux ont vu à l'épreuve à Rhodes, en Chypre, et
sur d'autres terres chrétiennes et infidèles, je me vois rebuté et payé
par ces paroles: «_Je sais ce que je vous dois; prenez patience, je
m'acquitterai un jour!_» C'est cet autre qui, dans les bons jours, sera
son lieutenant; et moi (Dieu me bénisse!), je reste l'enseigne de sa
moresque seigneurie.
RODERIGO.--Par le ciel! j'aurais mieux aimé être son bourreau.
JAGO--Mais à cela nul remède. Tel est le malheur du service. La
promotion suit la recommandation et la faveur; elle ne se règle plus
par l'ancienne gradation, lorsque le second était toujours héritier du
premier. Maintenant, seigneur, jugez vous-même si j'ai la moindre raison
d'aimer le More.
RODERIGO.--En ce cas, je ne resterais pas à son service.
JAGO.--Seigneur, rassurez-vous. Je le sers pour me servir moi-même
contre lui. Nous ne pouvons tous être maîtres, et tous les maîtres ne
peuvent être fidèlement servis. Vous trouverez beaucoup de serviteurs
soumis, rampants, qui, passionnés pour leur propre servitude, usent
leur vie comme l'âne de leur maître, seulement pour la nourriture de la
journée. Quand ils sont vieux on les casse aux gages. Châtiez-moi ces
honnêtes esclaves. Il en est d'autres qui, revêtus des formes et des
apparences du dévouement, tiennent au fond toujours leur coeur à leur
service. Ils ne donnent à leurs seigneurs que des démonstrations
de zèle, prospèrent à leurs dépens; et dès qu'ils ont mis une bonne
doublure à leurs habits, ce n'est plus qu'à eux-mêmes qu'ils rendent
hommage. Ceux-là ont un peu d'âme, et je professe d'en être; car,
seigneur, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j'étais le More, je ne
voudrais pas être Jago. En le servant, je ne sers que moi, et le ciel
m'est témoin que je ne le fais ni par amour, ni par dévouement, mais,
sous ce masque, pour mon propre intérêt. Quand mon action visible et mes
compliments extérieurs témoigneront au vrai la disposition naturelle et
le dedans de mon âme, attendez-vous à me voir bientôt porter mon coeur
sur la main, pour le donner à becqueter aux corneilles. Non, je ne suis
pas ce que je suis.
RODERIGO.--Quelle bonne fortune pour ce More aux lèvres épaisses, s'il
réussit de la sorte dans son dessein!
JAGO.--Appelez son père; éveillez-le; faites poursuivre le More,
empoisonnez sa joie; dénoncez-le dans les rues; excitez les parents de
la jeune fille; au sein du paradis où le More repose, tourmentez-le
par des mouches; et quoiqu'il jouisse du bonheur, mêlez-y de telles
inquiétudes que sa joie en soit troublée et décolorée.
RODERIGO.--Voici la maison de son père; je vais l'appeler à haute voix.
JAGO.--Appelez avec des accents de crainte et des hurlements de terreur,
comme il arrive quand on découvre l'incendie que la négligence et la
nuit ont laissé se glisser au sein des cités populeuses.
RODERIGO.--Holà, holà, Brabantio! seigneur Brabantio! holà!
JAGO.--Éveillez-vous: holà, Brabantio! des voleurs! des voleurs! voyez à
votre maison, à votre fille, à vos coffres! au voleur! au voleur!
BRABANTIO, _à la fenêtre_.--Et quelle est donc la cause de ces
effrayantes clameurs? Qu'y a-t-il?
RODERIGO.--Seigneur, tout votre monde est-il chez vous?
JAGO.--Vos portes sont-elles bien fermées?
BRABANTIO.--Comment, pourquoi me demandez-vous cela?
JAGO.--Par Dieu, seigneur, vous êtes volé: pour votre honneur passez
votre robe: votre coeur est frappé; vous avez perdu la moitié de votre
âme: en ce moment, à l'heure même, un vieux bélier noir ravit votre
brebis blanche. Levez-vous, hâtez-vous, réveillez au son de la cloche
les citoyens qui ronflent; ou le diable va cette nuit faire de vous un
grand-père. Debout, vous dis-je.
BRABANTIO.--Quoi donc, avez-vous perdu l'esprit?
RODERIGO.--Vénérable seigneur, reconnaissez-vous ma voix?
BRABANTIO.--Moi, non. Qui êtes-vous?
RODERIGO.--Je m'appelle Roderigo.
BRABANTIO.--Tu n'en es que plus mal venu. Déjà je t'ai défendu de rôder
autour de ma porte. Je t'ai franchement déclaré que ma fille n'est pas
pour toi: et aujourd'hui dans ta folie, encore plein de ton souper,
et échauffé de boissons enivrantes, tu viens me braver méchamment et
troubler mon sommeil!
RODERIGO.--Seigneur, seigneur, seigneur...
BRABANTIO.--Mais tu peux être bien sûr que j'ai assez de pouvoir pour te
faire repentir de ceci.
RODERIGO.--Modérez-vous, seigneur.
BRABANTIO.--Que me parles-tu de vol? C'est ici Venise: ma maison n'est
pas une grange isolée.
RODERIGO.--Puissant Brabantio, c'est avec une âme droite et pure que je
viens à vous...
JAGO.--Parbleu, seigneur, vous êtes un de ces hommes qui ne veulent
pas servir Dieu quand c'est Satan qui le leur commande. Parce que nous
venons vous rendre service, vous nous prenez pour des bandits. Vous
voulez donc voir votre fille associée à un cheval de Barbarie[2]? Vous
voulez donc que vos petits-enfants hennissent après vous? vous voulez
avoir des coursiers pour cousins et des haquenées pour parents?
[Note 2: _Covered with a Barbary horse._]
BRABANTIO.--Quel impudent misérable es-tu?
JAGO.--Je suis un homme, seigneur, qui viens vous dire qu'à l'heure où
je vous parle, dans les bras l'un de l'autre, votre-fille et le More ne
font qu'un[3].
[Note 3: Shakspeare se sert ici d'un proverbe grossier: _Your
daughter and the Moor are now making the beast with two backs._]
BRABANTIO.--Tu es un coquin.
JAGO.--Vous êtes un sénateur!
BRABANTIO.--Tu me répondras de ton insolence. Je te connais, Roderigo.
RODERIGO.--Seigneur, je consens à répondre de tout. Mais de grâce
écoutez-nous; si (comme je crois le voir en partie) c'est selon votre
bon plaisir et de votre aveu que votre belle fille, à cette heure sombre
et bizarre de la nuit, sort sans meilleure ni pire escorte qu'un
coquin aux gages du public, un gondolier, et va se livrer aux grossiers
embrassements d'un More débauché; si cela vous est connu, et que vous
l'avez permis, alors nous vous avons fait un grand et insolent outrage;
mais si vous ignorez tout cela, mon caractère me garantit que vous nous
repoussez à tort. Ne croyez pas que, dépourvu de tout sentiment
des convenances, je voulusse plaisanter et me jouer ainsi de Votre
Excellence. Votre fille, je le répète, si vous ne lui en avez pas donné
la permission, a commis une étrange faute en attachant ses affections,
sa beauté, son esprit, sa fortune, au sort d'un vagabond, étranger ici
et partout. Éclaircissez-vous sans délai. Si elle est dans sa chambre ou
dans votre maison, déchaînez contre moi la justice de l'État, pour vous
avoir ainsi abusé.
BRABANTIO.--Battez le briquet! Vite! donnez-moi un flambeau! Appelez
tous mes gens! Cette aventure ressemble assez à mon songe: la crainte de
sa vérité oppresse déjà mon coeur. De la lumière! de la lumière!
(Brabantio se retire de la fenêtre.)
JAGO, _à Roderigo_.--Adieu, il faut que je vous quitte. Il n'est ni
convenable, ni sain pour ma place, qu'on me produise comme témoin contre
le More, ce qui arrivera si je reste. Je sais ce qui en est; quoique
ceci lui puisse causer quelque échec, le sénat ne peut avec sûreté le
renvoyer. Il s'est engagé avec tant de succès dans la guerre de Chypre
maintenant en train, que, pour leur salut, les sénateurs n'ont pas un
autre homme de sa force pour conduire leurs affaires. Aussi, quoique je
le haïsse comme je hais les peines de l'enfer, la nécessité du moment me
contraint à arborer l'étendard du zèle, et à en donner des signes; des
signes, sur mon âme, rien de plus. Pour être sûr de le trouver, dirigez
vers le Sagittaire[4] la recherche du vieillard; j'y serai avec le More.
Adieu.
[Note 4: _C'est probablement le nom de quelque auberge de Venise._]
(Jago sort.)
(Entrent dans la rue Brabantio et des domestiques avec des torches.)
BRABANTIO.--Mon malheur n'est que trop vrai! Elle est partie; et ce qui
me reste d'une vie déshonorée ne sera plus qu'amertume. Roderigo,
où l'as-tu vue?--O malheureuse fille!... Avec le More, dis-tu?--Qui
voudrait être père?--Comment as-tu su que c'était elle?--Oh! tu m'as
trompé au delà de toute idée.--Et que vous a-t-elle dit?--Allumez encore
des flambeaux. Éveillez tous mes parents.--Sont-ils mariés, croyez-vous?
RODERIGO.--En vérité, je crois qu'ils le sont.
BRABANTIO.--O ciel!--Comment est-elle sortie?--O trahison de mon
sang!--Pères, ne vous fiez plus au coeur de vos filles d'après la
conduite que vous leur voyez tenir.--Mais n'est-il pas des charmes par
lesquels on peut corrompre la virginité et les penchants de la jeunesse?
Roderigo, n'avez-vous rien lu sur de pareilles choses?
RODERIGO.--Oui, en vérité, seigneur, je l'ai lu.
BRABANTIO.--Appelez mon frère.--Oh! que je voudrais vous l'avoir
donnée!--Que les uns prennent un chemin, et les autres un
autre.--Savez-vous où nous pourrons la surprendre avec le More?
RODERIGO.--J'espère pouvoir le découvrir, si vous voulez emmener une
bonne escorte et venir avec moi.
BRABANTIO.--Ah! je vous prie, conduisez-nous. A chaque maison je veux
appeler: je puis demander du monde presque partout: Prenez vos armes,
courons: rassemblez quelques officiers chargés du service de nuit.
Allons! marchons.--Honnête Roderigo, je vous récompenserai de votre
peine.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une autre rue.
Les mêmes. _Entrent_ OTHELLO, JAGO et des SERVITEURS.
JAGO.--Quoique dans le métier de la guerre j'aie tué des hommes,
cependant je tiens qu'il est de l'essence de la conscience de ne pas
commettre un meurtre prémédité: je manque quelquefois de méchanceté
quand j'en aurais besoin. Neuf ou dix fois j'ai été tenté de le piquer
sous les côtes.
OTHELLO.--La chose vaut mieux comme elle est.
JAGO.--Soit. Cependant il a tant bavardé, il a vomi tant de propos
révoltants, injurieux à votre honneur, qu'avec le peu de vertu que je
possède, j'ai eu bien de la peine à me contenir. Mais, dites-moi, je
vous prie, seigneur, êtes-vous solidement marié? Songez-y bien, le
_magnifique_[5] est très-aimé; et sa voix, quand il le veut, a deux fois
autant de puissance que celle du duc: il va vous forcer au divorce, ou
il fera peser sur vous autant d'embarras et de chagrins que pourra lui
en fournir la loi, soutenue de tout son crédit.
[Note 5: _Magnifiques_ était le terme d'honneur en usage pour les
seigneurs vénitiens.]
OTHELLO.--Qu'il fasse du pis qu'il pourra; les services que j'ai rendus
à la Seigneurie parleront plus haut que ses plaintes. On ne sait pas
encore, et je le publierai si je vois qu'il y ait de l'honneur à s'en
vanter, que je tire la vie et l'être d'ancêtres assis sur un trône, et
mes mérites peuvent répondre, la tête haute, à la haute fortune que j'ai
conquise. Car sache, Jago, que si je n'aimais la charmante Desdémona,
je ne voudrais pas pour tous les trésors de la mer, enfermer ni gêner
ma destinée jusqu'ici libre et sans liens.--Mais vois, que sont ces
lumières qui viennent là-bas?
(Entrent Cassio à distance et quelques officiers avec des flambeaux.)
JAGO.--C'est le père irrité avec ses amis. Vous feriez mieux de rentrer.
OTHELLO.--Mais, non: il faut qu'on me trouve. Mon caractère, mon titre,
et ma conscience sans reproche me montreront tel que je suis.--Est-ce
bien eux?
JAGO.--Par Janus, je pense que non.
OTHELLO.--Les serviteurs du duc et mon lieutenant!--Que la nuit répande
ses faveurs sur vous, amis! quelles nouvelles?
CASSIO.--Général, le duc vous salue, et il réclame votre présence dans
son palais en hâte, en toute hâte, à l'instant même.
OTHELLO.--Savez-vous pourquoi?
CASSIO.--Quelques nouvelles de Chypre, autant que je puis conjecturer;
une affaire de quelque importance. Cette nuit même les galères ont
dépêché jusqu'à douze messagers de suite sur les talons l'un de l'autre.
Déjà nombre de conseillers sont levés, et rassemblés chez le duc. On
vous a demandé plusieurs fois avec empressement; et, voyant qu'on ne
vous trouvait point à votre demeure, le sénat a envoyé trois bandes
différentes pour vous chercher de tous côtés.
OTHELLO.--Il est bon que ce soit vous qui m'ayez rencontré. Je n'ai
qu'un mot à dire, ici dans la maison, et je vais avec vous.
(Othello sort.)
CASSIO.--Enseigne, que fait-il ici?
JAGO.--Sur ma foi, il a abordé cette nuit une prise de grande valeur; si
elle est déclarée légitime, il a jeté l'ancre pour toujours.
CASSIO.--Je ne comprends pas.
JAGO.--Il est marié.
CASSIO.--A qui?
JAGO.--Marié à... Allons, général, partons-nous?
(Othello rentre.)
OTHELLO.--Venez, amis.
CASSIO.--Voici une autre troupe qui vous cherche aussi.
(Entrent Brabantio et Roderigo, et des officiers du guet avec des
flambeaux et des armes.)
JAGO.--C'est Brabantio! général, faites attention: il vient avec de
mauvais desseins.
OTHELLO.--Holà! n'avancez pas plus loin.
RODERIGO.--Seigneur, c'est le More!
BRABANTIO, _avec furie_.--Tombez sur lui, le brigand!
(Les deux partis mettent l'épée à la main.)
JAGO.--A vous, Roderigo: allons, vous et moi.
OTHELLO.--Rentrez vos brillantes épées, la rosée de la nuit pourrait les
ternir. Mon seigneur, vous commanderez mieux ici avec vos années qu'avec
vos armes.
BRABANTIO.--O toi, infâme ravisseur, où as-tu recélé ma fille? Damné que
tu es, tu l'as subornée par tes maléfices; car je m'en rapporte à tous
les êtres raisonnables: si elle n'était liée par des chaînes magiques,
une fille si jeune, si belle, si heureuse, si ennemie du mariage qu'elle
dédaignait les amants riches et élégants de notre nation, eût-elle osé,
au risque de la risée publique, quitter la maison paternelle pour fuir
dans le sein basané d'un être tel que toi, fait pour effrayer, non pour
plaire? Que le monde me juge. Ne tombe-t-il pas sous le sens que tu
as ensorcelé sa tendre jeunesse par des drogues ou des minéraux qui
affaiblissent l'intelligence?--Je veux que cela soit examiné. La chose
est probable; elle est manifeste. Je te saisis donc, et je t'arrête
comme trompant le monde, comme exerçant un art proscrit et non
autorisé.--Mettez la main sur lui; s'il résiste, emparez-vous de lui au
péril de sa vie.
OTHELLO.--Retenez vos mains, vous qui me suivez, et les autres aussi.
Si mon devoir était de combattre, je l'aurais su connaître sans que
personne m'en fît la leçon. (_A Brabantio._) Où voulez-vous que je me
rende pour répondre à votre accusation?
BRABANTIO.--En prison, jusqu'à ce que le temps prescrit par la loi, et
les formes du tribunal t'appellent pour te défendre.
OTHELLO.--Et, si j'obéis, comment satisferai-je aux ordres du duc dont
les messagers sont ici, à côté de moi, réclamant ma présence auprès de
lui pour une grande affaire d'État?
UN OFFICIER.--Rien n'est plus vrai, digne seigneur; le duc est au
conseil, et, je suis sûr qu'on a envoyé chercher Votre Excellence.
BRABANTIO.--Comment! le duc au conseil? à cette heure de la nuit? Qu'il
y soit conduit à l'instant. Ma cause n'est point d'un intérêt frivole.
Le duc même, et tous mes frères du sénat ne peuvent s'empêcher de
ressentir cet affront comme s'il leur était personnel. Si de tels
attentats avaient un libre cours, des esclaves et des païens seraient
bientôt nos maîtres.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
(Salle du conseil.)
_Le_ DUC _et les_ SÉNATEURS _assis autour d'une table, des_ OFFICIERS _à
distance_.
LE DUC.--Il n'y a, entre ces avis, point d'accord qui les confirme.
PREMIER SÉNATEUR.--En effet, ils s'accordent peu: mes lettres disent
cent sept galères.
LE DUC.--Et les miennes cent quarante.
SECOND SÉNATEUR.--Et les miennes deux cents: cependant quoiqu'elles
varient sur le nombre, comme il arrive lorsque le rapport est fondé sur
des conjectures, toutes cependant confirment la nouvelle d'une flotte
turque se portant sur Chypre!
LE DUC.--Oui, il y en a assez pour asseoir une opinion; les erreurs ne
me rassurent pas tellement que le fond du récit ne me paraisse fait pour
causer une juste crainte.
UN MATELOT, _au dedans_.--Holà, holà! des nouvelles des nouvelles.
(Entre un officier avec un matelot.)
L'OFFICIER.--Un messager de la flotte.
LE DUC.--Encore! Qu'y a-t-il?
LE MATELOT.--L'escadre turque s'avance sur Rhodes: j'ai ordre du
seigneur Angelo de venir l'annoncer au sénat.
LE DUC.--Que pensez-vous de ce changement?
PREMIER SÉNATEUR.--Cela ne peut soutenir le moindre examen de la raison.
C'est un piége dressé pour nous donner le change. Quand on considère
l'importance de Chypre pour le Turc, et si nous réfléchissons seulement
que cette île, qui intéresse beaucoup plus le Turc que Rhodes, peut
d'ailleurs être plus aisément emportée, car elle n'est pas dans un aussi
bon état de défense, mais manque de toutes les ressources dont Rhodes
est munie; si nous songeons à tout cela, nous ne pouvons croire le
Turc assez malhabile pour laisser derrière lui la place qui lui importe
d'abord, et négliger une tentative facile et profitable, pour courir
après un danger sans profit.
LE DUC.--Non, il est certain que le Turc n'en veut point à Rhodes.
UN OFFICIER.--Voici d'autres nouvelles.
(Entre un autre messager.)
LE MESSAGER.--Les Ottomans, magnifiques seigneurs, gouvernant sur l'île
de Rhodes, ont reçu là un renfort qui vient de se joindre à leur flotte.
PREMIER SÉNATEUR.--Oui, c'est ce que je pensais.--De quelle force,
suivant votre estimation?
LE MESSAGER.--De trente voiles; et soudain virant de bord, ils
retournent sur leurs pas et portent franchement leur entreprise sur
Chypre. Le seigneur Montano, votre fidèle et brave commandant, avec
l'assurance de sa foi, vous envoie cet avis, et vous prie de l'en
croire.
LE DUC.--Nous voilà donc certains que c'est Chypre qu'ils menacent. Marc
Lucchese n'est-il pas à Venise?
PREMIER SÉNATEUR.--Il est actuellement à Florence.
LE DUC--Écrivez-lui en notre nom, dites-lui de se hâter au plus vite.
Dépêchez-vous.
PREMIER SÉNATEUR.--Voici Brabantio et le vaillant More.
(Entrent Brabantio, Othello, Roderigo, Jago et des officiers.)
LE DUC.--Brave Othello, nous avons besoin de vous à l'instant, contre
le Turc, cet ennemi commun. _(A Brabantio_.) Je ne vous voyais pas,
seigneur, soyez le bienvenu: vos conseils et votre secours nous
manquaient cette nuit.
BRABANTIO.--Moi, j'avais bien besoin des vôtres. Que Votre Grandeur me
pardonne; ce n'est point ma place ni aucun avis de l'affaire qui vous
rassemble, qui m'ont fait sortir de mon lit: l'intérêt public n'a
plus de prise sur mon âme. Ma douleur personnelle est d'une nature
si démesurée et si violente, qu'elle engloutit et absorbe tout autre
chagrin, sans cesser d'être toujours la même.
LE DUC.--Quoi donc? et de quoi s'agit-il?
BRABANTIO.--Ma fille! ô ma fille!
SECOND SÉNATEUR.--Quoi! morte?
BRABANTIO.--Oui, pour moi; elle m'est ravie; elle est séduite, corrompue
par des sortiléges et des philtres achetés à des charlatans. Car une
nature qui n'est ni aveugle, ni incomplète, ni dénuée de sens, ne
pourrait s'égarer de la sorte si les piéges de la magie...
LE DUC.--Quel que soit l'homme qui, par ces manoeuvres criminelles,
ait privé votre fille de sa raison, et vous de votre fille, vous lirez
vous-même le livre sanglant des lois; vous interpréterez à votre gré son
texte sévère; oui, le coupable fût-il notre propre fils.
BRABANTIO.--Je remercie humblement Votre Grandeur: voilà l'homme, ce
More, que vos ordres exprès ont, à ce qu'il paraît, mandé devant vous
pour les affaires de l'État.
LE DUC ET LES SÉNATEURS.--Nous en sommes désolés.
LE DUC, _à Othello_.--Qu'avez-vous à répondre pour votre défense?
BRABANTIO.--Rien; sinon que le fait est vrai.
OTHELLO.--Très-puissants, très-graves et respectables seigneurs, mes
nobles et généreux maîtres;--que j'aie enlevé la fille de ce vieillard,
cela est vrai; il est vrai que je l'ai épousée: voilà mon offense sans
voile et dans sa nudité; elle va jusque-là et pas au delà. Je suis rude
dans mon langage et peu doué du talent des douces paroles de paix; car
depuis que ces bras ont atteint l'âge de sept ans, à l'exception des
neuf lunes dernières, ils ont trouvé dans les champs couverts de tentes
leur plus chers exercices; et je ne puis pas dire, sur ce grand univers,
grand'chose qui n'ait rapport à des faits de bataille et de guerre; en
parlant pour moi-même j'embellirai donc peu ma cause. Cependant, avec
la permission de votre bienveillante patience, je vous ferai un récit
simple et sans ornement du cours entier de mon amour; je vous dirai par
quels philtres, quels charmes et quelle magie puissante (car c'est là ce
dont je suis accusé), j'ai gagné le coeur de sa fille.
BRABANTIO.--Une fille si timide, d'un caractère si calme et si doux
qu'au moindre mouvement, elle rougissait d'elle-même! Elle! en dépit
de sa nature, de son âge, de son pays, de son rang, de tout enfin,
se prendre d'amour pour ce qu'elle craignait de regarder!--Il faut un
jugement faussé ou estropié pour croire que la perfection ait pu errer
ainsi contre toutes les lois de la nature; il faut absolument recourir,
pour l'expliquer, aux pratiques d'un art infernal. J'affirme donc encore
que c'est par la force de mélanges qui agissent sur le sang, ou de
quelque boisson préparée à cet effet, que ce More a triomphé d'elle.
LE DUC.--L'affirmer n'est pas le prouver: il faut des témoins plus
certains et plus clairs que ces légers soupçons et ces faibles
vraisemblances fondées sur des apparences frivoles, que vous fournissez
contre lui.
PREMIER SÉNATEUR.--Mais, vous, Othello, parlez, avez-vous par des moyens
iniques et violents soumis et empoisonné les affections de cette
jeune fille? ou l'avez-vous gagnée par la prière, et par ces questions
permises que le coeur adresse au coeur?
OTHELLO.--Envoyez-la chercher au Sagittaire, seigneurs, je vous en
conjure, et laissez-la parler elle-même de moi devant son père. Si vous
me trouvez coupable dans son récit, non-seulement ôtez-moi la confiance
et le grade que je tiens de vous; mais que votre sentence tombe sur ma
vie même.
LE DUC.--Qu'on fasse venir Desdémona.
(Quelques officiers sortent.)
OTHELLO.--Enseigne, conduisez-les: vous connaissez bien le lieu. (_Jago
s'incline et part._) Et en attendant qu'elle arrive, aussi sincèrement
que je confesse au ciel toutes les fautes de ma vie, je vais exposer à
vos respectables oreilles comment j'ai fait des progrès dans l'amour de
cette belle dame, et elle dans le mien.
LE DUC.--Parlez, Othello.
OTHELLO.--Son père m'aimait; il m'invitait souvent: toujours il
me questionnait sur l'histoire de ma vie, année par année, sur les
batailles, les siéges où je me suis trouvé, les hasards que j'ai courus.
Je repassais ma vie entière, depuis les jours de mon enfance jusqu'au
moment où il me demandait de parler. Je parlais de beaucoup d'aventures
désastreuses, d'accidents émouvants de terre et de mer; de périls
imminents où, sur la brèche meurtrière, je n'échappais à la mort que de
l'épaisseur d'un cheveu. Je dis comment j'avais été pris par l'insolent
ennemi et vendu en esclavage; comment je fus racheté de mes fers, et ce
qui se passa dans le cours de mes voyages, la profondeur des cavernes,
et l'aridité des déserts, et les rudes carrières, et les rochers et les
montagnes dont la tête touche aux cieux: on m'avait invité à parler;
telle fut la marche de mon récit. Je parlais encore des cannibales qui
se mangent les uns les autres, et des anthropophages et des hommes dont
la tête est placée au-dessous de leurs épaules. Desdémona avait un goût
très-vif pour toutes ces histoires; mais sans cesse les affaires de
la maison rappelaient ailleurs; et toujours, dès qu'elle avait pu les
expédier à la hâte, elle revenait, et d'une oreille avide elle dévorait
mes discours. M'en étant aperçu, je saisis un jour une heure favorable,
et trouvai le moyen de l'amener à me faire du fond de son coeur la
prière de lui raconter tout mon pèlerinage, dont elle avait bien
entendu quelques fragments, mais jamais de suite et avec attention.
J'y consentis, et souvent je lui surpris des larmes, quand je rappelais
quelqu'un des coups désastreux qu'avait essuyés ma jeunesse. Mon récit
achevé, elle me donna, pour ma peine, un torrent de soupirs; elle
s'écria: «Qu'en vérité tout cela était étrange! mais bien étrange! que
c'était digne de pitié; profondément digne de pitié!--Elle eût voulu ne
l'avoir pas entendu; et cependant elle souhaitait que le ciel eût fait
d'elle un pareil homme.»--Elle me remercia, et me dit que, si j'avais un
ami qui l'aimât, je n'avais qu'à lui apprendre à raconter mon histoire,
et que cela gagnerait son amour. Sur cette ouverture, je parlai: elle
m'aima pour les dangers que j'avais courus; je l'aimai parce qu'elle en
avait pitié. Voilà toute la magie dont j'ai usé.--La voilà qui vient.
Qu'elle en rende elle-même témoignage.
(Entrent Desdémona, Jago et des serviteurs.)
LE DUC.--Je crois que ce récit gagnerait aussi le coeur de ma fille.
Cher Brabantio, prenez aussi bien qu'il se peut cette mauvaise affaire.
Avec leurs armes brisées, les hommes se défendent encore mieux qu'avec
leurs seules mains.
BRABANTIO.--Je vous en prie, écoutez-la parler: si elle avoue qu'elle
a été de moitié dans cet amour, que la ruine tombe sur ma tête si
mes reproches tombent sur l'homme.--Approchez, belle madame.
Distinguez-vous, dans cette illustre assemblée, celui à qui vous devez
le plus d'obéissance?
DESDÉMONA.--Mon noble père, j'aperçois ici un devoir partagé: je tiens
à vous par la vie et l'éducation que j'ai reçues de vous. Toutes deux
m'enseignent à vous révérer. Vous êtes le seigneur de mon devoir:
jusqu'ici je n'ai été que votre fille: mais voilà mon mari; et autant ma
mère vous a montré de dévouement, en vous préférant à son père, autant
je déclare que j'en puis et dois témoigner au More, mon seigneur.
BRABANTIO.--Dieu soit avec vous! J'ai fini. (_Au duc._) Passons s'il
vous plaît, seigneur, aux affaires d'État. J'eusse mieux fait d'adopter
un enfant que de lui donner la vie; More; approche: je te donne ici de
tout mon coeur, ce que (si tu ne l'avais déjà) je voudrais de tout mon
coeur te refuser. Grâce à vous, mon trésor, je suis ravi de n'avoir pas
d'autres enfants. Ta fuite m'eût appris à les tenir en tyran dans des
chaînes de fer. J'ai fini, seigneur.
LE DUC.--Laissez-moi parler comme vous, et exprimer un avis qui pourra
servir de marche, ou de degré à ces amants pour retrouver votre faveur.
Quand on a épuisé les remèdes, et qu'on a éprouvé ce coup fatal que
suspendait encore l'espérance, tous les chagrins sont finis. Déplorer un
malheur fini et passé, c'est le sûr moyen d'attirer un malheur nouveau.
Quand on ne peut sauver un bien que le sort nous ravit, on déjoue les
rigueurs du sort, en les supportant avec patience. L'homme qu'on a volé
et qui sourit vole lui-même quelque chose au voleur; mais celui qui
s'épuise en regrets inutiles se vole lui-même.
BRABANTIO.--Ainsi laissons le Turc nous enlever Chypre; nous ne l'aurons
pas perdue tant que nous pourrons sourire. Celui-là supporte bien
les avis, qui n'a rien à leur demander que les consolations qu'il en
recueille; mais celui qui, pour payer le chagrin, est obligé d'emprunter
à la pauvre patience, supporte à la fois et le chagrin et l'avis. Ces
maximes qui s'appliquent des deux côtés, pleines de sucre ou de fiel,
sont équivoques; les mots ne sont que des mots; je n'ai jamais ouï dire
que ce fût par l'oreille qu'on eût atteint le coeur brisé. Je vous en
conjure humblement, passons aux affaires de l'État.